Textes philosophiques
Francois de Witt le
christiannisme s'est-il trompé sur la nature de l'âme?
Le catéchisme de l’Église catholique nous apprend, au paragraphe
365 : « L’unité de l’âme et du corps est si profonde que l’on doit
considérer l’âme comme la “forme” du corps. » Il est précisé un peu plus
loin que l’âme est immédiatement créée par Dieu – et non par les parents –
et qu’elle est immortelle, son immortalité ayant tout de même dû attendre le
concile de Latran de 1513 pour être définitivement actée. L’âme peut-elle
être à la fois immortelle et indissociable du corps périssable ? Cette
contradiction ne semble pas gêner l’Église. Elle est pourtant fondamentale.
Et si la définition donnée à l’âme était fondée sur des bases fausses ?
La forme qui donne le sens
L’Église avance
une explication. Sous l’influence déterminante de Thomas d’Aquin, le grand
érudit du XIIIe siècle, auteur d’une très substantielle Summa Theologica, la
chrétienté a redécouvert la pensée d’Aristote, appelé « le Philosophe » tant
son aura était grande.
Aristote présentait
deux atouts majeurs pour Thomas. C’était d’abord un scientifique, qui avait
étudié avec passion les règnes – minéral, végétal, animal – dont nous lui
devons la typologie. Or, Thomas voulait comprendre la Création sous toutes
ses formes. En outre, Aristote le logicien avait émis une théorie des quatre
causes – matérielle, formelle, efficiente et finale –, la dernière supposant
l’existence de ce qu’il avait appelé le Premier Moteur immobile. En effet,
dans un monde où tout était mis en mouvement, il fallait bien admettre,
selon lui, qu’il existe au bout du bout un moteur que rien ne pouvait
mouvoir. Et ce moteur était nécessairement aussi éternel qu’immobile.
Une formidable
aubaine pour Thomas d’Aquin. Ne s’agissait-il pas d’une démonstration
logique de l’existence du Dieu des chrétiens ? Il se plonge donc
résolument dans la pensée d’Aristote, reprenant notamment sa définition de
l’âme : « essence et forme des vivants, celle qui leur permet de réaliser
leur être et d’accomplir leur fonction propre. » Pour Aristote, l’âme est au
corps ce que le moule est à la cire ou la vue à l’œil : la forme qui lui
donne son sens. Le catéchisme a repris sa définition mot pour mot. Or, en
toute logique, pour Aristote, l’âme disparaît avec le corps du fait même
qu’elle en est indissociable. Un projecteur donne leur forme aux films qu’il
projette. Mais, sans films, il ne sert à rien.
Il en découle
très logiquement que l’âme ne peut prétendre à l’immortalité, comme
l’affirme la doctrine chrétienne, en rupture d’ailleurs avec la tradition
juive. Comment concevoir qu’elle puisse fonctionner sans son corps, comment
décrire son parcours dans l’Au-delà et dans l’attente des retrouvailles avec
son corps le jour du Jugement dernier ? Car il faut bien que ces
retrouvailles se fassent ! De fait, Thomas d’Aquin ne parviendra jamais à
justifier de manière convaincante la survie de l’âme après la « corruption »
du corps.
Se serait-il trompé
de définition ? Immatérielle, insaisissable, élusive, comme le pensent tous
ceux qui croient à son existence, l’âme reste une énigme pour bon nombre de
théologiens. Voire un non-sujet pour les psychologues. Toutes les
définitions de l’âme – la psuché grecque, le nephesh hébreu, l’anima latine,
le nefs arabe ou l’atman sankrit – se traduisent imparablement par
« souffle ». Et si l’Église était partie de cette base plutôt que de la
cause formelle d’Aristote ? Le souffle a pour mérite d’être immatériel. Il
ramène aussi tout naturellement les croyants au souffle divin du premier
livre de la Genèse comme à l’haleine de vie du Coran. Il signifie
implicitement que l’âme est distincte du corps et n’exclut pas qu’elle le
précède. Car le souffle n’a pas besoin du corps pour exister.
Ce dernier point
invite à examiner la définition de l’âme que nous a laissée Platon. Pour le
maître d’Aristote à l’Académie, l’âme est immortelle parce qu’elle se meut
toute seule. Tout ce qui est mû par une force extérieure a une fin, puisque
son mouvement s’arrête. A contrario, ce qui engendre ce mouvement – et qui
est donc « inengendré » – est immortel. Telle est, selon lui, la nature
profonde de l’âme. Il va plus loin. Étant immortelle, l’âme « a contemplé
l’Être, sans quoi elle ne serait pas venue dans ce vivant-là », c’est-à-dire
qu’elle a vu le monde des formes parfaites – le Beau, le Bon et le Vrai. Sa
théorie de la Réminiscence postule que l’homme n’apprend pas, mais se
souvient des informations déjà enregistrées par son âme.
Plus poétique
que celle d’Aristote, la vision platonicienne de l’âme, exprimée en termes
chrétiens, présenterait Dieu comme un émetteur d’âmes-souffles de vie.
D’ailleurs, dans le Nouveau Testament, le mot grec psuché, au demeurant peu
utilisé, est traduit selon les cas par « âme » et par « vie ». Platon a
aussi pour mérite de justifier l’immortalité de l’âme.
Pourquoi Aristote a-t-il eu gain de
cause ? La raison en est très simple. Si l’âme précède le corps, si elle est
inengendrée, son parcours ne s’arrête évidemment pas à la mort physique.
Rien ne l’empêche notamment de passer d’un corps à un autre. Elle peut
« migrer ». Défendue par le très respecté Origène au IIIe siècle, la
transmigration des âmes est très différente de la réincarnation : elle est
volontaire et non automatique.
Elle a néanmoins reçu
un coup fatal trois cents ans plus tard, frappée d’anathème par l’empereur
Justinien, responsable par ailleurs de la fermeture définitive de l’Académie
de Platon. Elle n’a plus jamais retrouvé droit de cité. La doctrine
chrétienne veut que nous n’ayons qu’une vie pour faire notre salut. Et tant
pis pour nous si nous la gâchons ou qu’elle nous est retirée prématurément !
Et tant pis si le réalisme d’Aristote est incompatible avec l’immortalité de
l’âme. N’est-ce pas un peu dommage ?
Le Monde des
religions, 14 septembre 2015.
Indications de lecture:
Cf. le livre de l'auteur, La
Preuve par l’Âme – Un polytechnicien démontre notre
immortalité (éditions Guy Trédaniel, 2015). Voir
Cinq
Leçons sur la Mort. ch
III à V.
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