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Textes philosophiquesGuy Debord panégyriqueDans le quartier de perdition où vint ma jeunesse, comme pour achever de s'instruire, on eût dit que s'étaient donné rendez-vous les signes précurseurs d'un proche effondrement de tout l'édifice de la civilisation. On y trouvait en permanence des gens qui ne pouvaient être définis que négativement, pour la bonne raison qu'ils n'avaient aucun métier, ne s'occupaient à aucune étude, et ne pratiquaient aucun art. Ils étaient nombreux à avoir participé aux guerres récentes, dans plusieurs des armées qui s'étaient disputé le continent : l'allemande, la française, la russe, l'armée des États-Unis, les deux armées espagnoles, et plusieurs autres encore. Le restant, qui était plus jeune de cinq ou six ans, était venu directement là, parce que l'idée de famille avait commencé à se dissoudre, comme toutes les autres. Nulle doctrine reçue ne modérait la conduite de personne ; et pas davantage ne venait proposer à leur existence quelque but illusoire. Diverses pratiques d'un instant étaient toujours prêtes à exposer, dans la lumière de l'évidence, leur tranquille défense. Le nihilisme est tranchant pour moraliser, dès que l'effleure l'idée de se justifier : l'un volait les banques, qui se glorifiait de ne pas voler les pauvres, et un autre n'avait jamais tué personne quand il n'était pas en colère. Malgré toute cette éloquence disponible, c'étaient les gens les plus imprévisibles d'une heure à l'autre, et parfois assez dangereux. C'est le fait d'être passé par un tel milieu qui m'a permis de dire quelquefois, par la suite, avec la même fierté que le démagogue des Cavaliers d'Aristophane : "J'ai été élevé sur la voie publique, moi aussi !" Après tout, c'était la poésie moderne, depuis cent ans, qui nous avait menés là. Nous étions quelques-uns à penser qu'il fallait exécuter son programme dans la réalité ; et en tout cas ne rien faire d'autre. On s'est parfois étonné, à vrai dire depuis une date extrêmement récente, en découvrant l'atmosphère de haine et de malédiction qui m'a constamment environné et, autant que possible, dissimulé. Certains pensent que c'est à cause de la grave responsabilité que l'on m'a souvent attribuée dans les origines, ou même dans le commandement, de la révolte de mai 1968. Je crois plutôt que ce qui, chez moi, a déplu d'une manière très durable, c'est ce que j'ai fait en 1952. Une reine de France en colère rappelait un jour au plus séditieux de ses sujets : "Il y a de la révolte à imaginer que l'on puisse se révolter." C'est bien ce qui est arrivé. Un autre contempteur du monde, autrefois, qui disait qu'il avait été roi dans Jérusalem, avait évoqué le fond du problème, presque avec ces propres paroles : L'esprit tournoie de toutes parts et il revient sur lui-même par de longs circuits. Toutes les révolutions entrent dans l'histoire, et l'histoire n'en regorge point ; les fleuves des révolutions retournent d'où ils étaient sortis, pour couler encore. (...) Je me flatte de n'avoir à cet égard rien oublié, ni rien appris. Il y avait les rues froides et la neige, et le fleuve en crue : "Dans le mitan du lit - la rivière est profonde." Il y avait les écolières qui avaient fui l'école, avec leurs yeux fiers et leurs douces lèvres ; les fréquentes perquisitions de la police ; le bruit de cataracte du temps. "Jamais plus nous ne boirons si jeunes." On peut dire que j'ai toujours aimé les étrangères. Elles venaient de Hongrie et d'Espagne, de Chine et d'Allemagne, de Russie et d'Italie, celles qui ont comblé de joies ma jeunesse. Et plus tard, quand j'avais déjà des cheveux blanc, j'ai perdu le peu de raison que le long cours du temps, à grand-peine, avait peut-être réussi à me donner ; pour une fille de Cordoue. Omar Khayyam, toutes réflexions faites, devait admettre : "Vraiment, les idoles que j'ai aimées si longtemps - m'ont beaucoup déprécié aux yeux des hommes. - J'ai noyé ma gloire dans une coupe peu profonde, - et j'ai vendu ma réputation pour une chanson." Qui pourrait, mieux que moi, sentir la justesse de cette observation ? Mais aussi, qui a méprisé autant que moi la totalité des appréciations de mon époque, et les réputations qu'elle décernait ? La suite était déjà contenue dans le commencement de ce voyage. Cela se situait entre l'automne de 1952 et le printemps de 1953, à Paris, au sud de la Seine et au nord de la rue de Vaugirard, à l'est du carrefour de la Croix-Rouge et à l'ouest de la rue Dauphine. Archiloque a écrit : "Tire-nous de quoi boire. - Prends le vin rouge sans remuer la lie. - Car rester sobres à ce poste-là, non, nous ne le pourrons pas." Entre la rue du Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s'est si complètement perdue, en buvant quelques verres, on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais rien de mieux. Panégyrique, tome premier. Indications de lecture:Voir la leçon conscience et situation d'expérience.
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