Article :    Gai savoir   bonheur et pédagogie

Christian Wicki     page 1, 2, 3, 4.


           

2.3. Un exemple pratique :

La lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient de Diderot.

 

Diderot se rend à Puiseaux pour interroger un aveugle de naissance :

 

            « Comme je n'ai jamais douté que l'état de nos organes et de nos sens n'ait beaucoup d'influence sur notre métaphysique et sur notre morale, et que nos idées les plus purement intellectuelles, si je puis parler ainsi, ne tiennent de fort près à la conformation de notre corps, je me mis à questionner notre aveugle sur les vices et les vertus. Je m'aperçus d'abord qu'il avait une aversion prodigieuse pour le vol; elle naissait en lui de deux causes : de la facilité qu'on avait de le voler sans qu'il s'en aperçut; et plus encore, peut-être, de celle qu'on avait de l'apercevoir quand il volait. Ce n'est pas qu'il ne sache très bien se mettre en garde contre le sens qu'il nous connaît de plus qu'à lui, et qu'il ignore la manière de bien cacher un vol. Il ne fait pas grand cas de la pudeur : sans les injures de l'air, dont les vêtements le garantissent, il n'en comprendrait guère l'usage; et il avoue franchement qu'il ne devine pas pourquoi l'on couvre plutôt une partie du corps qu'une autre, et moins encore par quelle bizarrerie on donne entre ces parties la préférence à certaines que leur usage et les indispositions auxquelles elles sont sujettes demanderaient que l'on tînt libres. (…)

 

            « Comme de toutes les démonstrations extérieures qui réveillent en nous la commisération et les idées de la douleur, les aveugles ne sont affectés que par la plainte, je les soupçonne, en général, d’inhumanité. Quelle différence y a-t-il pour un aveugle, entre un homme qui urine et un homme qui, sans se plaindre, verse son sang ? Nous-mêmes, ne cessons-nous pas de compatir lorsque la distance ou la petitesse des objets produit le même effet sur nous que la privation de la vue sur les aveugles ? Tant nos vertus dépendent de notre manière de sentir et du degré auquel les choses extérieures nous affectent ! Aussi je ne doute point que, sans la crainte du châtiment, bien des gens n'eussent moins de peine à tuer un homme à une distance où ils ne le verraient gros que comme une hirondelle, qu'à égorger un bœuf de leurs mains. Si nous avons de la compassion pour un cheval qui souffre, et si nous écrasons une fourmi sans aucun scrupule, n'est-ce pas le même principe qui nous détermine ? Ah, madame ! que la morale des aveugles est différente de la nôtre ! Que celle d'un sourd différerait encore de celle d'un aveugle, et qu'un être qui aurait un sens de plus que nous trouverait notre morale imparfaite, pour ne rien dire de pis ! »

 

Denis DIDEROT, Lettre sur les Aveugles à  l'usage de ceux qui voient (1749)

 

Comment exploiter ce texte pour en retirer toute la "substantifique moelle" ? A quelles conditions la réflexion philosophique pourrait susciter un Gai Savoir ?

 

Il convient d’abord d’organiser certaines séquences didactiques :

 

q       compréhension du texte, y repérer le mécanisme même de la pensée philosophante (conceptualisation / problématisation / argumentation), être sensible à sa provocation (au sens étymologique : ici la rigueur de l'analyse doit être proportionnelle à la charge disruptive du texte)

 

q       reprise contextuelle des thèses du texte (le naturalisme des Lumières, le matérialisme athée de Diderot : « Nos vertus dépendent de notre manière de sentir et du degré auquel les choses extérieures nous affectent ».), travail de recontextualisation (comment actualiser ce texte et le concrétiser ? Peut-on trouver d'autres exemples pour confirmer / pour infirmer la thèse de Diderot?)

 

q       travail thématique sur les grands couples conceptuels de la philosophie : nature / culture; inné / acquis; valeurs subjectives / valeurs universelles; sensualisme / rationalisme; éthique / anarchie; liberté / responsabilité; etc.

 

q       débat philosophique sur la pertinence des exemples développés par Diderot (le vol, la pudeur, la commisération, le meurtre), sur les dangers du relativisme moral (tout se vaut, il n'y pas de valeurs universelles) et mise en relation avec l'Histoire de la philosophie.

 

Dans les courants sceptiques et sophistiques qui affirment que l'homme individuel est la mesure de tout (Protagoras, Vème siècle avant J.-C.), ou dans le naturalisme de Diderot, il n'y a pas de mesure objective, de valeur universelle. Voltaire ironisait déjà : "Demandez à un crapaud ce qu'est la beauté, il vous répondra que c'est sa femelle" (Art. "Beau", Dict. philosophique). Un exemple de Schopenhauer va dans le même sens : le pire déshonneur pour un officier prussien consiste à refuser un duel, alors que pour un juif, ce sera de manger du porc. Les exemples de l’ethnologue L. Malson abondent dans ce sens : les Esquimaux encouragent l'hospitalité conjugale et le meurtre de l'ennemi personnel, alors qu'ils condamnent l'absurdité de la guerre contre des inconnus.

 

            Pour Diderot, il faudrait supposer des hommes avec une "cécité morale" (aveuglement volontaire, endoctrinement de masse, propagande à grande échelle, big brotherisation de la foule, etc.) et qui ne seraient en rien affectés par ce qu'ils verraient... Quelle serait leur morale? Comment ce texte rejoint-il le mythe platonicien de l'anneau de Gygès (un homme trouve un anneau qui le rend invisible; cette invisibilité lui confère l’impunité absolue. Quelle sera sa réaction ? En profitera-t-il pour faire le bien ou le mal ? Si c'est le mal, comment alors éradiquer la violence à notre époque ? En durcissant les lois ou en augmentant l'instruction ? Et la légitimité des grands principes éthiques et politiques ? Ne sont-ce alors que des "conventions arbitraires" ? Le thème de l'aveuglement peut-il être interprété dans un sens symbolique (par exemple l'aveuglement religieux ? idéologique (fasciste ou communiste) ? Etc.

 

A quelles conditions la séquence pédagogique sera-t-elle réussie ? Si le bonheur d’enseigner du professeur induit par contagion mais toujours de surcroît le bonheur d’apprendre des étudiants. Ce n’est pourtant jamais l’information exposée qui informe d’abord l’élève, mais le sens qu’il va pouvoir donner à cette information dans une situation donnée. Suffit-il au professeur de philosophie de penser devant ses élèves pour qu’à leur tour les élèves philosophent ? Suffit-il au  maître de penser devant les élèves pour les faire ensuite penser par eux-mêmes ? Suffit-il de paraphraser et d’expliciter le texte de Diderot ? Rien n’est moins sûr. Pour qu’un savoir appris soit transférable, pour qu’un élève s’élève en digérant (pas seulement en consommant) le savoir transmis par ce texte, il faut qu’il comprenne non seulement son utilité mais aussi sa richesse fécondante (et partant non utilitaire) au moment où il l’apprend et qu’il prenne conscience des contextes dans lesquels il pourra s’en servir. C’est en quelque sorte ce qu’on pourrait appeler le « bridging », capacité de faire des liens, de jeter des ponts non seulement entre les matières (intertextualité) mais entre un savoir théorique et sa concrétisation, sa recontextualisation.

 

Nous touchons là un élément essentiel dans le bonheur d’apprendre : la motivation. Selon la psychologie constructiviste, la motivation vient principalement du « contrôle que l’apprenant peut exercer sur son processus d’apprentissage, elle est donc une sorte de responsabilisation par laquelle on remet à l’apprenant la responsabilité de ses performances » (TARDI, 1995). La motivation est la condition sine qua non d’un apprentissage réussi, d’un plaisir de penser ; elle dépend de cinq facteurs qui sont « intrinsèques à l’apprenant » :

 

ü      La conception que l’apprenant a de l’intelligence (entité stable ou évolutive ?)

ü      La conception que l’apprenant a des buts poursuivis par l‘école (learning goals plutôt que performance goals)

ü      La perception que l’apprenant a de la contrôlabilité de son apprentissage

ü      La perception que l’apprenant a de la valeur des tâches d’apprentissage (savoir pourquoi on fait ce que l’on fait)

ü      La perception que l’apprenant a des tâches d’apprentissage (savoir quoi faire et comment).

 

Je ne peux que souscrire à cette conception, à condition toutefois de préciser certaines choses : il convient de ne pas tomber benoîtement dans l’idéalisme pédagogique. On n’actionne pas la motivation d’un étudiant comme on actionnerait un levier, il n’y a aucune recette miracle, et aucun dispositif didactique ne tiendra jamais lieu de « presse-bouton » de la réflexion ou de la motivation ; c’est à chaque professeur d’assurer la finalisation de son enseignement, mais c’est à chaque élève d’assumer le courage des commencements, partant du principe que plus on fait une chose, plus on suscite l’envie de la refaire, et moins sa répétition devient pénible.

 

 

2.4. De l’algophilie à l’algophobie ou la loi du moindre effort

 

Il me semble important de relever une thèse sociologique : le passage de l’algophilie (étym. l’amour de la douleur) à l’algophobie (étym. la haine et la crainte de la douleur), du dolorisme (exaltation de la souffrance) à l’hédonisme « fun », cette «utopie d'un allégement total qui permet toutes les voluptés en esquivant tous les malheurs. Avec lui la vie devient un jeu pour lequel nous n'avons aucun prix à payer» (Bruckner).

 

 Pour mieux comprendre le bonheur d’apprendre, il convient d’abord d’analyser ce qui lui fait obstacle.

Sur le modèle de la Passion christique , notre société se voulait autrefois doloriste; mûrir, c’est mourir ; grandir, c’est accepter de déchoir. On ne se saisit du monde qu’en le quittant, qu’en y prenant la distance nécessaire par rapport à ce qu’on vit tous les jours.  Selon le modèle doloriste, la souffrance est non une ennemie mortelle mais une alliée dotée d'un pouvoir de purification, de "renouvellement d'énergie spirituelle" (Jean-Paul II). Elle possède, comme l'a dit le philosophe Max Scheler, cette capacité unique de séparer l'authentique du futile, l'inférieur du supérieur, d'arracher l'homme à la confusion des sens, à la gangue grossière du corps pour diriger ses yeux vers les richesses essentielles.  La souffrance sauve l'existence, disait Simone Weil, elle n'est jamais assez forte, assez grande, « parce qu'elle nous ouvre les portes de la connaissance et de la sagesse ». « Il n'est pas honteux à l'homme de succomber sous la douleur, dit Pascal, il lui est honteux de succomber sous le plaisir. » Ainsi Bossuet multiplie les éloges sur la petite Henriette Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, qui, à 14 ans, sur le point de trépasser, appelle les prêtres plutôt que les médecins, embrasse le crucifix, réclame les sacrements et s'écrie : "O mon Dieu, n'ai-je pas toujours mis en vous ma confiance ?"

 

En ces temps de Prozac, de Viagra, de cures de rajeunissement, de psychanalyses et de chirurgies esthétiques, de culte du bonheur, de plaisir à tout prix,  le dolorisme fait figure de vieil épouvantail qui n’effraie plus personne, de ligne de conduite masochiste d’un autre temps. Et pourtant, on ne peut que suivre Bruckner lorsqu’il précise : «Je ne suis pas contre le bonheur, bien sûr, je suis contre l'idéologie du bonheur. J'en ai contre cette idée selon laquelle on peut construire son bonheur par sa propre décision, et qu'on tente de le fixer à soi comme un bien.» Le bonheur, dit-il, n'est pas la valeur primordiale de l'existence. Et il dénonce «cette maladie moderne qui transforme le bonheur en obligation pénible». L’air du temps, en cette période post-soixante-huitarde, commande le bonheur au point d'en faire un devoir. Après avoir rejeté la religion, les baby-boomers cherchent dans le consumérisme, dans le culte du corps et de la santé, ou même dans l'exotisme de religions orientales mal assimilées, le sens de leur vie. L’école fait-elle exception à la règle ? Ressent-elle également cette injonction ? Doit-elle aussi être « dans l’air du temps » ? J’en doute, et au lieu de tout exiger au nom du bonheur (bonheur d’apprendre, bonheur d’enseigner, épanouissement personnel, développement ludique de sa légende personnelle, etc.), l’école devrait plutôt s’affirmer comme le garde-fou devant cette maladive thérapie du bien-être. Le philosophe Jean Romain abonde dans le même sens : décréter le slogan « l’école, lieu de vie et de plaisir », c’est implicitement avouer que la culture, c’est un lieu de mort et de malheur :

 

La droite économique a profité de l’antienne que les pédagogistes reprennent en cœur depuis une vingtaine d’années chez nous et depuis plus d’un demi-siècle aux USA : supprimons les exigences demandées aux élèves, actionnons la spirale du toujours moins parce qu’à l’école, il y a trop d’école ; pour ce faire, plaçons l’élève au centre. On comprend que dans cette perspective, le pire reproche qu’on puisse adresser à un élève est d’être « scolaire » ! D’ailleurs ces pédagogistes ne disent jamais : « Mes élèves ont bien appris », mais « Mes gamins ont adoré ». L’idéologie des pédagogistes est anti-intellectuelle : elle organise une destruction de l’intelligence en vidant les disciplines de leur contenu et en substituant des « compétences » aux connaissance elles-mêmes. Ainsi, l’école n’instruit-elle plus qu’épisodiquement, elle communique, si possible avec du plaisir parce qu’on a décrété que les élèves étaient tristes, qu’ils s’ennuyaient en classe et qu’ils étaient en butte à la violence que les professeurs leur faisaient subir. (« Entre idéologie et inconscience : l’école », février 2001).

 

            On me rétorquera qu’il n’y a rien de plus ennuyeux que des élèves qui s’ennuient en classe et on aura peut-être raison ; mais qu’est-ce donc que cet ennui ? La conséquence manifeste d’une instruction inadaptée dispensée par des professeurs incompétents à des étudiants démotivés ? Pas du tout : l’ennui, ce n’est rien d’autre que le nom qui sert à désigner les ravages d’une école transformée en supermarché du savoir, les travers d’étudiants devenus à leur insu ( ?) de purs produits d’une société de consommation, c’est-à-dire des consommateurs passifs qui jaugent la qualité de ce qu’ils consomment à l’aune du seul plaisir immédiat qu’ils peuvent retirer. L’ennui, c’est alors la version scolaire du zapping : à savoir,  moins un effort pour donner du sens à ce qui ne semble pas en avoir a priori qu’un geste désinvolte qui refuse la convocation de ce qui est grand, vrai, beau, exigeant. L’ennui, c’est le sentiment par excellence de la non-valeur du savoir, c’est la résignation de celui qu’on a persuadé qu’il est inutile désormais de s’astreindre à l’étude, à la lecture, à la répétition, au travail parfois pénible pour réussir (qu’on se rappelle l’étymologie de travail tripalium, instrument de torture…). Toute fécondation présuppose ce travail au sens étymologique.

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