Textes philosophiquesErnst Bloch l'instant présent ne peut être saisi par la penséeIl est tout aussi impossible à un sens, quel qu'il soit, de percevoir le vécu-dans-l'instant, qu'il est impossible à l'oeil de voir à l'endroit de la tache aveugle, là où le nerf pénètre dans la rétine. Il faut toutefois se garder de confondre la tache aveugle de l'âme, l'obscurité de l'instant vécu avec l'obscurité dans laquelle sont plongés les événements oubliés ou passés. Si le passé se perd progressivement dans la nuit, il y a moyen d'y remédier, le souvenir peut le faire revivre, sources et objets enfouis peuvent être exhumés, qui plus est, le passé historique, bien que lacunaire, est un objet de choix pour la conscience contemplative et se laisse aisément objectiver par elle. Au contraire, l'obscurité de l'instant vécu reste prisonnière de son sommeil; la conscience actuelle n'est disponible que pour une expérience à peine écoulée ou une expérience attendue et imminente, et son contenu. L'instant vécu lui-même et son contenu restent par essence invisibles et ce d'autant plus sûrement que se renforce l'attention braquée sur lui à l'endroit de cette racine (...), de cette immédiateté ponctuelle, c'est tout un monde qui baigne encore dans les ténèbres (…). Rien ne fuit plus le présent que ce carpe diem ordinaire qui semble se dissoudre entièrement dans la jouissance de l'instant (...). On n'arrive donc pas Si facilement à « cueillir» le jour, à moins que l'on ne confonde l'instant que l'on voudrait voir « demeurer» avec un long moment de paresse (...). Le carpe diem vulgaire ne va jamais plus loin que la simple impression, il s'en tient à la surface du moment du plaisir ou de la douleur, et c'est même - contrairement à ce qu'en dit Horace - le dispersé, l'éphémère, le privé-de-présent par excellence (...). Les hommes d'action exceptionnels semblent offrir le spectacle d'un carpe diem authentique, sous forme de décision prise à l'instant voulu, de puissance à ne pas laisser échapper l'occasion qu'il offre. Mommsen illustre cette puissance par l'exemple de César, il l'appelle « géniale lucidité » et poursuit par ces mots significatifs : « C'est à elle qu'il devait le pouvoir de vivre énergiquement dans l'instant, sans se laisser troubler ni par le souvenir, ni par l'attente; à elle qu'il devait la faculté de concentrer ses forces et d'agir à tout moment. » Mais César et la plupart des hommes d'action de la société de classes, c'est-à-dire ici de l'histoire non percée à jour, ont-ils aussi saisi l'instant, qu'ils façonnaient, sous l'angle de son contenu historique? Le Principe Espérance (1959), trad. F. Wuilmart, Gallimard,1976, pp. 353-354. Indications de lecture:Cf. leçon Temps cyclique et temps linéaire. Les Leçons du Temps.
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