Leçon 88.    Temps cyclique et temps linéaire       

    L’image de la ligne pour représenter le temps domine notre conception moderne de la Durée. Il y a en arrière du temps une longueur de temps qui va à l'infini et notre pauvre existence ne tiendra que sur un petit segment de droite, la demi-droite du futur ne nous est pas accessible. Il est dans la nature de la vigilance de propulser la conscience en avant, dans la visée d’une intention, d’un ob-jet. Qui dit visée, dit flèche dirigée vers un but, donc entre l'arc et la cible, c'est encore une ligne que nous pensons. La conscience de veille est elle-même comme un flèche qui vise un objet. Quoi de plus naturel donc que d’étendre cette condition de notre vécu et de penser que le temps est une ligne droite qui va à l’infini dans le passé et dans le futur ?

    Pourtant, la science nous montre que la Nature fonctionne dans des cycles : cycles de la reproduction, cycles biologiques, cycles des climats etc. Un cycle suppose une évolution circulaire et non pas linéaire. Curieusement c’est bien cette représentation du temps qui a dominé dans les cultures traditionnelles. Le temps ne fonctionne pas en suivant une ligne mais en cercle.

    La question se pose donc de savoir si l’analogie (R) de la ligne est pertinente. En quoi notre représentation du monde serait-elle modifiée si nous concevions le temps comme un cercle ou une spirale, plutôt que comme une ligne ?

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A. Le temps du mythe et celui de l’Histoire

    Commençons par étudier la représentation traditionnelle du temps, la représentation qui imprègne les mythes de l’humanité. La société traditionnelle vit au rythme des rites qui ponctuent les moments de la journée, rituel du matin au lever du soleil, rituel du repas, rituel qui accompagne le travail, rituel des cérémonies etc. Un rituel est une célébration qui renvoie l’homme à l’Origine, telle qu’elle a été posée dans les mythes fondateurs. Le rite effectue la répétition d’un acte sacré qui a été fait par les dieux à l’Origine. La répétition rituelle, c’est le retour circulaire du temps, le retour du Même, contre le changement dans le Devenir.

    1) Le brahmane qui récite la prière au soleil, Surya namaskar, répète un geste dont l’origine remonte aux temps védiques. Au moment où il accomplit un rituel, il n’est plus situé dans le devenir ordinaire de la vie, mais dans le temps sacré de la création, en communion avec les dieux. Dans les rituels védiques, les yagyas, il y a même une procédure pour sortir de l’espace-temps du sacré pour revenir à l’espace temps profane. La cérémonie du sacre d’un roi, le rajasuya¸par exemple, est « la reproduction terrestre de l’antique consécration que Varuna, le premier souverain, a faite à son profit… si le roi fait le même geste, c’est parce que, à l’aube des temps, le jour de sa consécration, Varuna a fait le même geste ». La tradition est fondée sur cette répétition des archétypes sacrés. Elle ignore le temps dans ce qu’il comporte de changement, de valeur de l’Autre, dans ce qu’il possède de neuf, d’imprévisible, dans ce qu’il peut avoir d’unique. Elle est axée sur la répétition et la permanence du Même.

    Ainsi, en devenant tradition, un récit historique est toujours transformé : la tradition en retient non pas ce qui est unique et individuel, mais seulement l’exemplaire. La tradition n'est pas "historique". Ainsi s’explique, selon les thèses de l’anthropologie contemporaine, que le fait historique soit peu à peu transformé par la mentalité collective en mythe. On peut en donner de très nombreux exemples, tant anciens, que  très modernes. Tout événement qui résonne dans la conscience collective, qui émeut profondément l'âme d'un peuple et possède une charge symbolique importante, peut devenir plus tard un mythe. Mircea Eliade donne un exemple dans Le Mythe de l’Eternel Retour qui se situe en Roumanie. Une jeune fille perd son futur mari quelques jours avant son mariage. Cet événement tragique du fiancé qui tombe dans un précipice, avec le passage du temps, devient un conte populaire : le jeune fiancé avait été ensorcelé par une fée des montagnes, et quelques jours avant son mariage, par jalousie, la fée l’avait précipité du haut d’un rocher. Le fait historique une fois entré dans le folklore populaire est en passe de devenir un mythe. Ce n’est plus un fait tragique, c’est un événement revêtu d’un sens occulte : la conscience collective, délaissant l’historique, opère la mythisation de l’accident. C’est assez singulier pour que nous le remarquions : la pensée traditionnelle n’est pas historique. Elle n’a pas le souci d’une mémoire exacte, donc aucun souci de l’histoire. Et ce processus de pensée existe dans toute culture, y compris la nôtre. Nous ne pouvons pas dire seulement autrefois, l’humanité n’avait pas de souci de l’histoire, tandis qu’aujourd’hui elle s’y intéresse. La culture traditionnelle fait peu de cas de l’Histoire, parce son axe, ses valeurs, sont intemporels. L’homme traditionnel, explique M. Eliade, vit dans un continuel présent mythique. Le souci de l'histoire est un souci moderne. (texte)

   --------------- 2) La culture occidentale, à l’inverse, a pour l’Histoire une vénération sans bornes, parce qu’elle vit dominée par une temporalité historique. L’historicisme est même une caractéristique fondamentale de la modernité. La question est donc : sur quels présupposés s’est-il construit ? Pourquoi la représentation linéaire du temps s’est elle imposée en occident ?

    Il faut remonter aux origines du christianisme pour en trouver les premières traces, lors d’un concile qui a posé les fondements du dogme chrétien. Pour marquer la différence entre les « croyances païennes » et la « foi chrétienne », les Pères de l’Église ont décidé que devaient être abandonnées l’hypothèse de la renaissance et l’interprétation cyclique du temps, qui étaient admises par les premiers chrétiens. On en trouve des traces très claires, notamment dans les écrits apocryphes. Il était en effet insupportable de penser que le Christ, qui avait tant souffert, devait revenir encore et encore pour sauver l’humanité. C’était justifier l’insoutenable, admettre la répétition de ce qui engendra toutes les souffrances du Christ et devoir renouveler le Sacrifice. Non, le Christ est mort sur la croix une seule fois et l’humanité est sauvée une fois pour toute. Dès lors, le temps apparaissait dans la représentation chrétienne comme une ligne sur laquelle sont marqués des événements : la genèse, la chute, la révélation faite à Moïse, la naissance du Christ, la montée au Calvaire, la Résurrection et dans les temps à venir, l’avènement de la Cité de Dieu, comme le dit Saint Augustin. Il fallait alors imaginer avec un « début » du temps, ce qui correspond à la création ex nihilo, une « fin » des temps, l’Apocalypse – ce qui n’a de sens que dans une conception du temps sous forme de droite. Une représentation linéaire du temps était posée, en opposition avec la représentation cyclique du temps qui prévalait auparavant, y compris chez les premiers chrétiens.

    Aujourd’hui encore, la théologie chrétienne reste farouchement attachée à la représentation linéaire du temps (texte). Quand il s’agit de mettre en valeur la vision chrétienne du monde, pour en montrer la supériorité, il est d’usage de prendre le contre-pied de la représentation cyclique du temps et d’affirmer la valeur d'une représentation linéaire du temps.

    Ce qui est assez curieux, c’est que cette représentation du temps comme une ligne survit au déclin du christianisme dans la pensée, et se métamorphose. Et la plus extraordinaire métamorphose de la représentation linéaire du temps léguée par le christianisme n’est rien moins que le mythe du progrès qui voit le jour à l’aube de la techno-science moderne. La croyance rationaliste en un futur orienté vers le progrès est la composante majeure de l’idéal du siècle des Lumières. Si l’on veut bien en effet conserver l’image de la ligne, il suffit de remplacer le début, les étapes et la fin. Il ne reste plus en effet qu’à redéfinir la ligne du temps et à la ponctuer autrement pour lui donner une nouvelle justification. Voici venir le temps des philosophies de l’Histoire qui ont proliférées depuis la Renaissance. Après les débuts héroïques de la pensée en Grèce, après l’obscurantisme du Moyen Age, voici le renouveau de la modernité et l’apparition des Lumières de la science moderne, accompagnée du cortège grandiose de ses techniques. La droite du temps est tracée, l’avenir est radieux, la grande route droite du progrès s’ouvre devant nous et nous pouvons, ivre de fierté, considérer le passé révolu comme une masse de superstitions , comme une errance de l’humanité dans une barbarie heureusement révolue. Voici venir avec la "science", (occidentale), la "technique" (occidentale), la "civilisation" (occidentale). Il ne vient pas à l’esprit d’un homme du XIX ème siècle, que ce progrès dans lequel il croit aveuglément, puisse n’être à tout prendre qu’un mythe et finalement une idée religieuse.  Entre temps, la discipline historique est entrée dans la sûre voie de la science, elle est sensée mettre des chiffres sur ligne du temps (cela s’appelle la chronologie). Pas de doute, avec la datation, le secours de l’histoire, la représentation linéaire du temps est devenue objective. Comme le présupposé du temps linéaire est admis sans discussion, comme l’idée semble aller de soi, ce que chercherons les grandes philosophies de l’Histoire, c’est seulement à interpréter différemment les étapes de l’Histoire, le moteur de l’Histoire et son but, chacune donnant sa propre version du « progrès ». (texte)

    Pour Condorcet, l’humanité avance d’un seul pas vers l’avènement de la raison, (texte) par l’instruction du genre humain (texte) dans les sciences. Pour Auguste Comte, elle va de « l’état théologique » de la société, vers « l’état métaphysique », puis enfin on parvient à « l’état positif ». Pour Hegel, l’Histoire avance vers l’avènement de l’État-Dieu, manifestation suprême de l’Esprit. Pour Marx, le terme de l’Histoire sera la société sans classe et le mouvement du progrès s’accomplit dans la lutte des classes. (texte)

    Par conséquent, de ce point de vue, la représentation cyclique du temps fait l’objet de critiques sévères, qui seront autant de manières d’affirmer en contre-pied la suprématie de la représentation linéaire du temps. Par exemple, chez Hegel, par exemple, ce rejet repose sur la dualité séparant l’ordre de la nature, le Temps de la Nature où tout se reproduit et se répète, et l’ordre de l’histoire, le temps psychologique, le temps humain des faits historique qui est marqué par la non-répétition. La représentation cyclique du temps doit essuyer toutes les critiques : elle serait du point de vue anthropologique un mode de pensée « archaïque » opposé la pensée « moderne ». Témoin par exemple, ce que Ernst Bloch dit dans Le Principe Espérance : «  il pourrait très bien ne plus rien y avoir de nouveau sous le soleil. Mais il y a un déroulement des choses, c'est-à-dire dans le flot des événements, de l’encore et du non-encore, autrement dit de l’avenir authentique… Les époques au cours desquelles rien ne se passe, ont perdu tout sens du novum ; elles vivent par habitude et leur ad-venant n’en est pas un, puisqu’il ne fait que tourner en rond comme la veille. Tandis que des époques comme la nôtre, dans lesquelles l’histoire, pour des siècles peut-être en balance, ont le sens du novum poussé à l’extrême ». Du point de vue de la philosophie politique, bien sûr, la représentation cyclique du temps est suspectée d’avoir un caractère « réactionnaire », qui va à l’encontre du mouvement « révolutionnaire » de l’Histoire. Du point de vue épistémologique, elle aurait, soi-disant, un caractère anti-scientifique. Même la psychanalyse freudienne s’en mêle, pour y trouver une attitude de régression infantile.

    Claude Lévi-Strauss ne se trompe donc pas quand il s’en prend en bloc à la tradition judéo-chrétienne, et à l’impérialisme de la techno-science issue de Descartes. Il y a bien un fil conducteur de la tradition judéo-chrétienne à la techno-science, qui est une représentation linaire du temps.

B. Les figures du cercle

    Cependant, la représentation cyclique du temps est en réalité bien plus complexe que ne le supposent les critiques  qu’on lui adresse. Si nous voulons garder une métaphore géométrique, il y a en réalité non pas une figure du temps cyclique, mais deux. La figure du cercle et celle de la spirale.

    1) La première hypothèse est très nettement formulée par les stoïciens et reprise par Nietzsche. Déjà Platon l’affirmait nettement : le Temps se meut en cercle. Marc-Aurèle écrit dans le même sens : « toutes les choses sont éternellement semblables et recommençantes ». Le Temps de la Nature, dans lequel est pris notre temps humain, fait une boucle qui revient perpétuellement sur elle-même, si bien que la Création se répète indéfiniment, comme doit se répéter la Destruction universelle, une boucle complète étant appelée la Grande année. Pour suivre M. Eliade : « l'univers est considéré comme éternel, mais il est périodiquement anéanti et régénéré à chaque création. La doctrine de la conflagration périodique se retrouve chez Héraclite et dans la pensée stoïcienne chez Zénon ». Du coup, dans une perspective cosmologique, ce qui est proprement historique perd son caractère essentiel et devient finalement du relatif. L’actuel, au regard de l’immensité des cycle de la Nature est bien peu de chose et s’y attacher trop serait une erreur. L’essence se tientdans la perpétuelle venue à soi du même dans le Temps, dans l’Identique. Le sage se tient dans l’intemporel et ainsi : « il n’importe pas qu’on voie les mêmes choses pendant cent ou deux cent ans ou pendant un temps infini… Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s’est passé depuis l’éternité, et ce qui se passera jusqu’à l’infini ; car tout est pareil en gros et en détails ». cf. Marc AurèleDans la Nature, rien n'est nouveau sous le soleil, tout se répète à l'infini, mais cette répétition a un sens. Cette image a pour nous un caractère très étrange. Nous vivons dans un monde qui est harcelé par la nouveauté et l’inédit. Nous avons l’habitude de regarder dans le temps seulement l’Autre, la différence, sans porter l’attention sur le Même et l’identique. Il nous est donc impossible de croire que le Temps puisse faire une boucle sur lui-même et répéter la suite de ses événements. C’est même plus qu’étrange, c’est insupportable, comme il est insupportable de penser que tout ce que nous avons vécu puisse se reproduire à l’identique indéfiniment, comme dans un film au cinéma qui tournerait en boucle. Or c’est pourtant ce que l’on trouve chez les stoïciens. Dans les mots de Borges : « Eudème, paraphrasant Aristote, (texte) écrit, quelque trois siècle avant J.C. : s’il faut en croire les Pythagoriciens, mes mêmes choses se reproduisent ponctuellement et vous serez à nouveau avec moi et je ré-exposerai cette doctrine et ma main jouera encore avec ce bâton et ainsi de suite pour tout le reste. Dans la cosmogonie des stoïciens, Zeus se nourrit du monde. L’univers est consumé périodiquement par le feu qui l’a engendré et renaît de ses cendres pour revivre la même histoire. A nouveau, les diverses particules séminales se combinent, à nouveau, elles prêtent forme aux pierres, aux arbres et aux hommes… A nouveau chaque épée et chaque héros, à nouveau chaque minutieuse nuit d’insomnie ».

    Cette pensée semble avoir terrifié Nietzsche par sa vérité. Elle se révélait l’exacte antithèse de la séduction des arrières monde de la traduction judéo-chrétienne. On en peut en effet exprimer plus radicalement l’amour de la Terre : pas de passage transitoire vers un ailleurs, et un au-delà de ce monde, pas de compensation dans un paradis, ni de punition dans un enfer. Le Destin seulement. Le Destin qui implacablement répète ce qui a été écrit. Si nous devons aimer cette Vie, aimer cette Terre, nous devrions être capable de dire Oui à l’éternel recommencement des choses. (texte) Ne plus désirer, explique Nietzsche, des félicités lointaines, mais désirer vivre à nouveau de la même façon ce qui a été vécu. (texte) C’est ce que Nietzsche exprime dans un magnifique paragraphe du Gai Savoir :

    « Et si un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : ‘cette existence, telle que tu la mènes et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau, tout au contraire !

    ---------------La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement petit, tout reviendra et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession, ... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres et cet instant et moi aussi ! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières !’ ...

    Ne te jetterais-tu pas par terre, grinçant des dents et maudissant ce démon ? A moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais :

‘    Tu es un Dieu, je n'ai jamais ouï parole aussi divine ! ‘

    Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être, t'anéantirait.

    Tu te demanderais à propos de tout : « veux-tu cela ? Le reveux-tu à l'infini ? » Et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! Comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! » (texte)

    L’amour de la Vie ne peut-être sans le Oui sacré. Et le Oui sacré implique l’acceptation intégrale de ce qui est sans fuite ni détour. Y compris si cela implique le poids écrasant de l’éternel retour. (texte) La vision circulaire du temps. Ne faut-il pas alors, bon gré, mal gré, reconnaître que la ligne droite du temps est un projection évasive et morbide de l’esprit sur une promesse et un but ? La Vie, ne connaît ni projection, ni promesse, ni but, elle n’est que l’instant et sa ronde cohérence avec soi. « Tout ce qui est droit meurt, murmurait le nain avec mépris. Toute vérité est courbée ; le temps lui-même est un cercle ». (texte)

    On peut croire à la légère que la vision nietzschéenne est accessible à l’optimiste béat à un exalté du progrès, Nietzsche entend au contraire regarder la vie comme tragique. Pour intimer le sens du tragique, il va donc chercher la conception du temps qui est la plus radicalement opposée aux rêveries sublimes tissées sur la trame du temps linéaire. Nietzsche « adopta une méthode héroïque : il déterra l’intolérable hypothèse grecque de l’Éternel Retour et essaya de trouver dans ce cauchemar de l’esprit une raison de se réjouir. Il rechercha la plus horrible idée de l’univers et la proposa aux hommes comme quelque chose de délectable ». L’intention de Nietzsche est très clairement de nous reconduire à l’affirmation de la Vie par elle-même, sans appui, sans la justification d'un projet, d’un but, d’une intention, sans la caution d’une providence qui conduirait l’Histoire. En bref, sans le temps psychologique et sa représentation linéaire. (texte)

    2) La seconde figure du temps cyclique est celle non du cercle mais de la spirale du temps. L’image  combine celle du retour circulaire, mais avec, à chaque spire un léger décalage linéaire. Tel est par exemple le sens de la représentation souvent mal comprise de la théorie indienne des kalpa dont nous allons donner un bref aperçu :

    Le temps n’existe pas en soi, il est un concept inséparable de la Manifestation relative. Les textes de la tradition védique disent espace-temps-causalité pour éviter les séparations dans ce qui ne se sépare pas. La Manifestation est cyclique, elle suppose tout à la fois un pouvoir de Création, de Maintien et de Destruction dans un équilibre instable, tout au long du processus de Devenir. Ces trois pouvoirs sont associés au jeu des guna, les qualités de la Nature, sattva, radjas, tamas. Du point de vue de la religion populaire, ces trois pouvoirs sont personnifiés respectivement sous les noms de Brahmâ, Vishnu et Shiva. Brahmâ est le Créateur et c’est à lui que l’on fait référence pour représenter les cycles du temps. Voir extrait du mänavadharmaçästra. Quelques chiffres pour fixer les idées  (voir aussi article dont cet extrait est tiré) :

      La vie de Brahmâ (donc de la création) comprend 100 années de Brahmâ, une année de Brahmâ étant de 3.110.400.000.000 années. La vie de Brahmâ est donc d’une durée de 311.040.000.000.000 années. C’est ce que l’on appelle un parardha (selon certaines écritures on appelle premier prarardha les 50 premières années et second parardha les 50 dernières). Au début du prarardha, c’est la manifestation première. A la fin du prarardha, il y a destruction générale de l’Univers, Brahma lui-même cessant d’exister. Les mondes Bhur, Bhuvah, Svahah et Mahah périssent et seuls les mondes au-dessus demeurent intacts. Cette destruction s’appelle le Prakrtika Pralaya ou Prakrta pratisanchara. En d’autres termes, tout est détruit, y compris Brahma, Vishnu et Shiva. Tout se fond en Mahat (énergie primordiale) (Devi) qui se fond en Mahadeva. Une année de Brahma comprend 360 kalpas ou ‘jours de Brahma’ de chacun 4.320.000.000 (4 milliards 320 millions d’années). Après chaque jour de Brahma il y a une nuit de Brahma. Au début du kalpa, il y a manifestation. A la fin du Kalpa, c’est une destruction appelée Naimittika Pralaya (destruction de toutes les créatures). La terre ne peut alors plus faire contribuer l’atmosphère à la vie biologique à sa surface. Il se produit un cataclysme qui dure 100 années. Tout est brûlé à cause de la chaleur du soleil, il y a même évaporation des océans. La terre sera alors une planète déserte. (La vie est alors transférée sur Janaloka ou Brhaspati avec une atmosphère favorable à la naissance de la vie biologique.) Après quoi vient la nuit de Brahma, d’égale durée. Le Kalpa dans lequel nous sommes actuellement est appelé varahakalpa.

      Chaque jour de Brahma comprend 14 Manvantara (ou âges du monde) de chacun 306.720.000 ans. A chaque manvantara apparaît un Manu, " créateur " et souverain des races humaines. Il y a 7 rishis par Manvantara. Nous sommes actuellement dans le 7ème Manvantara, dont le Manu est appelé vaivasvatamanu. A chaque manvantara, l’univers passe (comme pour les autres cycles mais à des niveaux différents) par les phases de création, de préservation et de destruction.

      Un manvantara comprend 71 Mahayuga (grande ère) de 4.320.000 ans. On voit donc qu’un kalpa comprend 1000 mahayuga.

      Chaque Mahayuga comprend 4 yugas de la manière suivante :

      - Satyayuga (ou krtayuga) (âge de vérité) de 1.728.000 ans
      - Tretayuga de 1.296.000 ans
      - Dvaparayuga (âge de doute) de 864.000 ans
      - Kaliyuga de 432.000 ans.

      Le plus petit des pralayas est celui où le monde sombre chaque nuit dans l’obscurité. C’est le ‘pralaya constant’.

      Actuellement, nous venons d’entrer dans la 5101è année du Kali Yuga du 7ème Manvantara du 28è Mahayuga du premier kalpa de la 51è année de Brahma (Note : selon la remarque faite plus haut au sujet des parardhas, si on appelle parardha la durée de 50 années de la vie de Brahma on parlera alors d’un parardha comme d’une demi vie de Brahma. Cela ne change rien au calcul. On dira alors que nous sommes dans le premier kalpa de la première année du second parardha (au lieu de la 51è du premier)).

      Le Kali Yuga a commencé à la fin de la guerre du Mahabharat lorsque Krishna a rejoint le Vaikuntha, à savoir le 20 février 3.102 av. JC à 14h 27’30 sec. Comme l’empereur régnant était alors Yudhishthira, on appelle aussi ce KaliyugaYudhishthira Shaka’. Notre ère daterait donc d’il y a 1.960.853.101 années.

    Nous avons affaire dans la cosmologie indienne à une théorie très complexe du temps cyclique qui, loin de se cantonner à un simple récit mythique des origines du monde, livre aussi une analyse mathématique précise. Ce qui est frappant, c’est l’immensité effarante des durées évoquées. Ce temps n’est pas le temps historique, mais le Temps de la Nature dans lequel l’Histoire vient prendre place. Mircéa Eliade dit le « Grand Temps ». Ce que nous appelons l’Histoire en Occident n’est ici qu’une très très faible portion du Temps. Un battement de cils dans la respiration de l’infini. Le Temps de la Nature est analysé dans des boucles ou spirales qui elles-mêmes contiennent d’autres boucles etc. Il n’y a ni commencement absolu (R) du temps, ni une fin absolue, mais une pulsation rythmique de la Manifestation. Il est dit que la Manifestation est un jeu, lila, de l’Absolu avec lui-même et qu’à chaque jet de dé, une nouvelle combinaison des possibles advient, reprenant les éléments antérieurs pour les disposer autrement. L’infini joue infiniment avec lui-même. Nous ne sommes donc pas du tout dans la représentation de l’Eternel retour de Nietzsche et cependant, le mouvement cyclique du Temps est bel et bien présent. Le Temps ainsi décrit dépasse toute imagination humaine, il enveloppe l’apparition de toutes les civilisations, de leur grandeur, de leur apogée et de leur fin. (texte)

    Si maintenant nous revenons vers le plan de la temporalité historique avec cette perspective, nous les verrons avec un recul immense. Au moyen Age en Europe, les hommes contemplant la ligne d’horizon de l’océan pensaient que la terre était plate. Ils ne faisaient que juger selon l’apparence de ce qu’ils pouvaient observer. Quand une circonférence est d’une taille aussi considérable que celle de la terre, l’observateur humain a le sentiment qu’elle est plate. Le même type d’argument vaut pour le temps. La ligne du temps, du point de vue de nos préoccupations humaines passe pour une évidence qui est relative aux conditions de la vie empirique. Avec une perspective plus large, nous pourrions percevoir qu’en réalité elle est un segment d’une courbe du Temps lui-même. La représentation linéaire du temps est une vision myope, une vision à très courte vue. Dans la vision védique du temps, le progrès reste encore parfaitement pensable, l’avènement d’une sorte d’Age spirituel tout à fait concevable, … Sauf qu’il ne saurait être question d’un achèvement définitif, éternel. A supposer même qu’un Age d’or s’ouvre à nos yeux, il finirait au bout d’un certain temps par succomber à sa propre perfection.

    La vision du temps des peuples traditionnels contemple des immensités de durée dans lesquelles les créations les plus hautes de l’esprit humain ne sont que de brèves étincelles, apparues puis ont disparues au sein d’étendue colossales de durée. Comme dit Nietzsche, des aurores nouvelles naîtrons encore et encore, dans le cycle perpétuel du Temps ; mais cela veut dire aussi qu’ici bas, toute création vient et s’en va dans le Jeu éternel des cycles de la Manifestation et que rien de relatif ne saurait demeurer. Nous ne pouvons pas en tant qu’humain formé par l’histoire supporter une telle vision. Pour vaincre le Temps, nous l’avons enfermé soigneusement dans un horizon limité. Pour nous, l’approximation de la ligne du temps est plus simple et plus facile. Elle donne le sentiment d’une maîtrise sur le temps qui peut pallier aux faiblesses de notre mémoire et écarter de notre vue le spectacle du torrent du Devenir. Elle nous donne à croire que le futur nous appartient et qu’il sera tel que nos rêves le présente, et le passé est désormais dépassé comparé à la fierté de notre présent. Il est bien plus facile de maîtriser le temps de l’Histoire que d’assumer le Temps de la Nature ; de croire au progrès que d’accepter la lila, le jeu infatigable du Devenir. Le progrès, cela donne un but à atteindre, cela donne au temps une direction précise, mais le Jeu, cela n’a pas de but, que le jeu lui-même ! Le jeu de la Manifestation est une hypothèse difficile. Il n’est pas en accord avec la rationalité, parce qu’il est dans la nature même de l’intentionnalité consciente de penser en posant des motivations, une fin dans un futur et d’agencer les moyens en vue d’une fin. La ligne du temps de l’Histoire donne raison à toute entreprise de planification du temps, à l’action, à l’urgence fiévreuse et ses soucis ! (texte) Et on peut en rajouter indéfiniment. Que deviendrait la politique sans le support du concept du temps linéaire ? L’humanité n’a-t-elle pas inventé toutes sortes d’idéologies qui prétendent donner la clé de la planification future de la société ?

    Mais la véritable question est de savoir si nous pouvons vivre dans cette perspective du Grand Temps et assumer aussi la situation d’expérience du présent historique. Mircea Eliade remarque  qu’il n’y a pas  de véritable contradiction : "l'important n'est pas toujours de renoncer à sa situation historique... mais de garder en esprit les perspectives du Grand Temps, tout en continuant à remplir son devoir dans le temps historique. C'est exactement la leçon donnée, dans la Bhagavad Gita, par Krishna à Arjuna". C’est en effet ce que le texte de la Gîta montre très nettement. Après avoir présenté l’immense perspective du Temps cosmique, Krishna n’invite pas Arjuna à quitter les préoccupations mondaine. Arjuna lâche son arc, accablé par la destruction imminente qui va s’opérer dans le combat contre le clan des tyrans qui ont pris le pouvoir, les kauravas. Il voudrait quitter la scène de l’Histoire. Krishna lui intime très fermement au contraire l’ordre d’assumer son devoir dans le contexte d’une crise dans laquelle il doit jouer son rôle. L’action n’attend pas et elle doit être effectuée. Si Moi-même je n’agissais pas constamment dit-il, l’univers entier périrait. Relève-toi et agis en accomplissant le devoir, le dharma, qui est le tien. Mais, vu sous l’angle du Grand Temps, le drame historique prend un sens complètement différent de celui de l’horizon borné de l’actuel, ou de la perspective limitée de la ligne de l’Histoire.

    La représentation cyclique du temps n’a donc rien d’une spéculation gratuite. Elle ouvre des perspectives radicalement différentes de la représentation linéaire du temps. Elle est profondément significative. Elle n’a rien "d’absurde", de "primitif", "d’archaïque » ou "d’infantile". Elle fait partie d’un héritage immémorial de l’humanité, elle est présente dans toutes les civilisations. Elle enveloppe un sens du Sacré qui justement fait défaut à la représentation linaire du temps historique.

C. Cycles infinis et rondeur des jours

    Nous aurions tort de croire que la représentation cyclique du temps ne concerne que la mythologie ou la cosmologie, tort de croire qu’il est possible de connaître quoi que ce soit dans l’univers sans y faire implicitement référence. Ce qui a une vérité dans le macrocosme a aussi une vérité dans le microcosme. S’il y a dans la Nature un fonctionnement circulaire du temps, cela implique que dans la nature des choses se rencontre aussi un mouvement circulaire du temps. Il y a une sagesse du temps circulaire. Est-ce un hasard si le concept de cycle est omniprésent dans notre savoir scientifique ? Comment cela se fait-il, si le schéma fondamental du paradigme mécaniste est avant tout la causalité linéaire ? N’est-ce pas parce que les phénomènes naturels que nos sciences étudient les renvoient systématiquement à une temporalité circulaire ?

    1) Par exemple, si nous considérons le fonctionnement microscopique de la lithosphère (cycle de l’eau, cycle de l’oxygène, du carbone), de la biosphère etc. il est impossible de les expliquer sans supposer un fonctionnement cyclique. Certains théoriciens des sciences humaines n’hésitent pas à reprendre à leur compte le concept de cycle, en psychologie (cycles de l’habitude et de la mémoire), histoire (cycles historiques !!), ou en économie (cycles économiques). Or bon gré, mal gré, dès l’instant où l’on introduit l’idée même de cycle, on suppose implicitement un mouvement circulaire du temps. Et certainement pas un temps linéaire. Prenons un seul exemple, le fonctionnement du corps humain. Le corps n’est maintenu en vie que sur la base du fonctionnement des cycles vitaux. Il est soumis à la séquence des cycles veille-rêve-sommeil. Dans ses mécanismes les plus intimes interviennent des liaisons circulaires : depuis le cycle de production cellulaire à la régulation homéostatique en passant par le cycle hormonal, le cycle de la reproduction, celui des règles de la femme, de la respiration, de la régénération des cellules. L’ensemble du corps est semblable à un somme fantastique de programmes qui tournent en boucle, sous le contrôle constant de l’intelligence créatrice condensée dans l’ADN. L’unité de la vie organique est assurée jusqu’à ce que, justement, une anomalie vienne perturber les routines auto-référente de la régulation interne du corps et qu’apparaissent alors la maladie. Très caractéristique est à ce sujet le phénomène du cancer. Normalement, le cycle de la reproduction des cellules de la peau est soumis au référent de la totalité du corps. Or, pour des raisons complexes, cette routine est perturbée et se continue son processus de manière linéaire, sans plus tenir compte de la totalité. La cellule tourne toute seule et se reproduisent sans contrôle. Cela donne une tumeur. Un fonctionnement qui n’est plus parfaitement circulaire, qui a en quelque sorte oublié son centre. Le bon sens populaire dire « cela ne tourne pas rond » quand cela va mal ! Jusque dans le corps la Vie se maintient dans sa propre circularité auto-référente, cette rondeur qui est le symbole même de la cohérence de soi à soi. Le temps est toujours un roulement infini, dans la plus fine et dans la plus grande de ses parties.

    Comment se fait-il que nous ayons pu oublier une chose aussi évidente ? Sommes-nous à ce point coupé de la Nature que nous ne soyons plus capable de reconnaître La Rondeur des jours ? - Selon le tire d'un texte de Jean Giono -.

    « Les jours commencent et finissent dans une heure trouble de la nuit. Ils n’ont pas la forme longue, de celle des choses qui vont vers des buts : la flèche, la route, la course de l’homme. Ils ont la forme ronde, cette forme des choses éternelles et statiques : le soleil, le monde, Dieu. La civilisation a voulu nous persuader que nous allons vers quelque chose, un but lointain. Nous avons oublié que notre seul but, c’est vivre et que vivre nous le faisons chaque jour et qu’à toutes les heures de la journée nous atteignons notre but véritable si nous vivons ».

    ---------------Le temps linéaire est un mirage qui subjugue la pensée de l’homme moderne dit civilisé, de l’homme tel qu’il se pense lui-même en occident. L’homme civilisé vit dans le harcèlement du temps parce qu’il voit le temps dans une ligne où le passé s’en est déjà allé, laissant filer avec lui la foule de ses espoirs déçus, où le futur est la seule dimension qui le mobilise. Il a inventé le progrès pour donner à sa course trépidante un sens, alors même qu’il oublie de vivre et qu’il laisse échapper la rondeur du présent. Ces hommes dit civilisés à trouvent le temps long !

    « Ce sont ceux là qui disent : les jours sont longs. Non, les jours sont ronds.

    Nous n’allons vers rien, justement parce que nous allons vers tout, et tout est atteint du moment que nous avons nos sens prêts à sentir. Les jours sont des fruits dont il importe de faire « notre chair spirituelle", notre âme. De vivre. Vivre n’a pas d’autre sens que ça.

    Tout ce que nous propose la civilisation, tout ce qu’elle nous apporte, tout ce qu’elle nous apportera, n’est rien si nous ne comprenons pas qu’il est plus émouvant pour chacun de nous de vivre un jour que de réussir en avion sans escale Paris-Paris autour du monde ».

    Cela vers quoi la Vie se dirige n’est rien d’autre qu’elle-même dans la plénitude de sa jouissance de soi, cela immédiatement donné en Totalité dans le présent. Si nous manquons la rondeur du présent, c’est parce que notre temporalité d’homme moderne est une perpétuelle fuite dans le temps linéaire. Ce qui nous manque fondamentalement, c’est une sensibilité poétique à la Présence lumineuse de la Vie. Giono, en prolongeant cette intuition, en vient donc naturellement à remettre en cause l’hypothèse de la création ex nihilo. « L’histoire de l’univers qui contient l’ensemble de toute mon histoire est étroitement enroulée sur elle-même », ce qui implique directement que : « la création ne peut pas commencer, puis continuer. Elle ne peut pas être placée à un point du passé comme une chose qui s’est une fois accomplie. Elle s’accomplit tout le temps, c'est-à-dire dans tout l’espace du temps. Elle ne peut avoir ni présent ni futur, elle est ; et c’est sa seule raison d’être ». Le présent est création. Il est la Manifestation continue. L’univers est créé à chaque instant dans le flux et le reflux continuel de la Vie. L’univers n’a pas été crée par Dieu autrefois en un premier commencement, puis abandonné à lui-même. L’univers est créé à chaque instant, si bien que l’acte divin de la Création est constamment à l’œuvre, et ainsi Dieu ne saurait être planqué dans un ailleurs, contemplant de sa hauteur une création dont il se contrefiche éperdument. La vision de Giono voit Dieu comme immanent au monde, comme cette Intelligence Créatrice qui enroule perpétuellement la création. Dans l’infiniment proche et certainement pas dans un ailleurs lointain depuis les origines.

    La leçon que la Nature nous donne est la sagesse de l’immortelle simplicité de ce qui est dans la circularité du temps. « L’étoile retourne, l’étoile sait, l’étoile se conduit avec intelligence sur un chemin sans vanité. Elle ne s’élance pas éperdument et ‘arrive qui peut’. Elle accomplit ». La sagesse est sans hâte ni vanité, sans ailleurs et sans demain. Elle est ici. Comme le dit en commentaire Agnès Landes : « Les jours sont ronds d’une divine rondeur, dans la mesure où ils proposent à chaque homme une somme de joie à savourer, et non pas des buts à atteindre ou des actes à accomplir. La linéarité représente la fuite hors de soi, tandis que la circularité débouche sur le bonheur et l’accomplissement ». Toute la folie humaine tient dans la tension linéaire vers un futur, vers un lendemain que l’on promet toujours glorieux, comme toute sa volonté de puissance. Dans Triomphe de la Vie, Giono voit dans la civilisation technique « une ligne droite imperturbablement dardée vers quelque inconnaissable hauteur sans air ni lumière ». Le « progrès » ! L’air et la lumière sont ici. La fête de la Vie est ici dans la modestie des petites choses, des joies simples d’une humanité modeste. Le sens réel de la fête est paysan. « Les origines de la fête paysanne sont faciles à comprendre : elles sont dans l’émotion que tout homme sain ressent devant un tas de blé, une récole quelle qu’elle soit, et dans le sentiment de sécurité et de paix qui naturellement l’accompagne ». Parce que la fête est inscrite dans l’épanouissement joyeux de la rondeur de la Vie. « Le paysan savait être en fête… le pauvre homme des villes est un paysan qui a tout perdu », qui a perdu la rondeur du temps. Alors cet homme de la postmodernité se paye de spectacles sans joie vraie, il remplit sa vie avec la poursuite de plaisirs qui ne sont que des leurres, des leurres qui le laissent amer et insatisfait. C’est pour cette raison profonde, que les danses folkloriques traditionnelles ont toujours un caractère pétillant et joyeux et qu’elles donnent envie de sautiller et de se laisser porter. Elles sont parentes du jour, de l'espace et de la Lumière. C’est pourquoi la danse en boite de nuit a souvent un caractère sinistre, glacé, rigide. La rigidité de ces hommes stressés qui sont comme des pantins désarticulés, des pantins qui s’agitent, mais ont perdu la communion joyeuse, dionysiaque avec la Vie.

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    La représentation cyclique du temps n’a rien d’une curiosité exotique qui n’aurait d’intérêt que pour l’historien des religions ou le folkloriste. Elle est profondément significative, car c’est en elle seulement que l’homme plonge ses racines dans la Tradition immémoriale de l’humanité. C’est à elle que nous revenons nécessairement quand il s’agit de regagner un peu plus de sagesse, quand nous tentons de renouer avec le sens vrai du présent.

    Que la représentation linéaire du temps se soit imposé si profondément en Occident n’est en aucune manière une preuve de sa validité. Elle traduit bien plutôt l’empire maladif qu’a sur nous le temps psychologique et toutes ses reformulations. Nous enseignons dans les écoles le souci de l’avenir, le souci d’un but à atteindre. Nous produisons dans de jeunes esprit l’angoisse du temps psychologique et nous léguons aux générations à venir une représentation de la vie qui la met en perpétuel déséquilibre avec elle-même. Le conditionnement collectif massif qui inculque le souci de « réussir », de devenir, engendre le malaise d’être. Et de ce malaise notre postmodernité tire parti en vendant toujours plus de petites compensations, sous la forme de jeux, de loisirs, d’images. Toutes sortes de fuites faciles. Nous avons inventé une culture du divertissement et nous ne comprenons pas pourquoi, dans ces conditions, l’homme postmoderne n’est pas heureux. Mais il n’est que malade du temps et d’une maladie dont nous sommes nous-mêmes porteurs. Parce que nous avons oublié ce que les Traditions anciennes savaient du roulement du Temps et la profondeur de la sagesse du temps circulaire.

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     © Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan. 
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