Leçon 199. Sur le normal et le pathologique   

    La pensée contemporaine nous a appris à nous méfier de la notion de « normal ». Nous avons vu avec Lévi-Strauss le dérapage inquiétant qui consiste au niveau des cultures à confondre « normal » avec « naturel ». Normal  implique en effet norme et chaque culture possède des normes qui peuvent s’éloigner considérablement de celles d’une autre culture, de sorte que ce qui est considéré comme « normal » dans l’une ne l’est pas nécessairement dans l’autre. D’où le problème de l’ethnocentrisme. A la différence « naturel » appelle d’emblée une dimension de l’universalité, mais qui n’est pas sur le terrain de la culture. Biologiquement parlant, les hommes possèdent le même système nerveux, le même type d’organisme et les différences entre les uns et les autres sont assez faibles.

    Un médecin est confronté à la nature biologique de l’être humain. Il soigne d’abord un être humain, pas un membre de telle ou telle « culture ». Reste qu’il doit bien pourtant avoir une idée de la santé et de la maladie, donc de la différence cette fois entre un état normal et un état pathologique.

    Mais comment définir ce qu’est un état normal par rapport à un état pathologique ? Doit-on considérer que ce qui est « normal » n’est qu’une moyenne statistique de ce qui existe de fait ? Autre problème : la question de la santé doit-elle être abordée de manière identique dans le domaine médical ordinaire et dans le domaine de la santé mentale ? Peut-on accepter le flottement du relativisme sur la définition de la santé ?

    Dans les années 1960 Georges Canguilhem publiait Le Normal et le Pathologique, ouvrage majeur qui influença notamment Michel Foucault auteur entre autre de La Naissance de la Clinique. Le texte correspond à une thèse soutenue en 1943. Cette leçon se propose de dialoguer avec le texte de Canguilhem. Nous allons aussi ne pas nous contenter d’un commentaire et mettre à contribution ce que nous avons examiné auparavant.

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A. La santé entre physiologie et médecine

    Nous avons vu que dans une philosophie de la Nature aussi finalisée que celle d’Aristote, il y avait pourtant une place pour le non-naturel. Nous avons examiné ce qu’il en était de artificiel et relevé la distinction biologique entre un  être vivant parfait, au sens de conforme à l’Idée de son espèce, (comme le petit écureuil devenant adulte) et la monstruosité, (comme une étoile de mer avec une branche en plus par exemple) qui est due selon lui à une sorte de résistance que la matière impose à l’opération de la forme. Il serait tentant de partir de là pour qualifier la différence entre un état dit « normal » et une sorte d’aberration « pathologique », comme déviation par rapport à la règle naturelle.

     ---------------1) Dans Les deux Sources de la Morale et de la Religion, Bergson écrit : « Il est conforme à nos habitudes d'esprit de considérer comme anormal ce qui est relativement rare et exceptionnel, la maladie par exemple. Mais la maladie est aussi normale que la santé, laquelle, envisagée d'un certain point de vue, apparaît comme un effort constant pour prévenir la maladie ou l'écarter ». Bergson, en évoquant ce qui est « rare et exceptionnel », fait référence à un concept du normal qui est statistique, l’anormal étant dès lors ce qui s’écarte d’une moyenne. Bergson veut marquer aussi une différence entre ce qui est sain et ce qui est pathologique. L’opposition sain/pathologique doit donc être distinguée et non pas confondue avec la dualité normal/anormal. (texte)

    Comment cela ? D’un point de vue statistique, le nombre x de jour d’absences pour maladie dans une organisation est dit « normal » s’il se situe dans au milieu entre le plus grand nombre y et Z, le nombre le plus faible d’absences pour raison de santé. Ce n’est qu’un chiffre et un relevé de fait. Il est possible que, soumis à un stress constant, le groupe entier soit chroniquement malade, ou bien, dans des conditions favorables, qu’il soit en excellente santé. On peut même raisonnablement envisager la possibilité que dans son ensemble toute une société soit malade. La statistique à elle seule ne peut le dire, car elle ne définit que le « normal ». Pourtant, notre dévotion bigote pour les chiffres et le quantitatif nous fait croire dans le caractère normatif et cette fois idéal du normal, que nous mélangeons alors avec le concept statistique.

    Bref, dans les termes de Canguilhem: « On a souvent noté l'ambiguïté du terme normal qui désigne tantôt un fait capable de description par recensement statistique - moyenne des mesures opérées sur un caractère présenté par une espèce et pluralité des individus présentant ce caractère selon la moyenne ou avec quelques écarts jugés indifférents - et tantôt un idéal, principe positif d'appréciation, au sens de prototype ou de forme parfaite. Que ces deux acceptions soient toujours liées, que le terme de normal soit toujours confus, c'est ce qui ressort des conseils mêmes, qui nous sont donnés d'avoir à éviter cette ambiguïté ». (texte)

    Considéré à part, le concept de pathologique implique un état dans lequel la santé est altérée, qui se traduit par la maladie. Bergson suggère que la santé implique de la part de l’organisme une vitalité suffisamment forte pour éviter le danger de la maladie avant qu’il n’arrive et l’aptitude à restaurer un état sain, quand celui-ci est compromis. Y a-t-il alors une norme de ce qui est sain différente de l’acception statistique, une idée du normal qui décrive de manière adéquate la santé ?

     2) Question préalable : la santé est-elle une donnée quantifiable ? C’est ce que croyait Broussais, auteur d’un traité De l’irritation et de la Folie qui a fortement influencé Auguste Comte, le prophète du positivisme et de la quantification scientifique. Au point que Comte a généralisé ce qu’il appelle « le principe de Broussais »… jusque dans sa politique. Broussais pensait que toutes les maladies consistent « dans l’excès ou le défaut de l’excitation des divers tissus au-dessus et au-dessous du degré qui constitue l’état normal ». Selon lui, « l’excitation » serait le fait vital premier, l’homme n’existant que par « l’excitation » exercée sur ses organes par le milieu.  (Notons qu’il suffirait de remplacer le mot « excitation » par « stimulus » et nous serions dans de la psychologie du comportement mécaniste). L’excitation peut donc aller du défaut à l’excès et ainsi, très logiquement, « l’irritation diffère de l’excitation sous le seul rapport de la quantité ». « Par exemple, l’asphyxie par défaut d’air oxygéné prive le poumon de son excitant normal. Inversement, un air trop oxygéné surexcite le poumon ». Broussais identifie donc anormal, pathologique et morbide, et n’y voit qu’une différence quantitative et il se permet même d’en généraliser le principe jusqu’aux phénomènes mentaux.

    Reconnaissons le caractère très vague et obscur du principe en question. Canguilhem répond qu’il y a méprise. D’abord, « Une cause peut varier quantitativement et de façon continue et provoquer cependant des effets qualitativement différents. Pour prendre une exemple simple, une excitation quantitativement accrue peut déterminer un état agréable bientôt suivi de douleur, deux sentiments que nul ne voudra confondre».  Cela implique qu’il ne faut pas identifier le point de vue objectif du physiologiste fixée sur la quantité avec le point de vue subjectif et qualitatif du malade « qui éprouve la maladie et que la maladie éprouve ». L’expérience du malade dans la douleur est toute qualitative. Et jusqu’à preuve du contraire, un médecin est à l’écoute de la douleur éprouvée par son patient et le patient ne se considère lui-même comme malade que lorsqu’il a mal. Canguilhem ajoute une remarque qui ferait suite à nos propres observations sur la musique : « les lois de l’acoustique ne sont pas violées dans une cacophonie, cela n’entraîne pas que toute combinaison de sons soit agréable » ! Enfin, il y a la question choc : est-il seulement sensé de vouloir fournir une définition quantitative du « normal » dans la santé?

    Broussais reprend les thèses d’un certain John Brown pour qui l’excitation consiste dans la propriété des muscles de répondre à un stimulant quelconque. Il ne s’agit pas exactement d’une élasticité, mais de la propriété des tissus vivant d’être affectés et de réagir. Brown « a prétendu évaluer numériquement la disposition variable des organes à être excités » et donc à donner une mesure du phénomène pathologique. On trouve chez lui des remarques du genre : Si la maladie est une montée de 60° de l’échelle d’excitation, il faudra soustraire 20° d’incitation. Un disciple de Brown prétend avoir inventé un « thermomètre de la santé et de la maladie » (!) sous la forme d’une table proportionnelle annexée aux éléments complets de la médecine, avec deux échelles de 0 à 80 accolées et inversées. « En regard de quoi, l’indication thérapeutique que voici : « Il faut, pour guérir, diminuer l’incitation. On y parvient en écartant les stimulus trop violents, tandis qu’on ne permet que l’accès des plus faibles ou des stimulants négatifs. Les moyens curatifs sont la saignées, la purgation, la diète… » Comme quoi, étrange retournement, le positivisme thérapeutique nous fait irrésistiblement penser aux médecins de Molière !

    3) À l’intérieur du paradigme mécaniste, « il est logiquement irréprochable qu’une identification du phénomène dont la diversité qualitative est tenue pour illusoire prenne la forme d’une quantification ». Seulement « la différence de valeur que le vivant institue entre sa vie normale et sa vie pathologique est-elle une apparence illusoire que le savant doit légitimement nier ? » Nous avons vu avec Michel Henry que le tournant de la Modernité a tout fait pour discréditer le subjectif et le qualitatif pour privilégier objectif et le quantitatif. Mais nous voyons bien qu’il est indispensable pour comprendre la santé de prendre en compte le qualitatif, la mesure quantitative, si elle a une importance, ne recoupe pas le témoignage du sujet.

    Le mérite de Claude Bernard, à qui nous devons la méthode expérimentale, c’est d’avoir légué à la médecine des méthodes de quantification des concepts descriptifs de la physiologie. Ainsi, aujourd’hui, quand le médecin veut en savoir plus, il envoie le patient faire des examens. Par exemple, il y a un taux de sucre dans le sang qui est considéré comme « normal » et un taux excessif, voire alarmant, qui oriente le diagnostic du médecin vers le diabète. « Désormais, quand on prétend que la maladie est l’expression exagérée ou amoindrie d’une fonction normale, on sait exactement ce que l’on veut dire. Ou du moins, on s’est donné les moyens de le savoir ».

    Mais cela ne suffit pas et l’examen des textes montre que même Claude Bernard ne peut pas s’en tenir au langage du quantitatif ; il ne peut s’empêcher de réintroduire le qualitatif quand il doit parler de la différence entre santé et maladie. Sans compter, nous allons le voir, l’incroyable souplesse dont peut faire preuve un organisme qui relativise beaucoup la notion même de mesure.

    ---------------Si maintenant on renonçait à définir santé et maladie et que l’on disait qu’il y a une continuité indiscernable entre l’une et l’autre, une dérobade consisterait alors à soutenir qu’il n’y a pas «  d’état normal complet, pas de santé parfaite ». Logiquement, « cela peut vouloir dire qu’il n’y a que des malades.  Molière (doc) et Jules Romains (doc) ont montré » à quoi nous conduit ce genre d’assertion ! … « Mais cela pourrait aussi bien signifier qu’il n’y a pas de malades, ce qui n’est pas moins absurde » !

    Bref, « le concept de santé n’est pas celui d’une existence » qui pourrait être repérable et mesurable objectivement ; « mais d’une norme dont la fonction et la valeur est d’être mise ne rapport avec l’existence pour en susciter la modification. Cela ne signifie pas que santé soit un concept vide ». (texte)

    Ce qui veut dire ? Quel est donc le sens du mot « norme », s’il n’est pas une simple statistique ? Est-ce que cela ne veut pas dire que la norme est individuelle ou que la vie porte en elle sa propre norme ?

B. Totalité, individualité et norme

    Il faut donc revoir la question en laissant de côté le point de vue strictement analytique de la mesure, et en calquant nos vues sur le fait même que la vie n’existe que dans une totalité synthétique. « Ne conviendrait-il pas de dire que le fait pathologique n’est saisissable comme tel, c’est-à-dire comme altération de l’état normal, qu’au niveau de la totalité organique et s’agissant de l’homme, au niveau de la totalité individuelle consciente, où la maladie devient une espèce de mal ? ». (texte)

    1) Nous pourrions citer le bas de la page et tout ce qui sui : « Être malade c’est vraiment pour l’homme vivre une autre vie, même au sens biologique du terme… C’est bien artificiellement que l’on disperse la maladie dans des symptômes ou qu’on l’abstrait de ses complications. Qu’est-ce qu’un symptôme sans un contexte ou un arrière-plan ? Qu’est-ce qu’une complication indépendamment de ce qu’elle complique ? Quand on qualifie de pathologique un symptôme ou un mécanisme fonctionnel isolé, on oublie que ce qui les rend tels, c'est leur rapport d'insertion dans la totalité indivisible d'un comportement individuel ». (texte)

    C’est l’erreur de l’intellect la plus commune que de perdre de vue le sens de la totalité, mais eu égard au vivant et à la santé, c’est plus qu’une erreur, c’est une faute. Et elle en revient certainement au paradigme mécaniste lui-même, car si nous raisonnons sur le corps comme si c’était une machine, on peut effectivement « isoler » un phénomène, comme on isole une pièce mécanique pour la changer. Mais la vie est bien plus complexe, le raisonnement devient complètement inadéquat au sujet d’un organisme qui se manifeste comme une totalité intégrée dès sa conception ; donc, si quelque chose ne va pas, c’est la totalité qui ne va pas. On dira que le terrain est affaibli et qu’alors la maladie se produit dans les failles, créant les dysfonctionnements et apparaissant sous la forme de symptômes. Inversement, la santé dénote une puissante cohérence vitale de l’organisme, une aptitude à résister à une agression pathogène éventuelle, et même le luxe de pouvoir un temps tomber malade, pour s’en relever ensuite. Dans le monde de la matière, la question ne se pose pas. Bichat faisait remarquer « qu’il n’y a pas d’astronomie, de dynamique, d’hydraulique pathologique parce que les propriétés physiques ne s’écartant jamais de leur « type naturel », n’ont pas besoin d’y être ramenées ». Il faut reconnaître cette originalité dans la vie elle-même, et dans sa temporalité cyclique originale.

     2) Second point. « C’est à l’individu qu’il a toujours affaire » (texte) et cette formule n’est pas à prendre à la légère, car en elle gît tout le mystère de la vie. La question est à la fois théorique et pratique. Pratique, parce que bien évidemment, le médecin rencontre un être humain tout à fait unique et en un sens chaque humain est étrange à sa manière et différent d’un autre. Chaque cas est particulier. Du point de vue théorique, le problème est complexe. Canguilhem cite Claude Bernard : « la nature a un type idéal en toutes choses, c’est positif ; mais jamais ce type n’est réalisé. S’il était réalisé, il n’y aurait pas d’individus, tout le monde se ressemblerait ». Ce serait le cas si on séparait de manière abstraite l’essence de son incarnation vivante. L’existence d’un être humain est singulière (R) dans la manière même où chaque fois le type humain vient se décliner sous une forme originale, différente et cependant appartenant toujours au même genre humain. C’est une très vieille question soulevée autrefois par Aristote en objection à Platon : si on sépare les Idées et les choses, comment rendre compte et de l’existence des choses et de la science des Idées ? Ce qui existe est la singularité individuelle.

    Jusqu’où reconnaître une originalité ? La réponse de Canguilhem est surprenante, car il maintient qu’en un sens, on doit reconnaître que tout individu constitue une « anomalie ». (texte) Non pas qu’il faille concevoir l’anomalie comme une sorte « d’accident affectant l’individu, mais comme son existence même ». A l’appui théorique de cette thèse, on peut rappeler que « Leibniz avait baptisé ce fait « principe des indiscernables », … en affirmant qu’il n’y a pas d’individu semblables et différant seulement solo numero. On peut comprendre à partir de là que si les individus d’une même espèce restent en fait distincts et non interchangeables c’est parce qu’ils le sont en droit ». (texte) Difficile d’être plus clair pour marquer l’importance de la singularité d’un être humain. Un genre vivant n’est viable que « dans la mesure où il se révèle fécond, c’est-à-dire producteur de nouveauté ». De la part de la vie, il y a toujours dans l’expression de la singularité individuelle un essai et une aventure. Ce que le jugement humain peut lui juger sévèrement comme un échec ou une erreur. Abstraitement. De l’extérieur. Non de l’intérieur en saisissant ce qui pour la vie peut être valeur et norme. Ce qui importe au sein de la vie, ce qui a valeur, c’est la réussite de vie de chaque vivant et son accomplissement unique et original. « La valeur est dans le vivant ». « Là est le sens profond de l’identité, attestée par le langage, entre valeur et santé ; valere en latin c’est se bien porter ». La Vie porte en elle un sens premier de la valeur. Ce que les anciens avaient si bien compris qu’ils donnaient à la notion de vertu un sens nettement vital de puissance et de force. Ce qui veut dire que la vie est déjà normative d’elle-même avant même que nous puissions la juger avec notre science et notre morale, et avec des normes qui lui sont extérieures. Ce qui vaut pour tout vivant, c’est l’épanouissement  vital, la jouissance d’exister qu’il connaît quand il est en bonne santé, ce qui ne vaut pas pour lui, c’est la diminution vitale de la maladie, car « la maladie est un mode de vie rétréci ».

     3) Il est donc assez logique d’observer qu’il doit y avoir des écarts importants entre le concept de « normal », comme moyenne statistique et l’appréciation individuelle et immanente du normal. Différence entre ce que R. Ruyer nomme l’observable scientifique dans le premier cas et le participable de l’individu dans le second (texte). « L’homme normal » de la statistique est un concept qui n’est en rien normatif pour la vie elle-même, ce qui ne veut pas dire pour autant que la vie ne le soit pas. Qu’est-ce qu’une durée de sommeil « normale », une taille « normale » ? Une durée de vie « normale » ? Un poids « normal » ? Un pouls « normal » ?  Il y a tellement de variétés dans les genres de vie, au sens que donnent les géographes, « que le corps humain est en un sens un produit de l’activité sociale ». Les variations historiques sont considérables. Les variations culturelles aussi. Canguilhem cite des études montrant que le pouls des Chinois en Chine est « anormalement » bas par rapport à l’européen, mais il grimpe nettement… pour les Chinois installés aux États-Unis et soumis à un stress intense ! Le taux de glycémie moyen à Brazzaville est très bas, la population « supporte sans trouble apparent, et spécialement  sans convulsion ni coma, des hypoglycémies tenues pour graves sinon mortelles chez l’Européen » etc. « Nous pensons précisément que si l’Européen peut servir de norme c’est seulement dans la mesure où son genre de vie pourra passer pour normatif ». Mais l’est-il ? Non et il n’est pas sûr qu’il soit souhaitable qu’il le devienne. Peut être qu’un jour la planète sera convertie au hamburger+soda+frittes+ chamalow+ brownies+crème de cacahuète+beaucoup de télévision+strict minimum d’exercices physiques ! Et on connaîtra… la valeur du « poids normal » de l’être humain (qui devrait être en l’espèce assez élevé). Libre à nous dès maintenant… de refuser tout de suite cette norme ! Mieux vaut être complètement anormal quand l’obésité est devenue normale. Idem pour l’insomnie chronique, l’hypertension et dans le paquet cadeau toutes les "maladies de la civilisation" ! Je plaisante, mais, il valait mieux le dire.

    ---------------Pour en revenir au texte de Canguilhem, il cite ensuite page 106-107 une étude célèbre de Thérèse Brosse sur des yogi dont nous avons déjà parlé mené. L’action sur la respiration et un entraînement intense leur permet d’obtenir des effets tels que le changement du rythme et la hauteur du pouls, la modification de l’électrocardiogramme, la réduction du métabolisme basal, une apnée de plus de 15 mn, une abolition presque totale des contractions cardiaques etc. Commentaire : « C’est faire craquer les normes physiologiques. A moins qu’on choisisse de tenir pour pathologiques de tels résultats. Mais c’est manifestement impossible : « Si les yogis ignorent la structure de leurs organes, ils sont maîtres incontestés de leurs fonctions. Ils jouissent d’un état de santé magnifique et cependant ils se sont infligés des années d’exercice qu’ils n’auraient pu supporter… s’ils avaient respecté les lois de l’activité physiologique » ! Conclusion de Thérèse Brosse : « nous entrevoyons ainsi pour nos facultés supérieures un pouvoir infini de régulation et d’ordre ». D’autre part, il ne peut y avoir aucun doute, « le problème de la pathologie fonctionnelle apparaît intimement lié à celui de l’éducation ». Dès lors, « l’idée de santé ou de normalité cesse de nous apparaître comme celle de la conformité à un idéal extérieur… Elle prend place dans la relation entre le moi conscient et ses organismes psychophysiologiques »

    Je laisse le dernier mot à Canguilhem quelques pages plus loin : « La physiologie a mieux à faire que de chercher à définir objectivement le normal, c’est de reconnaître l’originale normativité de la vie » (texte) et la remarquable plasticité dont elle est capable.

C. Conscience, santé et pathologie

    Impossible d’escamoter le témoignage du malade qui ne se sent pas dans son état « normal » de santé, au profit des mesures aux longues références statistiques qui parlent d’une normalité qui ne coïncide pas avec ce qu’il éprouve. Inversement, on ne va pas contraindre au traitement un homme qui vit très bien et joyeusement sa vie, parce que, pour son malheur, les examens ont révélé qu’il n’était pas dans la norme. Le médecin se doit d’écouter celui qui se sent mal, même si ses examens à lui, donnent des résultats dits « normaux ». Même si on pouvait sérieusement parler de « malade imaginaire », quand une personne souffre parce qu’elle se fait souffrir, elle mérite d’être aidée pour être sortie de la confusion où elle se trouve et des tortures qu’elle s’inflige. Bref, le médecin n’a pas affaire seulement à une physiologie, mais à une individualité, ce qui implique une totalité psycho-somatique. Pour reprendre la formule précédente, qu’est-ce que la santé « au niveau de la totalité individuelle consciente » ?

    1) On peut sans difficulté admettre que « la définition de la maladie demande pour point de départ la notion d’être individuel. La maladie apparaît lorsque l’organisme est modifié de telle façon qu’il en vient à des réactions catastrophiques dans le milieu qui lui est propre ». Mais, quand bien même la maladie se traduirait ou non par des effets visibles, il reste que c’est le patient qui est en prise directe avec sa vie et qui sait ce qu’il en est de son état.  Il serait absurde de ne pas tenir compte de la conscience de la personne qui se sent malade. Ce qui veut dire qu’en définitive, le médecin s’adresse toujours au sens auto-référent de la santé de son patient. Ce qui veut aussi dire le rétablissement d’un équilibre au sein de sa nature .Comme nous l’avions vu précédemment, le médecin est là non pas pour « créer » la santé, (texte) ce dont il est parfaitement incapable, mais pour aider la nature à se guérir elle-même, à retrouver le chemin de la restauration de son équilibre. L’auto-référence est déjà là dans la totalité organique, mais affaiblie dans la maladie, elle a besoin du secours du médecin pour retrouver sa dynamique. L’idée est très ancienne. On la retrouve aussi bien dans l’Ayur veda que dans la médecine d’Hippocrate. Canguilhem au début de son essai explique que « la médecine grecque offre à considérer, dans les écrits et les pratiques hippocratiques, une conception ... dynamique de la maladie, non plus localisationniste, mais totalisante. La Nature, (fusis), en l'homme comme hors de lui, est harmonie et équilibre. Le trouble de cet équilibre, de cette harmonie, c'est la maladie. Dans ce cas, la maladie n'est pas quelque part dans l'homme, elle est en tout l'homme et est tout entière de lui. Les circonstances extérieures sont des occasions mais non des causes ». (texte) Là où la médecine d’Hippocrate parlait d’équilibre des humeurs, l’Ayur Veda parlera d’équilibre ou de déséquilibre des doshas ; la notion même d’équilibre de la santé étant marquée dans le mot même qui la désigne en sanskrit : svasthya (sva, le Soi, racine STHA, se tenir : se tenir dans le Soi), demeurer stable dans le Soi. Les médecines les plus anciennes de l‘humanité ont toujours considéré la santé en relation avec l’individualité, comme une totalité en relation harmonique avec le Cosmos. Traiter, c’est donc aider à corriger un déséquilibre. Dans la suite du texte cité précédemment : « La technique médicale imite l’action médicale naturelle (vis medicatrix naturae). Imiter, c’est non seulement copier une apparence, c’est mimer une tendance, prolonger un mouvement intime. Certes, une telle conception est aussi un optimisme, mais ici l’optimisme concerne le sens de la nature et non pas l’effet de la technique humaine ». Tant qu’il en conserve les moyens, l’organisme tend toujours à restaurer son équilibre et à revenir vers la santé. La peau qui a été coupée se cicatrise et restaure la protection interne vis-à-vis d’agents pathogènes extérieurs. Les globules blancs se multiplient pour enrayer l’invasion microbienne indésirable. Voilà la fièvre et le gonflement des ganglions. Plus important encore, si le concept d’harmonie risque toujours d’être interprété de manière statique, il ne faut pas oublier que la vie est un dynamisme. Ce qui nous mène à une autre observation. Du point de vue de la vie elle-même, dans son unité, il n’existe pas de dualité rigide santé/maladie, de la même manière que dans la morale on oppose bien/mal. « La maladie… est aussi, et peut être surtout, effort de la nature en l’homme pour obtenir un nouvel équilibre. La maladie est une réaction généralisée à l’intention de guérison. L’organisme fait une maladie pour se guérir ». Remarque profonde qui mériterait d’être prolongée. Pensons par exemple aux maladies des enfants, à juste titre appelée maladies de croissance. Voyons combien elles diffèrent en ce sens de la maladie de déséquilibre de l’adulte. On voit de suite combien l’interprétation de la pathologie qui suivrait le paradigme mécaniste peut être superficielle, le phénomène de la vie (pour reprendre le titre de Hans Jonas) est d’une extraordinaire complexité dont nous sommes très loin d’en saisir tout le sens et toute la subtilité. Aristote disait qu’il y a des merveilles dans toutes les créatures vivantes.

     2) C’est en médecin que Deepak Chopra ajoute que nous sommes aussi très loin de saisir l’intelligence à l’œuvre dans le vivant. Nous pouvons juste en avoir un aperçu, a glimpse comme dit Eckhart Tolle. Nous avons montré dans une leçon précédente comment, dans Le Corps quantique, Chopra rendait compte de l’intelligence du corps. Si nous tirons les conséquences de ce que nous avons montré jusqu’ici, il faudra ajouter que la santé comme la maladie sont psychosomatiques. Il y a un pléonasme dans l’expression « médecine psychosomatique ». (De même que dans l'expression "bonne santé" comme dit Canguilhem). Ce n’est que par ignorance et par abstraction que l’on peut envisager la santé et la maladie sans prendre en compte le psychisme du sujet. Nous savons que les pensées ne peuvent pas arbitrairement être séparées des processus physiques qu’elles induisent. Toutefois il est tout aussi vrai que l’institution médicale est très loin de s’être appropriée l'idée qu’il peut y avoir une corrélation entre les émotions, les attentes, les croyances d’une personne et son état de santé. L’Ordre des Médecins américains a interrogé ses membres en 1990. Il a découvert dans les résultats que seulement 10% d’entre eux admettaient… une relation entre le corps et l’esprit ! Ce qui a fait réagir un cardiologue disant : « et les 90% restants, comment croient-ils remuer les orteils ?"

    ---------------Ce n’est pourtant pas un mystère, mais il semble y avoir un fossé entre le savoir académique, encore soumis à l’ancien paradigme, et l’expérience médicale. Par exemple, un médecin sait qu’il peut s’échiner et faire de son mieux comme soignant, mais quand une personne s’enferme dans la maladie et ne veut pas guérir, elle met tous les traitements en échec. Un cardiologue sait combien il faut user de délicatesse et de prudence devant un patient psychologiquement fragile. Il y a des pensées qui peuvent tuer. La colère, le ressentiment, le stress par exemple (Cas N°1). Une pensée aliénant terriblement le futur peut incliner à une issue fatale (Cas N°2). Parfois la révélation d’un diagnostic à une personne lors d’un examen de routine (Cas N°3) précipite l’état du patient. Inversement, une omission, ou un « mensonge pieux » sur le diagnostic commandé par l’entourage d’un patient peut étrangement se révéler  une aide dans la guérison (Cas N°4). Ainsi, est-il très clairement établi que ce qui est déterminant, ce n’est pas l’événement physiologique en tant que tel, mais « plutôt la signification de l’événement pour celui qui en fait l’expérience ». Le poids existentiel du sens pour le sujet n’est pas une donnée purement « subjective » qui resterait « dans la tête », mais une pensée qui agit jusque dans son corps. Encore une fois, et il faudra bien s’y faire, la pensée est une impulsion d’intelligence qui comporte une énergie. Même si son effet n’est pas mesurable, elle agit. De toute manière, négliger le sens, ne pas prendre en compte la pensée, et la conscience est une ignorance qui frise la faute déontologique.

    Dans la pratique, le médecin sait qu’il lui faut aider à la restauration de la confiance. Que naissent une intention claire et forte de guérir, et la voie est ouverte sur la potentialité de la guérison. Mais une « potentialité », car on ne commande pas au corps aussi aisément que le corps peut commander à une machine ; cependant, le pouvoir de l’intention sur le corps est loin d’être négligeable. Alors autant mettre toutes les chances de notre côté. Le pouvoir de l’intention peut être spectaculaire dans certains cas. Ce qui se produit dans les rémissions spontanées. Le fait que nous n’ayons aucun contrôle objectif sur ces mécanismes est bien sûr frustrant. On peut appliquer une crème, donner des pilules, opérer, ligaturer, aseptiser, mais ces moyens n’entrent pas dans la pensée du malade et la représentation qu’il a de son état. Chopra avoue carrément que la reconnaissance de la relation psycho­physiologique ne nous avance pas beaucoup, car nous ne parvenons toujours pas à mettre au clair le sens de la souffrance humaine. Toutefois, cela ne nous autorise pas pour autant à tenir l’action de la conscience pour négligeable. Il faut laisser une place à l’Inconnu. Il est de toute manière plus humain de considérer que le processus de la maladie implique une totalité psychophysiologique, que de la réduire à une panne « de la machine ».

     3) De la suit que la dualité que nous maintenons entre maladie physique/maladie mentale est encore une coupure très artificielle qui n’a pas de sens au sein de la vie elle-même. La petite « voix dans la tête » qui se maintient dans un stress émotionnel constant, rumine des rancœurs, qui est rongée par des soucis, la pensée qui est devenue complètement dysfonctionnelle, finit par se somatiser dans ce que l’on nomme benoîtement des « ennuis de santé ». Et elle peut très bien le faire sans que nous soyons clairement capables d’identifier sa racine dans le dysfonctionnement mental lui-même. Comment voulez-vous qu’une personne dont l’univers mental est complètement chaotique puisse ne en aligner les conséquences sous une forme physique quelconque ? Imaginons un chef d’orchestre délirant, en train de  diriger sous la forme d’indications incohérentes, ses musiciens, qui ont alors toutes les peines du monde à maintenir un semblant d’unité à la symphonie ! Il y aura des spasmes incohérents dans le discours.

    D’autre part, comme l’écrit Thomas Mann, « il n'est pas si facile de décider quand commence la folie et la maladie. L'homme de la rue est le dernier à pouvoir décider de cela ». Dans ce que l’on nomme « la conscience habituelle », l’homme de la rue adopte l’opinion commune et se fait une idée fausse de ce que veut dire être sain d’esprit. Lui aussi a une idée du normal assez confuse et qui relève d’une sorte de moyenne statistique. Il ne sait pas faire la différence entre l’excentricité et le génie. Il ne voit pas non plus qu’entre les petits travers obsessionnels du quotidien et le trouble mental avéré, il n’y a guère qu’une différence de degré, pas de nature. Où tracer  la frontière entre l’homme dit « normal » qui vit dans une peur constante et le paranoïaque ? Entre les turpitudes égocentriques de l’inconscience ordinaire et la mégalomanie ? « The border line between sanity and insanity is not clearly defined » dit Eckhart Tolle. L’homme de la rue perd facilement la lucidité qui permet d’en prendre conscience, or la lucidité contient en elle le sens de ce qui est sain. De manière immanente. Krisnamurti se désolait de l’état inquiétant de déséquilibre mental de l’être humain dans notre monde contemporain. Un état accompagné de tellement de souffrance. Ronald Laing se demandait quel sens il pouvait bien y avoir, à vouloir à tout prix « adapter » le malade mental à un monde globalement névrotique. Est-ce que cela ne veut pas dire que là aussi nous sommes en droit de chercher la normativité au cœur de la vie elle-même ? Pascal disait que nous avons un sens invincible de la Vérité contre lequel les sceptiques ne peuvent rien, de même, il y a en nous un invincible sens de ce qui est Sain qui nous vient de notre relation directe avec la Vie et contre lequel les dévoiements et les errances de l’opinion ne peuvent rien.

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    Selon une distinction classique, la physiologie, comme partie de la biologie relève de la science du vivant, tandis que la médecine est la technique qui lui correspond en tant qu’application. Mais en tant que médecin, Canguilhem préfère le mort art. « Un art de vivre – et la médecine l’est au plein sens du mot - implique une science de la vie ». Le mot art possède une noblesse que n’a pas le mot  assez froid de technique ; il a le mérite d’envelopper la dimension qualitative, sans nier la dimension quantitative. Un médecin est plus qu’un « technicien » de la santé, car il doit aussi soigner un être humain avec les ressources de ses qualités humaines.

    L’œuvre de Canguilhem n’est pas seulement un travail d’épistémologie de la physiologie, elle une contribution majeure à la philosophie médicale. Loin d’être datée par ses références, elle approche de manière fine et originale une question qui est au fond intemporelle, celle de la santé.

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Vos commentaires

Questions:

1. Dans le registre du cynisme ordinaire, il y a cette formule "l'homme sain n'est qu'un malade qui s'ignore". Que faut-il en penser?

2. Faut-il suivre les généticiens qui voient dans la maladie seulement une "erreur" du programme génétique?

3. Selon l'OMS en fait 95 % des maladies sont psychosomatiques. Qu'est-ce que cela suggère?

4. En résumé, pourquoi ne peut-on ramener la définition de la santé à un critère quantitatif?

5. En quoi le "normal" définit uniquement par la technique risque-t-il de conduire à une logique policière?

6. Pourquoi cette idée selon laquelle chaque individualité est unique est-elle si importante du point de vue de la santé?

7. Dans l'opinion, la médecine est considérée comme une science. D'où vient cette erreur?

 

       © Philosophie et spiritualité, 2010, Serge Carfantan,
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