Textes philosophiquesNaomi Klein la stratégie du choc"Dans l’un de ses essais les plus influents, Friedman définit le remède universel que propose le capitalisme moderne et énonce ce que j’en suis venue à considérer comme la « stratégie du choc». « Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements, fait-il observer. Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées alors en vigueur. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction : trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que des notions politiquement impossibles deviennent politiquement inévitables12. » En prévision de désastres, certains stockent les boîtes de conserve et les bouteilles d’eau ; les disciples de Friedman, eux, stockent des idées relatives au libre marché. En cas de crise, le professeur de l’université de Chicago était convaincu qu’il fallait intervenir immédiatement pour imposer des changements rapides et irréversibles à la société éprouvée par le désastre. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle échapperait durablement à « la tyrannie du statu quo ». Selon Friedman, « un nouveau gouvernement jouit d’une période de six à neuf mois au cours de laquelle il peut opérer des changements fondamentaux. S’il n’en profite pas pour agir avec détermination, une telle occasion ne se représentera plus». Variation sur un thème cher à Machiavel, selon qui le mal devait « se faire tout d’une fois », cette idée constitue l’un des legs stratégiques les plus durables de Friedman. C’est au milieu des années 1970, à l’époque où il conseillait le général Augusto Pinochet, dictateur chilien, que Friedman. eut pour la première fois l’occasion d’exploiter un choc ou une crise de grande envergure. Au lendemain du violent coup d’État orchestré par Pinochet, les Chiliens étaient sans contredit en état de choc. De plus, le pays était aux prises avec les traumatismes causés par une hyperinflation galopante. Friedman conseilla à Pinochet de procéder aussitôt à une transformation en profondeur de l’économie – réductions d’impôts, libéralisation des échanges commerciaux, privatisation des services, diminution des dépenses sociales et déréglementation. Bientôt, les Chiliens virent même leurs écoles publiques remplacées par des écoles privées auxquelles donnaient accès des bons d’études. C’était la métamorphose capitaliste la plus extrême jamais tentée. On parla désormais de la révolution de l’« école de Chicago », de nombreux économistes de Pinochet ayant étudié à l’université de Chicago sous la direction de Friedman. Ce dernier prédit que la soudaineté et l’ampleur des changements économiques provoqueraient chez les citoyens des réactions psychologiques qui « faciliteraient l’ajustement ». Friedman créa l’expression « traitement de choc » pour parler de cette douloureuse tactique. Au cours des décennies suivantes, les gouvernements qui imposèrent de vastes programmes de libéralisation des marchés eurent justement recours au traitement de choc ou à la « thérapie de choc ». Pinochet, lui, facilita l’« ajustement » au moyen d’une autre forme de chocs : dans les nombreuses salles de torture du régime, les corps qui se convulsaient sous l’effet de la douleur étaient ceux des personnes les plus susceptibles de s’opposer à la transformation capitaliste. En Amérique latine, nombreux sont ceux qui établirent un lien direct entre les chocs économiques qui se soldèrent par l’appauvrissement de millions de personnes et l’épidémie de tortures qui punirent dans leur chair des centaines de milliers de personnes qui rêvaient d’une autre forme de société. D’où la question posée par l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano : « Comment préserver cette inégalité autrement que par des décharges électriques ? » Exactement trente ans après que ces trois formes de chocs eurent frappé le Chili, la formule reprend du service en Irak, de façon beaucoup plus violente. Il y eut d’abord la guerre, qui, selon les auteurs de la doctrine militaire des États-Unis Shock and Awe (parfois traduite par « choc et effroi »), avait pour but « de contrôler la volonté, les perceptions et la compréhension de l’adversaire et de le priver de toute capacité à agir et à réagir »". La Stratégie du Choc, introduction. Indications de lecture:cf. la leçon Le pouvoir et les puissances de l'argent.
|