Textes philosophiques

Henri Frédéric Amiel     démocratie et médiocrité

    "L'ouvrage de Tocqueville donne à l'esprit beaucoup de calme, mais lui laisse un certain dégoût. On reconnaît la nécessité de ce qui arrive, et l'inévitable repose. Mais on voit que l'ère de la médiocrité de toute chose commence, et le médiocre glace tout désir. L'égalité engendre l'uniformité et c'est en sacrifiant l'excellent, le remarquable, l'extraordinaire que l'on se débarrasse du mauvais. - Le spleen deviendra la maladie du siècle égalitaire. -L'utile remplacera le beau, l'industrie l'art, l'économie politique la religion, et l'arithmétique la poésie. Le siècle de l'individualisme risque fort de ne plus avoir d'individus modèles; le temps des grands hommes passe; l'époque de la fourmilière, de la vie multiple arrive. Par le nivellement continuel et la division du travail, la société deviendra tout, et l'homme individuel ne sera rien. La statistique enregistrera de grand progrès et le moraliste un déclin graduel; les moyennes monteront comme le fond des vallées, par la dénudation et l'affaissement des monts...

     N'est-ce pas acheter trop cher ce bien-être universel que de le payer au prix des plus hautes facultés, des plus nobles tendances de l'espèce humaine?

     Est-ce bien là le sort réservé aux démocraties?

     Ou bien au-dessus de l'égalité économique et politique à laquelle tend la démocratie socialiste, se formera-t-il un nouveau royaume de l'esprit, une église de refuge, une république des âmes, où par-dessus le pur droit et la grossière utilité, le beau, l'infini, l'admiration, le dévouement, la sainteté auront un culte et une cité? Le matérialisme utilitaire, la légalité sèche, égoïste, l'idolâtrie de la chair et du moi, du temporel et de Mammon sont-elles le terme de nos efforts? Je ne le crois pas. -L'idéal de l'humanité est autrement plus haut".

Journal intime 6 septembre  1851, p.1063.

Indications de lecture:

 Cf. leçon La fin de l'Histoire. Amiel est souvent très brillant dans la recension d'ouvrages. Ici commentaire Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, très célèbres critiques de la démocratie moutonnière. Rapprocher de textes similaires de Nietzsche, et surtout Aurobindo Le Cycle humain et l'Idéal de l'unité humaine. cf. leçon Le changement des mentalités.

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