Textes philosophiquesGeorges Canguilhem la pathologique en psychiatrie"C'est un fait que les psychiatres ont mieux réfléchi que les médecins au problème du normal. Parmi eux beaucoup ont reconnu que le malade mental est un « autre » homme et non pas seulement un homme dont le trouble prolonge en le grossissant le psychisme normal (9). En ce domaine, l'anormal est vraiment en possession d'autres normes. Mais la plupart du temps, en parlant de conduites ou de représentations anormales, le psychologue ou le psychiatre ont en vue, sous le nom de normal, une certaine forme d'adaptation au réel ou à la vie qui n'a pourtant rien d'un absolu sauf pour qui n'a jamais soupçonné la relativité des valeurs techniques, économiques ou culturelles, qui adhère sans réserve à la valeur de ces valeurs et qui, finalement, oubliant les modalités de son propre conditionnement par son entourage et l'histoire de cet entourage, et pensant de trop bonne foi que la norme des normes s'incarne en lui, se révèle, pour toute pensée quelque peu critique, victime d'une illusion fort proche de celle qu'il dénonce dans la folie. Et de même qu'en biologie, il arrive qu'on perde le fil conducteur qui permet devant une singularité somatique ou fonctionnelle de distinguer entre l'anomalie progressive et la maladie régressive, de même il arrive souvent en psychologie qu'on perde le fil conducteur qui permet, en présence d'une inadaptation à un milieu de culture donné, de distinguer entre la folie et la génialité. Or, comme il nous a semblé reconnaître dans la santé un pouvoir normatif de mettre en question des normes physiologiques usuelles par la recherche du débat entre le vivant et le milieu - recherche qui implique l'acceptation normale du risque de maladie -, de même il nous semble que la norme en matière de psychisme humain c'est la revendication et l'usage de la liberté comme pouvoir de révision et d'institution des normes, revendication qui implique normalement le risque de folie. Qui voudrait soutenir, en matière de psychisme humain, que l'anormal n'y obéit pas à des normes ? Il n'est anormal peut-être que parce qu'il leur obéit trop. Thomas Mann écrit : « II n'est pas si facile de décider quand commence la folie et la maladie. L'homme de la rue est le dernier à pouvoir décider de cela (10). » Trop souvent, faute de réflexion personnelle à ces questions qui donnent son sens à leur précieuse activité, les médecins ne sont guère mieux armés que l'homme de la rue. Combien plus perspicace nous paraît Thomas Mann, lorsque par une rencontre sans doute voulue avec Nietzsche, le héros de son livre, il prononce : « II faut toujours qu'il y en ait un qui ait été malade et même fou pour que les autres n'aient pas besoin de l'être.... Sans ce qui est maladif, la vie n'a jamais pu être complète.... Seul le morbide peut sortir du morbide ? Quoi de plus sot ! La vie n'est pas si mesquine et n'a cure de morale. Elle s'empare de l'audacieux produit de la maladie, l'absorbe, le digère et du fait qu'elle se l'incorpore, il devient sain. Sous l'action de la vie... toute distinction s'abolit entre la maladie et la santé. » La Connaissance de la vie, Vrin. Indications de lecture:cf. leçon Sur le normal et le pathologique.
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