Textes philosophiques

Hannah Arendt  le portait d'Eichmann


      «Il eût été réconfortant de croire qu'Eichmann était un monstre (mais s'il en était un, alors l'accusation d'Israël contre lui s'effrondrait, ou, du moins, perdait tout intérêt; car on ne saurait faire venir des correspondants de presse de tous les coins du globe à seule fin d'exhiber une sorte de Barbe-Bleue derrière les barreaux). L'ennui avec Eichmann, c'est précisément qu'il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n'étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de notre éthique, cette normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle suppose (les accusés et leurs avocats le répétèrent, à Nuremberg, mille fois) que ce nouveau type de criminel, tout hostis humani generis qu'il soit, commet des crimes dans des circonstances telles qu'il lui est impossible de savoir ou de sentir qu'il a fait le mal. A cet égard, les faits rappelés au tribunal de Jérusalem sont encore plus convaincants que ceux que l'on évoqua à Nuremberg. Les principaux criminels de guerre avaient alors justifié leur bonne conscience par des arguments contradictoires : ils se vantaient à la fois d'avoir obéi aux "ordres supérieurs" et d'avoir, à l'occasion, désobéi. La mauvaise foi de ces accusés était donc manifeste. Mais se sont-ils jamais sentis coupables ? Nous n'en avons pas la moindre preuve. Certes, les nazis, et particulièrement les organismes criminels auxquels appartenait Eichmann, avaient, pendant les derniers mois de la guerre, passé le plus clair de leur temps à effacer les traces de leurs propres crimes. Mais cela prouve seulement que les nazis étaient conscients du fait que l'assassinat en série était chose trop neuve pour les autres pays l'admettent. Ou encore, pour employer la terminologie nazie, qu'ils avaient perdu la bataille engagée pour "libérer" l'humanité du "règne des espèces sous-humaines", et de la domination des Sages de Sion en particulier. Elle prouve seulement, pour employer un langage plus courant, que les nazis reconnaissaient qu'ils étaient vaincus. Se seraient-ils sentis coupables s'ils avaient gagné ?" "Eichmann n'entra pas au parti par conviction, et n'adhéra jamais aux idées nazies. Chaque fois qu'on lui demandait pourquoi il s'était inscrit, il répondait par les mêmes clichés embarrassés : traité de Versailles et chômage. Ou plutôt, comme il le précisa devant le tribunal, "c'était comme si j'avais été avalé par le parti alors que je m'y attendais pas le moins du monde et que je n'en avais nullement décidé ainsi. Cela arriva si vite, si brusquement". N'ayant ni le temps ni le désir d'être correctement informé il ignorait jusqu'au programme du parti et n'avait jamais lu Mein Kampf. Kaltenbrunner lui avait dit : pourquoi ne pas entrer dans les S.S. ? Il avait répondu : pourquoi pas ? Et ce fut tout.

Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963)

Indications de lecture :

 Voir Conscience morale et conscience psychologique, part C.

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