Leçon 144.   Conscience, liberté et situation d’expérience     

    Il y a deux manières d’essayer de comprendre la réalité, qui correspondent peut-être à deux tournures d’esprit : il y a ceux qui vont toujours de la théorie vers les faits et ceux qui ne conçoivent de de méthode que partant des faits pour remonter vers la théorie. La première approche accorde une place prépondérante à la formation d’une représentation correcte, d’un cadre conceptuel adéquat. Elle est plutôt spéculative. C’est une démarche caractéristique de systèmes tels que celui de Hegel, mais elle est aussi le propre de toute science hypothético-déductive. La seconde approche tente de s’inscrire au plus près de la situation d’expérience du sujet conscient. Elle est plutôt phénoménologique. Dans ses dialogues avec David Bohm, Krishnamurti avouait son incapacité à partir d’un point de vue théorique, parce que sa pente naturelle était toujours d’aller des faits vers l’idée.

    Toute expérience est nécessairement une expérience consciente. Cela veut dire qu’elle s’inscrit dans la dimension de l’ici et du maintenant. La situation d’expérience est à la fois mon insertion dans la trame du réel à un moment historique donné et aussi la fenêtre de la perception à partir de laquelle je vois le monde qui m’entoure immédiatement, du point de vue où je me trouve. Je ne vis pas dans une représentation abstraite, je vis toujours en situation d’expérience. Du point d’insertion où je suis, et qui est le mien, je constitue le monde qui est là et qui est mon monde.

    Quelle place devons-nous accorder à la situation d’expérience qui est la nôtre ? Devons-nous y voir une construction délibérée du sujet? Un point d’appui absolu? Ou bien faut-il relativiser toute situation d’expérience en se projetant au-delà? Faut-il se distancer de ce qui est pour ne pas être aveuglé par l’actuel? Et puis, ce mot réel peut-il avoir un sens en dehors de ma situation d’expérience?

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A. Sur le situationnisme

    L’explosion de mai 68 en France ne s’est produite ni par hasard, ni sans raisons et encore moins sans initiatives. Mai 68 a eu ses têtes pensantes et ses têtes brûlées – qui étaient les mêmes. Et parmi elles, Guy Debord, auteur de La Société du Spectacle, chef de file du courant du situationnisme.  Nous avons vu que les termes en – isme de ce genre désignaient une doctrine, tel que le positivisme, l’existentialisme, le marxisme, bouddhisme, le christianisme, l’athéisme, le nihilisme, etc. Ce sont toujours des représentations enveloppant un corps de propositions caractéristiques. Le plus souvent, le tenant d’une doctrine accepte qu’on le définisse avec un – isme. Comte se disait positiviste et Sartre existentialiste. Mais il arrive aussi que le – isme soit un vocable forgé plutôt par un adversaire éventuel, afin de vous mettre dans un tiroir précis, pour relativiser votre position. On dira par exemple que Marx n’était pas « marxiste », on dira qu’il ne faut pas confondre Freud avec le freudisme. Sur ce point le situationnisme dit du « situationnisme » que c’est un : « Vocable privé de sens, abusivement forgé par dérivation du terme précédent. Il n'y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d'interprétation des faits existants. La notion de situationnisme est évidemment conçue par les anti-situationnistes ». (texte)

     1) Nous serions donc plus éclairé en partant du sujet agissant, plutôt que de la doctrine : est situationniste  « Ce qui se rapporte à la théorie ou à l'activité pratique d'une construction des situations. Celui qui s'emploie à construire des situations ». Le concept de situation se mesure à l’aune de l’action révolutionnaire. L’action radicale ne vaut que mise en adéquation avec le désir. Le désir, aliéné dans le monde de la consommation, doit créer des situations à la hauteur de son insatisfaction, des situations telles qu’elles puissent rendre la vie passionnante. Si l’insatisfaction est à la source de la grisaille et l’aliénation modernes, la satisfaction sera un vouloir subversif. Le concept de situation ne fait donc pas ici référence à l’implication dans l’être. Le fait social tel qu’il est sous nos yeux est interprété comme étant une « situation non-construite ». Une lettre de Debord à P. Straram éclaire cette différence : « Exemple de ma situation cette nuit (au sens le plus primaire : non-construit). Table orientée à l'ouest, devant deux fenêtres : camions des halles, écoutant 8 concerti de l'opus 6 (Vivaldi). Ecrivant à Patrick Straram, buvant rosé. Dans cet exemple sommaire, "éclate la plus violente manifestation de la situation non-construite, en régime capitaliste : la distance, la séparation ». Le sens le plus primaire de la situation c’est le sens objectif, celui de la disposition des choses : table, fenêtre, camions. Nous dirons que la situation, vue dans cette perspective, n’est qu’une construction mentale née de la représentation de la modernité industrielle. Elle n’a rien de vivante, car il lui manque une habitation subjective réelle. – que la musique ici seule restitue -. A cette pauvreté essentielle de la situation actuelle est adjointe immédiatement la théorisation qui la dénonce, la critique du système économique du capitalisme. Le situationnisme dépasse la lutte des classes et saisit les ultimes conséquences du capitalisme. Sous ce nouveau jour, le règne de l’apparence dans la pléthore et le gaspillage des objets est celui du spectacle ; l’ultime avènement du capitalisme est l’exposition de l’objet, son renforcement, sa sublimation et sa divinisation (voir La Société du Spectacle de Guy Debord). Quand il ne reste plus rien d’autre que les objets et l’objectivation, il n’y a plus que marchandise et marchandage. La vie n’existe plus que comme un processus objectif, celui que l’économie décrit. Il n’y a plus dans les esprits que la discussion des consommateurs sur les chiffons de la mode, la lutte contre les prix trop chers, l’extase du gadget, la recherche du look d’enfer, la frime et l’étalage de la médiocrité. L’organisation de la vie est devenue bureaucratique et technocratique. La vie ne reconnaissant plus sa propre subjectivité est niée dans son être essentiel : dit autrement elle est aliénée. K. Marx avait dénoncé l’exploitation du travailleur dans le capitalisme, mais il avait célébré la société de la marchandisation des objets. Le processus de l’aliénation que veut décrire le situationnisme va plus loin, jusqu’à tirer les conséquences de l’empire du capitalisme dans le retournement de la vie en spectacle de la vie. L’ultime aliénation de la vie réside dans la tentative de faire voir dans le pur apparaître le leurre et l’illusion. Dans l’ordre de son exposition pure et simple dans la représentation : le spectacle. Quand la vie a perdu son contact avec soi et l’expansion libre de sa pure subjectivité, quand règne l’empire de la représentation, alors partout s’accroît la « distance » et la « séparation ». Ce que nous avons appelé le processus de la dualité. Une vie qui se vend pour un salaire, une vie exploitée, déracinée, hors de soi, jetée dans le spectacle, une vie purement médiatique, une vie qui ne se vit plus, mais ne fait plus que se consumer en consommant, est descendue dans ses propres ténèbres et s’est asservie aux idéologies de la mort. (texte)

    Le situationnisme s’est voulu une insurrection, avec ses tendances dérisoires et désespérées, contre la momification de la vie dans le capitalisme marchand. Il montre que le pendant de la situation non-construite qui est la médiocrité de l’état de fait actuel, est la situation construite de manière créative : l’insurrection artistique tout d’abord contre l’espace quadrillé par la géométrie glacée du capitalisme. « Le tracé d'une ville, ses rues, ses murs, ses quartiers forment autant de signes d'un conditionnement étrange. » On le sait, la rationalisation de l’urbanisme a suivi de près l’empire de la rationalisation du travail et elle a conservé la même logique, celle de l’objectivation : signe d’un conditionnement social aux deux sens du terme. a) Conditionnement du packaging pour ranger l’humain dans un ordre fondamentalement bourgeois. b) Conditionnement pour le dressage des populations ouvrières, asservies aux outils de labeur du capital. C’est dans ce monde, dont la victoire éclatera plus tard sans contrepoids sérieux dans la postmodernité, que « l'ambiance des lieux publics dénonce le désespoir et l'isolement des consciences privées ». Les tentatives de happening chercheront à réinvestir l’espace dans l’insolite et la provocation. Il faut appeler à un nouvel aménagement et reconstruire entièrement nos villes, les reconstruire pour la vie et non à destination des machines. En attendant, il faudra par la subversion, trouer l’espace réglementé de manière créative, créer des situations avec un seul mot d’ordre : la révolution permanente. Ce qui implique aussi raisonner avec une paranoïa-critique contre le système actuel : « Tout l'espace est déjà occupé par l'ennemi, qui a domestiqué pour son usage jusqu'aux règles élémentaires de cet espace (par-delà la juridiction : la géométrie). Le moment d'apparition de l'urbanisme authentique, ce sera de créer, dans certaines zones, le vide de cette occupation. Ce que nous appelons construction commence là. Elle peut se comprendre à l'aide du concept de " trou positif " forgé par la physique moderne. "Matérialiser la liberté, c'est d'abord soustraire à une planète domestiquée quelques parcelles de sa surface.» Matérialiser la liberté, c’est la faire descendre ici et maintenant en construisant des situations dans lesquelles elle pourra se manifester, ce qui suppose une libération sociale sans précédent.

     ------------------------------2) Dans le règne de la marchandisation du monde, tandis que les puissants ne pensent qu’en termes d’argent et de pouvoir, le prolétariat ne peut plus penser qu’en termes de survie. La libération du prolétariat sera libération de la vie pour elle-même, une libération permanente et une libération du plaisir. Le situationnisme oppose à la survie la jouissance et invoque contre l’idéologie du travail le libertinage. En clair, la révolution permanente ne sera pas ascétique, elle se fera dans cette licence des mœurs, que la bourgeoisie appelle la débauche. Ce qui ne veut pas dire entrer sur le terrain de la marchandisation du loisir. La « société des loisirs » est une infamie, une auto-dévoration de l’espace-temps social, une prolétarisation de la subjectivité qui ne sort pas du cadre du profit. Il faut sortir du modèle du profit et remplacer l’échange marchand par le don. Le plaisir n’a de sens et de valeur que lorsqu’il est gratuit. L’idéologie du travail en contexte de capitalisme marchand consiste à faire produire davantage, ce qui ne se justifie que pour la consommation de davantage d’illusions chèrement payées. La gratuité subvertit la consommation et ramène à la simplicité de la jouissance immédiate. Raoul Vaneigem, en 1967, dans son Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, affiche un refus radical de la société de consommation, refus qui sera largement relayé dans les événements de mai 68. Il dénonce violemment le système de contraintes qui est sous-jacent à la consommation et l’énorme pression qu’il produit, ainsi que la tendance massive à l’uniformisation qu’il inculque. Pour la première fois, et de manière forte, le combat écologique est directement relayé dans un souci de libération totale. Dans Le livre des plaisirs, il tirera les conséquences hédonistes du situationnisme, dans un plaidoyer pour une jouissance sans contrepartie. Il s’agissait d’en finir avec la société de consommation, de lui porter le coup de grâce, entendu que, selon les prophéties du marxisme, elle était déjà sur la voie de l’effondrement.

    Y a-t-il une politique situationniste ? Politiquement, le situationnisme, bien que proche du marxisme dans ses ambitions, son langage et ses références, affiche une hostilité de principe à l’égard de toutes les idéologies. Le pouvoir est individuel dans son fondement même, dans sa fin, comme dans son exercice.  Il se dévitalise quand il devient l’empire totalisant d’une d’idéologie et ce qu’il produit alors, c’est immédiatement le règne de l’oppression. De même, il faut dénoncer le danger des organisations de pouvoir. Si toute organisation sociale tend à accroître son pouvoir aux dépens de l’individu, il est indispensable de remettre en cause les organisations politiques les plus tentaculaires,  en particulier l’État, la nation ou la patrie. On a sacrifié trop de vies humaines pour un monstre froid et son empire bureaucratique. La nation est une identité fictive, qui ne montre son vrai visage que quand il s’agit de faire la guerre à une autre nation. L’idée même de patrie est à verser au dépotoir du sentimentalisme fanatique des peuples en délire. La Terre devrait ressembler à un village mondial et non à un morcellement d’État nationalistes. L’internationalisme est la première conscience politique. La Terre est Terre-patrie. « On trouve la notion de patrie dans les livres d'histoire. Les paroles de ce genre ont été chargées de la promesse qu'il y aurait une correspondance à la personnalité de chacun dans une relation géographique, dans un milieu. Elles ont mobilisé des pensées et des rêves. La patrie était présentée comme un espace collectif pour des idées et des actions, un contact avec des gens sur un territoire de communauté. Il est clair, aujourd'hui, que notre patrie se trouve partout. Ou, plus exactement, notre patrie ne se trouve nulle part. » Et il vaut mieux qu’elle ne soit nulle part, car nous serons paradoxalement chez nous en tout lieu, là où nous sommes, en situation. D’où la nette connivence avec les courants portés par l’écologie. Surintellectualisé et politisé à sa manière, le situationnisme cultive plutôt ses références dans l’éclectisme. Hegel pour la puissance du négatif et la dialectique. Marx pour les thèses révolutionnaires. Fourier pour l’utopie. Clausewitz pour la compréhension de la guerre et de la politique comme stratégie. Sade et Lautréamont pour le côté libertin et anti-bourgeois, Stirner pour l’anarchisme etc.

     Il est clairement dit que Le Manifeste situationniste (texte) « sera une sorte de guide de voyage pour l’aventure révolutionnaire des vingt prochaines années. Non un prospectus idyllique d’agence de voyages, mais un document pratique mentionnant des dangers et des obstacles qui ont déjà commencé de se manifester, et des chances scientifiquement évaluées et situées de succès ».

     On sait qu’après mai 68, l’aventure situationniste a eu peu de lendemains. Conformément à la théorie du dépassement de toute organisation, les membres de l’internationale situationniste ont estimé en 1972 que leur rôle historique était achevé et ils ont décidé de dissoudre leur organisation. Les années qui ont suivi ont vu apparaître a contrario la célébration de la postmodernité, et le retournement radical de tout ce que la révolution situationniste avait cherché à promouvoir. Le situationnisme n’était qu’une révolution mentale, il a donc vite été balayé par le changement des mentalités. Nous avons examiné ce changement dans une leçon précédente. Ce que l’on a souvent dit, c’est que les plus fervents acteurs du situationnisme sont devenus 20 ans plus tard des patrons d’entreprises, des ténors du marketing et des requins de la finance. Il n’empêche que l’intérêt actuel pour le situationnisme donne à penser qu’après la postmodernité, ce que nous avons appelé la cosmodernité s’inspirera largement des idées de cette époque.

B. Liberté, situation et réalité

    Le situs, de la situation, c’est d’abord le lieu dans son sens concret et vivant et non l’espace purement mathématique. Nous pourrions croire que le lieu est posé indépendamment du sujet, car il est social et historique.  Mais le lieu présuppose un sujet qui tout à la fois le constitue et vient y résider. Ce qui fait problème, car comment le sujet peut-il dans un même acte constituer sa situation d’expérience et la recevoir? Toute existence est sur le plan du relatif inscrite dans la trame de l’espace-temps-causalité, qui est la texture de sa réalité. C’est seulement pour une conscience qu’apparaissent espace-temps-causalité. La conscience peut habiter consciemment la situation d’expérience ou s’en absenter et n’y résider que de manière fantomatique. S’il advenait que, par inconscience, je quitte le site de ma propre existence, je perdrais aussi tout contact avec la réalité. Cet enjeu est aussi celui de la liberté.

    1) Élaborons ce que disions brièvement auparavant sur cette question. La liberté ne prend un sens concret que lorsque je suis en unité avec la situation d’expérience dans laquelle je me trouve placé. Répondre de manière juste à une situation d’expérience laisse-t-il une place à un « choix » quelconque? Au début de ses Entretiens sur le bon Usage de la Liberté, Jean Grenier donne un

premier exemple :

    a) « Quelqu’un m’a raconté qu’étant entré dans la gare de Milan, d’où les trains partent dans toutes les directions de l’Europe par suite de la situation de la ville, il avait été pris d’une affreuse angoisse à la pensée qu’il pouvait aller aussi bien à Lyon qu’à Berlin, à Venise qu’à Marseille, à Vienne ou à Constantinople. Il faut dire qu’il se trouvait dans une situation privilégiée qui consiste à n’en point avoir : pas de métier, pas de famille, aucune attache d’aucune sorte – c’est ce qui s’appelle être libre, mais bien entendu, pas d’une liberté en situation. Et à cette idée d’une multitude de possibles s’ajoutait le sentiment vif interne de la puissance personnelle : je puis, si je veux, prendre un billet pour telle ou telle direction, l’employé ne demandera qu’à me satisfaire. Il ne penchera même pas en faveur d’un plus long trajet, du plus cher, comme ne manquerait pas de le faire un bon vendeur dans un magasin. Il le laisse libre, libre comme Hamlet ».

    Le sentiment de pouvoir faire un « choix » arbitraire apparaît seulement quand je n’ai pas conscience de ma relation avec ce qui est, dans le flottement du libre-arbitre. Si je ne mesure ma situation d’expérience qu’à un devoir-être (travail, obligations familiales, obligations vis-à-vis de mes amis, de la communauté qui m’a élevé etc.) ou à une appartenance (ma maison, ma terre, mes biens, mon profit, etc.), le déficit du devoir-être et de l'appartenance m’incite à croire dans un arbitraire. L’angoisse qui me saisit est celle d’un libre-arbitre suspendu à des « choix » en l’air, à une liberté qui doit s’inventer de manière capricieuse. Mon libre-arbitre réduit à moi et seulement à moi. Un moi qui s’est isolé, qui s’est placé en dehors de toute situation. Alors que choisir ? Aller à Venise? A Lyon? A Marseille, à Berlin? Pour que je puisse me hausser à ce qui paraîtra à la plupart d’entre nous comme une « situation privilégiée » (?),  il me faut bien sûr des moyens financiers importants. C’est un caprice de gosse de riche, de snob qui vit dans l’aisance, ou de rentier désabusé qui ne sait que faire de son argent. Allez dire cela au chômeur qui a toutes les peines du monde à finir ses fins de mois et dont la situation est précaire! Il ne peut pas se permettre le luxe du libre-arbitre. Remarquons que cette « situation sans situation » d’une liberté écervelée, c’est exactement ce que la publicité souhaite créer. « Voyons, il y a tellement de choses tentantes dans cette vitrine : ce joli pantalon, cette veste à carreau, cette chemise qui m’irait à ravir, cette écharpe tellement branchée. Alors que choisir? C’est difficile. Et puis la vendeuse insiste tellement. Je peux craquer pour n’importe quoi et même dans l’hésitation acheter trois ou quatre articles ». Si j’avais un tant soit peu conscience de ma situation, si j’avais les pieds sur terre, je me souviendrais que mes finances sont en ce moment catastrophiques, que mon compte est à découvert, que j’ai déjà cinq crédits en cours etc. Parvenir à déconnecter le consommateur de sa propre réalité, c’est en faire un pigeon. Il suffit de le lancer dans le rêve et de lui laisser croire que sa liberté est la réalisation de tous ses fantasmes : bref qu’il a dans l’état de veille la jouissance de la liberté de l’état de rêve. Aucune conscience de sa situation d’expérience ici et maintenant. Faire miroiter une liberté sans cervelle, une liberté de feuille au vent, c’est ce à quoi s’attache en permanence le conditionnement publicitaire.

b) Deuxième exemple :

« Je me promenais dans Paris, je rencontre Alfred. Alfred paraît très heureux de me rencontrer et après quelques minutes de conversation me propose de déjeuner avec lui.

– Volontiers lui dis-je.

- Tu ne préfères pas dîner?

- Pas du tout, à moins que tu n’y tiennes. Au demeurant, je suis libre ce soir aussi bien que ce matin.

- Moi aussi et c’est bien ce qui m’embarrasse. Je ne sais si tu seras vraiment libre ce soir, un ami peut t’inviter et tu peux accepter.

- Non, certes.

- Comment savoir? Et puis le soir n’est-il pas plus propice à ces longs entretiens que peuvent avoir ensemble des amis qui ne se sont plus vus depuis longtemps; le soir incline aux confidences, il permet les abandons : à midi, au lunch, on ne se laisse pas aller, ou ce sont ces politesse chaleureuses (qui sont des feintes) par lesquelles se terminent les déjeuners dits d’affaires. Le soir – et il se laissait aller à une rêverie - (se reprenant) oui, et tu vas croire que je préfère le soir… alors que cela m’est égal au fond - je parlais pour toi.

- Et bien déjeunons donc ensemble.

- Tu veux donc me laisser dans le plus cruel des doutes. Et bien tant pis, déjeunons. Mais à quel endroit ? Sur la rive gauche – nous y sommes, n’aimes-tu pas la rive gauche, Montparnasse avec ses grands cafés… Seulement tu as longtemps vécu à Montmartre, et Montmartre c’est la rive droite. Tu retrouverais des amis de jeunesse dans ces rues populaires si animées »…

C’est le cas typique du velléitaire qui n’arrive jamais à se décider et qui se perd dans la ratiocination de doutes et de scrupules. La peur de faire un « mauvais choix » le retient et il rumine des raisons sans parvenir à choisir. Là aussi le décalage vis-à-vis de la situation est complet et on imagine bien que ce type de personnage est capable de rester planter sur place une heure durant, ce que fera l’obsessionnel par exemple. Il est aux prises avec ses pensées. Le mental tourne en rond et c’est à peine si le sujet a conscience de ce qui l’entoure. Il pense, il pense même tout haut, mais il n’est pas vraiment là, ici et maintenant. Comme dans le cas précédent, il est déconnecté de sa propre réalité. Jean Grenier commente : « Un poisson ne se posera pas la question de savoir s’il doit voler ou non; ni un oiseau s’il doit nager. Chaque être a une situation ». Celle où il se trouve et dans laquelle il est agissant. Alors autant y être réellement et marcher d’un bon pas, faire confiance à la surprise d’une rencontre et se laisser porter. Entrer dans un restaurant d’une joyeuse inspiration et sans calcul particulier. A y regarder de plus près : « Ce choix indifférencié a priori est une chimère; l’homme est toujours placé de telle manière que son choix ne s’exerce pas dans l’absolu; il incline plutôt de tel côté que de tel autre, par les circonstances ou par tempérament ». Le concept de choix indifférencié est une fiction théorique,  (texte) un concept pour laboratoire, ce n’est pas un concept qui se dégagerait clairement de l’expérience de l’état de veille. (texte) Il y a l’inclination de l’urgence de l’appel présent dans les circonstances et celle de la puissance des tendances inconscientes. Dans notre expérience commune de la vigilance, il n’y a pas de balance idéale. Sauf quand nous commençons à descendre en dessous de la vigilance justement. L’état de doute du velléitaire vient des contradictions qui le paralysent et la contradiction est dans l’esprit un conflit entre des tendances antagonistes et non un état stable et serein d’équilibre. La preuve en est l’agitation, ou mieux, la confusion mentale qu’exprime le velléitaire. Personne ne pourrait voir dans cette valse d’hésitation l’incarnation d’une liberté.

 2) La réponse immédiate aux circonstances veut dire action spontanée et l’action spontanée ne relève pas d’un « choix ». D’un autre côté, dans les moments les plus intenses de notre vie, quand la Nécessité intérieure nous fait prendre un tournant radical, celui-ci est, comme le dit si bien Bergson, l’expression de notre préférence la plus intime, ce qui n’est pas non plus un « choix ».

    La notion de choix est-elle seulement adéquate pour décrire la liberté en situation? L’ambiguïté est très présente chez Sartre. Il dit effectivement : « Il n’y a de liberté qu’en situation, il n’y a de situation que la liberté ». Par là, Sartre entend montrer que ce n’est pas une simple réciprocité entre les deux notions, mais une relation essentielle. La liberté, sans la situation dans laquelle elle s’incarne n’est qu’une liberté formelle, abstraite et vide. Elle peut prendre deux aspects, celle que nous venons d’examiner sous la forme du caprice. Mais il faut ajouter que la liberté abstraite, c’est aussi la loi. La loi suppose une simple idée de la liberté, et non son exercice concret, exercice qui ne peut se manifester qu’en situation. D’un autre côté, la liberté véritable s’oppose au conditionnement, quel qu’en soit la forme. Considérée comme un fait massif, la situation, dégagée de la liberté, n’est que somme de conditionnements. Par situation, Sartre entend l’implication historique, pour autant qu’elle est factice, mais qu’elle s’impose à moi, parce que je ne l’ai pas choisie. Sartre joue beaucoup sur ce registre : mon corps, ma place en ce monde, mon passé, mes entours, mon prochain, ma mort constituent des limites imposées par la situation. Ce sont les conditions dans lesquelles naissent mes possibilités de choix au cœur d’une situation que je n’ai pas choisie. L’idée « je n’ai pas choisi » renvoie à la notion de déréliction propre à l’existentialisme : je suis jeté là, hagard, ne sachant qui je suis et sans l’avoir voulu. Il n’en reste pas moins que je suis la liberté même, le pour-soi est liberté, mais liberté toujours placée en condition et c’est justement la situation qui précise la condition. (texte) La situation donne à l’action son écho, son sens et ses limites. Ce qui veut dire concrètement que je ne peux pas prétendre être libre en faisant n’importe quoi, n’importe où et n’importe quand. Ce serait du caprice. Je ne peux pas non plus me retrancher dans l’impuissance, tirer prétexte du fatalisme, de la résignation ou de la peur. La passivité, l’indifférence, la résignation sont aussi des choix ! L’esclave qui se résigne à l’esclavage renonce à sa liberté, il l’a choisi alors qu’il est tout aussi libre de briser ses chaînes. Dans tous les cas, le choix ne sera jamais « indifférencié », car il décide de tout bien, au contraire. Sartre perçoit alors très bien l’inadéquation du terme de « choix » à ce qu’il veut décrire, et c’est pourquoi il finit par dire que la liberté n’est pas dans le choix, mais dans le projet. Le projet a un sens bien plus riche, car il élimine l’idée même d’un survol possible, il met la liberté en situation, non seulement dans la temporalité de l’ego et de sa visée d’un futur, mais aussi en relation avec autrui, le projet a un sens d’emblée humain et non désincarné et abstrait. Ce que l’on peut reprocher à la notion de « choix ». Cela explique aussi pourquoi Sartre préfère parler de « condition humaine », plutôt que, comme les penseurs classiques, de « nature humaine » : « Ce n'est pas par hasard que les penseurs d'aujourd'hui parlent plus volontiers de la condition de l'homme que de sa nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l'ensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans l'univers. Les situations historiques varient : L’homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie pas, c'est la nécessité pour lui d'être dans le monde, d'y être au travail, d'y être au milieu d'autres et d'y être mortel... Et bien que les projets puissent être divers, au moins aucun ne me reste-t-il tout à fait étranger parce qu'ils se présentent tous comme un essai pour franchir ces limites ou pour les reculer ou pour les nier ou pour s'en accommoder. " (texte)

Sartre admet que la liberté est la capacité de dépasser n’importe quelle situation. Il n’y a pas de situation « inhumaine ». La liberté consiste à provoquer des situations qui « élargissent le champ des possibilités ». Mais la liberté est aussi l’action par laquelle l’homme lutte pour devenir libre, dans le cadre d’une éthique de l’engagement. La donation de la réalité ne se produit qu’en situation qui donne à la liberté ses limites. Or le quotidien n’a pas cette dignité éminente de l’action engagée. Et pourtant il est ma situation d’expérience.

C. Présence et situation d'expérience

Dans le second exemple donné par Jean Grenier, il y a une illusion que nous devons dissiper. Alfred se met sans arrêt à la place de Max, tout en sautant d’un point de vue à l’autre. Il effectue une reconstruction mentale que nous avons étudiée sous le nom de conjecture à l’égard d’autrui. Elle consiste à se transporter en pensée dans l’esprit d’un autre pour imaginer ce qu’il doit penser, imaginer, décider ou faire. Ce faisant, il quitte par la pensée sa propre situation d’expérience en se plaçant d’un point de vue qui n’est pas le sien. Je ne peux pas me transporter dans la conscience d’un autre et même si c’était possible, il serait illusoire d’en tirer quoi que ce soit pour éclairer ce que je dois faire présentement, dans ma propre situation d’expérience. Quand je suis à un carrefour en voiture, ce qui est important, c’est que je considère mon propre véhicule. Si je commence à me demander quel doit être le raisonnement de mon voisin, ou du type qui se trouve en face, de sa priorité par rapport à moi, etc. je cours droit à la catastrophe. Ce n’est pas moi qui suit dans la voiture d’à côté ni dans celle d’en face. Je suis dans la mienne et c’est tout. La prétention à vouloir gérer tous les points de vue est une aberration. Cette la position contradictoire d’une conscience ex-centrée; plus exactement, d’une pensée qui se livre à des acrobaties mentales en oubliant la situation d’expérience liée au corps. Il est essentiel au contraire de rester centré là où je suis et de ne surtout pas me dégager de ma situation d’expérience. C’est de l’importance de l’aptitude à rester centré sur la situation d’expérience dont nous allons traiter maintenant.

 1) Nous avons vu que la conscience de veille est conscience-de-quelque-chose, conscience tournée vers l’objet et donc conscience intentionnelle. La visée d’un objet est une limitation, puisqu’un objet n’existe qu’en relation avec la totalité des objets présents. La phénoménologie de la montre que la conscience se manifeste dans l’horizon que constitue son champ de conscience. Nous pouvons comparer le champ de conscience à un cercle de lumière tracé par un spot lumineux et balayant un cercle plus ou moins large. Le sujet pur est la lampe, son rayon couvre le champ d’expérience conscient du sujet en fonction du degré de l’ouverture de la conscience. La qualité de l’éclairage, faible ou brillant, dépend de l’intensité de la conscience. L’orientation du faisceau est donnée par l’attention. Nous disons que nous portons notre attention sur tel ou tel objet, comme on déplacerait le spot d’un endroit à un autre. Maintenir l’attention sur un point, c’est se concentrer. La déplacer en permanence, c’est avoir l’esprit agité, comme le téléspectateur incapable de maintenir son attention sur quoique ce soit et qui zappe d’une chaîne à une autre. Il arrive que le charme sensible de l’objet capte notre attention, comme c’est le cas avec la musique, le maintient de l’attention se fait alors sans effort. Le rond de lumière possède aussi une zone diffuse qui devient progressivement de plus en plus sombre, jusqu’à se perdre dans l’obscurité. Le champ de conscience suppose une marge inconsciente qui reste dans l’ombre, mais qui est susceptible d’apparaître. L’espace conscient est ouvert, virtuellement, ce qui est inconscient peut toujours entrer dans le champ de conscience, ce qui veut dire être éclairé par la lumière de la conscience. Cet espace ouvert est tissé sur la toile du Monde intersubjectif des sujets co-présents dans l’état de veille. A la différence, dans l’état de rêve, il y a bien un monde, mais c’est un monde privé, tandis que dans le sommeil profond, il n’y a plus de monde du tout. Dans le rêve, le pinceau lumineux n’éclaire plus que l’écran blanc de l’intimité du moi. Dans le sommeil profond, la lampe est comme mise en veilleuse.

Le monde intersubjectif de l’état de veille est le Monde de la vie. Le Monde de la vie est appréhendé dans une approche objective par la science, tandis qu’il est vécu de manière subjective  par la conscience. La situation idéale que réclame la position du scientifique, c’est la possibilité que plusieurs témoins puissent observer la même chose et obtenir des mesures identiques. La situation réelle de la conscience est de plonger dans le monde de la vie de manière singulière, dans la tonalité affective de ses vécus et d’un point de vue qui est unique, celui d’une seule monade consciente. Et consciente de manière charnelle. Il se peut que, vous et moi, percevions du Monde des aspects différents et il doit nécessairement en être ainsi, mais en même temps, nous percevons bien la même réalité dans la donation du Monde de la vie.

Cependant, il faut aussi que nous soyons disposés à le percevoir, que nous soyons disponibles dans la situation d’expérience qui est nôtre. On ne peut pas capturer la disponibilité. La flamme de l’attention va où nous voulons qu’elle aille et il nous est très facile de nous absenter de ce qui est. Il suffit pour cela de penser à autre chose et d’avoir la tête ailleurs. D’où l’intérêt de l’insurrection provoquée par le danger. Nous l’avons vu, la vigilance me met d’emblée sur le qui-vive en m’obligeant à faire attention à mes entours. La conscience d’un danger rehausse la vigilance. Ce qui me ramène de force à la situation d’expérience réelle. L’inertie, l’indolence, la paresse provoquent un glissement de l’attention de la perception consciente, vers les contenus subconscients. Notre mode d’existence postmoderne favorise la passivité et entretient la condition de rêve éveillé. Le plus souvent avachis, nous sommes très peu présents dans la perception, souvent distraits et le plus souvent perdus dans nos pensées. Somnambules. Très peu en prise directe avec le présent, ici et maintenant. En un sens l’horreur de la situation vient de là : de notre inconscience. Si nous avions un éclair soudain de lucidité, nous verrions ce que nous ne remarquons pas : ce que notre vie a de flasque, d’assoupi, ce registre de médiocrité que l’inconscience transporte avec elle et que nous ne voyons pas. Contempler l’horreur de la situation c’est lever le voile, c’est regarder en face, nous voir nous-mêmes et observer ce que nous n’avions jamais remarqué auparavant. Non pas que le monde ou nous-mêmes soyons mauvais par nature. Ce n’est pas ce que nous voulons dire, mais une conscience plus aiguë de la situation nous offrira ce qui est sans complaisance. Quand on retire toute possibilité d’échappatoire, ce qui apparaît n’est pas nécessairement très joli à voir. En un sens, la vie protège sa faiblesse par des illusions, mais en même temps l’illusion maintient la vie dans la faiblesse et il y a à un moment nécessité d’ouvrir les yeux et de sortir de la coquille. La lucidité est une percée de la coquille mentale et une remise sur pieds de la conscience dans sa situation d’expérience. Ce qui veut dire aussi traverser l’horreur de la situation et faire naître une conscience nouvelle.

L’ignorance provoque un décalage constant : décalage entre ce que je suis et ce que je voudrais être, entre ce que je suis et ce que je voudrais paraître. Décalage entre ce que je crois et ce qui est. Décalage entre les idéaux composés par la pensée et la complexité du réel. Décalage entre la subtilité de mon système théorique et la trivialité de ma manière de vivre. Décalage entre cette activité mentale constante qui se déroule en moi et que je poursuis, parce que je suis hypnotisé par mes propres pensées, et la situation d’expérience concrète qui attend de moi une présence accrue, une réponse juste et immédiate. Décalage d’une vie dans le mental  qui m’invite constamment à remettre au lendemain et à différer ce qui doit se traiter dans l’urgence. Décalage de l’errance dans le passé et de l’évasion dans le futur éloigné. Le sentiment d’être décalé dans l’existence et le fonctionnement mental d’une conscience excentrée vont ensemble. Ils produisent cette incapacité qui est nôtre d’habiter réellement notre situation d’expérience, ce qui engendre toutes sortes de dysfonctionnements qui dégénèrent en confusions, en problèmes et en conflits. Il importe donc au plus haut point d’abolir la distance entre ce que je crois être et ce que je suis, entre le moment présent et un futur éloigné, ce qui revient à élire ma résidence dans l’instant et dans la situation d’expérience dans laquelle je suis placé.

Ce que je crois être a son importance car ce que je crois définit le rôle que je me donne dans l’instant. La situation distribue les rôles. Le médecin qui reçoit un patient dans son cabinet assume son rôle de médecin dans son attention pleine et entière à une personne qui est venue pour être soignée. Ce n’est pas le lieu, ni la circonstance pour considérer l’être humain devant lui comme un « électeur » potentiel, un « camarade » du terrain de golf, un « chômeur en fin de droit ». L’identification inadéquate le porterait à changer sa manière d’être et à sortir de sa situation d’expérience. La vie demande de répondre de manière juste. A ce moment précis, il est en acte médecin. Il n’a pas besoin non plus de se prendre pour un « médecin » en ne voyant en face de lui qu’un « patient ». Assumer le rôle, ne veut pas dire s’y identifier entièrement, ce qui ôterait à la relation sa chaleur humaine. Comme l’explique si bien Prajnanpad dans ses lettres, la mère dont la fille est maintenant mariée, ne devrait plus la considérer comme une petite fille, mais comme une femme. La petite fille n’est plus qu’une image du passé. La situation a changé, elle est devenue femme, ce qui implique un rôle différent. Il n’est plus adéquat de vouloir surprotéger, diriger, commander. La situation n’est plus la même que par le passé. Il faut se montrer très adaptable en permanence, assumer le jeu du changement et dépouiller en permanence la rigidité d’un rôle issu du passé. Chaque situation est nouvelle. La manière de s’adresser au PDG d’une compagnie d’un étudiant qui cherche du travail, n’est pas celle qu’il adoptera pour parler au concierge de son immeuble, ni celle qu’il adoptera face à un de ses professeurs d’université, ni celle qu’il adoptera face à ses parents. La situation est pré-établie et elle ne peut être que reçue telle qu’elle est dans l’instant. Il ne s’agit pas de jouer une comédie, mais d’être exactement là où nous sommes. Ce qui veut dire aussi défaire à chaque fois la propension à figer la relation en fonctionnant exclusivement à partir d’une image : image de soi et image de l’autre, ce qui introduit une fiction inutile et retire à la relation la chaleur affective de la rencontre vivante de deux êtres humains. (document)

La relation au temps psychologique est aussi de la plus haute importance. Si je me mets à penser que dans deux mois, je serai en vacances et que cette pensée prend barre sur moi, il va en résulter un désinvestissement du moment présent. Je suis déjà en pensée au mois de juillet. Le présent ne vaut plus rien, il n’est plus qu’un temps de latence, un lieu de passage, un trait d’union entre maintenant et demain. (document) Le temps psychologique est entré en scène et me voilà distrait, décalé par rapport à ma situation d’expérience actuelle. Je produis aussitôt l’ennui, je voudrais compresser la durée, j’attends, j’espère et je rêve. Je deviens tendu, agité et anxieux. Je ne suis plus ici et maintenant, j’ai l’esprit ailleurs. Ayant placé ma raison d’être dans le futur, je me suis immédiatement privé de l’Etre. En réalité, ma raison d’être est l’Etre donné dans le présent et tous les futurs sont fantomatiques, ne sont que des possibles qui ne devraient jamais subvertir le réel. Je suis là, assis, à lire ce livre. C’est ma raison d’être et coïncider avec elle, l’épouser et tendre les bras à la connaissance est ce que je puis faire de meilleur maintenant. Tout à l’heure, je serai dans la cuisine à éplucher des pommes de terre et à préparer des tomates avec de l’huile d’olive. A ce moment-là, ma raison d’être est la cuisine et rien d’autre. Rien d’autre que l’eau froide sous mes doigts, cette odeur si particulière de la tomate fraîchement cueillie, l’eau qui chauffe dans une grande casserole, les épices sur l’étagère, le pain coupé en tartine, le beurre sur la table et un bouquet de persil dans un verre. Mais c’est tout à l’heure, donc cela n’existe pas maintenant. Maintenant, il y a cette page blanche en toile de fond et ce texte. Autour de moi, par ondes concentriques, je suis en relation avec le carrelage du sol. Le chat dort sur le canapé. Il y a venant de dehors un bruit de tondeuse à gazon mêlé avec des rires d’enfants. Le soleil est sur me mur et il suffit de tourner la tête pour voir la poussière danser dans la lumière. Tout est exactement à sa place. Le chat se lève, vient se frotter contre ma jambe en miaulant. Il a faim. Je vais tout de suite lui donner quelque chose dans son assiette. Je pose le livre. Il n’est plus ma raison d’être maintenant, car je suis dans chacun de mes gestes, dans mes pas, je suis dans la caresse donnée au chat, dans les paroles que je lui adresse. Je n’ai pas oublié le livre. Je n’ai pas oublié que demain je vais passer au bureau retirer des papiers importants. Mais ce n’est pas maintenant, donc je ne m’encombre pas avec ces pensées. Quand je répare la toiture, je répare la toiture, quand je fais du vélo, je fais du vélo, quand je suis aux toilettes, je suis aux toilettes! La vie est faite de petites choses qui sont grandes dans le soin que je leur accorde. Il n’y a pas de moments plus importants qu’un autre, pas de moments privilégiés en dehors de celui de ma situation d’expérience actuelle et du défi qu’elle me propose.

 2) Je ne peux penser, parler ou agir qu’à partir de la situation d’expérience qui est la mienne. La justesse de la pensée, de la parole et de l’action dépend de son inscription dans la situation d’expérience où je suis placé. La pensée est à sa place quand elle est inspirée, droite, logique et cohérente. La parole est juste quand elle est à-propos. L’action est juste quand elle adéquate, quand nous avons l’élan qui commande de faire exactement ce qu’il fallait et au bon moment. Il semble pourtant que le mental ait une incroyable propension à créer un décalage, ce qui inévitablement engendre désordre et friction. La relation juste avec la situation d’expérience est au mieux de ce qu’elle peut être quand j’oublie « moi » dans la situation. Quand je ne crée pas de temps psychologique, mais que l’instant créateur spontanément se déploie. L’ego voudrait pourtant imposer son ordre, tout organiser et tout contrôler. C’est lui qui susurre à l’oreille : « ce serait mieux si… », avec toute la cavalcade de ses initiatives décalées : « si on allait au restaurant, si on mettait de la musique, on repeignait le plafond, on allait en ville faire les magasins », etc. L’ego voudrait « rendre » la vie passionnante en construisant la situation selon son ordre propre. Mais la vie a déjà son ordre propre et elle ne peut être rendue passionnante que de manière fictive. La Vie est Passion. C’est la passion communiquée qui rend la vie passionnante et non le bric-à-brac d’initiatives farfelues qu’on lui impose. A la limite, ce qui importe, ce n’est pas tant ce que je fais que la qualité de passion avec laquelle je le fais. Un élan que l’amour communique a toujours plus de justesse qu’une planification bien calculée. La révolution permanente, c’est la Passion de la vie portée à bout de bras à chaque instant. Pas seulement dans quelques situations d’exception, un micro à la main à la tribune, sur des barricades, lors d’une manifestation, d’un meeting où nous pourrons pour une fois nous sentir vivre, avant de retourner à la grisaille du quotidien. L’insurrection permanente, c’est la Passion elle-même, le rapport authentique avec la vie qui n’est ni la somnolence rituelle des habitudes, ni l’excitation mentale que procure l’évasion et la fuite. C’est vivre chaque instant au sommet de la conscience, comme si c’était le premier et aussi le dernier. Parce que c’est tout simplement vrai : chaque instant et une apparition première et une disparition dernière. L’insurrection permanente est une insurrection intérieure. Elle ne consiste pas à vivre  perdu dans des spéculations, une doctrine, un savoir scientifique ou ésotérique, ni dans une quelconque idéologie. Elle consiste à vivre en prise directe avec la Vie, dans la coïncidence totale avec Soi, ce qui veut aussi dire en harmonie avec la situation d’expérience qui est mienne. Une insurrection qui n’est qu’extérieure, sans être portée par la Passion de la vie pour elle-même, ne pourra jamais exprimer qu’une liberté abstraite. Elle laissera toujours libre cours à l’ego, sous une forme ou une autre. Le vrai nom de l’insurrection intérieure est la lucidité sans choix à l’égard de l’ego, de ses magouilles, de ses dérapages, de son action exclusive, de ses tentatives constantes de contrôler, de dissimuler, de dominer, de disqualifier, de tromper ou d’illusionner. Ce qui ne veut certainement pas dire rester là, les bras ballants,  à ne rien faire, dans le quiétisme de la résignation et moins encore de faire n’importe quoi, histoire de se prouver à soi-même que l’on est libre ou d’en faire la parade devant quelqu’un d’autre. C’est répondre à la situation d’expérience en pleine conscience. Que fait celui qui prend une pose? Le pli de la résignation est un choix, le pli de l’excentricité est un choix. Sartre a raison sur ce point. Krishnamurti, en partant de la conscience très vive de la situation d’expérience, renchérit très nettement sur ce point : « On pense que là où il y a choix, il y a liberté. Je peux me rendre en Italie ou en France, c'est un choix. Mais celui-ci donne-t-il la liberté ? Pourquoi devons-nous choisir ? Si vous êtes très lucide, que votre perception est pure, il n'y a pas de choix. C'est de là que dérive l'action juste. Ce n'est que dans le doute et l'incertitude que nous commençons à choisir. Donc, si vous me permettez de le dire, le choix empêche la liberté. » (texte)

Remplacer le choix par le projet, c’est introduire le temps psychologique et donner à croire l’idée que l’action juste est seulement une action planifiée. Ce qui est faux. Introduire le temps, c’est nourrir le sens de l’ego, laisser le mental s’évader en dehors de la situation pour y introduire ce qui n’y est pas. Quand l’intelligence est éveillée, dans un voir lucide et sans faille, et que le mental est silencieux, l’action est sans délai et globale. Quand l’initiative de l’action est portée par une conscience impersonnelle et que la petite personne de l’ego est devenue transparente, l’énergie déployée est cohérente dans l’instant et soutenue par la totalité de l’Etre. Elle est le dynamisme libre d’une action totale.  Quand l’ego intervient pour son propre compte, avec ses propres visées, ses propres attentes, sa prétention à des solutions exclusives, l’action est fragmentaire et nécessite une dépenser d’énergie élevée. Une action de ce type reste limitée, fragmentaire et fondamentalement non-libre. Elle reste bancale et excentrée. Le temps, sous la forme du temps chronologique a une valeur pratique, il est un accessoire commode. Mais personne n’y vit vraiment. La Vie se déploie dans le maintenant vivant et c’est centrée dans le maintenant vivant que la liberté s’éprouve, en se donnant en totalité à la situation d’expérience qui la convoque. (document) Ainsi, la liberté ne se cherche pas. Elle s’exerce. Maintenant. Dans la réponse totale à ce qui est. Pas demain, ni hier. La liberté n’est pas la pensée de la liberté, ni la pensée d’un projet pour la conduire. La liberté est sans chemin. Elle est là, donnée à même l’instant dans ma situation d’expérience.

Comment définir ma réalité concrète si ce n’est dans ma situation d’expérience présente? Au moment où je suis sur la banquette d’un métro à l’opéra Bastille, le il y a est l’horizon de mon champ de conscience. Ma petite amie au quartier des Halles n’est qu’une pensée si elle n’est pas là. Elle n’existe que dans mon esprit. L’examen de fin d’année n’est qu’une pensée, puisqu’il n’est pas là. Il n’existe que dans mon esprit. Le regard très sévère que m’a jeté mon grand père peu avant de mourir n’est qu’une pensée, puisqu’il n’est pas là. Les règlements de compte en Iraq qui ont fait hier 28 morts sont une pensée, puisqu’ils ne sont pas là. Ils ont une signification spirituelle. Et puis la mienne de mort, ce n’est qu’une pensée, puisqu’elle n’est pas là, etc. L’esprit travaille avec l’espace et il joue avec le temps. Mais le paradoxe, c’est que ce que la pensée produit indépendamment de l’ici et du maintenant, n’a aucune réalité. Est illusion. Ce n’est qu’une représentation. Ce n’est pas la réalité que je rencontre maintenant. Ce n’est même pas le prolongement réel de ma situation présente, car, entre ce que j’imagine ailleurs et mon lien indissociable avec toutes choses, il y a une grande différence. (texte) C’est en me cognant contre les faits ici et maintenant, en rencontrant des personnes en épousant le cours des choses, que je fais l’éblouissante rencontre du réel. La dame âgée en fichu qui tient serré contre elle son sac à main devant moi. Cet homme étrange contre la fenêtre, qui se donne des airs si durs, mais qui, le temps d’un regard dévoile une âme d’enfant. Le ronronnement de la rame de métro. Cette odeur si particulière. Ces bruits qui résonnent sur les carreaux. Voilà ce que me donne ma situation d’expérience. C’est tout petit en apparence. Par comparaison avec la mesure du mental, cela ne paye pas de mine la réalité ;  sinon, c’est grandiose à chaque instant. C’est là que je suis convoqué, c’est là que je peux agir, c’est là que je me donne et que je me reprends, que je me cache, que je souffre, que je me défile, que je me perds et que je me retrouve. Le sourire échangé avec la vieille dame c’est petit, mais c’est très grand finalement, car c’était la seule manière de combler une détresse à ce moment-là. Il n’y a peut être que cela qui compte, ce que nous sommes à chaque instant au quotidien. C’est peut être bien plus important que les grandes discussions idéologiques que nous menons pour montrer que nous sommes « au courant de la situation ». On se paye de mots pour se donner de l’importance et faire accroire que l’on est sur la brèche de la l’actualité et au courant de tout, mais, à par ces coups d’éclat dans les mots, que sommes-nous au quotidien ? A vouloir toujours paraître en situation, que devient notre rapport à l’être dans notre situation d’expérience?

Le soin que j’apporte à chaque instant est primordial. Et ce n’est pas parce que très loin se fait quelque chose que pour autant je ne suis pas impliqué. Je ne suis séparé de rien ni de personne. Mais c’est dans le soin accordé que j’assume ma responsabilité à l’égard de ce qui est dans sa totalité. Cela veut dire que l’étiquette du T-shirt que je suis sur le point d’acheter a aussi une importance. Si je sais que ce produit est issu de l’exploitation des enfants en Thaïlande, je peux refuser de mettre la main à la poche. Je préfère entretenir un échange éthique et refuser de collaborer à une exploitation. Me tourner vers un autre article. Et ainsi de suite. C’est tout petit, mais cela fait la différence. Un boycott qui s’ajoute à 10.000 autres finit par produire son effet. C’est ce que veut dire concrètement, think global, act local.. A mon échelle, ici et maintenant, dans ma situation d’expérience.

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    La première place, c’est là où nous sommes. La rencontre charnelle et fraternelle du réel, ce n’est pas demain, ni ailleurs. Remettre les pieds sur Terre, c’est être là où nous sommes. Consciemment. Pas la tête en l’air avec la pensée ailleurs. Chaque moment de la vie est une expérience que je peux vivre de manière complète ou incomplète et il vaut mieux être complet à chaque instant pour que la réponse soit juste. Répondre de manière incomplète c’est propager du désordre. Mettre son cœur et son intelligence au service de chaque instant, est une tâche microscopique, mais qui a sa grandeur. D’où l’importance du respect de ma situation d’expérience. C’est à moi que revient cet acte de présence.

    L’intelligence se déploie maintenant. La compréhension et l’ouverture sont l’expérience même dans l’éloquence infinie du présent vivant. L’aptitude du mental à se déporter et à différer sans cesse est un dysfonctionnement qui peut être rééduqué en ramenant l’attention à la situation d’expérience qui est la nôtre. La grande aventure de la vie n’existe pas dans les occasions rares et exceptionnelles, elle se déroule au quotidien. Ce n’est que par distraction et insensibilité que nous n’en voyons pas la richesse. Notre vie par procuration à travers les média est une tromperie qui finit par déteindre sur l’intérêt que nous prenons à notre propre vie et par lui ôter sa propre passion. Alors non, il ne faut en aucun cas se distancer de l’actuel bien compris, c’est-à-dire qui est là en chair et en os dans notre expérience. En réalité, il n’y a jamais rien eu d’autre, car tout le reste est fiction, des histoires que je me raconte dans mon mélodrame intérieur. Les moments clé de notre existence sont toujours ceux dans lesquels notre coïncidence avec le moment présent est la plus vive.

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     © Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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