Nous l’avons vu, depuis la Modernité, l’histoire de la technique est inséparable de la montée irrésistible en l’homme d’une volonté de puissance dans la conquête de la Nature. En restant dans le paradigme raison/tort, les uns célèbrent la victoire incontestable de l’homme contre son véritable « ennemi », la Nature (Luc Ferry) ; d’autres, de sensibilité plus écologique, s’en inquiètent et déplorent l'irresponsabilité humaine dans la maîtrise de la Terre (Hans Jonas).
Le nucléaire polarise ce débat à l’extrême. Bien évidemment, l’énergie, c’est la puissance pure, domestiquer le nucléaire est un tour de force considérable, mais quand l’homme y parvient, il montre qu’il peut tourner à son profit l’énergie prodigieuse scellée dans la structure de l’atome. En réalité, rien de neuf dans cette ambition. Un accomplissement d’une telle envergure s’inscrit dans la droite ligne du projet techniciste inauguré par Descartes. Ne lit-on pas dans le Discours de la Méthode la phrase suivante : « Connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air… nous les pourrions employer à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maître et possesseur de la Nature ». Nul doute que le feu par excellence, c’est bien le Feu nucléaire ! Jamais dans l’Histoire de l’humanité, la liaison entre maîtrise de la force et suprématie technologique sur la Nature n’a été mieux établie. Le lobby nucléaire peut se frotter les mains, il a porté l’ivresse de la puissance à son sommet…
Et le sommet de la puissance, c’est ce qui nous place sur une crête dangereuse, avec en dessous une pente qui donne le vertige. Faut-il voir dans le nucléaire l’achèvement par excellence du projet technicien ? Dans pareil cas de figure, quel sens devons-nous donner au terme « achèvement » ? Comme un point final catastrophique ? Comme un point d’orgue donnant la note qui marque l’entrée dans une ère dans laquelle la techno-science doit définitivement triompher ?
* *
*
Dans les
leçons précédentes, nous avons vu quel a été le développement de la
théorie atomiste en Occident. Pendant des millénaires,
l’humanité n’a tiré l’énergie dont elle avait besoin qu’en « connaissant la
force et les actions de l’eau et de l’air », pour reprendre Descartes. Nous
savons que la multiplication des moulins à vent, des moulins à aube, a joué un
rôle considérable dans la bascule depuis le
Moyen-Âge vers la Modernité. L’usage
du feu s’est cantonné longtemps dans le bois de chauffage, avant que l’on
commence à utiliser de manière massive la houille comme
énergie fossile. Tant que l’on en restait à ce
niveau, l’énergie était prise à un niveau
macroscopique. Quand l’homme commence à utiliser la poudre à canon, il
fait un pas vers le domaine microscopique en pénétrant dans l’usage des liaisons
chimiques entre les éléments. Plus on entre dans le cœur de la matière et plus
l’énergie est grande. Au-delà de l’énergie de combinaison des
éléments réside l’énergie qui structure les
atomes qui est infiniment plus grande.
La découverte des quatre
forces fondamentales à l’œuvre dans l’univers
a montré que que la gravité, qui s’impose à nous de manière si
contraignante, est en réalité incroyablement faible en comparaison des forces
d’interactions qui structurent le noyau des atomes.
1) Du point de vue de la physique, l’énergie est une grandeur qui exprime la capacité d’un système à modifier l’état d’autres systèmes avec lesquels il est en interaction. On admet en principe qu’un système isolé possède une énergie totale constante, d’où suit qu’il ne peut y avoir création ou disparition d’énergie, mais seulement transformation d’une forme d’énergie dans une autre. On parle alors de transfert d’énergie d’un système à l’autre. Remarquons le processus du vivant. Le soleil émet une énergie en direction de la Terre, celle-ci est captée et transformée par les plantes, l’animal qui mange la plante consomme une énergie et la transforme dans son organisme, le prédateur qui se nourrit de sa chair consomme son énergie etc. dans une boucle systémique indéfinie. Pour que la vie se maintienne dans une forme, elle doit absorber de l’énergie, mais les écosystèmes quand ils sont en équilibre, sont organisés de manière si ingénieuse, que l’énergie est en permanence recyclée dans le sens d’une promotion globale de la vie. La tendance générale du vivant est de coloniser l’inerte et de trouver les moyens de s’approprier ses briques de constructions pour se développer lui-même. Pour cela il a besoin d’énergie et le rayonnement solaire est le dispensateur d’une énergie illimitée que toute l’échelle du vivant s’ingénie à capter. C’est le stockage de cette énergie qui produit au final par accumulation au cours de millions d’années, les éléments fossiles du charbon et du pétrole.
L’homme ne s’insère pas dans l’écosystème de la planète de la même manière que les autres vivants. Ou plutôt, la forme que prennent les civilisations humaines varie considérablement dans leur relation de consommation d’énergie vis-à-vis du milieu. Nous savons que les sociétés dites « primitives », restent profondément ancrées dans le fonctionnement des écosystèmes, de sorte que leur action est très largement homéotélique. L’implication en est qu’elles ne consomment pas plus d’énergie que le système naturel dans lequel elles vivent n’en fournit. De la même manière, on remarquera que traditionnellement, elles n’avaient pas besoin d’apprendre à « recycler » des matériaux. Elles avaient l’habitude de ne rien jeter et de tout recycler.
---------------Par contre,
depuis la naissance de l’ère industrielle, la civilisation occidentale est
devenue non seulement de plus en plus énergivore, mais en même temps
hétérotélique dans sa conduite. C’est
simple, on peut suivre à la trace l’accélération du l’hyperdéveloppement
technologique de nos sociétés en prenant pour mesure l’accroissement de la
consommation d’énergie. C’est net et sans appel et les chiffres sont écrasants.
Un habitant d’une société technologiquement avancée consomme 115 fois plus
d’énergie que celui d’une société traditionnelle. En Europe, jusqu’en 1800,
les besoins énergétiques étant modérés, étaient assurés totalement par des
énergies
renouvelables. Mais l’essor des populations
a fini par peser très lourd sous forme de pression dans l’exploitation des
forêts, sur le bois, utilisé autant pour le chauffage, pour l’habitation, que
pour les constructions navales etc. La surface des forêts est deux fois plus
faible en 1850 en France qu’en 2000. La demande
énergétique a été ensuite extrêmement forte, la révolution industrielle a
été une révolution énergétique et on comprend qu’elle n’a pu s’accomplir ensuite
que par l’utilisation des
énergies fossiles,
d’abord avec le charbon au XIX ème, puis ensuite avec le pétrole au début du XX
ème siècle, et la boulimie énergétique ne faisant que croître, on est passé dans
la foulée aux
énergies fissibles du
nucléaire dans la seconde moitié du XX ème siècle.
Sur une
période récente, si on mesure la consommation énergétique en équivalent pétrole,
rien que de 1973 à 2002, on est passé de 6 à 10,2 milliards de tonnes. Depuis le
début de l’ère industrielle, la courbe est exponentielle. Étant donné que
l’énergie est le moteur de développement du modèle de la société occidentale, la
préoccupation centrale de la techno-science a toujours été d’inventer des moyens
de plus en plus sophistiqués pour alimenter la consommation d’énergie de nos
sociétés. Il y a une raison toute simple dont il faut se souvenir : les sociétés
traditionnelles reposaient sur l’artisanat, qui est un usage des
outils.
S’il y avait un
effort particulier à fournir, un attelage de chevaux, un bœuf…
quelques esclaves arrimés à une cale dans un navire pouvaient suffire. Mais
le moment crucial du basculement dans l’ère industrielle, c’est celui du passage
de l’outil à l’usage sans limite de la machine. Or une machine, pour la faire
tourner… il faut de l’énergie ! Il faut du bois et du charbon pour monter
l’eau en pression dans les machines à vapeur. Il faut de l’électricité
pour alimenter les moteurs à bobinage qui prendront partout le relais des
machines à vapeur. Il en faudra de plus en plus pour alimenter le réseau
grandissant de toutes les extensions techniques dont nous nous servons. Il faut
du pétrole pour alimenter les tracteurs, les engins de chantiers, les voitures
et les camions etc. Les besoins énergétiques grandissant, l’Occident ne pouvait
plus se contenter de la force de l’eau et du vent, il fallait requérir des
énergies plus
concentrées et si possible illimitées. Les énergies fossiles. Le
charbon,
le pétrole et le
gaz ont été la bénédiction de l’ère industrielle. En 1860, on
produisait déjà 130 millions de tonnes de charbon, quelques années plus tard en
1900, on était déjà passé à 700 millions de tonnes. Dès 1880, le charbon avait
dépassé le bois comme source d’énergie, tel un ogre, le monde occidental ne
parvenait plus à contenter sa faim d’énergie, d’où le déplacement avide depuis
l’énergie renouvelable vers les énergies fossiles. Le charbon était sale et
sentait mauvais, mais il faut remarquer à quel point, partout sur la planète,
les incidences polluantes et les dégradations provoquées par l’usage des
énergies fossiles ont été ignorées. Encore une fois, l’énergie est le moteur de
développement des sociétés industrielles, c’est la question centrale et le
principal problème technique. Le reste est secondaire et annexe. Ce qui explique
par exemple que dans les guerres, les producteurs de pétrole n’ont jamais été
inquiétés. Ils fournissaient les deux camps. Le fait même de disposer de
l’énergie les mettait hors jeu, au dessus de la
morale et de la
politique.
2) L’opinion a fini en Europe par rejeter la crasse répandue par l’exploitation du charbon et l’horreur des mines dans lesquels on avait envoyé tellement d’enfants. La fiesta autour du pétrole n’a duré qu’un temps, jusqu’au moment où, éberlué, on s’est rendu compte que les gisements finissaient par s’épuiser. L’idée de trouver une énergie abondante et moins polluante était relancée et trottait dans l’esprit des technocrates. Or il se trouve que dans la même période, les progrès de la physique ont été fulgurants. L’apothéose de l’explication de la nature ultime de la matière par la physique s’est produite avec Einstein, quand a été définitivement montrée la convertibilité de la masse en énergie. En fait l’énergie est absolument partout. D’abord sidérée par ses découvertes, la physique a dû admettre que de l’infiniment petit à l’infiniment grand, stables ou instables, il n’existe jamais dans l’univers que des structures énergétiques.
Si on se
sert de quelques pavés pour faire contrepoids sur une barrière, on utilise la
force de gravité qu’ils délivrent. Mais si, prenant un seul d’entre eux, on
parvient à libérer les énergies d’interactions fortes et faibles qu’il contient
dans ses atomes, la puissance dégagée est colossale, sans commune mesure avec la
force tirée de la gravité. L’énergie calorique de la combustion du
carbone du
charbon ou du pétrole se tient très très loin derrière. Elle semble très
« primitive » en comparaison. Dans la quête d’une énergie toujours plus
concentrée, les énergies fissibles surpassent de beaucoup les
énergies fossiles. Dans le cerveau enflammé des technocrates, ce devait
forcément être l’énergie du futur.
Tant que
l’on n’était que dans les considérations théoriques, ce n’était que fantasmes à
usage technologique. La difficulté de la tâche devait être surmontée. Une fois
la percée obtenue, il fallait ensuite, comme on dit aujourd’hui, faire une
démo. Faire une démonstration grandeur nature, pour bien nous persuader que
nous allions bientôt pouvoir offrir une magie extraordinaire à la « fée
électricité ». L’entreprise commence en 1942 dans le programme militaire « Projet Manhattan ». La démo en question explose le 16 juillet 1945, dans le
désert du Nouveau-Mexique. Première bombe atomique.
Et puisque le test a réussi, on peut désormais exhiber cette terrible puissance
à la face du monde. Le 6 août, une bombe atomique détruit Hiroshima. Trois jours
plus tard, une autre tombe sur Nagasaki. 200 000 personnes y perdent la vie. La
« démo » est horrible et cruelle, mais efficace. L’esprit des techniciens va
entrer en ébullition : « et si on fabriquait une bombe plus
petite... on pourrait ralentir le processus… contrôler la réaction dans une enceinte… on disposerait d’une énergie colossale!...»
Le reste est dans les points de suspension. Du militaire vers le civil, tout
s’enchaîne très vite par la suite. Depuis 1945, le
club de l’armement nucléaire s’est ouvert à la Grande-Bretagne, la France, la
Russie, la Chine, l'Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord. Dans le même
temps, 31 pays ont construit des centrales nucléaires, soit à l’heure actuelle
439 réacteurs nucléaires à travers le monde.
Si on s’en
tient aux principes de base, le concept de réacteur nucléaire est simple. C’est
un dispositif dans lequel une réaction en chaîne est initiée, tout en étant
étroitement modérée et contrôlée, à la
différence d’une bombe atomique où la
réaction en chaîne se produit en une fraction de seconde et libère son énergie
sans contrôle. Le premier réacteur nucléaire a été construit en 1942 à
l'Université de Chicago, par Enrico Fermi et Leó Szilárd. Tous deux
participeront à la fabrication de la première bombe atomique. C’est Leó Szilárd
qui fit le brouillon de la lettre adressée, via un célèbre porteur nommé Albert
Einstein, à Franklin Roosevelt pour le convaincre de créer « des bombes d’un
nouveau type et extrêmement puissantes ». Ne soyons pas naïfs, dès le début, le
militaire et le civil ont été liés, ce sont les mêmes technologies qui
permettent de fabriquer des bombes ou de monter des centrales nucléaires.
En 1939 on découvrait que l’absorption d’un neutron par un noyau d’uranium provoquait la séparation de celui-ci en deux parties égales et la libération d’une quantité énorme d’énergie, appelée dès le début par Lise Meitner et Otto Robert Frisch : « fission nucléaire ». Pour faire simple, disons que l’uranium se révélait être l’atome le plus accessible dont on pouvait casser la structure, afin d’en libérer l’énergie. Une centrale nucléaire utilise la fission de noyaux atomiques pour produire de la chaleur, qui est ensuite en partie transformée en électricité (30 à 40 %). Le processus final consistant à chauffer de l’eau pour faire tourner des turbines raccordées à des alternateurs est banal. Il n’est pas différent dans une centrale au charbon ou au gaz. Sur une centrale hydro-électrique, c’est la puissance de l’eau qui actionne les turbines. Ce qui est unique, c’est la provenance et l’énorme puissance de l’énergie qui en est la source. A titre de comparaison, une éolienne fait en moyenne 2 MW, et on attend du futur réacteur EPR pas moins de… 1600 MW.
Or ce qui est très étrange, c’est que plus la technique goûte à l’extase de la puissance, et plus son sentiment d’infaillibilité s’accroît ; comme un roi qui, au sommet de sa gloire, du haut de son trône peut se permettre l’arrogance au moment où il jouit de sa volonté de puissance. Au moment de l’accident de Tchernobyl Paul Fabra signait dans Le Monde un article, Le dogme de l’infaillibilité nucléaire, dans lequel on pouvait lire ceci : « Ce qui doit pousser à adopter une attitude résolument critique, ce sont les certitudes des professionnels du nucléaire et, d’une façon plus générale de tous ceux qui, … sont attachés au maintien de la prépondérance de cette source d’énergie dans l’approvisionnement du pays… « Un accident tel que Tchernobyl est impossible chez nous » affirment les techniciens…» En touchant de près à la haute puissance technique (texte) justement, les ingénieurs finissent par être victimes « du sentiment de quasi-infaillibilité – et des décisions qu’il inspire ».
1) Quand un procédé technique est simple, comme par exemple le fait de capter la force du vent avec une éolienne, le contrôle est relativement facile à obtenir. Quand un procédé technique est compliqué, les ingénieurs doivent redoubler de prudence afin de mettre en place des poignées de contrôles nombreuses et redondantes. Mais là où la technique a affaire à une véritable complexité, le système que l’on cherche à dominer est capable de vivre sa vie de manière indépendante, de sorte que les dispositifs techniques eux-mêmes, loin d’en assurer la maîtrise, ne sont plus que des parties intégrées dans son processus. Nous en avons des exemples avec le climat et le système économique.
Que se
passe-t-il lors d’une catastrophe nucléaire telle que celle qui s’est produit en
mars 2011 à Fukushima ? Quand les circuits de refroidissement principaux sont
hors d’usage, quand le cœur des réacteurs commence à fondre, quand les circuits
de refroidissement de secours sont eux aussi HS, la centrale n’est plus un
système « compliqué » à gérer. La réaction nucléaire fait du dispositif un
système complexe qui prend le dessus contre les capacités humaines
d’intervention extérieure. Bref, le système s’anime avec une énergie qui lui est
propre, s’emballe en dehors de tout contrôle et suit alors un
processus systémique avec ses phases de boucles de rétroactions
positives et négatives. Quand on en est arrivé là à Tchernobyl, en désespoir de
cause, tout ce que l’on pouvait faire, c’était couler des tonnes et des tonnes
de béton sur les installations, fabriquer un épais sarcophage pour limiter
l’expansion des radiations. Créer une zone interdite de plusieurs dizaines de
kilomètres et attendre quelques dizaines d’années ou quelques siècles avant de
pouvoir réinvestir les lieux sans danger. Ne nous voilons pas la face. Ce qui
s’est passé à Fukushima, ce n’est seulement l’émission d’un petit panache de
fumée radioactive qui serait la conséquence d’une malencontreuse explosion. De
mémoire d’homme, Fukushima est la plus puissante source permanente de
rayonnement radioactif que nous ayons jamais pu projeter dans l’océan, le sol et
l’atmosphère. Aucune technologie connue n’est à ce jour capable d’interrompre
un processus de fusion nucléaire lorsqu’il est enclenché. Parmi les
substances radioactives émises, certaines ont une durée d’existence qui passe
plusieurs générations d’hommes. Le fait est là et il ne se discute pas. On le
regarde en face, ou on évite le problème en regardant ailleurs. Il y a toutes
sortes de divertissements possibles dans les médias : les non-événements des
joutes de la politique, du sport, du monde des people. De quoi
« discuter ». Regarder droit dans les yeux ce qui vient de se produire
requiert une lucidité complète, cela ne veut pas dire rester tétanisé par
l’événement, mais rester aligner sur ce qui est avec la haute qualité
d’une Passion immobile.
On a d’abord
parlé d’un accident qui se serait produit à Fukushima, puis on a parlé
d’une catastrophe. Le déplacement du vocabulaire n’est pas anodin. Un
accident est une irruption dommageable, mais qui, une fois réparé, rentre
finalement dans l’ordre des choses. Une catastrophe possède une plus grande
ampleur et un plus long retentissement. Selon Jean-Pierre Dupuy, nous pouvons
distinguer les catastrophes naturelles des
catastrophes technologiques
d’origine humaine et les catastrophes morales. A première vue, ce qui
s’est passé à Fukushima est dû à une énorme vague de tsunami qui a non seulement
provoqué des destructions importantes sur place, mais a surtout
noyé les
installations avec de l’eau de mer, ce qui a court-circuité tous les systèmes
électriques de refroidissement des réacteurs. Mais invoquer une « fatalité
naturelle » pour cette déferlante de vingt mètres n’est pertinent qu’en ce qui
concerne les dégâts provoqués dans les constructions et les pertes humaines qui
ont suivi. Nous pouvons au moins nous demander s’il n’était pas complètement
irresponsable de bâtir des centrales nucléaires dans des zones sismiques aussi
instables. Connaissant la fréquence des tsunamis dans la région, nous pouvons
aussi demander pourquoi personne n’a eu l’idée d’édifier face à l’océan un mur
pour affronter des vagues éventuelles. Quand on se penche sur les rapports sur le site avant la catastrophe, on est stupéfait de la somme des négligences et
pour tout dire d’incompétences qu’il y avait dans ce projet.
Comme le signale J.P. Dupuy, c’est le genre d’observation que l’on fait à chaque catastrophe : « A La Nouvelle-Orléans, on apprit que les jetées qui la protégeaient n’avaient pas été entretenues depuis de nombreuses années et que les gardes nationaux de Louisiane étaient absents parce qu’ils avaient été réquisitionnés en Irak. Et d’abord, qui avait eu l’idée saugrenue de construire cette ville dans un endroit aussi exposé ? On entend déjà dire que jamais le Japon n’aurait dû développer le nucléaire civil, puisque sa géographie le condamnait à le faire dans des zones sismiques exposées aux tsunamis. Bref, c’est l’homme, seulement l’homme, qui est responsable, sinon coupable, des malheurs qui l’accablent. » La différence à marquer entre une catastrophe morale et une catastrophe technologique tient à ce que la première est portée par une intention du mal, tandis que dans la seconde, les ingénieurs veulent bien faire, mais ils produisent malgré eux une calamité. « C’est parce qu’ils veulent faire le bien qu’ils produisent le mal. Ivan Illich appelait contre-productivité ce retournement tragique. Il affirmait que les plus grandes menaces viennent aujourd’hui moins des méchants que des industriels du bien ». (texte)
C’est une vision d’une grande profondeur qu’il convient d’explorer. Aujourd’hui les conspirationnistes ont tendance à diaboliser leur adversaire en lui prêtant des intentions mauvaises ; du coup ils passent complètement à côté de ce qui constitue le vrai problème. Comment expliquer cette espèce de coma de l’esprit par lequel les gens les plus compétents ne parviennent plus à y voir clair ? D’où vient cette étrange stupeur qui fait que des gens bien, doués de bonnes intentions, puissent pourtant embrayer des séries de conséquences qui vont vers le désastre ? (texte) Quel est ce voile d’inconscience qui couvre le regard des ingénieurs, des techniciens, des technocrates et des responsables politiques qui finalisent les décisions ? Il est excessif de leur prêter des intentions mauvaises. C’est bien ce qui donne le vertige.
2) Il y a une réponse, mais elle est très désagréable à entendre. Elle est chez Jacques Ellul. (texte) Parce que le système technicien prolifère de lui-même sans contrôle, (texte) embarquant par-là même tous ceux qui sont à son service dans son auto-développement. Parce que la compétence technique ne règne que sur un champ limité et qu’elle ne prend pas en compte la question des fins humaines. Elle est totalement concentrée, obnubilée par les moyens. Comme le dirait aussi Michel Henry, parce que la pensée technique tend d’elle-même à prendre pour fin son auto-développement, et cela dans une complète indifférence à la Vie. (texte) La performance technique qui consiste à dompter l’énergie nucléaire est une fin en soi tout à fait suffisante, de la même manière que dans les laboratoires de génétique, la performance technique consistant à créer un clone humain est en soi aussi une fin suffisante. La question de savoir s’il est bon de faire tel ou tel choix en direction de l’humanité future ne se pose alors plus du tout et devient complètement saugrenue. La technique justifie la technique et quand la totalité des responsables d’une société est intégralement convertie à la dogmatique, tous les possibles, même les plus dangereux, filent vers leurs conséquences. Tous ces gens sont de bonne foi, dévoués, obéissants, de bonne composition certainement. Ils croient bien faire, mais ils sont entièrement au service du système. Ce qui se passe alors, c’est que tout ce qui est possible sera forcément réalisé et plus personne ne contrôle plus rien. Cela s’appelle le progrès. Et on peut recommencer exactement le même raisonnement avec, par exemple, le système de santé analysé par Ivan Illich pour aboutir au même résultat.
Est-il
encore pertinent dans ces conditions de parler de « fin » dans la performance
consistant à dompter l’énergie nucléaire ? Non, pour la bonne et simple raison
que le contexte dans lequel elle est produite est celui d’une
instrumentalisation générale dans lequel
l’obsession porte avant tout sur les moyens techniques. (texte)
Les techniciens d’une centrale sont des agents commis pour se
conformer au service de la centrale. Le processus
d’instrumentalisation
est la norme de toute entreprise et le conformisme ne fait que s’accentuer avec
la taille de l’entreprise. Citons Günter
Anders :« Il est caractéristique de l’entreprise en général, du moins de la
grande entreprise telle qu’elle domine aujourd’hui, d’exiger… un engagement
total de la part de ceux qui travaillent pour elle ; il est caractéristique, par
ailleurs, de celui qui travaille pour l’entreprise d’agir passivement, de
n’avoir aucune part à la définition des buts de l’entreprise, même si son unique
raison d’être est pourtant de contribuer jour après jour à les atteindre ; de
n’être jamais … propriétaire des fins de la production, parce que ces fins ne le
concernent pas. S’il en va ainsi pour lui et si, par conséquent, il ne connaît
pas, n’a pas besoin de connaître ou ne doit pas connaître la fin de son
activité, il n’a manifestement pas non plus besoin d’avoir une
conscience morale ». S’il
existe en la matière une forme de « bonne conscience »,
elle consiste avant tout à déconnecter sa propre conscience morale de son
activité, ce qui est la bonne façon pour continuer de collaborer à la bonne
marche de l’entreprise. L’homme instrumentalisé peut se permettre
d’être insouciant dans l’acte même de travailler au sens où il
« s’abandonne » à son travail. Tout ce qu’il espère, c’est que
cela « continuera » à
tout
prix, sans qu’il ait à devenir responsable de ce qu’il fait. En souci des moyens qu’il
doit gérer, il n’a pas besoin de penser aux fins en direction du futur, c’est
l’entreprise qui s’en charge : You future is
taken care of. Et
« puisqu’il est habitué à exercer une activité qui ne requiert aucune conscience
morale – et qu’on ne souhaite pas qu’il en ait -, il n’a pas de conscience
morale. Et ce avec la meilleure conscience du monde. Les scrupules relatifs
à la finalité de son travail lui restent donc étrangers ». Enfin, il vit, comme
tout le monde, dans une croyance
inconsciente constamment réassurée, selon laquelle les objets techniques
sont « moralement neutres ». (texte)
Par réaction conditionnelle, l’idée qu’un produit technique pourrait être
foncièrement nocif ne peut que lui paraître que comme une sottise. Comme on dit,
« cela ne lui vient pas à l’esprit ». Et si on veut mettre la cerise sur le
gâteau, ajoutons une dose d’optimisme béat : la croyance dans le
progrès version XVIII ème siècle. Cela fait des
générations et des générations que l’on enseigne qu’il y a une
progression automatique de l’Histoire,
« la progression imperturbable et irrésistible du toujours-meilleur ». Et cela
fait des générations que l’on s’excite devant les prodiges de la
technologie pour en trouver une
glorieuse confirmation. Et cela tombe pile : c’est précisément au Japon que
cette célébration fébrile a été portée à son comble. Comment, dans ces
conditions, pourrait-on envisager la possibilité d’une
fin apocalyptique de l’Histoire ?... Or c’est exactement ce que le nucléaire
est capable de produire. Et c’est au Japon, la plus grande puissance
technologique, que c’est produit une catastrophe.
Et ce n’est
pas fini, certains diront : « oui, mais il y a des responsables qui prennent des
décisions, ce sont les politiques qui doivent gérer le nucléaire ». J’entends
bien. Et c’est vrai sur le fond. Mais la sottise serait de penser qu’ils pensent
dans une sphère supérieure au système technicien. Or c’est exactement le
contraire que l’on observe. La politique n’est-elle pas partout de fait plus une
technocratie qu’une
démocratie ? En France, le
choix nucléaire est partagé par tous
les gouvernements depuis 40 ans. C’est non-négociable, comme les dogmes. Le
dogme nucléaire est comme tous les dogmes
au-dessus de toute critique. Et s’il faut le justifier, et bien on dira qu’il
fait partie des progrès techniques, et on connaît la profession de foi depuis
Condorcet : tout progrès technique est par nature un
progrès de civilisation et un progrès moral. (texte) Bien entendu, le dogme ne peut pas
s’appuyer ici sur la transcendance de Dieu,
mais il n’est pas excessif de penser
qu’il y a aussi dans cette affaire des gardiens du dogme et une sorte de clergé. La vérité doit rester entre de bonnes mains et le bon peuple rester ignorant. Et
c’est là que se trouve la suprême jouissance de l’infaillibilité
pontificale des experts. S’il y a bien une question qui n’a jamais été
démocratique, c’est bien celle du nucléaire.
Nous devons penser la catastrophe nucléaire et la bombe comme un seul et même processus, fer de lance emblématique d’une techno-science livrée à elle-même. Ouvrons les yeux sur ses ultimes implications. Jean-Jacques Delfour dit dans un article tonitruant : « La centrale nucléaire est la sœur jumelle de la bombe atomique : elle utilise les mêmes substances, extrêmement dangereuses. Son caractère civil ne supprime pas sa gémellité avec l'arme nucléaire. La centrale nucléaire est une technologie de mort apprivoisée. Cependant, cet usage non criminel de matières mortelles ne change pas leur nature. Leur manipulation exige une prudence aussi grande qu'elles sont dangereuses. Les ingénieurs jouent leur crédibilité dans la garantie techno-scientifique de la sécurité. Portés par la foi dans la techno-science, ils ont tendance à en minorer la dangerosité. Mais le moteur réel, secret, qui fait de ces ingénieurs une caste à part de dieux plutoniens, infernaux, est l'extrême jouissance de manipuler une énergie aussi colossale. La centrale nucléaire, en effet, et tout est là, c'est la jouissance technologique maximale ».
1) Günter
Anders emploi le mot Titan. (texte)
La possession de la bombe réalise
l’ambition des surhommes du vital selon le
modèle nietzschéen, ceux-là peuvent, dans l’ivresse de la puissance, se
redresser devant la face du monde et dire : « nous sommes des titans », nous
sommes devenus comme Faust, « l’homme qui voulait désespérément devenir
un titan ». Avec la bombe, nous avons goûté à l’Infini. Toutefois, le goût est
amer car ce n’est pas l’infini sur un mode positif, mais sur le mode négatif du
pouvoir d’annihilation.
« La formule : « tous les hommes sont mortels » a été aujourd’hui remplacée par celle-ci : « l’humanité peut être tuée dans sa totalité ». C’est un changement d’époque historique colossal tel, qu’il est indispensable de penser un avant et un après la bombe atomique, car le monde n’est plus du tout le même.
Ce qui est inédit et comme tel difficilement pensable, c’est la signification de la bombe en tant qu’objet technique. Nous avons vu l’erreur commune dénoncée par Jacques Ellul qui consiste à penser la machine comme un « moyen » en partant du modèle de l’outil, alors que l’irruption de la machine pose des problèmes d’un ordre complètement différent, ce qui requiert un saut conceptuel dans une vision globale du système technicien. De même, pour comprendre les implications du nucléaire et de la bombe atomique en particulier, il faut là aussi effectuer un saut dans une vision globale. La bombe n’est pas du tout un « objet » comme un autre et parmi d’autres. Pas plus qu’une centrale atomique peut être considérée comme une usine parmi d’autres. En apparence, la bombe peut ressembler à d’autres « objets » appelés bombes, celles qui ont été utilisées lors des bombardements de la seconde guerre mondiale, ou à une torpille pour couler des navires. Mais ce n’est qu’une apparence grossière. L’usage veut qu’un « objet » soit considéré comme un « moyen » en vue d’une fin, comme le stylo qui sert à écrire. Mais avec la bombe nous nous trouvons dans une situation telle que ces catégories son inadéquates et complètement obsolètes.
« Car la
bombe n’est pas un moyen ». Déjà, dans un monde technique
tel que le nôtre, nous avons appris que tout devient moyen, tellement, à vrai
dire, que les fins sont reléguées au second plan. A supposer que ce couple de
concept soit encore opérationnel, « le propre du moyen est de passer
intégralement dans sa fin pendant qu’il la « médiatise », de s’abolir en elle
comme el chemin s’abolit dans le but et donc de disparaître en tant que
« grandeur » propre quand le but est atteint ». Mais cela ne peut pas être
appliqué à la bombe, « parce qu’elle ne disparaît pas en tant que grandeur
propre ». Pourquoi ? « Parce qu’elle est absolument trop grande » dans la
puissance. L’effet de destruction qui serait produit par son utilisation serait
bien plus grand que n’importe quelle fin, que celle-ci soit politique, militaire
ou tout ce que l’on
veut. Donc, « son effet transcende toute fin », ce
qui rend dès lors complètement dérisoire l’application du couple de concepts
moyen/fin à la bombe atomique. Pour le dire avec un peu d’humour
en utilisant un paradoxe : « En cas de guerre
nucléaire... l'électromagnétisme produit par les bombes thermonucléaires
pourrait-il endommager mes cassettes vidéo ? » Bien sûr la question est stupide,
puisqu’il n’y aurait plus personne pour la poser, l’anéantissement deviendrait
effectif.
C’est là
que nous parvenons à toute une suite de raisonnements qui, si on les poursuit
sans comprendre l’envergure de la puissance évoquée, deviennent complètement
démentiels. Supposons que quelqu’un
poursuive le but d’anéantir le monde. Mais « continuer à produire des armes
atomiques ne reviendrait pas pour autant à produire des moyens supplémentaires.
Aujourd’hui, cela ne reviendrait en aucune façon à produire des « moyens » pour
la bonne raison que – tous les experts s’accordent sur ce point - … la puissance
virtuelle des bombes aujourd’hui est déjà absolue… C’est pourquoi il paraît
décidément absurde de continuer encore à augmenter la taille, la puissance
explosive des bombes ». Nous avons déjà de quoi faire sauter
25 fois la planète à tout moment. L’ironie
mortelle ici, c’est qu’avec l’arme atomique, l’idée qui conduit la technique,
à savoir le
perfectionnement constant, l’accroissement de la puissance, le tout
au service de la « croissance »,
mène droit… au suicide collectif. C’est une
situation qui ne s’était jamais produite auparavant. « L’esprit de l’industrie
soumis au principe selon lequel tout produit technique est condamné à la
surenchère, à fournir toujours plus, le fait que cet accroissement soit
possible, mais qu’il n’ait plus de sens », voilà qui débouche dans un vide
incompréhensible. De quoi rendre fou l’esprit technicien.
Mais si la bombe n’est pas un moyen, que peut-elle être d’autre ? Günter Anders rappelle « qu’on appelait autrefois « monstrueux » les êtres que l’on ne pouvait pas classer ». Si quelqu’un s’avisait « de leur demander ce qu’ils étaient, ils lui crachaient leur non-être au visage en éclatant de rire ». « La bombe est un tel être. Elle est là… Et son non-être nous coupe le souffle ». Une monstruosité technologique, mais qui est parente de la catastrophe morale qui s’est produite à un moment clé de l’Histoire. Citons intégralement la note de bas de page de Anders : « Si l’on a pendant la guerre hâté à ce point la construction de la bombe, c’était en grande partie pour devancer Hitler, qui avait définitivement érigé en principe les liquidations de masse. Il est effrayant de constater que le moyen de prévention s’est « infecté au contact de l’ennemi », et que les meurtres perpétrés en masse à Nagasaki et Hiroshima, mais aussi les prétendues expériences actuelles, sont devenus les jumeaux des exterminations organisées par Hitler ». (texte)
2) On
objectera que tout de même les politiques qui sont en place qui peuvent appuyer
sur le
bouton nucléaire ne sont pas des nihilistes. En effet, c’est vrai si
« sous le nom de « nihilistes », nous nous représentons habituellement des
personnages d’un tout autre genre : ou bien des anarchistes comme ceux qu’a
engendrés la Russie révolutionnaire, qui s’épuisaient en vaines actions
individuelles ; ou bien les plus sceptiques des intellectuels que l’Europe a
connus à cette même époque ; ou bien encore les dictateurs et leurs sbires, qui
avaient besoin d’entendre les cris de leur victimes pour se prouver à eux-mêmes
qu’ils existaient – « j’extermine, donc je suis ». Bien sûr que ceux qui ont le
pouvoir nucléaire entre les mains n’entrent pas dans ces catégories. On peut
même admettre qu’ils n’ont parfois jamais entendu parler du nihilisme. On peut
supposer à bon droit que pour la plupart, dans leur vie privée, sont honnêtes,
ou qu’ils sont « positifs » jusqu’au bout des ongles et que leurs principes sont
aussi sains que leurs comptes. Ils peuvent aussi professer une morale saine et
une religion positive.
Le
problème, c’est que toute cette vertu n’est que façade, car ils sont en réalité
très liés et très dépendants du système dans lequel ils vivent et dont ils ont
hérité. Or ils ont hérité de la bombe. Et c’est là que Günter Anders poursuit
une analyse à partir d’un principe
fondamental : « Tout
homme a les principes de la chose qu’il possède ». Entendons bien ce que
cela ne veut pas dire. Tout d’abord, il serait vain d’accabler simplement
des « circonstances » qui auraient prétendument produit une
mauvaise volonté ou
une méchanceté chez les politiques. Non. Cela ne veut pas dire non plus qu’ils
ont été conditionnés par leur avoir, de sorte que cela les auraient rendus
mauvais. Non. Et Günter Anders irait presque jusqu’à l’angélisme : « Il nous
semble au contraire, qu’ils sont restés dans leur vie privée et subjective –
dans leurs convictions, dans leurs sentiments, dans leur mentalité, dans leur
comportement – des personnes inoffensives, honnêtes et vertueuses ».
Mais cela non plus ne suffit pas. « Ne pas être mauvais n’est pas, en l’occurrence, une vertu ». Les politiques sont malheureusement à la traîne de la chose qu’ils possèdent… « Ils sont incapables de devenir aussi monstrueusement mauvais que la bombe et les actes qu’elle rend possibles. Autrement dit, leur vertu est uniquement le symptôme de leur défaillance ». La vertu véritable demanderait une lucidité sans faille dans laquelle le politique comprendrait réellement que, dans sa position, il est aussi ce qu’il possède, à savoir la bombe.
De là Günter Anders passe à l’impératif d’allure très kantienne suivant : « Ne possède que les choses dont les maximes d’action pourraient également devenir les maximes de ta propre action ». Sorti du contexte, cet impératif ferait sourire : on imagine le sannyasi qui n’a que sa tunique et son bol et dont effectivement les possessions résument le statut de renonçant. Ou encore le partisan de la simplicité volontaire qui refuserait de posséder une voiture et de s’entourer de toutes sortes de gadgets, tous plus chronophages les uns que les autres. C’est Gandhi avec son pagne et son rouet. Ce pourrait être une posture de renonçant.
---------------Cependant,
eu égard à ce que représente la bombe, la possession ici ne peut pas être
identifiée à celle des choses, car, pour le dire autrement, l’objet technique
est une maxime réifiée, une façon d’agir coagulée. Il enveloppe dans son
concept l’esprit dont il procède, à savoir, celui de la technique dans sa
volonté de maîtrise de la Nature. Il y a donc des raisons de se poser la
question suivante : qu’est-ce que la bombe nous dirait si elle pouvait parler ?
De quoi est-elle la froide réification métallique ? Elle traite la Nature, les
hommes, les animaux et les plantes de manière indifférente dans la contamination
radioactive. Elle peut stériliser et vitrifier toute la Terre. « Si elle pouvait
parler, elle dirait la même chose que le nihiliste : … « Qu’il y ait un monde ou
qu’il n’y en ait pas, tout est un. Pourquoi ne serait-il pas possible qu’il n’y
ait plus de monde ? » Si « celui qui possède une chose adopte la maxime de cette
chose, c’est aussi le précepte de ceux qui possèdent la bombe ». « Les
seigneurs de la bombe sont des nihilistes actifs ». Ce n’est pas une façon
de parler mais stricte vérité. En tant qu’homme, le seigneur de la bombe peut
très bien être inoffensif dans sa vie privée. « L’anéantissement lui est tombé
entre les mains comme n’importe quelle autre innovation technique ». Ce qui fait
de lui une figure historique incomparable avec tous ceux qui ont été dans le
passé des « héros de l’Histoire » à la Hegel, c’est « non seulement parce qu’il
dispose de la puissance nécessaire pour accomplir l’anéantissement, mais aussi
parce qu’il est peut être incapable de ne pas utiliser cette
puissance ».
Au §21 de L’Obsolescence de l’Homme, Günter Anders pointe ce qui nous paraît la clé du problème : « La bombe et le nihilisme constituent un syndrome ». Ajoutons : la marque patente d’une insanité collective. Il remarque que dans les années 1940 et 1950, en livre de poche, rien ne s’est mieux vendu que le « néant » ! La pensée du néant traînait dans toute la littérature et elle devenait une mentalité de masse. « Il est extrêmement frappant que le nihilisme de masse soit apparu au moment même où la bombe a été produite et utilisée pour la première fois ; qu’une philosophie niant l’humanité elle-même ait un sens soit apparue en même temps qu’un instrument destiné à anéantir l’humanité ; que le nihilisme de masse ait coïncidé, historiquement avec l’annihilation de masse » devrait sérieusement nous alerter. Personne ne doute que le national-socialisme ait été un avatar du nihilisme, mais ce que nous ne voyons pas c’est en goût la macération du néant a pu propager ce que l’on pourrait nommer un « annhilisme ». Anders cite Sartre, (texte) mais on sait qu’il a été l’élève de Heidegger. Le fait est que le nihilisme philosophique et le nihilisme de masse ont selon Anders « fusionné ». Mais comme ils n’ont jamais été séparés, parce qu’il n’existe pas de séparation réelle, autant dire que les penseurs ont en définitive exprimé ce qui était latent, le souffle rauque et putride du néant exhalé dans la conscience collective. Anders relate ensuite une conversation en 1952 dans le train, dans des extraits de son journal qui vaut le détour. Conversation nihiliste ordinaire que nous avons tous entendue plus d’une fois (texte). Sautons au commentaire génial qui suit :
« Le fait que l’homme existe « pour rien » et le fait qu’il puisse être anéanti, le nihilisme et la bombe, ne sont qu’une seule et même chose. Puisque nous existons pour rien, la bombe est justifiée, et puisque la bombe est là, nous ne valons rien, et puisque nous ne valons rien, la bombe, de toute façon, n’aggravera pas les choses, et puisque… et puisque … jusqu’à la nausée… sans que l’on sache où est la tête de cette argumentation et où est sa queue, quelle est sa prémisse et quelle est sa conclusion. Le manège de ces faux semblants tourne autour de l’axe du néant. Qui ne saute pas en marche pour détruire le manège n’en sortira pas vivant » ! (texte)
Pour expliquer ce qu’est une prise de conscience lucide, Krishnamurti prenait l’exemple du fait de voir un serpent venimeux. La réponse saine et intelligente, c’est de voir le danger en tant que danger et de faire immédiatement un pas en arrière. Sinon on n’en sort pas vivant. La réaction névrotique, c’est de rester interdit, les bras ballants en attendant de se faire piquer. Le petit manège mental à vertu hallucinatoire doit être détruit. Considérerons le nucléaire comme un manège extrêmement dangereux et la complaisance à son égard comme le tournis qu’il procure.
Anders demande à tous un engagement, comme celui des objecteurs de conscience, à ne pas collaborer de près ou de loin avec tout ce qui a trait à la production et l’utilisation de la bombe. A tenter de convaincre ceux qui résignés, haussent les épaules, de reconsidérer attentivement les faits et les implications. Jusqu’au désarmement. Le paradoxe, c’est qu’alors la menace nucléaire aura au moins ce mérite de pouvoir réveiller l’humanité en nous et de mettre en action la responsabilité.
* *
*
Oui, c’est très curieux, mais le nucléaire est bien l’achèvement du projet techniciste dans tous les sens du terme « achèvement » : celui d’un sommet atteint dans la maîtrise matérialiste de la Nature dans l’arraisonnement de l’énergie la plus puissante sise au cœur de la matière. Dans le sens aussi où on atteint une sorte de fin, sur une crête avec de part et d’autre un risque très dangereux de chute. Dans le sens encore de la jouissance extrême de l’ego technicien de détenir un pouvoir illimité qui lui assure simultanément l’admiration des scientistes, la dévotion des politiques, la fascination des militaires, la déférence des économistes. Quel emblème et quel symbole pour légitimer le progrès ! Il n’y a pas de doute là-dessus, la maîtrise du nucléaire flatte aussi l’ego collectif, elle démarque une nation et signe une supériorité manifeste, pour autant justement que la puissance technologique pure y atteint des sommets… mais au point de donner à l’homme le statut de Titan et Seigneur de l’apocalypse.
Inouï. Il n’est pas un seul de ces
caractères qui ne soit la marque de l’inflation de l’ego. La psychologie
sous-jacente au développement du nucléaire est aussi importante, sinon plus
importante,
que son histoire. C’est à partir d’elle que nous pouvons vraiment nous poser la
question de savoir si vraiment elle est oui ou non sensée. S’il était avéré que
ce qui mine de l’intérieur la civilisation occidentale, c’est justement l’ubris
caractérielle de l’ego, nous aurions toutes les raisons de penser que le
nucléaire est le triomphe de l’insanité humaine.
* *
*
Questions:
1. Que valent les justifications économiques de l'énergie nucléaire, face au danger qu'elle nous fait courir?
2. Günter Anders dit qu'en un sens, la bombe est utilisée dans le simple fait qu'elle sert au chantage et à la propagation de la peur. Pourquoi?
3. Par quels arguments parvient-on à justifier une opposition entre nucléaire civil et militaire?
4. Si le processus d'auto-développement de la technique culmine dans le nucléaire, que faut-il penser de son processus et de ce qui le conduit?
5. Le nucléaire n'est-il pas par excellence une cible privilégiée pour le terrorisme?
6. Peut-on refuser l'armement atomique sans mettre simultanément en cause la production d'énergie nucléaire?
7. Que voulait dire Einstein quand, parlant de la bombe, il affirmait que l'on ne met pas de l'explosif et des allumettes entre les mains d'un enfant?
© Philosophie et spiritualité, 2011, Serge Carfantan,
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