Dans le vocabulaire des historiens, des journalistes, des économistes et des sociologues contemporains, il est d’usage d’utiliser indifféremment les termes de changement et d’évolution, comme s’ils avaient le même sens. On parlera de « l’évolution des mentalités depuis les années 1950 », exactement dans le même sens où l’on parlerait de « changement des mentalités depuis les années 1950 ». Cette imprécision est-elle anodine ? Les mots n’ont pas la même signification Un changement est un passage d’une chose, d’un état à un autre, qui est neutre. L’eau se change en glace. La glace se change en eau. Cela n’a aucun sens de dire que l’eau « évolue » en glace, que la glace « évolue » en eau, ce n’est qu’un changement d’état d’un composé chimique.
Par contre, parler d’une évolution des espèces vivantes depuis les premiers organismes monocellulaires, jusqu'à l’homme a un tout autre sens, car il est clair que ce changement comporte un processus de complexification croissante et un perfectionnement du système nerveux. L’évolution est aujourd’hui un concept admis en biologie, parce que le paradigme darwinien instauré par l’adoption des thèses de L’Origine des Espèces, a permis de poser les bases d’une science normale. Nul ne songerait à nier l’existence de l’évolution biologique.
Tout le problème vient donc du déplacement du concept d’évolution en dehors de son domaine d’application. En l’occurrence, parler d’une évolution des mentalités, au lieu de parler d’un changement des mentalités est discutable. Après tout, on pourrait facilement soutenir que le monde change, mais que l’homme reste le même et qu’il n’a guère évolué socialement. Cependant, nous avons un intérêt à croire que les mentalités évoluent. C’est une manière de se donner bonne conscience et de se donner une supériorité par rapport aux époques précédentes. « Aujourd’hui, on a évolué ! »
Ce genre de phrase assez creuse est un préjugé assez commun. C’est une généralité vague. Cela ne veut pas dire grand chose, mais cela meuble la conversation et remplir du papier. Et puis, c’est une manière de nous rassurer sur le fond, car nous souhaitons tous que notre vie évolue. Nous n’acceptons pas aisément que le changement puisse être une simple répétition qui n’apporte rien, et nous acceptons encore moins que le changement puisse être une détérioration, une dégradation irréversible. Il y a bien une voix de l’âme en nous qui désire une évolution.
Mais ... vraiment ? Peut-on dire que les mentalités évoluent ?
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Tout d’abord, que veut dire cette expression, les « mentalités » ? Le mental, c’est la faculté de penser, pris au sens psychologique. Le mental, c’est la pensée, pour autant qu’elle gouverne notre vie ordinaire, c’est le tourbillon des pensées que nous agitons. Le mental, c’est aussi l’intellect raisonneur, pour autant qu’il se sert des concepts. Les théories sont –surtout dans les conséquences que l’on en tire – des produits du mental. L’homme est un être chez qui le mental est prédominant, contrairement à l’animal chez qui le vital est prédominant. En mettant le mot au pluriel, sous la forme des mentalités, nous entendons une pensée qui est collective. Parler de « la mentalité de l’homme moderne », en comparaison de la « mentalité grecque » ou de « la mentalité traditionnelle », c’est souligner le fait qu’il existe une pensée collective qui possède des caractéristique définies. Comment fixer les traits caractéristiques de cette pensée collective ? Et que recoupe l’étude des mentalités ?
---------------1) La différence des mentalités est sensible dans le temps et elle s’accroît avec la durée. La mentalité des hommes du Moyen Age nous est assez étrangère. Ce que nous pouvons reconstituer de la mentalité des gaulois tranche encore davantage avec notre mentalité . En soumettant à l’analyse les transformations qui ont eu lieu d’époque en époque dans la pensée collective, il est possible de faire une histoire des mentalités.
Cette tentative a été développée par l’Ecole des Annales dans l’histoire contemporaine. Rappelons qu’auparavant l’histoire se maintenait dans le champ thématique de l’histoire politique. Ce qui méritait de figurer dans un livre d’histoire, c’était en gros seulement des traités et des batailles. Les seuls héros de l’histoire étaient des politiques et des militaires. Le peuple n’était pas considéré comme acteur de l’histoire et la vie quotidienne n’était pas considérée comme racontable dans un récit historique. La Nouvelle histoire opère une rupture nette avec le paradigme du récit historique laissé par le l’histoire positiviste du XIX ème siècle. L’Ecole des Annales entend libérer la thématique du récit historique pour inventer de nouvelles formes de l’histoire : histoire de l’art, histoire de la sexualité, histoire des peuples, histoire des mentalités.
Quelques titres de livres de parution récente donneront une idée : Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Histoire de la pudeur, L’Apparition du sentiment moderne de la famille, Histoire de la vie privée, Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l’Antiquité à nos jours, Structures du quotidien, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, La Naissance de l’intime, Pour une histoire de l’alimentation, L’Hygiène du corps depuis le Moyen Âge etc.
Ce type de publication rencontre un succès de librairie. Il semble qu’il y ait dans le public une curiosité relative à ce que Nietzsche appelle l’histoire antiquaire, à l’égard des coutumes des hommes d’autrefois. Ce souci du détail de l’enquête ressemble à la curiosité ethnologique de découvrir par le menu la manière de vivre d’une tribu éloignée, loin du monde occidental. On veut apprendre ce que mangeaient les hommes d’autrefois, ce qu’ils buvaient, avec quels tissus ils pouvaient s’habiller et dans quelle couleur, ce qu’ils utilisaient comme décoration, quelles étaient leurs formes de politesse, comment ils se lavaient, quelles étaient leurs pratiques lors d’un deuil, comment ils concevaient l’orientation, l’organisation d’une maison, s’ils avaient ...
Dans un monde sans règle tel que le nôtre, il est tentant de se replier sur le passé pour trouver des repères. Dans le tourbillon de l’actualité et de l’éphémère, on cherche ce qui mérite d’être perpétué, ce qui donne leur valeur aux traditions. Mais ce qui frappe dans ces enquêtes, c’est l’extrême relativisme dans lequel elles nous entraînent. L’altérité du temps joue et nous ne pouvons qu’être étonnés de voir à quel point nos ancêtres avaient une représentation du monde radicalement différente de la nôtre. L’étude historique frappe de relativité la totalités des représentations humaines : nos prédécesseurs avaient, d’autres croyances, une autre morale, d’autres sentiments, une autre perception du temps, une représentation de la famille, de la société, une représentation de leur propre corps et, par-dessus tout, d’autres valeurs que les nôtres. Le constat que nous livre l’histoire des mentalités se ramène à une seule idée : dans le domaine social où s’inscrit l’être humain, rien n’est éternel, rien n’est universel et tout a une histoire. Nous pourrions croire que par exemple le sentiment d’attachement à la valeur « famille » a toujours existé. Le concept « d’enfance » est d’apparition récente. Au Moyen-âge, la vie de l’enfant était considérée à la manière dont nous considérons aujourd’hui le fœtus, c’est-à-dire avec des ambiguïtés. L’attrait contemporain pour les valeurs « plage » et « montagne » est tout à fait récent, car nos prédécesseurs en avaient plutôt une image négative. Ils avaient peur de l’océan et la montagne était pour eux une masse imposante et un obstacle.
normal est d’emblée naturel. Ce qui est naturel ne serait pas humain, ce qui est naturel est porté par une constance intemporelle qui est celle de la Nature. En nous représentant dans un comportement le « naturel », nous recherchons ce qui est constant. Notre déconvenue est complète quand une masse d’observations relativise nos convictions. Nous sommes obligés de convenir que tout ce que nous avions cru naturel est en fait largement culturel. L’histoire des mentalités détruit l’idée que l’homme a été et reste, sur le fond le même, elle démolit le concept de nature humaine stable et invariable.
L'étude des œuvres du passé en devient singulièrement difficile. Shakespeare nous a laissé des comédies et des tragédies. Pouvons-nous les comprendre ? Oui, si comprendre, c’est prendre avec soi ; oui, si par la sympathie, nous pouvons entendre en nous la résonance universelle de l’humain. Oui, si nous comprenons que fondamentalement, au niveau de la conscience, l’humanité est une ; oui si nous comprenons que le cœur de l’homme est toujours le même, quand bien même le monde dans lequel il se trouve serait différent. Mais c’est exactement dans la direction opposée que nous projette le culturalisme. Il suppose que l’homme du passé se dresse face à nous dans une altérité presque insurmontable. Un texte provenant d’une époque ancienne représente une constellation de pensées étrangère à la nôtre. Une autre société, une autre mentalité. Toute analogie (R) entre l’univers mental de l’homme d’aujourd’hui et l’univers mental de l’homme du passé doit être tenue pour illusion. Il n’y a pas de « vrai Shakespeare » que nous pourrions retrouver. Il n’y a pas de vrai « Corneille » ou de vrai « Racine » et encore moins de vrai « Homère ». Il n’y a que la reconstruction mentale que notre époque se propose des figures du passé qui restent à jamais inaccessibles et étrangères». Tout ce que nous pouvons exhiber, c’est la différence. Une autre mentalité. Parler de la « modernité » de Shakespeare, de la « modernité » de Racine, c’est tomber dans une illusion qu’il faudrait éliminer. Le passé est autre que le présent. Les mentalités d’autrefois ...
La solution épistémologique pour traiter un tel problème est de constituer une typologie cernant une tranche assez floue de l’histoire, et autorisant l’exploration collective des comportements humains. L’histoire des mentalités met de côté le souci de raconter ce qui s’est passé et les obsessions caractéristiques de l’histoire politique. Elle parvient à se libérer du souci de la chronologie pour déplacer son investigation vers l’étude de l’homme dans son contexte social. Puisque « l’homme », cela n’existe pas, elle cherche plutôt à préciser l’études des hommes, dans leurs différences culturelles. On aura donc en vrac : « l’homme de la Renaissance », « l’homme médiéval », « l’homme romain », « l’homme grec », « l’homme égyptien ». On peut décliner le concept indéfiniment. Une fois ces grandes catégories établies, on peut encore fragmenter la vision en utilisant des concept relatifs au rôle social : « l’homme de science » (cf. Léonard de Vinci), l’homme de lettres (cf. Érasme), « l’artiste » (Fra Angelico, Johann Sebastian Bach ou Antonio Vivaldi), « l’explorateur » (Vasco de Gama, Christophe Colomb) etc.
---------------L’histoire des mentalités permet donc de préciser le lien qui unit l’individu à la constellation de pensée de la conscience collective et de raisonner en supposant qu’une « mentalité » est une sorte d’entité collective. Cette entité prescrit une forme d’inconscient collectif qui est à l’œuvre dan
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© Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan,
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