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Article : Gai savoir bonheur et pédagogieChristian Wicki page 1, 2, 3, 4.
2.5. Deux conceptions différentes du bonheur d’apprendre
Le plaisir a-t-il sa place à l’école ? Bien évidemment, mais encore faut-il savoir de quel plaisir on parle. On pourrait schématiquement proposer deux modèles, le plaisir selon Finkielkraut et le plaisir selon Meirieu, ou selon Keating, l’inoubliable[1] « captain, O my captain » du Cercle des Poètes disparus. Le premier s’attache à la « transmission » de savoirs et à la formation intellectuelle des esprits ; le second à l’épanouissement et à l’expression personnels. Résumons ces deux tendances par un tableau[2] :
D’où proviennent ces différences ? Manifestement d’une conception différente de la personne humaine. On le voit, il n’y a pas de réflexion sur le plaisir d’apprendre sans réflexion philosophique. Philosophie du bonheur, bonheur de la philosophie…
Dans le Pôle FINKIELKRAUT, la personne est conçue comme un ensemble de fonctions (perception, émotion, motivation, volonté, imagination, intelligence...) qui peuvent être considérées indépendamment les unes des l'autres, mais dont la finalisation assure l’unité de la personne humaine. Il en résulte qu'on peut donner à l'école pour objectif prioritaire de "former l'intelligence" pour "instruire" les élèves par "la transmission des connaissances", des disciplines que possède le Maître. D'où l'importance des exercices de gnose, de dissertation... pour la rencontre des intelligences du maître et des élèves.
Dans le Pôle MEIRIEU, la personne est conçue comme un ensemble de fonctions ou de polarités en interaction continuelle. L'émotion intervient sur la mémoire, la mémoire et les émotions interviennent sur l'intelligence, etc... Il n'est plus question de s'occuper d'un aspect, mais de s'intéresser à l'ensemble de la personne de l'élève. Ce n'est plus une "rencontre d'intelligences" qui a lieu en classe, mais une "rencontre de personnes" avec tout ce que cela implique. C'est l'élève qui "construit ses connaissances" dans cette rencontre avec la personne de l'enseignant. Dans l'enseignement des disciplines, on sera sensible à leur interaction (Interdisciplinarité; Travaux personnels encadrés).
2.6. Le métier d’enseignant
Ceci n'est pas sans conséquences sur la façon dont on conçoit le "métier d'enseignant". Pour les partisans de l'innovation, les professeurs trop attachés à leur discipline et à leur bibliothèque, sont simultanément coupables d'archaïsme, d'égoïsme et d'élitisme. Ils avaient choisi un vieux métier humaniste, on les enjoint désormais d'exercer un nouveau métier humanitaire. Dans le Pôle Meirieu, ce sera: « Plus que jamais, l'école doit aujourd'hui engager un effort important pour préparer les jeunes à être des citoyens accomplis dans un monde en perpétuelle évolution...Cela ne pourra pas se faire sans des évolutions profondes des pratiques d'enseignement et des modes d'organisation du système scolaire ». A cet égard, les espoirs suscités par Internet et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (ICT) participent de cette volonté : à condition de considérer ces ICT comme des moyens et jamais comme des fins en soi, le gain de plaisir semble aller de soi pour leurs partisans. Tabler sur le multimédia et sur l’innovation pédagogique, souhaiter aux étudiants la « bienvenue dans la vie.com. », c’est miser sur un nouvel accès plus « fun » aux savoirs… L’avenir nous le dira.
Essayons de formaliser dans un tableau les deux approches possibles du bonheur d’apprendre, bonheur d’une culture-racine et bonheur d’une culture-commune :
L'éducation des jeunes est une confrontation d'une réalité avec un devenir idéal désiré pour ces jeunes :
Liens racines ou liens solidarités? Peut-on séparer les deux? Il me semble qu'il n'y a pas de culture commune possible si chacun ne s'enracine pas dans la connaissance la plus profonde de ses racines qu'il pourra confronter. Mais c'est cette culture commune qui est importante à construire justement :
Il ne s'agit du reste pas de s'adapter mais de prendre en considération : à quoi sert de fermer les yeux devant la réalité des faits? L'école ne doit pas renoncer à son idéal, mais elle a tout intérêt à connaître exactement la distance qui l'en sépare […]. Ignorer la diversité des élèves repartis dans les classes d'enseignement général, technologique et professionnel, faire comme si l'on avait en face de soi un seul type d'élève idéal, prêt à recevoir la parole du maître, est certes facile sur le papier. Mais dans les salles de classe on est bien obligé de partir des élèves réels, d'une extrême diversité (…). Il se crée alors un double mouvement dû à une double dissymétrie: <<La parole de l'éducateur est première. Son antériorité n'est pas seulement chronologique, elle est aussi ontologique: il porte et présente le monde à ceux qui arrivent. Mais la parole de l'éducateur n'est pas "dernière": en effet, son projet est bien de susciter une autre parole dont le texte ne soit pas écrit à l'avance. Il n'y a pas d'équivalence" entre l'éducateur et l'éduqué, mais bien une double dissymétrie: dissymétrie de l'enseignement qui place l'éducateur en amont et au dessus de l'éduqué; dissymétrie de l'apprentissage qui place l'éduqué en position de s'approprier, de prolonger et de démentir ce qui lui a été enseigné. C'est cette seconde dissymétrie qui permet à l'éducation de n'être pas seulement reproduction. (Jacques NIMIER).
Conclusion
Et si pour avancer dans la vie, comme dans l’apprentissage de la pensée, les fardeaux, les combats, les difficultés, étaient nécessaires ? Le secret d’un apprentissage réussie et d'une vie heureuse, après tout, ne serait-il pas comme Bruckner le propose "se moquer du bonheur, ne jamais le chercher, mais l'accueillir en tant que tel", lorsqu’il s’offre non à celui qui le cherchait mais à celui qui a accompli le difficile devoir d’être un homme en s’élevant notamment grâce aux exigences de l’apprentissage ? L’autonomie intellectuelle est incontestablement source de grandes satisfactions, mais à condition de le redire : elle n’est pas ce qui est donné au départ comme déjà acquis, elle est ce qu’on cherche à atteindre, progressivement, lentement, patiemment, rigoureusement, laborieusement. Résurgence d’un dolorisme suranné ? « L’homme est un apprenti, la douleur est son maître / Et nul ne se connaît, tant qu’il n’a pas souffert / Rien ne rend si grand qu’une grande douleur » (Musset). Non, simple bon sens.
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[1] « Inoubliable » en un sens il est vrai restreint tant certaines de ses méthodes sont contestables. Cf. Christian Wicky, La Dispersion de Keating, CRED, 2000. [2] Pour l’ensemble de cette discussion, cf. http://perso.wanadoo.fr/jacques.nimier/page56.htm.
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