Textes philosophiques

Alain   L'apparence est sacrée


     A faire nous oublions d'être. Aussi le peintre se plaît à son modèle ordinaire ; il en fera une femme aussi neuve qu'Ève, et tout autant éternelle. Il joue encore plus près du jeu s'il peint des pommes, des oranges, une carafe, un livre, un tapis. C'est que ces choses d'usage et familières sont de celles que nous ne voyons plus du tout. Moins elles sont remarquables et plus le peintre triomphe. Il nous éveille à ces choses, par rapport auxquelles nous ne sommes que somnambules ; car le somnambule va sans voir et va très bien ; et c'est ainsi que j'ouvre ma porte et quel je mets ma montre à l'heure. Réveille-toi, c'est le mot du peintre.

     À ton rêve ? Non. Peindre un rêve c'est ne rien peindre. Et, quelque étrange que ce soit, il n'y a point d'apparence du rêve. Ce bord de l'eau, qui n'est qu'un fil de couleur, il annonce l'eau vraie, il est l'eau vraie. Pourquoi ? Parce qu'il n'est que reflet. Reflet n'est pas peu. La science vit de reflets, et même elle en invente. Il ne manque rien à une chose qui dépend de toutes les autres. Le vrai du rossignol c'est tout le printemps. Le peintre a deviné ces choses ; car l'apparence lui suffit ; il se défend de nommer les choses, ce qui est les séparer ; mais aussi de cette apparence il ne changera pas un fil; et si ce ruban de route tourne ainsi, exactement ainsi, c'est bien parce qu'il est au monde, et que la bosse de la terre est ainsi et encore ainsi, jusqu'au centre. Il n'y a que le vrai sentier qui dépende des roches, et qui raconte l'histoire de la terre et celle de l'homme. C'est pourquoi toute l'apparence est sacrée. L'idée est pauvre à côté. Une maison voudrait ne dire que le maçon et l'architecte ; mais laissez faire le peintre ; il vous bâtit une maison qui tient à la terre et au ciel, une maison aussi naturelle qu'un rocher. Le peintre n'a point peur d'une maison neuve ; il la voit aussi vieille que le rivage, comme elle est, et ainsi neuve de son vrai neuf, qui vient d'une première vue, toujours première. Le monde n'est pas encore créé, et vous n'en saviez rien.

 Propos sur la Nature, 1er juillet 1933. Folio, p. 126-127.

Indications de lecture :

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