Rien que ce titre et déjà, on peut imaginer la moue : « Qu’est-ce que vient faire ici la religion ? Le travail c’est une question d'activité, de pouvoir d’achat, de revenu, de socialisation, pas de la spiritualité ». Il y a un dessin de Sempé assez drôle où on voit un orateur sur une estrade, parler devant un parterre de ménagères de 50 ans avec leur cabas (d’où émerge quelques poireaux) des ménagères qui grincent méchamment des dents quand il dit : « maintenant parlons de spiritualité » ! Très suggestif. En plein dans le mille de la question que nous allons traiter.
Tout
d’abord, conformément à ce que nous avons montré ailleurs
évitons de confondre spiritualité et religion. La
spiritualité désigne le chemin
de l’expérience, de la découverte de soi, de la présence à soi et de la pleine
conscience. Il peut y avoir une démarche spirituelle en dehors des religions et
une religion
sans véritable spiritualité, auquel cas on affaire à une
morale. Il peut aussi y avoir
spiritualité dans un courant religieux, auquel cas on parle plutôt de
mystique.
Donc,
si la spiritualité a rapport avec la conscience de soi, le lien avec le travail
peut faire sens et pour tout dire, c’est peut-être là le nœud
du problème : mon travail est-il un travail vivant, peut-il avoir une dimension
spirituelle ? A contrario, cela fait des siècles que l’on oppose le domaine
profane de l’action et le domaine sacré du spirituel. Des siècles que l’on admet
qu’une démarche spirituelle est incompatible avec la vie dans le monde et
suppose un retrait hors du monde et surtout en dehors du domaine du travail ! Le
monde du travail est matérialiste, si vous avez des aspirations spirituelles, il
faut vous faire moine, entrer dans un monastère, un couvent etc. Mais
la spiritualité et le travail
sont-ils incompatibles ?
Ne faut-il pas se méfier de cette manie de
créer une dualité là où il n’y en a pas ? En bref, sur quoi repose la
justification de la dualité travail/spiritualité ?
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*
Nous avons vu
précédemment à quel point le concept de travail était fortement impacté par
des croyances culturelles. A vrai dire, pour comprendre le travail, il faut
partir des croyances pour aller vers la réalité et non l’inverse. Or, s’il
est une croyance qui traverse de part en part notre histoire, c’est bien
celle qui dit que le travail dans le monde et la libération spirituelle sont
opposés. Pourquoi ? Cela ne date tout de même pas de l’apparition du
capitalisme en tant que système économique dominant.
1)
Voyons par exemple ce que dit S. Aurobindo de l’opposition entre le
développement historique de l’Inde et celui de l’Europe : « Dans l’Inde, si
le résultat a été un immense amoncellement des trésors de l’Esprit – du
moins quelques-uns – il a été aussi une immense faillite de la vie ; en
Europe, l’accumulation des richesses et la triomphante maîtrise des pouvoirs
et des possessions de ce monde ont conduit à une égale faillite dans les
choses de l’Esprit». Dans l’expression
refus
ascétique
(dans un sens que Nietzsche ne désavouerait
pas), Aurobindo entend le pôle extrême du désir de sublimer l’esprit contre
le corps, les valeurs spirituelles contre les valeurs mondaine. Tant qu’il
était exclusivement réservé à un ordre de reclus, il ne pouvait affecter
l’ordre social, mais quand il a peu à peu pénétré les mentalités, il a
conduit à l’idée que la vie matérielle était condamnée à l’illusion, la
recherche spirituelle devait être une évasion, ce qui a entrainé une
désagrégation des structures sociales, la pétrification du système des
castes et un déclin misérabiliste. Le même processus s’est produit en sens
inverse quand la culture européenne s’est lancée dans la conquête technique
de la Nature avec le succès que l’on sait. Ce qui a eu pour effet peu à peu
d’occulter de plus en plus la dimension spirituelle de l’être humain.
Aurobindo emploie l’expression symétrique de
déni
matérialiste.
On donc deux orientations antagonistes : « Le matérialiste est en droit, de
son propre point de vue, de soutenir que c’est la matière qui est réalité,
que le monde relatif est la seule chose dont nous puissions être sûr, que
l’au-delà est entièrement inconnaissable, sinon même non-existant, un rêve
du mental, une abstraction de la pensée se dissociant d’avec la réalité ».
L’ascète « épris de cet au-delà n’est pas moins en droit de son propre point
de vue, d’affirmer que c’est le pur Esprit qui est réalité, la seule chose
non-soumise au changement, à la naissance et à la mort, que le monde relatif
est une création du mental et des sens, un rêve, une abstraction de sens
inverse ».
Terrible dualité mais dualité très efficace pour la fabrique des préjugés.
Le refus ascétique à l’intérieur des religions a conduit à cette
vision
caricaturale qui consiste à identifier la spiritualité à une démarche qui
méprise le corps et éloigne du monde, une démarche réservée au reclus, au
moine, à l’anachorète, au
sadhu, à l’ermite qui s’enferme
dans une grotte pour méditer etc. Le genre de personne pour qui le sens de
la vie se situe hors du monde et bien sûr, tous ces feignants ne travaillent
pas ! Le déni matérialiste à orienté la vie vers le monde considéré
massivement comme réel, d’où l’idolâtrie du
corps
et progressivement la dépréciation de
l’esprit,
jusqu’à la négation de
l’âme.
Pas de Transcendance. Bref, au final, l’homme
fonctionnel,
l’homme compris comme animal machine. Parvenu à ce point, le sens de la vie
doit se réduire à sa matérialité et la
vie
à des
conditions de vie.
Dans cette perspective, n’a de valeur et d’importance que ce qui se montre,
se chiffre et se mesure, l’objectif et l’objectivable. La dimension
spirituelle évaporée, l’humanité devait être embarquée dans un destin de
consommateur et de technicien. Et là, attention, il faut être productif et
travailler dur.
Travailler dur pour
y arriver. Pour
réussir
sa vie : il y a tellement de conditions à réunir, ce n’est pas de tout
repos. Le héros et le champion, c’est l’arriviste dans la sphère du pouvoir
et de l’argent. La mesure du succès, l’ascension sociale, la pléthore des
objets du désir, le luxe qui déborde et recouvre les besoins. Mais
l’esprit
dans tout cela, on s’en passe très bien et
l’âme
personne ne sait ce que c’est, ni même si elle existe.
2)
A moins que… à moins que…
… l’on ne
décide de faire tout de même une petite place à la « spiritualité », mais
sous une forme socialement identifiable, c'est-à-dire celle d’une
religion.
Mais, dans ce cas, que veut dire une place accordée à la « spiritualité » à
côté du « travail » ? Un temple, une église et une mosquée au milieu des
hangars industriels ? Une salle de prière dans l’entreprise comme on en
trouve dans les hypermarchés ? C’est mélanger torchons et serviettes,
le travail relève de la sphère
publique, la religion de la sphère privée. Un lieu de travail
rassemble des personnes qui se
mobilisent autour d’un service (ou du moins c’est à quoi le travail devrait
ressembler), ce qui importe c’est la qualité des relations entre ses membres
et la contribution qu’ils apportent au bien commun. Ce qui suppose une
cohérence dans le projet et une certaine unité entre les êtres humains au
travail, sans quoi rien ne constructif n’est possible. Or
dans
l’état actuel de déliquescence des religions, l’irruption ostentatoire du
religieux dans le domaine du travail est un puissant facteur de division.
Tout le contraire d’un renforcement de la cohésion et de l’unité. Elle ne
peut que générer une réactivité et des rapports conflictuels. Le croyant a
tout à gagner à porter sa religion sur le plan de l’intériorité
sans la faire entrer en conflit avec les
exigences du service qu’il exerce dans le travail. Si elle lui permet de
sauvegarder son intégrité morale, par exemple face à des pratiques
malhonnêtes, ou le manque de respect d’autrui, tant mieux. C’est un point
d’appui pour la morale et personne ne va s’en plaindre. Par contre s’il
s’avise de faire entrer du religieux dans l’entreprise, de faire du
prosélytisme, d’imposer à d’autres ses croyances, ses règles, et ses
interdits, il y a conflit ouvert. Dans un monde tel que le nôtre où il faut
combattre le terrorisme, où la religion est devenue un refuge identitaire,
le bon sens veut que l’on adopte dans le cadre du travail la règle de la
laïcité. Le concept de laïcité a tout son sens dans la séparation de l’Etat,
qui est la sphère publique régie par le droit, et la religion, qui est la
sphère privée régie par un faisceau de croyances soudées autour d’une foi.
Etant donné que la même distinction entre public et privé se retrouve dans
la relation entre travail et religion, nous avons tout à gagner à appliquer
le même principe.
3)
L’idée sera d’autant plus claire si nous remplaçons un mot dans notre
intitulé : à la place de « travail
et spiritualité »,
mettons « travail
et religion ».
Cela ne sonne pas du tout pareil. Les implications ne sont plus les mêmes.
Pour le coup, c’est carrément une autre leçon qu’il aurait fallu écrire. Les
mots « religion » et « travail » accolés ensemble font surgir une
problématique nouvelle qui exige résolution.
Ils enveloppent une tension émotionnelle et souffrent d’une très lourde
pesanteur historique. Pour libérer le sens du travail, il faut
déposer le fardeau de croyances que la religion
lui a imposé. Nous n’allons pas répéter ici tout ce qui a été
dit plus haut à ce sujet. Le travail,
instrument de torture, châtiment qui fait suite au péché originel,
malédiction ensuite habilement surmontée dans le Protestantisme. Le travail
comme acte religieux équivalent à la prière et instrument du salut de
l’homme. L’oisiveté mère de tous les vices et symptôme du péché. Le travail
comme unique sens de la vie sur Terre
pour le salut de
l’âme. La vocation comme voie à suivre guidée
par la providence. Dans la foulée, le travail frénétique jusqu’à épuisement
des fonctions vitale justifié
religieusement.
Le non-travail, comme paresse, péché coupable méritant punition. Le travail
imposé pour avoir le droit de manger. L’apôtre Paul :
que celui qui ne
travaille pas, qu’il ne mange pas non
plus. Jusque dans les écoles où les paresseux
étaient suspendus dans une cage au-dessus de la table à manger. Ils
n’avaient pas assez travaillé et ne méritaient pas de manger, etc.
Mais attention, croyances religieuses typiquement
occidentales
devenant absurdes hors contexte, comme en témoigne par exemple la
confrontation des Européens avec la culture des amérindiens dont parle
Pierre Clastres.
L’indien ne
connaissait pas le péché originel, les histoires de chute et de repentir et
il ne connaissait pas le travail au sens où nous l’entendons, juste une
activité
minimaliste d’agriculture. D’où la rage des Espagnols devant ces gens que
l’on n’avait pas
dressé au travail. L’indien
était donc un fainéant. Alors les Espagnols le mirent au travail… comme
esclave dans les mines pour extraire de l’or. Et l’Indien, en apprenant du
conquérant la vraie religion apprit aussi ce qu’était le vrai travail.
Sur combien de tombes peut-on trouver une épitaphe du genre « ci-gît --- qui a consacré sa vie au travail » ? Le terme « consacré » (cum, avec, sacré) a fin
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Questions:
© Philosophie et spiritualité, 2018, Serge Carfantan,
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