Textes philosophiques

Jean-Jacques Delfour      Nucléaire et jouissance technologique


    Les centrales nucléaires sont des objets sociaux à quatre dimensions : technique, idéologique, politique et capitalistique. C’est leur croisement qui rend normal l’événement nucléaire « catastrophique ».

    La centrale nucléaire est la sœur jumelle de la bombe atomique : elle utilise les mêmes substances, extrêmement dangereuses. Son caractère civil ne supprime pas sa gémellité avec l’arme nucléaire. La centrale nucléaire est une technologie de mort apprivoisée. Cependant, cet usage non criminel de matières mortelles ne change pas leur nature. Leur manipulation exige une prudence aussi grande qu’elles sont dangereuses. Les ingénieurs jouent leur crédibilité dans la garantie techno-scientifique de la sécurité. Portés par la foi dans la techno-science, ils ont tendance à en minorer la dangerosité. Mais le moteur réel, secret, qui fait de ces ingénieurs une caste à part de dieux plutoniens, infernaux, est l’extrême jouissance de manipuler une énergie aussi colossale. La centrale nucléaire, en effet, et tout est là, c’est la jouissance technologique maximale.

    La centrale nucléaire est aussi une opération sémiologique. Elle fait écran aux essais nucléaires et à leur pollution aussi universelle que tue. Elle opère les noces de la technologie de mort et du bien public. Elle la recouvre d’une robe de mariée et lui offre une seconde vie. L’électricité, toujours utile, blanchit les matières mortelles. Idéologiquement, la centrale nucléaire, apparemment bienfaisante, dissimule sa gémellité thanatologique. Comme la dangerosité des centrales est extrêmement élevée, une propagande d’appoint est quand même nécessaire. Cette opération de ravalement de façade exige une faible sécurité apparente, sans quoi, on avouerait ce qu’il faut taire : le danger.

    Politiquement, la centrale nucléaire est une bombe atomique domestiquée, au service de la domination. Le schéma mental du nucléaire s’est forgé en 1944-1945. La bombe atomique est une machine génocidaire massive et la politique de guerre est sacrificielle. La victoire sur l’ennemi étant vitale, le pouvoir politique commande aux sujets de se préparer, par millions, à mourir. Le pouvoir en guerre est nécessairement une dictature : la politique de la centrale nucléaire est dictatoriale (oligarchique et bureaucratique). Le nucléaire appartient à la raison d’État impassible, sans pitié. De ce point de vue, la sécurité n’a aucun sens. La guerre est l’obligation de sacrifier. La mort est plus que légitime : elle est sainte. Avec la centrale nucléaire, un crédit de morts humains semble ouvert indéfiniment.

    Conséquemment, un fatalisme résigné répond à ce droit de tuer qui provient de l’État en guerre. D’où la faiblesse de l’exigence publique de sécurité et de protection des citoyens. La centrale nucléaire relève de l’état d’exception. Elle symbolise la puissance de l’État en guerre et rappelle qui est le maître. Les essais nucléaires sont des moyens pour les politiques et les ingénieurs de jouir ensemble mais différemment : en lâchant la bride au monstre nucléaire qu’ils tiennent bien en main, dans leurs rennes technologiques. L’essai nucléaire : de la jouissance technologique pure.

    L’industrie nucléaire est une production d’énergie, une exploitation, dont les actionnaires cherchent à augmenter les profits en réduisant les coûts. La sécurité est donc négligée, réduite au minimum, et les risques systématiquement sous-estimés. Jadis et aujourd’hui, dans les coups de grison des mines de charbon, jamais les mineurs ne meurent en raison d’un événement fortuit. La cause en est la négligence et l’imprudence : ventiler les puits, étayer les couloirs, assurer une sécurité suffisante diminueraient les bénéfices en limitant l’extorsion de la survaleur. Il existe sans doute des moyens technologiques d’assurer une sécurité nucléaire bien plus élevée. Mais ça coûterait trop cher. Si l’industrie nucléaire intégrait le coût d’une sécurité réellement crédible, aucun capitaliste sérieux n’y investirait un centime. L’exemple japonais montre que l’exploitant a menti, falsifié des données, ignoré les alertes des sismologues (Ishibashi Katsuhiko qui avait prévu en 2007 le désastre de 2011) afin de « sécuriser les profits » (comme le signale I. Stengers). Gagner de l’argent en manipulant l’atome, puissance de mort : quelle jouissance !

    La centrale nucléaire est au carrefour de ces quatre raisons de négliger la sécurité, dont le noyau secret et quasi invisible, est la jouissance technologique : tenir dans ces machines le feu qui brûle au cœur des étoiles. C’est l’aperception inconsciente de ce noyau de jouissance, où se tient la mort atomique universelle, semblable à une arme divine, qui provoque cette sidération si fréquente au sujet du nucléaire.

    Conséquemment, il est parfaitement inéluctable que des « catastrophes » nucléaires surviennent prochainement, avec ou sans tsunami. Logiquement, un capitaliste rationnel n’a aucun intérêt à ce que son activité produise des cancers, des morts, des dommages très graves, surtout du fait de son imprudence et de sa négligence. La cause qui explique ce comportement économiquement irrationnel provient de la convergence des trois autres tendances lourdes à la négligence de la sécurité.

    « L’accident » nucléaire est une forte désillusion : pas de maîtrise, pas de jouissance. D’où le déni massif de la réalité catastrophique avec la même pratique du mensonge et de la falsification.

     Ainsi, Fukushima n’est pas du tout une catastrophe due au hasard. La naturalisation de l’événement relève de la seule propagande et vise à masquer le fait attesté que les dommages extrêmement graves résultant des défaillances techniques sont issues de l’imprudence et de la négligence de l’exploitant. La vraie catastrophe n’est pas la panne de tel circuit de refroidissement mais l’existence d’une technologie extrêmement dangereuse, dont les ingénieurs, les politiques et les capitalistes ont tous intérêt direct ou indirect à minorer voire à dénier la dangerosité. La réalisation d’un mythe gréco-biblique (le dieu plutonien lâchant le feu sur les villes corrompues) obscurcit la réalité mortelle du nucléaire.

    La responsabilité de l’exploitant de la centrale nucléaire diminue à proportion de l’appartenance de cette technologie à l’état d’exception et à la raison d’État. Du fait que l’État a toujours placé la centrale nucléaire hors du droit commun, le principe libéral de la privatisation des bénéfices et de la publicisation des pertes revient à se condamner à l’inaction : en cas d’accident nucléaire, les citoyens se débrouillent. Ou bien ils se tournent vers un État qui, dans les « démocraties », n’a pas du tout les moyens civils ou militaires de sa politique industrielle. La centrale nucléaire est un objet tyrannique qui exige une dictature en amont (pour être imposée) comme en aval (en cas de danger majeur). Ou bien la centrale nucléaire, ou bien la démocratie. Mais pas les deux. À Fukushima, l’absence de liquidateurs, voués au sacrifice, le prouve désespérément.

    Ces quatre conditions, renforcées par la propagande, font qu’il n’est même pas sûr que l’événement nucléaire très grave qui aura inévitablement lieu dans une centrale française suffira à faire prendre conscience des risques extraordinairement élevés que les ingénieurs, l’État et les entreprises privées font prendre aux citoyens, avec une technologie de mort issue de la guerre et dont l’enveloppement politique est anti-démocratique. Les technologies de mort, même maquillées en fée électricité, sont toujours totalitaires : comme l’est la jouissance technologique.

Article publié dans Le Monde, le 11 avril 2011.

    Indications de lecture:

C'est à la suite de la lecture de cet excellent article que nous avons décidé d'écrire la leçon Le nucléaire, extase technologique. Merci sincèrement pour un tel texte à M. J. Jacques Delfour.

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