Une
société
est composée d’individus, un État fait de citoyens, tous bien sûr
des hommes, mais placés dans des contextes de pouvoir très différents.
Ainsi que Max Weber le reconnaît, l’État possède le monopole de la
violence
légitime, donc une
puissance de coercition. Le mystère pour nous, c’est qu’il
puisse exister des sociétés sans État, car nous ne voyons pas comment le pouvoir
d’un chef pourrait être distingué de celui du souverain dans l’État. Comme le
dit Pierre Clastres, (texte) il est de fait exact qu’existe des sociétés sans
État, mais nous sommes à ce point identifiés à nos structures étatique que nous
ne pouvons que penser qu’il doit manquer quelque chose aux sociétés sans
État, le sous-entendu étant qu’elles sont incomplètes. De même, nous ne
pouvons imaginer d’économie que de marché, sans cela, il manquerait
encore quelque chose et l’économie ne serait que de subsistance. Bref, la
société sans État ne serait pas une « vraie » société, une société digne de ce
nom devrait être aussi policée que la nôtre et n’exister que sous la forme de
l’État.
Et si nous étions complètement dans l’erreur sur tous les points? Et si les sociétés sans État s’étaient délibérément érigées pour empêcher l’apparition d’un pouvoir de coercition distinct, devenant au fil des ans presque fatalement l’État tel que nous le connaissons ? Dans les faits (non pas en théorie) comment va-t-on d’une société sans État à la formation de l’État? Dans quel jeu d’équilibre du pouvoir s’établit une société sans État ? Comment une société peut-elle s’organiser en sorte qu’elle conserve le pouvoir sans qu’il lui échappe ?
Le propos de cette leçon va prendre pour fil conducteur le travail de l’ethnologue Pierre Clastres en Amérique du Sud, notamment chez les amérindiens Guayakis et Guaranis. Nous étendrons ensuite ses analyses.
* *
*
Nous avons vu, selon l’analyse de Max Weber dans Le Savant et le Politique, que dans le pouvoir traditionnel, pouvoirs sociaux et pouvoir politiques sont confondus. La coutume se charge de légitimer un ordre des choses qui se perpétue. Le Chef comme le Roi disions-nous incarnent les trois aspects du pouvoir. L’ennui avec cette présentation, c’est qu’elle met dans le même camp le Chef qui effectivement se situe dans un contexte de société traditionnelle et le Roi qui par contre est déjà dans un État. Or la relation de pouvoir n’est pas la même. Faute de documentation anthropologique solide nous en restons à des idées fausses au sujet de la chefferie et de son fonctionnement. C’est tout l’intérêt des recherches de Pierre Clastres que de nous éclairer sur cette question.
1) Partons de deux
anecdotes très significatives. Tout d’abord, chez les Yanomami, l’histoire du
guerrier Fousiwe. Fousiwe était reconnu comme « chef » de son clan en raison du
prestige qu’il avait gagné auprès des siens en organisant des raids victorieux
contre des tribus ennemies. Tant qu’il dirigeait des assauts voulus par sa
tribu, Fousiwe avait l’appui de la société qui le portait. Il mettait alors
toute sa force, son courage, son habileté tactique au service des siens.
Problème : en
temps de paix le prestige acquis dans la guerre se perd très vite.
Le chef n’est chef au sens où il possède un pouvoir réel sur ses hommes que
pendant la guerre et seulement si cette guerre est voulue par la
tribu. « La
tribu, pour qui le chef n’est que l’instrument apte à réaliser sa volonté,
oublie facilement les victoires passées du chef ». Donc, le Chef pour redorer
son prestige doit faire la guerre. « Un guerrier n’a pas le choix : il est
condamné à désirer la guerre. C’est exactement là que passe la limite du
consensus qui le reconnaît comme chef ». Si son désir de guerre coïncide
avec le
désir de guerre de la société, celle-ci va le suivre et lui faire honneur dans
ses victoires. Mais cette gloire est bien pâle et fragile. Le chef ne peut pas
entraîner une société qui veut la paix. « Aucune société, en effet, ne désire
toujours faire la guerre ». Si le Chef renverse le rapport qui l’a établi comme
Chef en poursuivant des fins individuelles, il n’a aucune chance. Que se
passe-t-il si le Chef veut « faire le Chef » de sa propre initiative, comme le
roi despote d’un État voulant imposer ses caprices ? S’il veut se lancer dans un
conquête personnelle ? Eh bien le résultat n’est pas du tout ce que nous
rencontrerions dans un logique de pouvoir étatique.
Fousiwe « pour avoir voulu imposer aux
siens une guerre qu’ils ne désiraient pas, il se vit abandonné par sa tribu. Il
ne lui restait plus qu’à mener seul cette guerre, et il mourut criblé de
flèches ».
Celle d’un
amérindien célèbre maintenant, Geronimo, le Chef Apache. « Geronimo n’était
qu’un jeune guerrier comme les autres lorsque les soldats mexicains attaquèrent
le camp de sa tribu et firent un massacre de femmes et d’enfants. La famille de
Geronimo fut entièrement exterminée. Les diverses tribus apaches firent alliance
pour se venger des assassins et Geronimo fut chargé de conduire le combat.
Succès complet pour les Apaches, qui anéantirent la garnison mexicaine. Le
prestige guerrier de Geronimo, principal artisan de la victoire, fut immense ».
Les Apaches étaient alors satisfaits d’une victoire qui réalisait leur désir de
vengeance. Mais Geronimo, encore auréolé de sa victoire veut continuer à se
venger des Mexicains. Il tente de convaincre les siens de repartir en
expédition, mais pour la tribu l’affaire est classée. « Les Apaches n’ont jamais
voulu suivre Geronimo, tout comme les Yanomami refusèrent de suivre Fousiwe.
Tout au plus le chef apache réussissait-il (parfois, au prix de mensonges) à
convaincre quelques jeunes gens avides de gloire et de butin. Pour l’une de ces
expéditions, l’armée de Geronimo, héroïque et dérisoire, se composait de deux
hommes ! Les Apaches qui, en fonction des circonstances,
acceptaient le
leadership de Geronimo pour son habileté de combattant, lui tournaient
systématiquement le dos lorsqu’il voulait mener sa guerre personnelle ».
2) Voilà qui change quelque peu nos vues habituelles sur le pouvoir ; le fait est qu’ici la société de par la volonté générale exerce un contrôle sur le Chef. Le Chef est bien reconnu comme Chef, mais il n’a pas d’autorité ni de pouvoir. « Il n’y a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n’est pas un chef d’État. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun pouvoir de coercition ». Comment est-ce possible ?
Il n’y a pas de société sans règles et pas non plus de société sans pouvoir, l’ethnographie le confirme. Impossible de prétendre diviser, sinon de manière abstraite, les sociétés en deux groupes, « sociétés avec pouvoir », « sociétés sans pouvoir » : cela ne veut rien dire. Ce que nous pouvons rencontrer et qu’il faut par conséquent reconnaître, c’est que le pouvoir « se réalise en deux modes principaux : pouvoir coercitif, pouvoir non coercitif ». Ce qui rejoint la distinction proposée dans le cours entre pouvoir sur et pouvoir avec. Ce que nous connaissons en Occident, le pouvoir coercitif, n’est pas du tout le « vrai » pouvoir, mais seulement une de ses formes possibles. Même dans des sociétés où la diffusion du pouvoir est grande au point qu’il n’y a même plus de chef, il n’est pas pour autant absent. Le politique, au sens du politikon zoon d’Aristote, au sens où l’homme est un animal politique cela veut dire que l’homme est un animal social. Pas forcément et naturellement sociable, ni même incurablement insociable, mais indéniablement social. En résumé : « On peut penser le politique sans la violence, on ne peut pas penser le social sans le politique : en d’autres termes, il n’y a pas de sociétés sans pouvoir".
Mais mis à part le temps de la guerre où le chef gagne un pouvoir de coercition sur ses hommes, qu’est-ce qu’un chef dans une société où le pouvoir ne repose pas sur la coercition ? Il est possible que les deux fonctions soient séparées. « il est remarquable que les traits de la chefferie soient fort opposés en temps de guerre et en temps de paix, et que, très souvent, la direction du groupe soit assumée par deux individus différents, chez les Cubeo par exemple, ou chez les tribus de l’Orénoque : il existe un pouvoir civil et un pouvoir militaire. Pendant l’expédition guerrière, le chef dispose d’un pouvoir considérable, parfois même absolu, sur l’ensemble des guerriers. Mais, la paix revenue, le chef de guerre perd toute sa puissance. Le modèle du pouvoir coercitif n’est donc accepté qu’en des occasions exceptionnelles, lorsque le groupe est confronté à une menace extérieure ».
Il faut maintenant détailler les réponses de Pierres Clastres.(texte) Elles sont remarquables. (texte)
- « Le
chef est un « faiseur de paix » ; il est l’instance modératrice du groupe,
ainsi que l’atteste la division fréquente du pouvoir en civil et militaire ».
« L’autorité des chefs tupinamba, incontestée pendant les expéditions
guerrières, se trouvait étroitement soumise au contrôle du conseil des anciens
en temps de paix. De même, les Jivaro n’auraient de chef qu’en temps de guerre.
Le pouvoir normal, civil, fondé sur le consensus omnium et non sur la
contrainte, est ainsi de nature profondément pacifique ; sa fonction est
également «pacifiante » : le chef a la charge du maintien de la paix et de
l’harmonie dans le groupe. Aussi doit-il apaiser les querelles, régler les
différends, non en usant d’une force qu’il ne possède pas et qui ne serait pas
reconnue, mais en se fiant aux seules vertus de son prestige, de son équité et
de sa parole. Plus qu’un juge qui sanctionne, il est un arbitre qui cherche à
réconcilier ».
- Le chef
« doit être généreux de ses biens, et ne peut se permettre, sans se déjuger,
de repousser les incessantes demandes de ses « administrés » ». (texte) Nous sommes dans
la forme d’échange étudiée par Marcel Mauss où le don est la forme première de
l’échange. L’ironie ici, c’est que le chef est celui qui donne des cadeau et qui
même doit les confectionner parfois. Pierre Clastres y voit encore plus qu’un
devoir : « Le second trait caractéristique de la chefferie indienne, la
générosité, paraît être plus qu’un devoir : une servitude. Les ethnologues ont
en effet noté chez les populations les plus diverses d’Amérique du Sud que cette
obligation de donner, à quoi est tenu le chef, est en fait vécue par les Indiens
comme une sorte de droit de le soumettre à un pillage permanent. Et si le
malheureux leader cherche à freiner cette fuite de cadeaux, tout
prestige, tout pouvoir lui sont immédiatement déniés. Francis Huxley écrit à
propos des Urubu : « C’est le rôle du chef d’être généreux et de donner tout ce
qu’on lui demande : dans certaines tribus indiennes, on peut toujours
reconnaître le chef à ce qu’il possède moins que les autres et porte les
ornements les plus minables. Le reste est parti en cadeaux. » La situation est
tout à fait analogue chez les Nambikwara, décrits par Claude Lévi-Strauss : « …
La générosité joue un rôle fondamental pour déterminer le degré de popularité
dont jouira le nouveau chef… » Parfois, le chef, excédé des demandes répétées,
s’écrie : « Emporté! c’est fini de donner ! Qu’un autre soit généreux à ma
place ! » Il est inutile de multiplier les exemples, car cette relation des
Indiens à leur chef est constante à travers tout le continent (Guyane,
Haut-Xingu, etc.). Avarice et pouvoir ne sont pas compatibles ; pour être chef
il faut être généreux ». Cette relation est tout à fait contraire à nos
mentalités, car nous pensons plutôt au Roi à la tête d’un État recevant des
cadeaux de ses sujets, nous ne voyons pas le travail de lien social qui opère en
sous-main. La manière très habile d’interdire ici au chef de posséder. Cette
dynamique de l’échange nous échappe.
On se souvient de la surprise des
Conquistador abordant les rivages de l’Amérique : recevoir des cadeaux des
« sauvages » n’avait rien d’unilatéral. Cela voulait dire en retour que les
« sauvages » attendaient aussi des dons, comme les armes des Espagnols.
- Enfin, « seul un bon orateur peut accéder à la chefferie ». Immense pouvoir de la parole dans les sociétés traditionnelles, au point que la bonne question à poser dans un village n’est pas « qui est le chef ? », mais plutôt « qui parle ? ». Mais quel est le sens de cette parole ? Est-ce l’art de commander de haut ? Pas du tout. Elle est avant tout rituelle. Elle lie la tribu aux anciens en rappelant leur sagesse : vivons comme nos aïeux ! Le plus étrange c’est aussi la manière dont elle est entendue : « Presque toujours, le leader s’adresse au groupe quotidiennement, à l’aube ou au crépuscule. Allongé dans son hamac ou assis près de son feu, il prononce d’une voix forte le discours attendu. Et sa voix, certes, a besoin de puissance, pour parvenir à se faire entendre. Nul recueillement, en effet, lorsque parle le chef, pas de silence, chacun tranquillement continue, comme si de rien n’était, à vaquer à ses occupations. La parole du chef n’est pas dite pour être écoutée. Paradoxe : personne ne prête attention au discours du chef. Ou plutôt, on feint l'inattention. Si le chef doit, comme tel, se soumettre à l'obligation de parler, en revanche les gens auxquels il s’adresse ne sont tenus, eux, qu’à celle de paraître ne pas l’entendre. Et, en un sens, ils ne perdent, si l’on peut dire, rien. Pourquoi ? Parce que, littéralement, le chef ne dit, fort prolixement, rien. Son discours consiste, pour l’essentiel, en une célébration, maintes fois répétée, des normes de vie traditionnelles : « Nos aïeux se trouvèrent bien de vivre comme ils vivaient. Suivons leur exemple et, de cette manière, nous mènerons ensemble une existence paisible. » Voilà à peu près à quoi se réduit un discours de chef. On comprend dès lors qu’il ne trouble pas autrement ceux à qui il est destiné. Qu’est-ce qu’en ce cas parler veut dire ? Pourquoi le chef de la tribu doit-il parler précisément pour ne rien dire ? À quelle demande de la société primitive répond cette parole vide qui émane du lieu apparent du pouvoir ? Vide, le discours du chef l’est justement parce qu’il n’est pas discours de pouvoir ». (texte) Le discours du chef n’est pas là pour commander et tout se passe effectivement comme dans la conscience collective du groupe il était parfaitement clair que la parole du chef doit être cantonnée hors de l’autorité et du commandement, donc mise dans l’incapacité de donner un ordre.
La société primitive est si méfiante envers le pouvoir coercitif et sa violence qu’elle a très ingénieusement limité son exercice. Elle ne veut pas de pouvoir séparé et sait très bien qu’elle est elle-même le lieu réel du pouvoir. Elle a donc contraint le chef à se mouvoir uniquement sur le terrain de la parole, donc à l’opposé de la violence. Le résultat imparable c’est que de cette manière la tribu s’assure que l’ordre social ne sera pas modifié. Elle a fait en sorte que l’homme de parole ne puisse pas devenir un homme de pouvoir. (texte) La société doit faire en sorte que le pouvoir lui appartienne et soit toujours encadré quand la situation exige qu’il soit coercitif.
C’est renversant. Parvenu en ce point, nous ne pouvons qu’être frappé de la
différence énorme entre le pouvoir tel que nous le comprenons, dans la
coercition et le pouvoir traditionnel sans coercition décrit par Pierre
Clastres. Machiavel nous avait pourtant appris que le pouvoir du Prince est un
exercice calculé de la force, que celle-ci soit la brutalité du lion, ou la ruse
du renard, il s’agit au minimum de tenir les hommes par la contrainte des
lois. Ce type de pouvoir n’est rien d‘autre que celui de l’État. Les
sociétés primitives voyaient les choses d’un autre œil ; parce qu’elles étaient
consciente de la violence du pouvoir, elles empêchaient délibérément
toute dérive qui pourrait les mener dans cette direction que L’Histoire emprunte
que nous appelons État. Nous avons donc beaucoup à apprendre
d’elles,
nous qui souhaitons rapatrier le pouvoir vers la société pour éviter qu’il ne
devienne despotique.
1) Tout d’abord il y a la taille. Pour qu’une société demeure primitive, il faut qu’elle soit à taille humaine. Il est n’est possible d’exercer une forme de pouvoir non coercitif semble-t-il qu’à petite échelle, sur le plan local. Dès qu’une organisation est trop grande, elle ne peut plus être gérée humainement, elle court le risque d’être gérée par coercition. Et on en voit pas comment il pourrait en être autrement. Pensons à l’étonnement des découvreurs européens du Brésil face aux Tupinamba, la surprise de constater que leurs chefs, les mburuvicha, ne jouissaient d’aucun pouvoir. Les européens étaient issus des monarchies absolues de France, de Portugal ou d’Espagne. Donc de grands d’États, ils ne pouvaient pas comprendre. Ils ne pouvaient que penser que ces sociétés « primitives » étaient « anormales » et « barbares ». Par contre, ils se retrouvèrent dans une atmosphère plus familière au Mexique de Moctezuma ou au Pérou des Incas. Là (enfin !) existaient des empires et on pouvait se mesurer d’égal à égal avec d’autres. « Là les conquistadors respiraient un air habituel, l’air pour eux le plus tonique, celui des hiérarchies, de la coercition, du vrai pouvoir en un mot ». Celui des formations étatiques.
Pour gérer la taille de leurs sociétés afin que le pouvoir demeure social, donc sans coercition, les sociétés primitives avaient appris à contrôler leurs populations. En période d’expansion elles pratiquaient la scission : des membres d’un groupe partaient fonder une autre communauté et ils progressaient sur le territoire sans autre limite que la rencontre d’une tribu rivale. Ils avaient aussi tout un arsenal de méthodes de contrôle de leur démographie : pratiques de l'avortement, de l'infanticide et une grande quantité de prohibitions sexuelles. Comme l’interdiction pour les femmes d’avoir des rapports pendant la période de sevrage d’un enfant ; et si cela se produisait (les tabous et les interdits sont toujours transgressés), l’avortement étaient alors l’issue quasi inévitable.
Concernant
les obligations entre le chef et la société,
dans l’État nous trouvons normal que la société ait des obligations vis-à-vis ce
celui qui la dirige. Le leader remplit son contrat en fixant la feuille de route
que la société doit suivre si elle veut être bien gouvernée. Un « programme
électoral ». Mais on comprend vite pourquoi dans l’État le despote n'a plus
aucune obligation devant son peuple. Parce qu'il possède le pouvoir de
coercition bien entendu ! Parce que son pouvoir n’est rien sans la force qui va
avec, parce que son pouvoir suppose la contrainte et qu’il a la force publique
avec lui. Implicitement, l’exercice du pouvoir dans l’État veut donc dire : "Je
donne le cap, les obligations maintenant, ce n'est plus pour moi… c'est pour
vous, vos obligations en tant que citoyens ». Dans la société primitive c’est
tout juste le contraire. C’est le chef qui a des obligations envers les siens et
de très lourdes obligations, tandis que la tribu s’en passe à son égard, tout en
se servant de lui. Le chef doit être habile, vaillant, courageux dans
la guerre et le prouver. En temps de paix il a l’obligation d’être un bon
conciliateur. Il est obligé d’être bon orateur, il doit régaler la tribu par des
beaux discours. Il est donc - Il faut peser les mots - rigoureusement un
porte-parole pour les siens. Dans les relations internes, la parole du chef
doit pacifier et s’il incapable de le faire, on en trouvera un autre. Dans les
relations intertribales, tout le monde ne va pas parler à la fois, on ne
s’entendrait plus du tout. Ces relations sont essentielles, en raison de la
possibilité permanente de la guerre, car si on a des ennemis, il faut aussi
avoir des alliés, il faut des réseaux d’alliances et les porte-parole de chaque
communauté ont un rôle fondamental. Il faut un chef, non pas parce que quelqu’un
veut s’imposer à tous les autres comme tel, mais parce que la tribu en a besoin.
Elle a besoin de celui qui est habile à parler et elle lui confie ce qui devient
dès lors une obligation. Le chef n’est qu’une pièce dans la complétude de son
modèle. Donc, il faut quelqu’un qui soit le chef, mais la structure de la
société primitive est telle qu’elle va tout faire pour que celui-ci ne puisse
pas « faire le chef » ! (texte)
La société tient le chef, elle le tient tellement bien qu’en tant que chef il est pris en otage et il ne peut pas s'en défaire, sauf à démissionner. En matière politique, le chef ne peut être un bon chef que s’il est pris au piège, c’est-à-dire contrôlé par la société qu’il dirige. Quand il devient chef, on lui dit : "A partir de maintenant, tu es celui qui va être le porte-parole, celui qui va faire des discours, celui qui va remplir correctement son obligation de générosité, tu vas travailler un peu plus que les autres, tu vas être celui qui est au service de la communauté ». Dans ces conditions pas sûr qu’il y ait beaucoup de monde à se bousculer au portillon pour devenir chef. Clastres cite le cas d’une tribu, les Indiens Yanomami, en Amazonie vénézuélienne, dans la région des sources de l'Orénoque, en visite dans une petite communauté, à un moment où elle n’avait plus de chef (tué ou démissionné?). Il n’y avait donc plus personne au protocole et pourtant la tribu se sentait incomplète sans chef. Non pas qu’elle aie besoin de quelqu’un qui commande (ce que nous comprenons nous mais qui est absurde de leur point de vue), mais qu’une place était vide dans leur système social, ce qui est très différent.
2) Le chef a l’obligation impérative d’être généreux, et on ira vers lui pour recevoir ses dons. Lourde charge disions-nous. Pas la jouissance d’une pléiade d’avantages substantiels de chef d’État. A part le fait que le chef peut avoir plusieurs femmes. « Tu vas travailler un peu plus que les autres » n’est pas une formule à prendre à la légère. Nous justifions l’État en disant que sans lui nous n’aurions pas une économie de « l’abondance » et bien sûr, le réflexe (la tromperie d’une pensée duelle), c’est de penser que les pauvres « primitifs» n’avaient d’économie que de « subsistance ». Entendons-nous, subsister, c’est survivre avec difficulté et non pas vivre de manière prospère, ce qui est encore différent de vivre de manière ostentatoire dans le luxe.
« Une
société à économie de subsistance est donc
telle qu’elle parvient à nourrir ses membres seulement de justesse, et qu’elle
se trouve ainsi à la merci du moindre accident naturel (sécheresse, inondation,
etc.), puisque la diminution des ressources se traduirait mécaniquement par
l’impossibilité d’alimenter tout le monde. Ou, en d’autres termes, les sociétés
archaïques ne vivent pas, mais survivent, leur existence est un
combat interminable contre la faim, car elles sont incapables de produire des
surplus, par carence technologique et, au-delà, culturelle. Rien de plus
tenace que cette vision de la société primitive et rien de plus faux en même
temps ». Si on veut dire que les sociétés primitives ignorent l’économie de
marché, soit, mais on ne dit rien de plus. On ne fait qu’ajouter un manque à
partir d’une définition de l’économie (peut être fausse) vue comme nécessaire.
Mais à quoi bon un marché s’il n’y a pas de surplus et si on ne cherche pas à en
faire ? Si on ne produit qu’en accord avec ses besoins ? Si le mode de vie est
simple ? Et si on ne veut pas travailler plus ? Est-ce une faiblesse
technologique ? Nous avons vu qu’il y a une différence entre les techniques
traditionnelles et la technologie moderne. Nous avons
souligné que ce qui frappe
tous les observateurs qui ont côtoyé des peuples dit « primitifs », c’est
l’ingéniosité remarquable dont ils font preuve pour s’assurer une maîtrise
optimale du milieu naturel dans lequel ils vivent et optimal veut dire
adaptée à leurs besoins et homéotélique. Non seulement les
sociétés primitives sont tout à fait capables de satisfaire leurs besoins autant
que la société de consommation, mais en plus elles ont une conscience plus
claire de ce dont elles ont besoin, tout en dédaignant ce qui ne leur ait pas
vraiment utile. Autre argument, repéré par Kant notamment : « tout groupe humain
parvient, par force, à exercer le minimum nécessaire de domination sur le milieu
qu’il occupe. On n’a jusqu’à présent connaissance d’aucune société qui se serait
établie, sauf par contrainte et violence extérieure, sur un espace naturel
impossible à maîtriser : ou bien elle disparaît, ou bien elle change de
territoire ».
3) Attaquons maintenant bille en tête le point le plus délicat qui concerne le statut du travail. « Il y a là un préjugé tenace, curieusement coextensif à l’idée contradictoire et non moins courante que le Sauvage est paresseux. Si dans notre langage populaire on dit « travailler comme un nègre », en Amérique du Sud en revanche on dit « fainéant comme un Indien ». Alors, de deux choses l’une : ou bien l’homme des sociétés primitives, américaines et autres, vit en économie de subsistance et passe le plus clair de son temps dans la recherche de la nourriture ; ou bien il ne vit pas en économie de subsistance et peut donc se permettre des loisirs prolongés en fumant dans son hamac ». (texte) Et les preuves sont écrasantes, c’est la seconde alternative qui est vraie. Le conditionnement impliqué dans leur culture empêchait les conquistadors de comprendre quoi que ce soit. « Grande était leur réprobation à constater que des gaillards pleins de santé préféraient s’attifer comme des femmes de peintures et de plumes au lieu de transpirer sur leurs jardins. Gens donc qui ignoraient délibérément qu’il faut gagner son pain à la sueur de son front. C’en était trop, et cela ne dura pas : on mit rapidement les Indiens au travail, et ils en périrent ». Massacrés par le travail pour les blancs. Et on voit bien la logique de tout cela : « Deux axiomes en effet paraissent guider la marche de la civilisation occidentale… le premier pose que la vraie société se déploie à l’ombre protectrice de l’État ; le second énonce un impératif catégorique : il faut travailler. Les Indiens ne consacraient effectivement que peu de temps à ce que l’on appelle le travail. Et ils ne mouraient pas de faim néanmoins. Les chroniques de l’époque sont unanimes à décrire la belle apparence des adultes, la bonne santé des nombreux enfants, l’abondance et la variété des ressources alimentaires. Par conséquent, l’économie de subsistance qui était celle des tribus indiennes n’impliquait nullement la recherche angoissée, à temps complet, de la nourriture".
Ne
résistons pas au plaisir de la lecture de ce qui suit : soit les « Tupi-Guarani
par exemple, dont la fainéantise irritait tant les Français et les Portugais. La
vie économique de ces Indiens se fondait principalement sur l’agriculture,
accessoirement sur la chasse, la pêche et la collecte. Un même jardin était
utilisé pendant quatre à six années consécutives. Après quoi on l’abandonnait,
en raison de l’épuisement du sol ou, plus vraisemblablement, de l’invasion de
l’espace dégagé par une végétation parasitaire difficile à éliminer. Le gros du
travail, effectué par les hommes, consistait à défricher, à la hache de pierre
et par le feu, la superficie nécessaire. Cette tâche, accomplie à la fin de la
saison des pluies, mobilisait les hommes pendant un ou deux mois. Presque tout
le reste du processus agricole — planter,
sarcler, récolter — ,conformément à la
division sexuelle du travail, était pris en charge par les femmes. Il en résulte
donc cette conclusion joyeuse : les hommes, c’est-à-dire la moitié de la
population, travaillaient environ deux mois tous les quatre ans » ! Et on
pourrait continuer. Un amérindien travaillerait au grand maximum trois heures
par jour, toutes activités comprises. Ce qui laisse pas mal de latitude au
loisir.
On voit donc l’épaisseur de nos préjugés. Il faut carrément se désintoxiquer et rejeter nos idées de supériorité étatique, notre ethnocentrisme. Notre incroyable naïveté à l’égard de l’État providence qui nous fait avaler des couleuvres les unes après les autres et finit par nous masquer ce que nous avons sous les yeux. Exactement ce que nous craignons chez les « sauvage ». L’extrême précarité dans laquelle vivent des millions de personnes sous le régime de l’État. Cette économie de subsistance que vomit le capitalisme en poussant à la survie ceux qui, sans travail ne savent même plus comment vivre. A la limite qui aurait peut être vécu dignement en Amérindien. Rappel : 45 millions d’Américains vivent avec des bons alimentaires. Ceux-là contre toute attente, placent leur confiance dans des sauveurs, les maîtres-politiques élus, dont ils attendent une générosité, ou au moins qu’ils veillent sur la santé de leur peuple. Qu’au lieu d’exciter les passions les unes contres les autres, ils soient des pacificateurs. Qu’ils soient désintéressés et au service du peuple. Et que l’on y veille sérieusement pour les changer en cas de besoin. Qu’ils n’emploient jamais la parole pour commander, mais que la société les commande eux. Qu'ils soient et demeurent des serviteurs.
Mais nous le voyons, tout le système de l’État est monté à l’envers, autour de la coercition. En rupture avec l’idée même de pouvoir véritablement social, ce pouvoir non coercitif des sociétés primitives. Des sociétés qui ont maintenant disparu, ou mieux, que nous avons fait disparaître. Étrange renversement. Nous voyons donc tout l’intérêt de l’approche de la politique par le biais de l’anthropologie.
Donc, stop au misérabilisme sur les sociétés primitives, au nom de la suprématie de l’État. Il faut démystifier l’État et il n’est pas meilleure façon de le faire que de se replacer dans un contexte social qui le refuse. Nous n’allons pas pour autant envier les sociétés primitives, ni souhaiter une sorte de retour en arrière. Reconnaissons leur archaïsme. Rousseau lui-même n’y croyait pas. Mais il est intéressant de noter que pourtant, dans le contexte actuel, cette tentation est à la mode : elle s’appelle le survivalisme. Non, ce qui est fécond, c’est de tirer des leçons d’un héritage humain que nous n’embrassons pas assez, mais qui fait partie de notre mémoire. Ces gens que nous nommons « primitifs » peuvent beaucoup nous apprendre sur la manière de gérer intelligemment le pouvoir en sorte qu’il demeure toujours au service de la volonté générale. Nous pouvons même avec l’appui de l’anthropologie, mieux comprendre d’où vient l’État.
1) Revenons sur l’économie. Nous l’avons vu avec
Michel Henry, il est dans la nature du
travail de produire toujours plus que le nécessaire et c’est vrai aussi du
travail chez les peuples anciens. Cet excédent de surtravail mène-t-il à
l’économie de marché et à l’État ? « Il y a effectivement production de surplus
dans les sociétés primitives : la quantité de plantes cultivées produites
(manioc, maïs, tabac, coton, etc.) dépasse toujours ce qui est nécessaire
à la
consommation du groupe, ce supplément de production étant, bien entendu, inclus
dans le temps normal de travail ». Alors qu’en faire ? C’est de bon sens :
l’échanger notamment avec des étrangers. « Ce surplus-là, obtenu sans
surtravail, est consommé, consumé, à des fins proprement politiques,
lors des fêtes, invitations, visites d’étrangers, etc. ». Mais les étrangers par
excellence étaient les étrangers à la terre amérindienne, les Espagnols, les
Portugais, les Français. Que pouvait-on obtenir auprès d’eux à part des maladies
vénériennes et de l’alcool ? Des fusils ? Des couteaux ?
Des haches métalliques ? Ce dernier exemple est pour
Clastres très significatif : « L’avantage d’une hache métallique sur une hache
de pierre est trop évident pour qu’on s’y attarde : on peut abattre avec la
première peut-être dix fois plus de travail dans le même temps qu’avec la
seconde ; ou bien accomplir le même travail en dix fois moins de temps. Et
lorsque les Indiens découvrirent la supériorité productive des haches des hommes
blancs, ils les désirèrent, non pour produire plus dans le même temps,
mais pour produire autant en un temps dix fois plus court ». Donc en
assimilant un élément utile, tout en sauvegardant la vision du monde qui était
la leur, sans faire de l’économie de marché à
partir du troc. (texte) Mais que se passa-t-il ? « Avec les haches
métalliques firent irruption dans le monde primitif indien la violence, la
force, le pouvoir qu’exercèrent sur les Sauvages les civilisés nouveaux venus ».
Puissance d’une technologie, mais surtout technologie au service de la
puissance, au service de la volonté de
puissance, au service des ambitions de pouvoir individuelles.
Et là on est vraiment à l’extrême opposé de la
mentalité des sociétés primitives dans laquelle l’individu est immergé au
sein de la communauté qui est la sienne.
De sorte justement que le coup de force consistera au final à l’en sortir en lui
donnant motif d’envier les conquérants, exaltant son
ego auparavant très encadré par la culture dans laquelle il vivait. Lui
donner pour référence non pas le chef, tel qu’il le connaissait, mais
celui qui veut faire le chef. Celui qui montre sa puissance, qui
commande et à qui on obéit sans pouvoir le
commander. L’Amérindien qui vivait dans une
société où l’on n’obéit pas allait connaître la relation
dominant/dominé : entrer sous le régime de
l’État.
Les marxistes se trompent en cherchant aux origines et
partout une « lutte des classes ».
Rien n’est plus faux. La société primitive est même « par essence égalitaire ».
Dans cette société les hommes sont autant maîtres de leur
activité que de leurs
loisirs ; n’agissant que pour
eux-mêmes, ils sont aussi maîtres des échanges au sein de la communauté.
Tout bascule quand « l’activité de production est détournée de son but
initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif
produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité.
C’est alors que l’on peut parler de travail »
tel que nous le connaissons. Il n’y a plus de règle égalitaire de l’échange et
apparaît cet instrument de pouvoir qu’est « la terreur de la
dette. C’est bien là en effet qu’elle s’inscrit,
la différence entre le Sauvage amazonien et l’Indien de l’empire inca. Le
premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus,
pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui
disent : il faut payer ce que tu nous dois, il faut éternellement rembourser ta
dette à notre égard ». (Et là Clastres rejoint David Graeber). Il ne faut donc
parler de travail aliéné qu’à partir d’une relation de pouvoir coercitif et donc
dans l’État. Dit autrement, quand l’activité de production n’est plus
sociale, quand elle est imposée par ceux qui vont
profiter du travail des autres « c’est que la société n’est
plus primitive, c’est qu’elle est devenue une société divisée en dominants et
dominés, en maîtres et sujets ». Elle est étatique.
Elle a cessé de contrôler le pouvoir et le respect du pouvoir, ce qui va finalement la tuer. C’est donc une rupture non pas économique, mais vraiment politique, «la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes ».
Une autre conséquence : si dans la société primitive l’échange est maîtrisé au sein de la communauté, on n’a pas le désir d’être riche. L’économie n’a pas encore pris la tangente pour s’éloigner des besoins de la société dans un monde virtuel à part, elle ne peut pas fonctionner de manière autonome. Donc à la limite, point d’économie et moins encore d’économistes, (ou de traders, de commerciaux à tout va ou de spéculatifs de casino etc.). « Les sociétés primitives sont des sociétés sans économie par refus de l’économie ». C’est dans la mesure même où elles refusent la logique de domination du marché qu’elles sont plus sociales et solidaires. Pour employer qui est en train de retrouver son sens.
2) Nous voici revenus à notre point de départ : il y a bien part les sociétés primitives, ou sociétés sans État et des sociétés à État. « L’apparition de l’État a opéré le grand partage typologique entre Sauvages et Civilisés, elle a inscrit l’ineffaçable coupure dans l’au-delà de laquelle tout est changé, car le Temps devient Histoire ». Comme nous l’avons déjà montré, cela explique aussi à rebours l’importance du mythe, du temps circulaire. Un représentation du Temps délibérément anti-historique. (texte)
L’erreur des marxistes a été de croire dans l’existence
d’un déterminisme économique, de le situer dans l’infrastructure
d’une société et de sous-estimer le pouvoir de la société proprement dit.
Clastres en donne nombre de réfutations sur le terrain ethnologique. Ce n’est
pas le changement décisif qui est politique avant tout.
La manière donc une société contrôle le pouvoir. « Si l’on veut
conserver les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure, alors
faut-il peut-être accepter de reconnaître que l’infrastructure, c’est le
politique, que la superstructure, c’est l’économique. Un seul bouleversement
structurel, abyssal, peut transformer, en la détruisant comme telle, la société
primitive : celui qui fait surgir en son sein, ou de l’extérieur, ce dont
l’absence même définit cette société, l’autorité de la hiérarchie, la relation
de pouvoir, l’assujettissement des hommes, l’État ». La formulation est
cinglante, mais on ne peut pas diminuer d’un iota ce qui pourrait passer pour un
jugement de valeur alors qu’il s’agit d’un constat. « La révolution politique,
c’est cette apparition mystérieuse, irréversible », elle est bien
« mortelle pour
les sociétés primitives ». Pas accidentelle. C’est inscrit dans la nature de
l’État comme organisation fondée sur un rapport de coercition. Inscrit dans les
mentalités dans la représentation qu’une société se donne qui se
serait bien différente si elle avait d’elle-même une représentation différente.
Plus sociale et il faut lâcher un gros mot : « communiste ! »,
mais pas de l’idéologie qui
se paye du même nom, mais au sens de la société primitive. Le communisme
idéologique du temps de l’ère soviétique a établi partout où il a régné une
logique de coercition, un logique de la domination, une logique de classe. Une
logique étatique, même si Marx avait dit que l’État
devrait à terme disparaître. Il avait flairé qu’il devait bien y avoir quelque
chose de vrai chez les anarchistes dans leur critique de l’État.
3) Dira-t-on que c’est la propriété qui est la cause ? Le premier à planter des piquets autour d’un champ pour dire « ceci est à moi » fondateur de l’État ? C’est ce que dit Rousseau. Mais sur le plan ethnologique ? « Pourquoi quelques-uns désirèrent-ils proclamer un jour : ceci est à moi, et comment les autres laissèrent-ils ainsi s’établir le germe de ce que la société primitive ignore, l’autorité, l’oppression, l’État ? » Une société primitive est-elle nécessairement nomade ? Comme les bushmen ? Non, pas forcément. On a aussi vu en Amérique du Sud des peuples découvrant la domestication du cheval abandonner et la propriété de la terre et l’agriculture pour devenir chasseurs-cueilleurs.
On a beau chercher on ne peut pas trouver l’origine du
politique dans la propriété de la terre comme une cause déterminante. Il y a
visiblement autre chose, mais cela dit, dans la notion de propriété, il y a bien
un germe psychologique qui fait référence au
pouvoir. « Il n’y a rien, dans le fonctionnement économique d’une société
primitive, d’une société sans État, rien qui permette l’introduction de la
différence entre plus riches et plus pauvres, car personne n’y éprouve le désir
baroque de faire, posséder, paraître plus que son voisin. La capacité, égale
chez tous, de satisfaire les besoins matériels, et l’échange des biens et
services, qui empêche constamment l’accumulation privée des biens, rendent tout
simplement impossible l’éclosion d’un tel désir, désir de possession
qui est en fait désir de pouvoir. La société primitive, première société
d’abondance, ne laisse aucune place au désir de surabondance ». Et
pourtant, le désir de possession est là en puissance et il contient en
lui-même
un désir de pouvoir, il est à sa racine
volonté de puissance, moi voulant se montrer
plus puissant qu’un autre, mais la société primitive est ainsi faite que son
système de croyances discrédite l’hubris du désir.
Le partage est donc net. « On peut regrouper en une seule
classe les grands despotismes archaïques – rois, empereurs de Chine ou des
Andes, pharaons –, les monarchies plus récentes – l’État c’est moi – ou les
systèmes sociaux contemporains, que le capitalisme y soit libéral comme en
Europe occidentale, ou d’État comme ailleurs… » et de l’autre, il y a la société
primitive avec une conception complètement différente du pouvoir. Du rôle du
chef qui n’est en rien chef d’État et qui ne peut pas l’être. « Le chef est au
service de la société, c’est la société en elle-même – lieu véritable du pouvoir
– qui exerce comme telle son autorité sur le chef ». Le chef est à sa
juste place quand il est un serviteur.
Pas quand il fait le chef en jouant au dominant, au maître. Et
la société ne devrait pas tolérer ce jeu, mais l’empêcher. « Tu n’es pas
plus que les autres ». « le grand cacique Alaykin, chef de guerre d’une
tribu Abipone du Chaco argentin, l’a définie parfaitement dans la réponse qu’il
fit à un officier espagnol qui voulait le convaincre d’entraîner sa tribu en une
guerre qu’elle ne désirait pas : « Les Abipones, par une coutume reçue de leurs
ancêtres, font tout à leur gré et non à celui de leur cacique. Moi, je les
dirige, mais je ne pourrais porter préjudice à aucun des miens sans me porter
préjudice à moi-même ; si j’utilisais les ordres ou la force avec mes
compagnons, aussitôt ils me tourneraient le dos. Je préfère être aimé et non
craint d’eux. » Et, n’en doutons pas, la plupart des chefs indiens auraient tenu
le même discours ».
* *
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Voilà qui nous permet d’envoyer
Machiavel dans les cordes : cette idée
que le Prince doit être craint, mais pas au point de se faire haïr. Non le chef
n’est chef que lorsqu’il est aimé, quand on lui reconnaît les qualités pour
exercer la parole juste, qui n’est jamais un usage de pouvoir coercitif. Quand
il est au service de son peuple et non quand il met son peuple à son service,
tout en prétextant qu’il le protège et soi-disant veille au bien commun. Mais
le bien commun, c’est la société qui en décide, pas le chef, ni un
parti. Si le chef s’efface en tant que personne pour sa mission de servir son
peuple, il est vraiment chef, et non s’il joue au petit chef devant les
médias en direction des électeurs, non s’il promène son arrogance de par le
monde face à d’autres petits chefs comme lui appelée chefs d’État. La grandeur
du chef va donc avec son humilité. Une qualité très rare et pour tout dire a
contrario du concept même de l’État. Tellement que les anarchistes ont peut
être raison en un sens à vouloir abolir l'Etat.
Que l’on retourne les choses en tout sens, nous n’avons aucune raison d’écarter l’anthropologie politique en faisant comme si les peuples anciens n’avaient rien à nous apprendre. Ils ont beaucoup à nous dire au contraire, nous qui avons encore du chemin à faire pour retrouver un certains sens du social qui nous manque cruellement. Remerciements au passage à Pierre Clastres pour son travail qui mérite amplement d’être lu.
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©
Philosophie et spiritualité, 2015, Serge Carfantan,
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