Article :    Gai savoir   bonheur et pédagogie

Christian Wicki               page 1, 2, 3, 4.


           

2.5. Deux conceptions différentes du bonheur d’apprendre

 

Le plaisir a-t-il sa place à l’école ? Bien évidemment, mais encore faut-il savoir de quel plaisir on parle. On pourrait schématiquement proposer deux modèles, le plaisir selon Finkielkraut et le plaisir selon Meirieu, ou selon Keating, l’inoubliable[1] « captain, O my captain » du Cercle des Poètes disparus. Le premier s’attache à la « transmission » de savoirs et à la formation intellectuelle des esprits ; le second à l’épanouissement et à l’expression personnels. Résumons ces deux tendances par un tableau[2] :

 

 

FINKIELKRAUT

MEIRIEU

 

La fonction première de l’école, c'est la « formation des esprits », et ceci se fait par "l'instruction" qui « est la condition de l'indépendance de jugement qu'une société démocratique attend de ses membres ».

 

On pense que « l'abandon progressif de la glose (poussiéreuse) et du commentaire (académique) pour les exercices d'imagination débouche sur le triomphe sans partage de la doxa ».

 

Le bonheur est dans "l'adaptation" de l’école aux idéologies socio-économiques dans « l’air du temps ».

 

Le ressort des réformes pédagogiques est le « renoncement » enrobé dans la démagogie de « l'innovation pédagogique » et de « l'égalitarisme ».

 

On proteste contre « l'abandon des fins de l'école, au profit d'un improbable mélange d'hédonisme (chacun doit s'épanouir tout seul, sans subir l'autorité éducative) » et contre « le modernisme incontinent (par exemple: l'enseignement par discipline est dépassé, vive l'interdisciplinarité ».

 

Même le Ministre de l’Education se veut « dans l’air du temps » :  « Il y a dans l'enseignement une tendance archaïque que l'on peut résumer ainsi: ils n'ont qu'à m'écouter, c'est moi qui sais. Sauf que c'est fini, les jeunes (et même les très jeunes) n'en veulent plus. Ce qu'ils veulent, c'est interréagir. »

 

Enfin, on fait confiance aux enseignants qui « s'obstinent envers et contre tout à maintenir l'école dans sa mission première de transmission des connaissances et de formation de l'intelligence. »

« La culture et la raison, à elles seules, ne délivrent pas de la barbarie. Voilà qui est devenu une triste banalité! »

 

Et puisque la culture n'est pas incompatible avec l'expression personnelle: « Qui a jamais dit que la culture interdisait l'expression personnelle? », il est bon de favoriser l"épanouissement" des jeunes car un des objectifs de l'école est de former « des citoyens autonomes (donc pourvus d'esprit critique) et des êtres humains épanouis ».

 

Le plaisir a sa place à l'école: « Les élèves qui arrivent aujourd'hui au collège, voire au lycée, n'ont pas tous la passion de la lecture, loin de là. Il faut les inciter à prendre l'habitude de lire et les aider à se rendre compte que la lecture peut être non seulement un exercice imposé, mais aussi un plaisir. Ce mot choque nos professeurs de vertu, qui s'imaginent aussitôt qu'on cherche à introduire à l'école quelque expérience sexuelle interdite ».

 

La construction de la Loi « qui s'impose de manière transcendante et au nom de l'universalité de l'humain, aux groupes affinitaires, aux clans et tribus de toutes sortes » (dans le pôle F on parlera plutôt de l'Autorité du Maître), est aussi importante que le « pouvoir unificateur de l'art en deçà et au delà de toutes différences qui séparent les hommes ».

 

 

 

D’où proviennent ces différences ? Manifestement d’une conception différente de la personne humaine. On le voit, il n’y a pas de réflexion sur le plaisir d’apprendre sans réflexion philosophique. Philosophie du bonheur, bonheur de la philosophie…

 

Dans le Pôle FINKIELKRAUT, la personne est conçue comme un ensemble de fonctions (perception, émotion, motivation, volonté, imagination, intelligence...) qui peuvent être considérées indépendamment les unes des l'autres, mais dont la finalisation assure l’unité de la personne humaine. Il en résulte qu'on peut donner à l'école pour objectif prioritaire de "former l'intelligence" pour "instruire" les élèves par "la transmission des connaissances", des disciplines que possède le Maître. D'où l'importance des exercices de gnose, de dissertation... pour la rencontre des intelligences du maître et des élèves.

 

Dans le Pôle MEIRIEU, la personne est conçue comme un ensemble de fonctions ou de polarités en interaction continuelle. L'émotion intervient sur la mémoire, la mémoire et les émotions interviennent sur l'intelligence, etc... Il n'est plus question de s'occuper d'un aspect, mais de s'intéresser à l'ensemble de la personne de l'élève. Ce n'est plus une "rencontre d'intelligences" qui a lieu en classe, mais une "rencontre de personnes" avec tout ce que cela implique. C'est l'élève qui "construit ses connaissances" dans cette rencontre avec la personne de l'enseignant. Dans l'enseignement des disciplines, on sera sensible à leur interaction (Interdisciplinarité; Travaux personnels encadrés).

 

2.6. Le métier d’enseignant

 

Ceci n'est pas sans conséquences sur la façon dont on conçoit le "métier d'enseignant". Pour les partisans de l'innovation, les professeurs trop attachés à leur discipline et à leur bibliothèque, sont simultanément coupables d'archaïsme, d'égoïsme et d'élitisme. Ils avaient choisi un vieux métier humaniste, on les enjoint désormais d'exercer un nouveau métier humanitaire. Dans le Pôle Meirieu, ce sera:  « Plus que jamais, l'école doit aujourd'hui engager un effort important pour préparer les jeunes à être des citoyens accomplis dans un monde en perpétuelle évolution...Cela ne pourra pas se faire sans des évolutions profondes des pratiques d'enseignement et des modes d'organisation du système scolaire ». A cet égard, les espoirs suscités par Internet et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (ICT) participent de cette volonté : à condition de considérer ces ICT comme des moyens et jamais comme des fins en soi, le gain de plaisir semble aller de soi pour leurs partisans. Tabler sur le multimédia et sur l’innovation pédagogique, souhaiter aux étudiants la « bienvenue dans la vie.com. », c’est miser sur un nouvel accès plus « fun » aux  savoirs… L’avenir nous le dira.

 

Essayons de formaliser dans un tableau les deux approches possibles du bonheur d’apprendre, bonheur d’une culture-racine et bonheur d’une culture-commune :

 

FINKIELKRAUT

MEIRIEU

Le plaisir essentiel est alors de l’ordre de l'enracinement (se former en prenant racine, vs la réforme, « tout ce qui nouveau est mieux »). S'enrichir de tout ce que le monde a accumulé de connaissances et de valeurs au travers des siècles. La valeur privilégiée est ici "la reconnaissance et la sauvegarde de l'héritages des ancêtres", du passé. C’est pourquoi on y défendra les langues anciennes, la Tradition,la dissertation, la Culture (vs la cuculture).

Du reste réformer est le véritable conservatisme: « L'orientation de la réforme est-elle bonne? Peut importe, la question ne sera pas posée, "réformer" est devenu un verbe intransitif. Voilà le vrai conservatisme. »

 

 

 

 

Le bonheur d’apprendre ? Avant tout un idéal :

 

 

- idéal de l'intelligence comme fonction supérieure de l'être humain, le distinguant des animaux;

- idéal de la culture, somme de tout ce que l'humanité (nos ancêtres auxquels nous sommes redevables) a pu construire tout au long des siècles ;

- idéal de la transmission intergénérationnelle du maître à l'élève

 

Ici, la réforme est indispensable: « Il faut éviter l'immobilisme, péril grave qui menace aujourd'hui l'école publique. Il faut soutenir les réformes ».

 

La culture n'est plus le seul lien important: « Comment parvenir ici à une culture commune? Les tenants de la contre-réforme ont trouvé la recette: il suffit que les "jeunes immigrés" apprennent le grec et le latin pour qu'ils "ouvrent les yeux sur l'unité de cette culture méditerranéenne qui est à la fois la leur et la nôtre"; il suffit qu'ils accèdent aux oeuvres classiques: c'est "la seule manière de les arracher aux ghettos". Si l'on comprend bien, les jeunes issus de l'immigration maghrébine (et que deviennent les autres?) doivent apprendre à lire Aristote et Augustin dans le texte pour accéder à leurs racines et ne plus se révolter. On croit rêver. Cette solution n'est peut être pas à écarter, après tout; mais pourquoi faut-il que ce soit la seule? »

 

Le bonheur d’apprendre est avant tout une réalité à saisir dans :

 

 

 

- complexité de la réalité de la personne humaine, à la fois dans son fonctionnement interne et dans sa diversité externe.

- complexité de la réalité des liens entre des êtres différents, entre des cultures différentes, entre les êtres et les progrès techniques si rapides.

- complexité des stratégies d'enseignement, de la recherche d'efficacité pour donner ses chances à tous dans un idéal d'égalité.

 

L'éducation des jeunes est une confrontation d'une réalité avec un devenir idéal désiré pour ces jeunes :

 

- Les uns partent de cet idéal

pour chercher à y amener les jeunes.

- Les autres partent de la réalité des jeunes pour chercher à les amener à cet idéal.

 

Liens racines ou liens solidarités? Peut-on séparer les deux? Il me semble qu'il n'y a pas de culture commune possible si chacun ne s'enracine pas dans la connaissance la plus profonde de ses racines qu'il pourra confronter. Mais c'est cette culture commune qui est importante à construire justement :

 

Il ne s'agit du reste pas de s'adapter mais de prendre en considération : à quoi sert de fermer les yeux devant la réalité des faits? L'école ne doit pas renoncer à son idéal, mais elle a tout intérêt à connaître exactement la distance qui l'en sépare […].

Ignorer la diversité des élèves repartis dans les classes d'enseignement général, technologique et professionnel, faire comme si l'on avait en face de soi un seul type d'élève idéal, prêt à recevoir la parole du maître, est certes facile sur le papier. Mais dans les salles de classe on est bien obligé de partir des élèves réels, d'une extrême diversité (…).

Il se crée alors un double mouvement dû à une double dissymétrie: <<La parole de l'éducateur est première. Son antériorité n'est pas seulement chronologique, elle est aussi ontologique: il porte et présente le monde à ceux qui arrivent. Mais la parole de l'éducateur n'est pas "dernière": en effet, son projet est bien de susciter une autre parole dont le texte ne soit pas écrit à l'avance. Il n'y a pas d'équivalence" entre l'éducateur et l'éduqué, mais bien une double dissymétrie: dissymétrie de l'enseignement qui place l'éducateur en amont et au dessus de l'éduqué; dissymétrie de l'apprentissage qui place l'éduqué en position de s'approprier, de prolonger et de démentir ce qui lui a été enseigné. C'est cette seconde dissymétrie qui permet à l'éducation de n'être pas seulement reproduction. (Jacques NIMIER).

 

 

Conclusion

 

Et si pour avancer dans la vie, comme dans l’apprentissage de la pensée, les fardeaux, les combats, les difficultés, étaient nécessaires ? Le secret d’un apprentissage réussie et d'une vie heureuse, après tout, ne serait-il pas comme Bruckner le propose "se moquer du bonheur, ne jamais le chercher, mais l'accueillir en tant que tel", lorsqu’il s’offre non à celui qui le cherchait mais à celui qui a accompli le difficile devoir d’être un homme en s’élevant notamment grâce aux exigences de l’apprentissage ? L’autonomie intellectuelle est incontestablement source de grandes satisfactions, mais à condition de le redire : elle n’est pas ce qui est donné au départ comme déjà acquis, elle est ce qu’on cherche à atteindre, progressivement, lentement, patiemment, rigoureusement, laborieusement. Résurgence d’un dolorisme suranné ? « L’homme est un apprenti, la douleur est son maître / Et nul ne se connaît, tant qu’il n’a pas souffert / Rien ne rend si grand qu’une grande douleur » (Musset). Non, simple bon sens.

 

 

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[1] « Inoubliable » en un sens il est vrai restreint tant certaines de ses méthodes sont contestables. Cf. Christian Wicky, La Dispersion de Keating, CRED, 2000.

[2] Pour l’ensemble de cette discussion, cf. http://perso.wanadoo.fr/jacques.nimier/page56.htm.

 


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