Leçon 152.      La fin de l’Histoire     

    Les annonces et les prophéties apocalyptiques sont aujourd’hui tellement dans l’air du temps qu’elles sont devenues un extraordinaire filon pour Hollywood. On peut penser que dans notre monde d’incertitudes, c’est une manière d’évacuer des angoisses et d’opérer une catharsis collective. Mais ce n’est pas  un phénomène propre à notre époque. Les prophéties apocalyptiques sont aussi vieilles que les religions elles-mêmes. Des générations et des générations de chrétiens ont vécu dans la perspective imminente de l’apocalypse. Et pas seulement à l’approche des chiffres ronds des millénaires. Cela fait des siècles l’on reporte sa date.

    Le fait nouveau, c’est que ce type de discours apparaît aussi à sa manière chez les intellectuels : explosion sociale imminente, déclin irrémédiable ou élan vers le pire,  discours sur la fin de l’Histoire. C’est devenu un thème récurrent. Nous avons eu La fin de l’Histoire ou le dernier homme de Francis Fukuyama, Michel Henry, dans La Barbarie,, La Grande implosion  de Pierre Thuillier. (texte) Sans compter le discours universitaire relayant les thèses sur la fin de l'Histoire selon  Hegel que l’on rencontre par exemple chez Éric Weil dans Philosophie et Réalité,  ou dans les textes d'Alexandre Kojève ou de Bernard  Bourgeois etc. Heidegger parlait de la fin de la métaphysique. Les dernières pages du Principe Responsabilité de Hans Jonas résonnent dans des avertissements qui ont une nette tonalité apocalyptique. La liste serait très longue de tous ceux qui se situent dans une perspective de fin de l’Histoire.

    Cela fait tout de même beaucoup de convergences et on peut légitimement se demander ce que peut bien signifier cette insistance. Sommes-nous parvenu à un moment-clé de notre fameuse Histoire? Que signifie l’expression « la fin de l’histoire »? Faut-il nécessairement l’interpréter à la manière de Hegel qui avait annoncé « la fin de l’art » ? Faut-il en parler comme de l’énoncé d’une crise profonde de la civilisation sur Terre? Comme le prélude d’une profonde mutation ? 

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A. Fin du temps, fin de l’Histoire

    Mais tout d’abord, il faut tirer au clair quelques confusions fréquentes. Revenons sur ce que nous opposions à Hegel dans une leçon précédente.  Nous disions que le concept de fin appliqué au temps est obscur. Que le temps puisse prendre fin  n’a guère de sens. (texte) Ce sont les choses qui prennent fin dans le temps et non le temps lui-même. D’autre part, nous disions aussi que si l’Histoire atteignait un sommet de réalisation, elle devrait nécessairement succomber à sa propre perfection.  L’application du concept de fin à l’Histoire est problématique.

    1) L’Histoire de l’Humanité se déroule dans le Temps. Il importe de ne pas les confondre et de bien comprendre que le concept d’Histoire dépend de la nature du Temps.  Le temps est inséparable de l’espace et de la causalité à l’œuvre dans la matière. Pris ensemble, ils sont la texture de l’univers relatif dont nous faisons partie. La cosmologie tente de préciser le concept de temps de la Nature dans l’approche objective qui est la sienne. Nous avons vu aussi que désormais la science reconnaît à différents niveaux de complexité le caractère cyclique du temps. Nous avons de ce fait une représentation qui reste assez floue, mais dont les contours se précisent, de la notion de « fin du temps » ou de « début du temps ». Cependant, notons que : « la fin des temps » est un concept religieux, « la fin du temps » est un concept dont le contenu peut être étayé scientifiquement.

    ---------------Nous disions que ce qui nous semble le plus probable, c’est que l’univers est dans une constante oscillation qui va d’une singularité initiale, vers un déploiement d’espace-temps-causalité, jusqu’à un reploiement qui revient à la singularité et ainsi de suite à l’infini. C’est de cette manière que nous comprenons l’idée grecque selon laquelle la Nature est éternelle. Voyez la théorie stoïcienne de l'éternel retour. Dans la singularité, quand tout l’univers n’est encore qu’à l’état de germe, il n’y a ni temps, ni espace, ni causalité et les lois de la physique classique ne sont pas applicables. Selon Stephen Hawking dans  Une brève Histoire du Temps,  ce sont les lois de la théorie quantique qui seules opèrent. Dans le premier moment de pulsation de l’univers, se déploie l’espace-temps-causalité qui régit le relatif. Le temps entre en scène, l’univers entre en expansion, enfle et déploie ses possibles. On parle alors de big bang. Ce qui semble vraisemblable, c’est qu’à un moment le déploiement atteint un point de saturation à partir duquel la tendance peut s’inverser. S’amorce alors ce qui a été appelé le big crunch par les cosmologues. L’univers entre en contraction et revient vers la singularité. Dans cette résorption finale des effets dans la cause nous pouvons effectivement imaginer un point, une singularité dans laquelle tout revient. Au point de la singularité espace-temps-causalité se résorbe. Le Temps disparaît et l’éternité seule subsiste, auquel cas, on parlera alors de la « fin du temps » de la Nature. Même dans ce cas de figure, le terme de fin est éminemment relatif et n’a aucun sens absolu (texte). La fin n’est que la fin d’un cycle (kalpa) et elle prélude à un nouveau cycle. Nietzsche avait trouvé dans les Veda la formule : « il y a tant d’aurores encore à venir ». Et bien, c’est cela, mais au niveau cosmique. Ni commencement absolu, ni fin absolue, mais pulsation indéfinie de la Substance primordiale (texte) jouant avec elle-même un jeu sans fin, le jeu de la Manifestation. Conformément à la dualité, commencement/fin, vont ensemble et n’ont de sens que dans le relatif. Dans l’Absolu, rien ne commence ni de finit, ce qui est, est et ne prend pas part au Temps, ce qui est, est éternel. Car l’éternité est précisément ce qui n’entre jamais dans le temps et n’a ni commencement ni fin.

    Le temps de la Nature supporte toute chose dans son apparition, son existence dans la Durée et sa disparition. Ainsi en est-il de toutes choses et même du devenir de la petite planète Terre et de ce tout petit bout de temps qu’est l’Histoire humaine. C’est sur une minuscule portion de temps de 2000 ans que les théologiens chrétiens et les philosophes modernes ont décidé de décrire le temps sur un modèle linéaire. Jusqu’à tenter de nous persuader que le seul temps réel était celui de l’Histoire. Le concept d’histoire repose sur une représentation linéaire du temps. Il s’agit de ce qu’on appelle le temps standard servant de cadre à la représentation de l’action et de son implication à large échelle dans la durée humaine. Le temps chronologique est encore ce même temps, exploité par nos horloges, et permettant de situer l’anticipation, la prévision, la planification, etc. Le temps chronologique est une fiction, mais une fiction utile et il reçoit, pour se donner un semblant de solidité, l’appui de la physique classique qui va jusqu’à Newton. Il est aussi appuyé par un concept culturel, celui du calendrier. Un homme n’est homme que par sa formation sociale, ce qui implique un repérage spécifique du temps, tel qu’il est pensée dans une culture donné. Avec ses fêtes, ses anniversaires, ses commémorations etc. Cette représentation linéaire, si nous la conservons, si nous en élevons la droite, comme si elle s’élançait vers un hypothétique infini, nous donne la représentation de ce qui a été appelé le progrès.  (texte) Bien sûr, dans l’Histoire des hommes rien n’est linéaire, la route qui monte est faite de méandres. (texte) Mais on peut, comme les hommes du XIX ème croire qu’elle est nécessairement montante, de sorte que globalement on peut croire qu’elle tend vers un seul but. (texte)

    2) Ce but, ce serait la fin de l’Histoire. L’image est exaltante. L’humanité en marche, vers sa véritable destination, l’humanité qui atteint la terre promise ou on ne sait quelle lieu ou perfection. Mais le problème, c’est alors de parvenir à concilier cette interprétation avec le temps.

    a) Si le temps est linéaire, l’expression « fin de l’Histoire » n’a pas de sens, car le temps ne s’arrête pas, surtout sur une période aussi courte que cinq ou six mille ans. Il y a toujours plus haut que le point le plus haut qui est atteint. Pas de fin. C’est comme dans les records sportifs ! Un record c’est fait pour être battu un jour où l’autre !

    Pour nous sortir de cette affaire, nous arrivons alors à l’interprétation morale du progrès donnée par Kant, à savoir que le progrès de l’Histoire est en définitive seulement un concept régulateur, parce qu'il n’est qu’un idéal. Il n’est pas réel. Ce que nous pouvons faire de mieux ici bas, c’est de travailler au progrès du genre humain. C’est entendu. Mais, comme Kant le répète, un idéal, c’est ce vers quoi on tend et que l’on n’atteint jamais, car la cible recule au fur et à mesure qu’on s’en approche. Le progrès de l’humanité est un perfectionnement indéfini et qui ne sera jamais achevé. L'homme est doué de dispositions naturelles, mais qui ne peuvent se développer que dans une culture qui, par l'éducation doit donc le perfectionner. On peut le reporter aux Calendes grecques et repousser indéfiniment la perfection humaine, car l'homme parfait n'est qu'un concept. L’idéal n’a pas d’existence. C’est un concept et seulement un concept. Cependant, travailler à la réalisation d'un règne des fins raisonnables a un sens, car c'est ce qui justifie toute la bonne volonté et les efforts humains, et  c'est même ce qui les rend méritoires. Nous y reviendrons.(texte)

    b) Si le temps linéaire est en définitive une fiction et que le seul temps réel est cyclique, tout ce qui se produit à l’intérieur du temps est aussi en définitive cyclique. Le temps est un cercle dans la moindre comme dans la plus grande de ses parties. Un cercle, cela n’a pas de bout par lequel le prendre, car tout point est un début et une fin. Il ne peut donc pas y avoir de « fin de l’Histoire » au sens où l’humanité parviendrait à une perfection absolue, parce qu’il y aura encore du temps après la « fin » et que le mot fin ne veut strictement rien dire sans un commencement qui le suit. C’est ce que nous voulions dire plus haut : peut être une longue période glorieuse, mais le temps est infatigable et son cours reprendrait. Pas de montagne sans vallée. Pas de vallée sans montagne. Quand nous sommes dans la dualité, nous n’avons pas le droit de rejeter un des membres d’un couple duel. C’est ce qui fait naître une contradiction. Le temps ne s’achève dans aucune fin, sa loi est donc le changement pur, et le changement pour le changement est en définitive justifié pour la seule joie du jeu ! Lila en sanskrit.  

    c) Si on refuse la perspective du temps cyclique, si on veut maintenir coûte que coûte un temps linéaire et justifier le concept d’une fin réelle, il semble qu'il n’y a alors plus qu’une seule solution : justifier la fin par l’embrasement final de la destruction de l'Humanité. On n'arrête pas le temps, mais on peut supprimer l'Histoire en bloc en éliminant ses acteurs! Là il y aura effectivement une "fin"! Et une "fin de l'Histoire". Forçons un peu le trait,  si nous ajoutons:

    - La croyance religieuse dans la fin des temps

    + les moyens de destruction prodigieux de la technique

    + une représentation linéaire du temps, cela nous donne:

    = apocalypse nucléaire rayant toute l’humanité de l’existence.

    Voyez La Faim du Tigre de René Barjavel. (C’est un thème obsédant dans toute son œuvre. Cf. Ravages). Dans pareil cas, il sera possible de dire (dans les conversations des grenouilles, des marsouins et des lézards survivants!) qu’il y avait autrefois des hommes, qu’ils ont eu une histoire et que celle-ci a atteint son apogée et a eu une fin… C’est logiquement correct.

      Il doit y avoir un mot de la fin pour tous, qui est la mort et c’est par ce mot de la fin que le concept de fin de l’Histoire se justifie. C’est l’interprétation de la mort qui décide en définitive du sens de la fin de l’Histoire. Prise en elle-même, comme événement, la mort paraît absurde. Ce mot de la fin ne prend lui-même son sens que si cette mort est pour l’humanité un passage dans un arrière-monde, qui, dans l’au-delà, sera le vrai monde. Et c’est là que nous retrouvons tout le sens de la religion commune. Si la vie humaine ici-bas est une épreuve, c’est que cette vie est fausse et que la vraie vie est ailleurs. Nul n’a cependant le droit de l’abréger pour aller plus vite au but en mettant fin à sa vie, car c’est précisément le compte d’expérience et de souffrance qui sera demandé là-haut dans le jugement. Car le dieu de la religion est le souverain juge. C’est tout cela qu’il faut donc mettre en forme dans des mythes. Et ce sont aussi ces mythes religieux qui parlent d’un dieu en colère, du châtiment qui va tomber sur l’humanité dans des tonnerres de feu, dans le gonflement soudain des océans, les tremblements de la Terre et le souffle rauque des volcans. Bref, tout ce qu’on entend chez les prophètes de malheur qui tiennent une harangue sur la « fin des temps ».

B. L'achèvement ou la fin de l'Histoire politique

   Philosophiquement, c’est une impasse ; et surtout, personne ne peut raisonnablement souscrire à la dernière option. Si l’on veut pousser l’audace spéculative, la seule manière satisfaisante d'en sortir est de revoir tout à la fois la signification de la fin de l'Histoire et  l'idée de Dieu. Penser un achèvement de l’Histoire dans le temps et aussi un Dieu immanent qui ne serait pas lui-même en dehors de l’Histoire.

    L'originalité du système de Hegel se situe exactement dans cette perspective. L’humanité est sortie de la Nature dans laquelle est elle se trouvait dans une temporalité préhistorique. De manière symétrique, il est possible de penser que la fin de l’Histoire (se produira ou) s’est déjà produite, il s’ensuivrait dès lors que (entrerons ou) nous serions entrés dans une ère posthistorique. De fait, que ce soit pour le réfuter (comme Marx) ou bien pour le confirmer, (comme Kojève et Fukuyama), tous ceux qui se sont servis du concept de fin de l’Histoire en Occident font référence à Hegel. Nous allons devoir faire un court exposé de ses thèses.

     ---------------1) Hegel a vu dans la victoire de Napoléon, à Iéna, le triomphe des idéaux de la Révolution française, triomphe qui ne pouvait selon lui que préluder à l'universalisation imminente de l’État ; car c’est en effet l’État qui à lui seul doit réaliser de manière concrète les principes de la liberté et de l'égalité. Hegel pensait donc qu’en 1806 le concept de l’État était d’ors et déjà achevé. Les principes de l'État démocratique n'avaient plus à être améliorés ; ce qui a suivi ne pouvait être que posthistorique. Les conquêtes démocratiques telles que le droit de vote accordé aux femmes, le rejet de la traite des esclaves, l’extension du droit aux ouvriers, la protection des minorités etc. tout cela ne pouvait être que l’extension logique d’un concept déjà formulé.

    En clair : a) Il s’agit de la réalisation d’un concept. Ce qui est présupposé, c’est que le concept est le réel lui-même, ou en d’autres termes, l’Idée est la chose-même, et par rapport à elle, tout le reste est inessentiel. La carte est le territoire. b) Quand le concept de l’État est universellement admis, la fin de l’Histoire est consommée et cela même s’il reste une œuvre à accomplir. La tâche à accomplir n’est plus qu’une péripétie posthistorique qui ne fera que diffuser ou vulgariser en quelque sorte le concept. Rien de nouveau et de significatif n’apparaît après la fin, ce qui apparaît n’est rien d’autre que le déploiement d’une Idée définitivement achevée.

    Cependant, pour que l’idée ne soit pas seulement une abstraction vide, il faut qu’elle soit l’universel lui-même, c’est-à-dire l’Absolu donné absolument à lui-même dans son concept. C’est-à-dire l’Esprit lui-même. Or selon Hegel, l’Histoire, loin d’être une errance absurde de l’Humanité dans le devenir, n’est rien de moins que la parousie de l’Esprit, l’Esprit se manifestant à lui-même dans le temps. L’Histoire est l’Histoire de la Manifestation de l’Esprit dans le corps de l’Humanité.

« L’Histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l’Esprit dans ses plus hautes figures ; la marche graduelle par la quelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi » (texte)

    C’est aussi pourquoi son tracé ne doit être évoqué qu’à travers l’esprit des peuples  prenant conscience d’eux-mêmes dans le temps.

    « Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle ».

    En d‘autres termes, le Dieu vivant est l’Humanité en marche. Dieu se manifeste de manière immanente dans le temps, sous la forme de l’humanité. Il n’est pas transcendant (R) au monde, mais à l’œuvre dans le monde. La symbolique christique est la clé de cette Manifestation. Chaque peuple recommence à sa manière le calvaire du Christ vers une rédemption finale qui est une réalisation en soi et pour soi de l’Esprit. « L’esprit se répand ainsi dans l’histoire en une inépuisable multiplicité de formes où il jouit de lui-même ». Nous aurions tort de nous arrêter aux destructions que comportent l’Histoire. L’individu doit en faire les frais, et les plus grandes civilisations sont apparues et ont connu la disparition pour cette fin. Ce qu’il faut comprendre, c’est que « Tout doit contribuer à une œuvre. A la base de cet immense sacrifice de l’Esprit doit se trouver une fin ultime ». Il y a donc nécessairement une Providence qui conduit l’Histoire. Il n’est pas indispensable de poser la Providence à partir de la foi religieuse, car nous devons identifier la Providence à une Sagesse qui n’est rien d’autre que celle de la Raison à l’œuvre dans le monde.

    « La Providence divine est une sagesse qui, avec une puissance infinie, réalise ses fins, c’est-à-dire réalise la fin ultime, rationnelle, absolue du monde ; et la Raison est la pensée se déterminant elle-même en toute liberté ».

    Ce que la Raison cherche, c’est à produire de manière concrète les conditions de sa manifestation en tant que liberté. C’est dans l’État que l’individu devient libre et que la liberté se réalise ; aussi bien, l’achèvement de l’Histoire coïncide en définitive avec la réalisation de l’État. « L’État est donc la forme historique spécifique dans laquelle la liberté acquiert une existence objective et jouit de son objectivité ». Parce que la Raison n’est pas ici pensée comme un simple faculté humaine, mais qu’elle est identique à l’Esprit, « L’État est l’Idée spirituelle dans son extériorité de la volonté humaine et de la liberté de celle-ci »

    Que veut donc dire l’expression de la « fin de l’Histoire » ? Avec l’avènement de l’existence politique, et tout particulièrement du droit, il ne reste plus, une fois les structures découvertes, qu’à les généraliser partout. Indéfectiblement, le programme de l’État, dans ses développements concrets, se réalisera tôt ou tard. Ce qui veut dire que l’œuvre de conquête de l’esprit par lui-même est dès lors terminée. Rien de neuf ne saurait apparaître dans ce qui relève désormais des contingences d’une acquisition locale des principes fondamentaux du politique. Ce ne seront que des remous posthistoriques qui suivent la trace du navire de l'Histoire. En réalité, la fin de l’Histoire ne fait que se déployer, le contenu politique fondamental étant resté le même depuis deux siècles. Il ne reste au politique qu’à gérer de manière technique le domaine social dans un concept de l’État qui n’est plus à inventer. Le travail de gestion est bien sûr énorme et il est confronté à des défis sans cesse renouvelés, défi de la montée de l’intégrisme, du terrorisme, défi du déséquilibre écologique, des injustices sociales etc. mais d’un point de vue hégélien, le concept fondamental de la politique restera inchangé. (texte)

    Ainsi se résolvent de manière spéculative, les difficultés soulevées plus haut. Non, le temps ne s’arrête pas. Oui l’Histoire a une fin. Il n’est pas nécessaire de suivre un concept apocalyptique de la fin, car l’idée de Dieu, pensée spéculativement, nous amène à comprendre que Dieu n’attend pas les âmes dans un au-delà, car l’Esprit du monde conduit le  monde et se réalise en lui. Il s’est même déjà réalisé philosophiquement en celui qui a pensé le Savoir Absolu : Hegel lui-même !

     2) Les thèses hégéliennes une fois admises, il est tout à fait possible de s’en servir comme d’une grille d’interprétation des événements. Ce qu’un historien désignerait depuis 1806 comme étant le cours de l’Histoire, peut être réinterprété comme un cours des changements posthistoriques. C’est à quoi s’attelle le très hégélien Alexandre Kojève, prolongé ensuite par Francis Fukuyama.

    Selon Kojève, la fin de l’Histoire coïncide avec la fin de l’Homme. Cela ne veut pas dire qu’une catastrophe cosmique ait lieu. Le monde naturel reste exactement le même. Ce n’est pas non plus une catastrophe biologique, l’homme reste en vie précisément seulement en tant que vivant. On pourrait ici tenter un rapprochement avec Günter Anders dans L’Obsolescence de l’homme. En d‘autres termes, aux temps posthistoriques, l’homme n’est plus un être qui agit au sens fort, mais qui ne fait que vivre.  Il n’y a plus d’action fondamentale. « En fait, la fin du Temps humain ou de l'Histoire, c'est-à-dire l'anéantissement définitif de l'Homme proprement dit ou de l'Individu libre et historique, signifie tout simplement la cessation de l'Action au sens fort du terme ». Cela signifie au bout du compte, la disparition des guerres... et la disparition de la philosophie !!!

    « La disparition des guerres et des révolutions sanglantes. Et encore la disparition de la Philosophie; car l'Homme ne changeant plus essentiellement lui-même, il n'y a plus de raison de changer les principes (vrais) qui sont à la base de sa connaissance du Monde et de soi. Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment ; l'art, l'amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce qui rend l'Homme heureux». C’est là que l’on comprend finalement la dette de Marx à l’égard de Hegel, car ce que l’idéologie marxiste prévoyait, c’était précisément cela. Marx pensait qu’avec la victoire du communisme, la lutte des classes prendrait fin et que ce serait justement la fin de « la préhistoire et le début de l’Histoire véritable » ! Une autre manière finalement de reprendre Hegel. Dans la cité communiste, l’homme ne travaillerait que pour être heureux, la nature ayant été vaincue et harmonisée avec les besoins humains. La cité communiste, c’est la promesse de la fin de l’Histoire. Le concept de lutte des classes est donc un avatar de l’Histoire au sens de Hegel, une Histoire entièrement pensable dans la lutte dominant/dominé, appelée dialectique du maître/esclave qui devient en l’espèce capital/prolétariat.

    La formule « l’anéantissement définitif de l’Homme » est très obscure et Kojève le reconnaît. Il se sent obligé de rajouter une note dans la seconde édition de L’Introduction à la Lecture de Hegel.  Il s’agit bien évidemment de l’Homme en tant que concept achevé, fleuron du mental pensant. Et si « tout le reste peut se maintenir indéfiniment », c’est qu’alors, l’homme posthistorique, le dernier homme, régressera dans la vitalité frustre, en se comportant désormais comme un animal instinctif, content comme un chien peut l’être quand il a sa pâtée dans sa gamelle. En outre, il :

    « faudrait donc admettre, qu'après la fin de l'Histoire, les hommes construiraient leurs édifices et leurs ouvrages d'art comme les oiseaux construisent leurs nids et les araignées tissent leurs toiles, exécuteraient des concerts musicaux à l'instar des grenouilles et des cigales, joueraient comme jouent les jeunes animaux et s'adonneraient à l'amour comme le font les bêtes adultes… Il faudrait dire que les animaux post-historiques de l'espèce Homo sapiens (qui vivront dans l'abondance et en pleine sécurité) seront contents en fonction de leur comportement artistique, érotique et ludique, vu que, par définition, ils s'en contenteront».

    Aussi, le concept d’anéantissement définitif signifie avant tout la fin de l’intellect. La fin de la pensée représentative par lequel l’homme s’est constitué un monde. C'est aussi l’embourgeoisement définitif de l’homme dans le bien-être de consommateur. Si la pensée représentative atteint son ultime réalisation dans le discours spéculatif, si le discours de l’Homme est le discours spéculatif lui-même, alors la fin de l’Homme est la fin du discours. Si le discours spéculatif est le seul qui puisse de manière exemplaire manifester une Sagesse, alors il faudra conclure que dans l’ère posthistorique :

    « Les animaux de l'espèce Homo sapiens réagiraient par des réflexes conditionnés à des signaux sonores ou mimiques et leurs soi-disant " discours" seraient ainsi semblables au prétendu " langage " des abeilles. Ce qui disparaîtrait alors, ce n'est pas seulement la Philosophie ou la recherche de la Sagesse discursive, mais encore cette Sagesse elle-même ».

    Noter que dans des leçons précédentes, nous sommes parvenus à des conclusions assez proches, sauf que nous parlions de changement des mentalités dans l’avènement de la postmodernité et pas de fin de l’Histoire. Ce qui est très surprenant chez Kojève, c’est cette adhésion indéfectible à l’hypothèse hégélienne de la fin de l’Histoire. Kojève voit à l’œuvre partout le modèle posthistorique américain, mais ce qui le séduit pour finir, (texte) c’est le mode de vie posthistorique du Japon et son snobisme élégant. En cette fin de l’Histoire, ce qui reste pour l’intellectuel, c’est l’esthétisme d’une vie formalisée à l’extrême et « dépourvue de contenu humain ».

    A l’inverse, Francis Fukuyama, lui, privilégie lui le modèle posthistorique américain et voit dans l’american way of life, (texte) l’ultime avatar de la fin de l’Histoire. Le capitalisme libéral a réussi a dissoudre toutes les idéologies dans un mode de vie qui partout s’est imposé comme standard. « Il se peut bien que ce à quoi nous assistons, ce ne soit pas seulement la fin de la Guerre Froide ou d'une phase particulière de l'Après-guerre, mais à la fin de l'Histoire en tant que telle : le point final de l'évolution idéologique de l'Humanité et l'universalisation de la Démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain ». Nous n’allons pas entrer davantage dans le détail du livre de Fukuyama. Il montre avec habileté que la fin de l’Histoire est heureuse, car la contagion du modèle démocratique est avérée et inéluctable. (texte)

     3) Difficile de mener cette exposition à terme sans faire éclater à un moment le doute et une certaine irritation. Le jeu spéculatif de la dialectique ne peut convaincre que celui qui est déjà acquis à la cause qu’il défend, ou plus exactement qu’il ne fait qu’exposer.

    Sur le fond, qu’est qui fait réellement la différence entre historique et posthistorique ? N’est-ce pas une distinction arbitraire ou purement verbale ? Une ligne tracée dans l’eau ? L’histoire n’a pas commencée du temps du Christ, elle ne s’est pas arrêtée en 1806, ni au 11 septembre 2001. Il n’y a rien de substantiellement différent entre l’avant et l’après, si ce n’est l’interprétation que l’on en donne et qui en fait varier le sens. Les faits n’indiquent jamais rien de tel que « la fin de l’Histoire ». A moins de se prendre à l’egomania du spéculatif, comment, au-delà du changement, croire dans cette prétendue fin de l’Histoire?

    Ce qui ne disqualifie pas Hegel, loin de là. Il est parfaitement possible de relever ce que le discours hégélien contient de pertinent, sans souscrire un seul instant à cette lubie spéculative d’une fin de l’Histoire qui se serait en plus déjà produite.  L’Histoire commence à chaque instant et se crée à chaque instant. Il n’y a pas un seul point sur la longue ligne du temps qui n’ait été un moment de création et de recréation de l’humanité par elle-même. Aucun n’est privilégié et tous ont un sens. S’il est une fin, elle est aussi instantanée que le début, chaque moment qui passe est un monde finissant. Chaque suspension vers l’avenir appelle un monde neuf au cœur du réel. Tout au plus, dans quelques moments clé, pourrait-on évoquer la fin d’un cycle et le début d’une nouvelle ère ; mais la fin de l’Histoire ? Nietzsche s’est insurgé contre l’historicisme dans les Considérations inactuelles. Il a fort bien expliqué que sa maladie chronique est de faire passer une génération pour l’avorton tardif et mal venu d’un passé glorieux, mais disparu. Nous oublions que la Vie ne se tient que dans le présent. La gloire véritable n’appartient qu’au présent et elle tient à la création dans le maintenant de cela même que nous voulons être. Passé et futur ne sont que des pensées, des extensions de conscience. Que le spéculatif étaye dialectiquement la représentation linéaire du temps n’y change rien. Cela reste une représentation qui, comme telle reste vide, tandis que la Vie, elle, avance et crée à chaque instant, en se moquant des concepts par lesquels nous la représentons. Le concept n’a jamais fait avancer l’Histoire, il ne fait que la penser. Le concept n’achève jamais rien, car il ne peut que décrire cela même qui s’achève, sans pouvoir d’ailleurs en épuiser l’achèvement. Aucun concept n’épuise jamais la Manifestation de ce qui est, car toute chose garde le mystère de son origine et la singularité ultime de sa fin. Si une fin réelle pouvait être pensée, ce serait précisément la fin de la pensée dans l’intelligence qui la dépasse et qu’elle n’atteint jamais.

C. De la fin des tribulations de l’humanité

     Cela ne veut pas dire que la notion de fin de l’Histoire soit entièrement sans valeur relative, mais du moins pourrions-nous la considérer avec plus de modestie. Dans une hypothèse basse. Nous avons vu que le terme de fin contient une ambiguïté. Il signifie à la fois un arrêt et une direction en tant que finalité. Interpréter la fin comme un arrêt, revient à ne la concevoir qu’à travers la butée de la mort, ce qui n’a pas de sens. La solution évasive de la religion n’en n’a pas beaucoup plus. Si considérer la fin de l’Histoire à l’intérieur d’un processus historique ouvre des perspectives, comment l’interpréter en évitant les outrances spéculatives ou les prophétie religieuses?  

     ---------------1) C’est ici que nous devons retrouver la philosophie de l’Histoire que l'on rencontre dans le sillage de Kant. Arrêtons pour cela  un moment sur les thèses d’Éric Weil dans Philosophie et Réalité. Entrons tout de suite dans le texte :

    « Nous vivons encore dans l’histoire, mais le moment approche où nous en sortirons, où nous en serons sortis ; bien plus, en droit, l’histoire est déjà arrivée à son terme, et ce n’est que par la faute de notre inconscience qu’elle dure encore dans les faits ».

    Sortie du contexte des précédentes leçons, pareille affirmation pourrait surprendre. Le mot Histoire désigne ici ce que nous appellerons les tribulations de l’humanité dans le cours du temps, à travers les difficultés, la violence, souffrance, la guerre, les révolutions et les réactions, les injustices et les révoltes. Bref, tout ce qui a fait l’histoire politique des historiens. Nous serions sur le point de sortir de ce long passage du temps qu’a été l’Histoire, pour entrer de fait dans une période « sans Histoire » où nous laisserions en quelque sortes les épreuves du temps derrière nous. Le fait, c’est la réalité actuelle avec ses discordances, son chaos : le bruit du monde qui nous parvient par la fenêtre des médias. Ce fait, du point de vue du réalisme historique, c’est la crise de civilisation que nous traversons. Dire que nous en sommes déjà sorti en droit, ne se comprend qu’au sens où la prise de conscience du caractère inéluctable du dépassement de l’Histoire a déjà eu lieu. Quelque chose de prodigieux s’est produit dans la conscience de l’humanité dont nous n’avons pas encore idée, mais que des esprits visionnaires ont déjà perçu avant nous. Des penseurs doués d’une puissante vision de l’avenir ont compris par avance que l’Histoire arrivait à sa fin. Bien sûr, nous sommes harcelés par une actualité tourmentée, mais nous devrions prendre garde au mirage de l’actuel et ne pas nous en tenir au seul constat lamentable des misères humaines que nous pouvons observer autour de nous.

    « Nous connaissons encore des guerres, des révolutions, des injustices et des luttes libératrices ; si elles sont nécessaires pour rendre visibles aux obtus que nous sommes, ce que la pensée d’hommes clairvoyants a déjà discerné depuis longtemps, comme la fin inévitable et même temps heureuse de l’histoire, c'est qu'elles ne sont plus justifiées au jugement de la raison ».

    La déréliction dans l’événementiel nous rend myope, nous ne voyons que les faits pulvérulents et non pas ce que se fait jour à travers les faits. Celui qui, dans le tourbillon des événements, aurait vécu aux temps de la Révolution Française, n’y aurait vu qu’une situation de désordre, une révolte brutale, un soulèvement populaire et finalement  un régicide. Le visionnaire aurait par contre discerné à travers l’événementiel un tournant dans le procès de l’Histoire, un moment clé qui signifiait en réalité une conquête de l’esprit. Pour la première fois, les idéaux politiques entrevus par les Lumières faisaient une percée dans le monde des hommes. La raison pouvait se donner carrière et former un monde de liberté, de fraternité, d’égalité qui n’était plus tributaire des caprices des princes ou l’autorité de la religion. Telles sont les grandes lignes de l’interprétation idéaliste de l’Histoire selon Hegel. Nous avons vu que cette analyse fonctionne assez bien, à propos de la chute du mur de Berlin.   

    Nous pouvons déjà admettre la distinction entre le temps de la Nature, dans lequel il n’y a pas d’Histoire et la temporalité humaine qui en comporte une.  La formule est classique : « la Nature n’a pas d’histoire ». C’est pourtant à partir de là que la question de la fin de l’Histoire prend un sens. L’histoire est l’avènement de l’humain, parce que la temporalité historique est la commune demeure des êtres humains. Il en est ainsi parce que le temps psychologique sous-tend le temps historique. Le temps psychologique est le temps de la pensée, c’est-à-dire à la fois le temps du passé dont on se souvient et de l’avenir que l’on prépare.

    « La fin de l’histoire peut être une fin par extinction de l’homme, sujet de l’histoire, par la disparition de l’humanité, soit qu’elle se détruire elle-même, soit que la lente transformation des conditions naturelles conduire au même résultat. Parler d’histoire n’aurait alors plus de sens : seul de tous les êtres que nous connaissons, l’homme a une histoire, en ce sens qu’il a conscience de son passé, et par extension, de celui de la terre, des animaux, du cosmos : aucun être non-humain ne se souvient de ce qui est arrivé à ses aïeux, aucun n’anticipe l’avenir, parce qu’aucun n’est doué de langage, c’est-à-dire de pensée ». (texte)

    Dans le surgissement de la pensée, il y a la représentation et le propre de la représentation, c’est de dépasser le réel. Dépasser le réel en direction du futur, c’est imaginer des possibles. Dépasser le réel en direction du futur, c’est imaginer un monde différent ; dépasser le réel en direction du passé, c’est aussi pouvoir dire que les choses auraient très bien pu se dérouler autrement. Or ce sont ces deux extases temporelles  qui sont en jeu dans la réévaluation de la fin de l’Histoire. Puisque, dans l’expression, « la fin de l’histoire », nous « n’imaginons pas la liquidation du temps», cela implique un temps post-historique et dans ce temps, « les hommes, après, comme avant la fin de l’histoire, vivront comme à l’accoutumée ».

     2) Mais alors, pourquoi parler de fin de l’Histoire, si c’est « toujours la même Histoire » ? Comment comprendre que les individus : «continuerons à naître, vivre et mourir, à être heureux et malheureux, insatisfaits ou content, bien que les occasions de leurs joies et de leurs tristesses puissent être autres qu’elles ne nous pour nous » ? Si la distinction n’est pas seulement verbale, si ce n’est pas un tour de passe-passe spéculatif, il doit y avoir un changement essentiel qui justifie la formule de la « fin de l’Histoire ». Quelle est la nature de ce changement ?

    Rien d’autre que celui que nous souhaitons voir arriver. Le futur que nous décidons de choisir. Et « ce que l’on veut voir arriver à sa fin, c’est, évidemment, non pas l’histoire, mais la mauvaise histoire, l’histoire en tant que mal… on ne veut pas la fin de l‘histoire, mais la fin du mal et des maux – la fin, non pas de l’histoire, mais d’une histoire qui est mauvaise parce qu’histoire d’une époque dominée par le mal et la souffrance ». Ni solution évasive dans la religion, ni solution dans la disparition pure et simple. Ce vouloir, c’est le vouloir de l’Humanité elle-même et pas seulement de quelques esprits idéalistes échauffés ou rêveurs. L’humanité sait fort bien que l’Histoire n’est pas encore ce qu’elle voudrait qu’elle soit, « elle est encore fatalité aveugle, suite d’accidents imprévisibles et, la plupart du temps, désagréables ». Dès lors :

    « La fin de l’histoire prend ainsi un tout autre sens : la fin c’est maintenant le but, ce que l’homme, ce que l’humanité visent, ce qu’ils attendent ou ce qu’ils veulent atteindre. La fin de l’histoire, c’est la fin de nos malheurs, de ces malheurs dont nous ne nous trouvons pas responsables, qui nous arrivent, nous tombent dessus ». Auparavant, l’humanité était, sous la coupe de ses mythes culturels, convaincue que la cause de ses malheurs « provenaient d’une faute commise au début des temps ». La tradition judéo-chrétienne a solidement installé le récit du péché originel. Avant elle, dans la religion grecque, la puissance du Destin étaient remise entre les mains des Forces de la Nature et  remontait « à une lutte entre de divinités bonnes et mauvaises, à une fatalité aveugle ». Pour la résolution de son drame, l’humanité espérait donc l’intervention d’une puissance extérieure et un miracle. « Un tour de la roue du sort ». Telle était l’empire des récits culturels de la religion.

    Qu’est-ce qui a changé ? Éric Weil le formule ainsi : « si l’espérance est nécessaire afin que l’homme entreprenne, cette espérance, maintenant veut. L’homme veut la fin des temps historiques » et il ne veut plus se contenter de l’attendre.

    « L’homme à notre époque, agit, veut agir, prétend agir, en tout cas, se comprend comme un être agissant, et agissant en vue de la fin de cette histoire qu’il ne connaît que trop bien. Il se sent responsable, sinon individuellement, du moins comme membre de la communauté humaine, et affirme que, si l’histoire dure encore, c’est de sa faute et qu’il doit changer, qu’il peut changer le cours des choses.
    Cela est nouveau
 ».

    S’il faut chercher des causes de ce revirement, elles ne font guère mystère, car elles s’inscrivent dans la logique même de la Modernité. Le projet techniciste de conquête de la Nature devait nécessairement conduire à celui d’une conquête de l’Histoire. L’homme se considère comme « maître et seigneur de la nature d’abord, et de l’histoire ensuite ». On ne peut pas seulement exercer la volonté de puissance, car son exercice même est une forme de conscience en devenir et une forme de conscience qui se cherche et veut façonner un monde à sa propre image. Si la fatalité est un concept que nous pouvons toujours admettre au niveau individuel, du moins pensons-nous, au niveau collectif, que l’effort de la communauté humaine conduira à façonner des conditions de vie qui seront meilleures. Le point important est que désormais, nous ne pouvons plus reléguer la responsabilité de l’état de fait actuel sur un agent externe. Nous sommes les artisans de notre propre destin. Nous devons faire ce qui est nécessaire dès maintenant pour que la fin de l’Histoire se réalise.

    « La fin de l’histoire est en vue, puisque nous voyons ce qu’elle doit être et que nous sommes à même de la mener à son but. Sans doute, nous pouvons échouer ; mais l’échec encore sera notre échec, non la cécité du sort ou la méchanceté d’une puissance malveillante ». (texte)

    Mais que voulons-nous exactement ? S’il s’agissait en la matière d’une volonté d’ordre technique, nous pourrions l’expliquer dans le détail et faire des plans. C’est l’avantage de la pensée scientifique et technique que de produire une séquence rationnelle d’action. Mais nous ne sommes pas ici dans le domaine des moyens techniques, mais celui des fins. Vouloir la disparition du mal n’est pas une fin comme une autre, une volonté comme une autre, car nous sommes dans le domaine moral et ici, la règle est : « nous ne savons pas ce que nous voulons, nous savons seulement ce que nous ne voulons pas » ! Toute volonté de planifier un futur est une projection de la pensée technique et le résultat doit en être carcéral, car il sera en définitive la contrainte idéologique d’un système. Qu’est-ce qu’une vie humaine vraiment bonne ? Ce n’est pas facile à préciser. Ce que nous pouvons en dire, nous le formulons en des termes négatifs : nous ne voulons  pas de la peur, de l’oppression, de la souffrance, du malheur, de l’insécurité, de l’ignorance etc. Mais à travers ces négations, ce que nous cherchons, c’est le suprêmement positif : l’épanouissement de la liberté, de la bonté, de la paix, de la joie, de la confiance, de l’amour etc. Rien de tout cela ne peut être planifié dans le temps. Ce que nous pouvons par contre, c’est tout faire pour enlever les obstacles qui nuisent à la réalisation de ce qui est suprêmement positif. On ne peut pas "faire" le bonheur, mais il est tout à fait possible de « faire disparaître les causes et raisons du malheur, de l’injustice, de l’oppression, du besoin matériel, du manque» etc. Le contentement du bonheur vient de lui-même, sans que nous le cherchions. Ce n’est pas un résultat. Ce n’est pas non plus quelque chose d’inconnu, mais :

« Ce que chacun  a connu et connaît aux moments où il rencontre la nature belle, l’art, la poésie, la vie dans la présence de l’esprit et du sentiment l’être humain dans l’amour -  ces moments où il n’est plus intéressé, n’attend rien, ne craint rien, mais est tout présent à la présence».

     En définitive, explique Éric Weil, la fin de l’Histoire, « c’est la fin de l’oppression qui empêche les hommes de se tenir ouverts pour ce qui est, en droit d’humanité, toujours à leur disposition». Elle ne signifie pas « qu’aucun homme ne sera malheureux ; elle signifie que le malheureux aura voulu son malheur et que tout homme, à seule condition de le vouloir… sera heureux». C’est donc une manière de dire que la fin de l’Histoire est l’avènement de la responsabilité intégrale à l'égard du libre-arbitre qui est le nôtre. Ce qui ouvre des perspectives remarquables.

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    C’est une étrange fascination qui semble s’exercer autour de l’idée de fin de l’Histoire. On a beau vouloir rationaliser à tout crin, il vaudrait mieux reconnaître que cette question enveloppe en réalité toujours une dimension irrationnelle liée à la religion, notamment parce qu’elle convoque une charge émotionnelle que l’on ne peut pas éviter. Que nous le voulions ou non, en cherchant à la résoudre, nous éveillons des inquiétudes millénaristes, ou nous cherchons à les apaiser. De la même manière, il n’y a pas loin entre l’angoisse que suscitent les catastrophes naturelles et la question de la fin de l’Histoire.

     Le mérite de l’interrogation sur la fin de l’Historie est au fond de tester la pertinence d’une philosophie de l’Histoire en l’obligeant à se confronter avec la nature du temps. Sans cela, on peut toujours spéculer dans le vague sur le progrès ou le déclin, cela reste sans rigueur. Cela n’a pas de sens de philosopher sur l’Histoire sans affronter le problème de la nature du temps. Il serait simpliste de le croire résolu. Poser la question de la fin de l’Histoire, c’est devoir reprendre la question à nouveaux frais.

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     © Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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