Leçon 110.    Le changement des mentalités      

    Dans le vocabulaire des historiens, des journalistes, des économistes et des sociologues contemporains, il est d’usage d’utiliser indifféremment les termes de changement et d’évolution, comme s’ils avaient le même sens. On parlera de « l’évolution des mentalités depuis les années 1950 », exactement dans le même sens où l’on parlerait de «  changement des mentalités depuis les années 1950 ». Cette imprécision est-elle anodine ? Les mots n’ont pas la même signification Un changement est un passage d’une chose, d’un état à un autre, qui est neutre. L’eau se change en glace. La glace se change en eau. Cela n’a aucun sens de dire que l’eau « évolue » en glace, que la glace « évolue » en eau, ce n’est qu’un changement d’état d’un composé chimique.

    Par contre, parler d’une évolution des espèces vivantes depuis les premiers organismes monocellulaires, jusqu'à l’homme a un tout autre sens, car il est clair que ce changement comporte un processus de complexification croissante et un perfectionnement du système nerveux. L’évolution est aujourd’hui un concept admis en biologie, parce que le paradigme darwinien instauré par l’adoption des thèses de L’Origine des Espèces, a permis de poser les bases d’une science normale. Nul ne songerait à nier l’existence de l’évolution biologique.

    Tout le problème vient donc du déplacement du concept d’évolution en dehors de son domaine d’application. En l’occurrence, parler d’une évolution des mentalités, au lieu de parler d’un changement des mentalités est discutable. Après tout, on pourrait facilement soutenir que le monde change, mais que l’homme reste le même et qu’il n’a guère évolué socialement. Cependant, nous avons un intérêt à croire que les mentalités évoluent. C’est une manière de se donner bonne conscience et de se donner une supériorité par rapport aux époques précédentes. « Aujourd’hui, on a évolué ! »

    Ce genre de phrase assez creuse est un préjugé assez commun. C’est une généralité vague. Cela ne veut pas dire grand chose, mais cela meuble la conversation et remplir du papier. Et puis, c’est une manière de nous rassurer sur le fond, car nous souhaitons tous que notre vie évolue. Nous n’acceptons pas aisément que le changement puisse être une simple répétition qui n’apporte rien, et nous acceptons encore moins que le changement puisse être une détérioration, une dégradation irréversible. Il y a bien une voix de l’âme en nous qui désire une évolution.

    Mais faut-il projeter cet appel intérieur de l’âme sur le « social » ? Ces mentalités qui changent, évoluent-elles vraiment ? Peut-on dire que les mentalités évoluent ?

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A. L’étude des mentalités

    Tout d’abord, que veut dire cette expression, les « mentalités » ? Le mental, c’est la faculté de penser, pris au sens psychologique. Le mental, c’est la pensée, pour autant qu’elle gouverne notre vie ordinaire, c’est le tourbillon des pensées que nous agitons. Le mental, c’est aussi l’intellect raisonneur, pour autant qu’il se sert des concepts. Les théories sont –surtout dans les conséquences que l’on en tire – des produits du mental. L’homme est un être chez qui le mental est prédominant, contrairement à l’animal chez qui le vital est prédominant. En mettant le mot au pluriel, sous la forme des mentalités, nous entendons une pensée qui est collective. Parler de « la mentalité de l’homme moderne », en comparaison de la « mentalité grecque » ou de « la mentalité traditionnelle », c’est souligner le fait qu’il existe une pensée collective qui possède des caractéristique définies. Comment fixer les traits caractéristiques de cette pensée collective ? Et que recoupe l’étude des mentalités ?

    ---------------1) La différence des mentalités est sensible dans le temps et elle s’accroît avec la durée. La mentalité des hommes du Moyen Age nous est assez étrangère. Ce que nous pouvons reconstituer de la mentalité des gaulois tranche encore davantage avec notre mentalité . En soumettant à l’analyse les transformations qui ont eu lieu d’époque en époque dans la pensée collective, il est possible de faire une histoire des mentalités.

    Cette tentative a été développée par l’Ecole des Annales dans l’histoire contemporaine. Rappelons qu’auparavant l’histoire se maintenait dans le champ thématique de l’histoire politique. Ce qui méritait de figurer dans un livre d’histoire, c’était en gros seulement des traités et des batailles. Les seuls héros de l’histoire étaient des politiques et des militaires. Le peuple n’était pas considéré comme acteur de l’histoire et la vie quotidienne n’était pas considérée comme racontable dans un récit historique. La Nouvelle histoire opère une rupture nette avec le paradigme du récit historique laissé par le l’histoire positiviste du XIX ème siècle. L’Ecole des Annales entend libérer la thématique du récit historique pour inventer de nouvelles formes de l’histoire : histoire de l’art, histoire de la sexualité, histoire des peuples, histoire des mentalités.

    Quelques titres de livres de parution récente donneront une idée : Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Histoire de la pudeur, L’Apparition du sentiment moderne de la famille, Histoire de la vie privée, Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l’Antiquité à nos jours, Structures du quotidien, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, La Naissance de l’intime, Pour une histoire de l’alimentation, L’Hygiène du corps depuis le Moyen Âge etc.

    Ce type de publication rencontre un succès de librairie. Il semble qu’il y ait dans le public une curiosité relative à ce que Nietzsche appelle l’histoire antiquaire, à l’égard des coutumes des hommes d’autrefois. Ce souci du détail de l’enquête ressemble à la curiosité ethnologique de découvrir par le menu la manière de vivre d’une tribu éloignée, loin du monde occidental. On veut apprendre  ce que mangeaient les hommes d’autrefois, ce qu’ils buvaient, avec quels tissus ils pouvaient s’habiller et dans quelle couleur, ce qu’ils utilisaient comme décoration, quelles étaient leurs formes de politesse, comment ils se lavaient, quelles étaient leurs pratiques lors d’un deuil, comment ils concevaient l’orientation, l’organisation d’une maison, s’ils avaient des choix en matière de symbolique des couleurs et pourquoi etc.

   Dans un monde sans règle tel que le nôtre, il est tentant de se replier sur le passé pour trouver des repères. Dans le tourbillon de l’actualité et de l’éphémère, on cherche ce qui mérite d’être perpétué, ce qui donne leur valeur aux traditions. Mais ce qui frappe dans ces enquêtes, c’est l’extrême relativisme dans lequel elles nous entraînent. L’altérité du temps joue et nous ne pouvons qu’être étonnés de voir à quel point nos ancêtres avaient une représentation du monde radicalement différente de la nôtre. L’étude historique frappe de relativité la totalités des représentations humaines : nos prédécesseurs avaient, d’autres croyances, une autre morale, d’autres sentiments, une autre perception du temps, une représentation de la famille, de la société, une représentation de leur propre corps et, par-dessus tout, d’autres valeurs que les nôtres. Le constat que nous livre l’histoire des mentalités se ramène à une seule idée : dans le domaine social où s’inscrit l’être humain, rien n’est éternel, rien n’est universel et tout a une histoire. Nous pourrions croire que par exemple le sentiment d’attachement à la valeur « famille » a toujours existé. Le concept « d’enfance » est d’apparition récente. Au Moyen-âge, la vie de l’enfant était considérée à la manière dont nous considérons aujourd’hui le fœtus, c’est-à-dire avec des ambiguïtés. L’attrait contemporain pour les valeurs « plage » et « montagne » est tout à fait récent, car nos prédécesseurs en avaient plutôt une image négative. Ils avaient peur de l’océan et la montagne était pour eux une masse imposante et un obstacle. Et ainsi de suite, les historiens montrent qu’autrefois, on n’avait pas peur, on ne pleurait pas pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui. Même les soupirs, les angoisses, les craintes, les larmes ont une histoire !

    Bref, ces analyses adoptent un point de vue, celui du culturalisme. Le culturalisme est la doctrine qui entend ramener toutes les manifestations du comportement humain à une détermination culturelle. Elle est issue de l’influence de l’anthropologie structurale. C’est la culture qui nous apprend tout : il y aurait une culture des larmes, comme une culture de la sexualité, de l’hygiène, de la gastronomie, de la décoration intérieure, comme il y aurait aussi une culture de la honte, une culture de la peur et même une culture du sommeil ! L’approche historique des mentalités est simple, elle consiste à se demander « comment nos ancêtres vivaient ils (les larmes, le sexe, l’hygiène, etc.) et à montrer ensuite systématiquement la différence culturelle. Ils ne pleuraient pas aux mêmes occasions, n’avaient pas la même sexualité, ne voyaient pas du tout l’hygiène sous le même angle etc. Le concept de mentalités se justifie parce que la culture normalise les comportements que tout nous avons tendance à considérer comme étant naturels. La norme culturelle prescrit ce que « on » doit faire et ce que « on » ne doit pas faire. Elle conditionne socialement le donné naturel qui devient en l’état un donné culturel. J’ai honte, je trouve beau, j’ai peur, je trouve sale, je pleure comme on m’a appris à le faire dans ma culture. N’ayant d’autre référent que celui de ma culture et de mon époque, j’ai bien sûr tendance à croire ce que je pense a toujours été. Peut être ramené à un élément naturel. L’erreur consiste à croire que tout ce qui est normal est d’emblée naturel. Ce qui est naturel ne serait pas humain, ce qui est naturel est porté par une constance intemporelle qui est celle de la Nature. En nous représentant dans un comportement le « naturel », nous recherchons ce qui est constant. Notre déconvenue est complète quand une masse d’observations  relativise nos convictions. Nous sommes obligés de convenir que tout ce que nous avions cru naturel est en fait largement culturel. L’histoire des mentalités détruit l’idée que l’homme a été et reste, sur le fond le même, elle démolit le concept de nature humaine stable et invariable.

    L'étude des œuvres du passé en devient singulièrement difficile. Shakespeare nous a laissé des comédies et des tragédies. Pouvons-nous les comprendre ? Oui, si comprendre, c’est prendre avec soi ; oui, si par la sympathie, nous pouvons entendre en nous la résonance universelle de l’humain. Oui, si nous comprenons que fondamentalement, au niveau de la conscience, l’humanité est une ; oui si nous comprenons que le cœur de l’homme est toujours le même, quand bien même le monde dans lequel il se trouve serait différent. Mais c’est exactement dans la direction opposée que nous projette le culturalisme. Il suppose que l’homme du passé se dresse face à nous dans une altérité presque insurmontable. Un texte provenant d’une époque ancienne représente une constellation de pensées étrangère à la nôtre. Une autre société, une autre mentalité. Toute analogie (R) entre l’univers mental de l’homme d’aujourd’hui et l’univers mental de l’homme du passé doit être tenue pour illusion. Il n’y a pas de « vrai Shakespeare » que nous pourrions retrouver. Il n’y a pas de vrai « Corneille » ou de vrai « Racine » et encore moins de vrai « Homère ». Il n’y a que la reconstruction mentale que notre époque se propose des figures du passé qui restent à jamais inaccessibles et étrangères». Tout ce que nous pouvons exhiber, c’est la différence. Une autre mentalité. Parler de la « modernité » de Shakespeare, de la « modernité » de Racine, c’est tomber dans une illusion qu’il faudrait éliminer. Le passé est autre que le présent. Les mentalités d’autrefois sont différentes et l’historien est comme un explorateur de l’espace qui débarquerait sur une planète habitée et devrait découvrir une vie extra-terrestre.

    La solution épistémologique pour traiter un tel problème est de constituer une typologie cernant une tranche assez floue de l’histoire, et autorisant l’exploration collective des comportements humains. L’histoire des mentalités met de côté le souci de raconter ce qui s’est passé et les obsessions caractéristiques de l’histoire politique. Elle parvient à se libérer du souci de la chronologie pour déplacer son investigation vers l’étude de l’homme dans son contexte social. Puisque « l’homme », cela n’existe pas, elle cherche plutôt à préciser l’études des hommes, dans leurs différences culturelles. On aura donc en vrac : « l’homme de la Renaissance », « l’homme médiéval », « l’homme romain », « l’homme grec », « l’homme égyptien ». On peut décliner le concept indéfiniment. Une fois ces grandes catégories établies, on peut encore fragmenter la vision en utilisant des concept relatifs au rôle social : « l’homme de science » (cf. Léonard de Vinci), l’homme de lettres (cf. Érasme), « l’artiste » (Fra Angelico, Johann Sebastian Bach ou Antonio Vivaldi), « l’explorateur » (Vasco de Gama, Christophe Colomb) etc.

    ---------------L’histoire des mentalités permet donc de préciser le lien qui unit l’individu à la constellation de pensée de la conscience collective et de raisonner en supposant qu’une « mentalité » est une sorte d’entité collective. Cette entité prescrit une forme d’inconscient collectif qui est à l’œuvre dans les attitudes typiques des hommes d’une époque donnée. La lourdeur et l’inertie de la conscience collective fait que le changement historique en elle est assez lent. Les individus viennent et s’en vont, mais le milieu de la conscience collective dans lequel ils apparaissent garde une certaine constante qui définit la « mentalité » d’une époque. Citons ici un texte remarquable de Fernand Braudel dans sa Grammaire des civilisations :

    « À chaque époque, une certaine représentation du monde et des choses, une mentalité collective dominante anime, pénètre la masse entière de la société. Cette mentalité qui dicte les attitudes, oriente les choix, enracine les préjugés, incline les mouvements d’une société est éminemment un fait de civilisation. Beaucoup plus encore que les accidents ou les circonstances historiques et sociales d’une époque, elle est le fruit d’héritages lointains, de croyances, de peurs, d’inquiétudes anciennes souvent presque inconscientes, au vrai le fruit d’une immense contamination dont les germes sont perdus dans le passé et transmis à travers des générations et des générations d’hommes. Les réactions d’une société aux événements de l’heure, aux pressions qu’ils exercent sur elle, obéissent moins à la logique, ou même à l’intérêt égoïste, qu’à ce commandement informulé,informulable souvent et qui jaillit de l’inconscient collectif. Ces valeurs fondamentales, ces structures psychologiques sont assurément ce que les civilisations ont de moins communicable les unes à l’égard des autres, ce qui les isole et les distingue le mieux. Et ces mentalités sont également peu sensibles aux atteintes du temps. Elles varient lentement, ne se transforment qu’après de longues incubations, peu conscientes, elles aussi ».

    2) L’étude des mentalités peut aussi être explorée d’une autre manière, en prenant en compte, non seulement de la différence temporelle qui sépare une société d’une autre, mais en accordant aussi toute son importance à la différence spatiale entre des univers culturels différents, mais contemporains. La conscience collective qui se manifeste dans une culture donnée, s’identifie à un système de représentations caractéristiques auquel elle est profondément attachée. Ce système, relativement stable est variable d’une culture à une autre et peut s’expliquer dans l’attachement que les individus manifestent à des valeurs communes. La comparaison d’une culture à l’autre peut donc être très éclairante, en montrant nettement toute une série de différences. Il doit aussi y avoir une cohérence très particulière des valeurs d’une société entre elles, qui rende compte de sa spécificité. D’un contexte culturel à l’autre, un individu, membre d’une société donnée, se définit par rapport à son appropriation de la représentation en vigueur dans sa société. Mais le système est différent quand on se place dans un autre pays, dans un continent différent. C’est une banalité, de l’Europe, nous avons toutes les peines du monde à comprendre la mentalité indienne, la mentalité africaine, la mentalité chinoise, ou la mentalité japonaise. Et c’est réciproque. L’indien sera très étonné d’apprendre en quoi consiste la manière de vivre et de penser de l’européen, cette mentalité lui paraîtra toujours assez étrange.

    Chacune possède sa configuration, son originalité propre, ses valeurs fondamentales. Dans De la Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville, montrait à quel point se distingue la « mentalité de l’américain », de la « mentalité de l’Européen ». Il déclarait, dès le début de son livre, que son ambition n’était pas d’écrire un livre d’histoire. Tocqueville illustre la naissance de la sociologie comparative qui a notamment été développée par Max Weber. La sociologie comparative utilise bien sûr des éléments de l’histoire, mais son propos est surtout de mettre en évidence la pérennité de structures sociales caractéristiques. Son ambition est de rendre compte d’un comportement individuel à partir du réseau collectif des croyances, des valeurs d’une société. En soumettant à l’analyse le système de représentation collectif en vigueur dans une société, il doit être possible de faire une sociologie des mentalités qui aurait son originalité propre.

B. De la modernité à la postmodernité

    En quoi ? D’où viennent les différences de mentalités ? Une première réponse consiste à dire que nous n’adhérons pas collectivement aux mêmes valeurs.

    Prenons un exemple d’analyse sociologique, celui de l’analyse du changement des mentalités en occident depuis l’après-guerre, depuis 1945 à nos jours. Pour isoler des phénomènes sociaux typiques, il faut repérer des constantes, cherche un fil conducteur, suivre des tendances, formuler des concepts généraux et les rattacher à des exemples concrets. Nous allons ici globalement distinguer trois périodes, ce qui va nous permettre de clarifier le sens des expressions modernité et postmodernité.

    1) Le XIXème siècle portait les valeurs de la modernité. Voyez le livre remarquable de Stephan Zweig Le Monde d’hier. Les modernes croyaient sincèrement dans la puissance libératrice et pacificatrice de la « raison » des Lumières. Ils ne doutaient pas du rôle missionnaire de la « Science » et de son « unité » fondamentale. Ils avaient foi dans le savoir et s’imaginait un monde à venir, libéré de la barbarie, des croyances et de la superstition. Ils croyaient par-dessus tout au « progrès » dont ils s‘étaient fait une religion. Ils croyaient que le progrès scientifique et technique engendrerait nécessairement tôt ou tard le progrès moral. Les hommes de la modernité vouaient un culte au « pragmatisme ». (Les thèses de John Stuart Mill et de William James apparaissent à cette époque). Ils acceptaient de se plier au « réalisme », tel qu’on en trouvait par exemple l’image dans l’œuvre de Zola. Ils parlaient avec une conviction entière du « devoir » et de la « liberté civile », comme en parlaient encore Kant et Rousseau, mais acceptaient aussi la « hiérarchisation sociale », du moment qu’elle laissait une place à la représentation du peuple. Les Modernes vénéraient le sacrifice au profit de la société, le sens du travail et de l’effort.

    Les valeurs de la modernité subsistent encore, dans la période qui nous intéresse. Nous savons que les mentalités sont lentes à se modifier, aussi les valeurs de la modernité imprègnent encore la conscience collective au lendemain de la guerre. Mais elles vont ne vont pas tarder à être remises en causes. L’après-guerre a été pour l’Europe le moment de la reconstruction sur les décombres d’un monde ravagé. Le paradoxe est qu’en pareil contexte, les valeurs dominantes, celles du travail, de la discipline, de la patrie doivent aider à une reconstruction, mais qu’en même temps, le doute va sérieusement les miner.La rigueur, l’effort et l’ordre portent encore leurs fruits. Nos grands-parents ont été formés par cette éducation autoritaire qui demandait que l’on travaille dur, que l’on ne gaspille pas la nourriture, que l’on prenne soin de sa tenue vestimentaire. Ils ont vécu sous un régime qui tenait encore des restrictions qui avaient été celle de la guerre. Nous avons tous en mémoire ces images du papi qui parle de « son temps » où on faisait attention, où il fallait travailler dur pour réussir etc. Pour cette génération il n’était pas bon se montrer sous un jour adolescent. On essayait de se « montrer en homme ». Les valeurs viriles s’étalaient au cinéma, avec des personnages comme Jean Gabin ou Lino Ventura. Le langage de la gouaille populaire était de mise. L’adolescent était content de pouvoir exhiber un duvet, une moustache pour faire adulte. Il ne pouvait pas revendiquer des valeurs adolescentes, il cherchait au plus vite à se faire reconnaître comme un « homme ». Politiquement, la figure emblématique était en France le général De Gaulle et la génération issue de la résistance qui a été portée au pouvoir avec lui. En économie cette période, que l’on appellera ensuite les « trente glorieuses » est celle d’une reconstruction et d’un développement rapide, les années d’une croissance soutenue. La bourgeoisie est solidement aux commandes de l’économie, la valeur travail ne souffre pas de contestation. Pas plus que ne souffre contestation la légitimité qu’a la bourgeoisie de disposer du pouvoir de l’appareil d’État. Cela va de soi, dans une société soumise à une cadence de transformation accélérée, dans une société qui construit des grands ensembles et qui planifie.

    C’est dans ce milieu que va se parachever une des transformations majeures du siècle, celle qui va déplacer des populations entières des campagnes vers les villes. En effet, la grande industrie va embaucher en masse ceux qui seront plus tard les héros du prolétariat auquel s’adressera Marx, les ouvriers qualifiés. C’est l’ère des grandes usines automobiles avec son peuple de tourneurs, de fraiseurs, de rectifieurs etc. C’est l’ère de la glorification du travail.

    2) Dans la période des années 1960 et notamment avec l’explosion de 1968, la modernité entre dans une crise profonde qui suit les graves désillusions engendrées par la guerre. Cette crise atteint de plein fouet toutes les valeurs. Il est assez rare qu’une période de l’Histoire ait vu pareille entreprise de sabotage et de complet renversement des mentalités. Elle est cependant impossible à nier.

    Examinons de près la transformation qui a effectivement eu lieu. Le scandale de l’exploitation du travail au XIX ème siècle ne pouvait pas être longtemps dissimulé. La mutation de la grande industrie va, de plus, convertir le travail qualifié, en travail à la chaîne. La critique de l’idéologie de l’aliénation du travail explose donc au grand jour. Et elle le fera avec Marx de manière très virulente. Le marxisme s’installe très solidement dans le paysage intellectuel et il proclame le renversement nécessaire du capitalisme. Il va se répandre très vite et envahir la scène intellectuelle pour s’imposer comme un dogme idéologique incontestable. Pratiquement tous les intellectuels tombent sous sa séduction. Dans les années 60 le marxisme ne souffre pas la moindre remise en cause. A cette époque, les enseignants eux-mêmes en feront une propagande virulente. Il était tout à fait banal de voir dans les classes remplacer les cours de français, d’histoire-géographie, de philosophie par des séances « d’éducation politique », qui étaient en fait de l’endoctrinement systématique où la seule critique autorisée était la critique de la bourgeoisie. La prose Engels-Marx-Lénine-Mao remplaçait allègrement le manuel de français Lagarde et Michard, rejeté d’un revers de main, car trop « bourgeois ».

    Avec la contestation de la légitimité politique de la bourgeoisie et du capitalisme, apparaît aussi la contestation de la morale disciplinaire qui avait été celle du siècle précédent. L’œuvre de Freud débarque dans le paysage intellectuel des années 60 et devient le bréviaire de la nouvelle libération sexuelle. Le freudisme se répand comme un traînée de poudre et installe lui aussi son dogmatisme. Même tendance à vouloir tout expliquer par un seul système de concepts totalitaires que dans le marxisme, mais ici « lutte des classes », est ici remplacée par la « sexualité ». (document) Le mélange entre l’appel à la révolution sociale du marxisme et l’appel à a libération sexuelle (texte) des successeurs de Freud, comme Reich, va fournir les accents de la contestation des années 60-70 et le registre de discours de la révolution qui va agiter la jeunesse étudiante. D’où les figures emblématiques d’un John Lennon, (qui écrit Revolution et s’affiche nu avec Yoko Ono) d’un Bob Dylan, de Joan Boaez dans la musique. L’apologie de la libération sexuelle rejette les idées de discipline et d’effort, et elle entraînera dans sa foulée la licence sexuelle dans laquelle nous vivons aujourd’hui. C’est l’époque de la flower generation, de la génération hippie, du peace and love. Le féminisme y trouve ses apologues et ses défenseurs les plus agressifs avec Simone de Beauvoir. Le slogan « le mariage est une prostitution légale » va devenir un credo à la mode. Sartre et Simone de Beauvoir sont cités en exemple, Sartre disant « je ne suis pas monogame », c’est la liberté sexuelle de l’union libre qui deviennent emblématique. (document)

    La génération hippie va renouer avec les cultures chamaniques et populariser l’usage des drogues. D’abord comme de tentatives pour pousser à la limite l’expérimentation sensorielle. Il s’agit, selon le titre d’un livre d’Aldous Huxley d’ouvrir Les Portes de la Perception. Mais aussi de s’introduire dans une représentation du monde étrangère à la représentation rationnelle de la science moderne. Par exemple la vision du monde des sorciers Yaqui du Mexique. On lit L’Herbe du Diable et la petite Fumée de Carlos Castaneda. Par réaction contre la modernité, on se jette sur le taoïsme, la spiritualité indienne, le zen et le bouddhisme. (dossier). Ce n’est que de l’exotisme intellectuel, et du tourisme spirituel, mais on a désormais des références à opposer à l’impérialisme du modèle culturel occidental. Dans le même temps, la prise de conscience des dégâts engendrés sur l’environnement par la techno-science devient patente. L’écologie naît dans cette période et elle offre les outils conceptuels permettant de mieux comprendre la pertinence de l’équilibre des modes de vie traditionnels. Il est maintenant possible de conduire un procès de la « raison » de la Modernité, de dénoncer ses dérives, son aveuglement, et la volonté de puissance inquiétante qui la conduit.

    Sur le plan social, le militantisme est la voie naturelle d’expression de toute cette génération. Marx avait dit « les philosophes ont interprété le monde, ce qui importe, c’est de le transformer ». La formule est prise au pied de la lettre et il est aussi largement admis qu’il n’y a pas de changement sans lutte violente. Le marxisme enfantera son terrorisme. Le terme « les philosophes » est interprété massivement comme étant « les idéologues de la  raison », ceux qui à l’instar de Hegel sont des contempteurs du savoir moderne, ceux qui ne jurent que par le « progrès » et sanctifient « l’État bourgeois ». A cela on opposera massivement l’idéal révolutionnaire, l’image de Che Guevara, le communisme triomphant de l’union soviétique, la révolution culturelle de Mao. Époque idéaliste donc, lancée à corps perdu dans les luttes sociales de tous bords, la contestation et la revendication. La société sans classe était attendue. On guettait les soubresauts d’un capitalisme que l’on croyait à l’agonie. Tous les espoirs étaient permis et toutes les remises en cause possibles. C’était le temps de la subversion des valeurs, de la révolte contre l’ordre bourgeois, mais aussi le temps de la surenchère surréelle de l’imagination contre le réel. Témoin les slogans : « L’imagination au pouvoir ». « Sous les pavés, la plage ». Le monde confiné, feutré et luxueux de la bourgeoisie était l’ennemi désigné et la première cible. Sartre expliquait que les mots sont comme des balles et qu’il fallait tirer sur les bourgeois (Brel surenchérit avec Les bourgeois). A l’époque, pour une jeune fille au lycée, se faire traiter de traiter de « bourgeoise » était l’insulte suprême et la pire des hontes ! La société de consommation, ses marques et ses symboles, le capitalisme et son arrogance étaient rejetés en bloc et avec une virulence critique radicale. C’est dans une telle période que naît véritablement le concept de contre-culture. Pas question donc de porter des T-shirt vantant des marques et d’arborer des slogans fadasses, et de jouer le jeu de la publicité ! Ce serait se compromettre avec le système! Or on avait la haine du système, parce qu’on croyait dans un autre système. Dans une utopie qui devait surgir des cendres de la révolution. Le coca-cola et toute la symbolique de l’américanisme triomphant était le système décadent qu’il fallait saborder, sur lequel il était de bon ton de cracher. Et c’est logique, prenant le contre-pied de la société de consommation, les communautés fleuriront un peu partout. Vive l’utopie et vive le retour à la nature ! A bas la société de consommation. Des intellectuels élevés sur les bancs de l’université iront s’installer en Auvergne pour élever des chèvres et tenter des expériences communautaires alternatives ! Le folk américain s’expatrie en France pour balancer le hamburger et goûter les plaisirs du retour à la terre. Rares seront les communautés qui tiendront dans la durée. A part par exemple, celle fondée par le disciple de Gandhi, Lanza del Vasto, la communauté de l’Arche en Provence. Une des rares à s’être maintenue. Intellectuellement en tout cas, toutes les critiques sont les bienvenues. On lit les textes emblématiques de cette époque : Herbert Marcuse L’Homme unidimentionnel, et Guy Debord La Société du Spectacle. Voyez le témoignage du dessinateur Sempé sur la critique du monde de la consommation.

    ---------------En France, le magazine Actuel est le porte-parole de la culture underdround. La baba cool culture s’y étale avec un goût prononcé pour le psychédélique, avec les dessins de Crumb. Le pop art se développe : Andy Warhol peint ses Marilyn, s’affiche aux côtés du groupe de rock Velvet underground, pour qui le chanteur Lou Reed écrira heroin. La drogue a partout ses entrées. C’est l’époque où vont éclater les révolutions étudiantes aux U.S.A. à Berkeley et en France en mai 68. L’anti-militarisme se développe en réaction contre la guerre d’Algérie, contre la guerre du Viet-Nam. Sur les murs des universités on lira « à bas l’armée », « CRS = SS ».

    L’existentialisme athée de Sartre triomphe. Il célèbre une liberté absolue qui se marie aisément avec l’insurrection intellectuelle ambiante et le refus de toutes les règles. Il décrit la condition d’un homme jeté sans raison dans un monde où il doit se créer lui-même, en vertu de sa liberté. L’idée d’une gratuité absolue séduit. Mais elle n’est rien sans projet. Ce qui compte c’est l’engagement pour autrui. Pour Sartre, ministre ou prostituée, c’est du pareil au même, c’est un rôle qui nous rattache à l’autre. On est embarqué et il faut s’engager ! Rien ne plus sérieux que l’avenir tracé par le communisme, rien de plus sérieux que la lutte, partout où l’action sera possible. « Il faut s’engager », ce qui n’a qu’un seul sens, on se doit d’être aux côtés de la classe ouvrière. Si on ne le fait pas, on est soit un salaud, soit un bourgeois.

    Cette génération va être surintellectualisée : nourrie de la lecture de Guy Debord (le  situationnisme. (texte) renvendiqué lors de la crise de 68), de Nietzsche, de Rolland Barthes à Sartre en passant par Lévi-Strauss, Foucault, Lacan, Reich, Marcuse, etc. Le trait commun des courants de pensée de cette époque est, quand ils se concrétisent théoriquement, ont en commun tout à la fois de proclamer la mort de l’idée de « l’homme » des modernes et de privilégier une approche fondée sur le structuralisme. « L’homme », créature de la « raison », cela n’existe pas. Il n’y a que des hommes, produits d’une histoire, d’une langue, d’un système économique etc. L’individu  n’est que l’entrecroisement des structures : structure de l’inconscient (Lacan), structures économiques et classes (le marxisme d'Althusser), structure du langage (Benveniste), structure de la parenté (Lévi-Strauss), etc. On est maintenant très loin de l’homme et de la raison de la modernité : il n’y a pas de nature humaine et la raison paraît une instance douteuse dont la pensée du soupçon va se charger de découvrir l’origine dans l’inconscient, (Freud), l’idéologie (Marx), ou la volonté de puissance (Nietzsche).

    En même temps, suites aux désillusions cruelles de la guerre, la littérature se teinte d’amertume, flirte avec l’absurde tandis que l’art dans son ensemble rejoint le nihilisme. Remarquez par exemple la différence entre le premier Giono de Regain, Que ma joie demeure, avec le second, beaucoup plus noir, d’Un Roi sans divertissement, ou du Hussard sur le Toit. Le ton n’est plus du tout le même. Albert Cohen détruit l’idéal romantique de l’amour dans Belle du Seigneur. Céline écrit le sinistre Voyage au bout de la nuit. Camus élabore une réflexion sur l’absurde, avec L’Etranger, et Le Mythe de Sisyphe ; comme Sartre avec La Nausée. Ionesco compose un théâtre assez loufoque, celui de La Cantatrice chauve, mais dont l’inspiration de fond est aussi celle de l’absurde. La palme de l’ultime expérimentation de l’absurde dans le langage théâtral revenant à S. Beckett avec En attendant Godot. L’opéra de quat’sous de B. Brecht est aussi un reflet remarquable du climat intellectuel de l’époque.

    3) Le balancier de l’Histoire ne connaît pas de trêve. Le mouvement par lequel la mentalité des années d’après guerre a été renversée, va être lui-même être renversé à son tour. Ainsi la ferveur idéaliste et révolutionnaire des années 1960 va connaître son crépuscule, se retourner et se muer dans le conformisme des années 1990. Ce passage est aujourd’hui décrit par les sociologues dans un concept : la postmodernité.

    L’événement symbolique le plus important de ce renversement est assurément la chute du mur de Berlin. Elle annonce de manière spectaculaire le déclin du pouvoir des idéologies et la désaffection croissante de la politique. Le marxisme mondial s’effondre comme un château de cartes et révèle son visage totalitaire, visage que les intellectuels de la génération précédente refusaient de voir. On ne croit plus à l’avènement de la cité communiste et on en a marre de la litanie de la dictature du prolétariat que plus personne ne peut plus justifier. La postmodernité va s’installer dans ce désert idéologique, (texte) et comme la nature a horreur du vide, c’est autre chose qui va prendre sa place. Quand on n’attend plus grand-chose de l’avenir et que l’on vit dans une société d’abondance, pourquoi ne s’arrêterait-on pas dans la simple consommation ? On peut jouir d’un maximum de plaisirs. Le consumérisme, il n'y a que cela de vrai. Le virage est pris, on ne veut plus changer le monde, non, non, on veut en profiter. On veut profiter de tout ce que la société apporte, se pâmer devant la publicité, consommer ses produits, profiter de tous ses avantages, tout ce que le marketing sait si bien nous vendre. « La vie est trop courte pour s’habiller triste » ! A la contre-culture des années 60 la postmodernité oppose un « bof » désabusé : c’est intéressant si c’est cool, ou juste pour l’image (c’est vrai qu’il est beau le portrait de Che Guevara sur le T-shirt), mais de là à s’engager ! Non. Implicitement le discours ambiant implicite donnerait ceci : Prosopopée postmoderne :« Du moment qu’on s’amuse, le reste, on n’en a rien à faire. S’engager ? Pourquoi ? A quoi bon ? Ça sert à rien. Foutez-nous la paix avec vos idéaux ! Nous on est bien, on est cool, tout ce qu’on veut c’est profiter. Que dans la vie, ce soit comme dans les clips vidéo, avec des jolies filles et des types qui dansent tout le temps et en tout lieu, avec de la musique dans une gaîté perpétuelle : il faut que « ça bouge ». La vie, c’est bouger. Quand au reste, tout ces discours sur le projet, le sérieux, l’engagement, c’est d’un ennui ! Un truc de mon père !!  Tiens, le slogan récent mis sur des T-shirt : ‘voter, un truc de vieux’, voilà qui est parfaitement postmoderne ! Nous, on est jeunes et ce qui est formidable, c’est qu’avec l’industrie du loisir et la consommation, vous avez fait un monde pour nous. Un monde de divertissement. Alors, pourquoi voulez-vous qu’on rejette la pub et la consommation? Tout ce que vous nous proposez, c’est une insertion sociale et pour s’insérer où ? Dans le monde de la consommation ! Vous voulez faire de nous des parfaits bourgeois et après vous vous étonnez que nous n'ayons aucun complexe ! Nous on adore la publicité. C’est notre culture ! La culture intellectuelle, c’est pas notre truc. Kurt Cobain, le chanteur de Nirvana, détestait les livres. Il s’éclatait avec la musique. No future. Bob Marley lui avait le reggae. Il s’éclatait avec de l’herbe. Nous aussi on veut s’éclater. On aime la pub et les marques. La frime. On adore afficher les logos. On adore faire les boutiques etc.».

    C’est vrai qu’il y a une cohérence dans tout ce vocabulaire : s’éclater (exploser, disparaître, être pulvérisé), se di-vertir (sortir de soi, fuir : tout le contraire de s’in-vestir), rechercher frénétiquement l’extase du plaisir, (l’orgasme, la seule valeur marchande), se défoncer (l’usage banalisé du vocabulaire de la drogue : même les supermarchés parlent de défonce du consommateur !) et ce nom Nirvana emprunté au bouddhisme, repris dans sa négativité (l’extinction pour rejoindre au plus vite le néant ?). Il y a là une représentation caractéristique de la mentalité de notre époque et dont la teneur est très différente de celle de la génération précédente. Son trait dominant l’hédonisme postmoderne. (texte) Nous sommes cependant très loin de l’hédonisme d’Aristote, ou d’Épicure, l’un comme l’autre se fondait sur la nécessité de la pensée de mesurer le plaisir. Ici, la pensée n’a pas sa place. On veut tout et tout de suite. Quand la profusion des plaisirs est sous nos yeux, quand le monde devient un parc d’attractions et que la seule règle qui s’impose est le diktat du désir immédiat, il n’y a plus besoin de penser. Il suffit de dépenser. Il suffit de suivre les suggestions, la télécommande à la main dans la vie, comme devant la télévision. Alain Finkielkraut donne pour titre à un essai sur la postmodernité La Défaite de la Pensée. Titre remarquable. Cette époque en effet, n’a plus de maître à penser. Le souci de rester lucide, conscient de soi et du monde est très éloigné des motivations communes. L’homme postmoderne aurait plutôt tendance à déployer une énergie considérable pour entretenir une ébriété légère, rester écervelé et se confiner dans l’inconscience. Il possède une extraordinaire panoplie de moyens pour y parvenir. Si la maturité est une conscience plus élevée, on peut bien dire qu’une époque comme la nôtre, dont la seule préoccupation tourne autour du plaisir, cultive au contraire l’immaturité. Une époque qui entretient le culte de l’adolescence. Le jeunisme est dans l’air du temps. Pour exister, il faut pouvoir s’afficher « jeune ». "Que l'on écoute ou que l'on joue, en effet, il s'agit de se sentir 'cool' ou bien de s'éclater" et ainsi, "extatiquement, le je se dissous dans le Jeune".

    Dans le Disneyland social des pays « développés », personne ne semble prendre conscience de la portée extraordinaire de "l’agression souriante de la musique d'ambiance et de la publicité; de l'embrigadement des masses". C’est le bain dans lequel nous vivons tous. C’est normal. Puisque le plaisir, c’est toujours mon plaisir à moi, l’hédonisme postmoderne a dès lors pour conséquence une tendance constante au repli sur soi, il est le parachèvement de l’individualisme triomphant, il est un hyper individualisme. Pour marquer l’opposition avec l’époque précédente, dans L’Ère du vide, Gilles Lipovetsky dit très justement : « les désirs individualistes nous éclairent aujourd’hui davantage que les intérêts de classe, la privatisation est plus révélatrice que les rapports de production, l’hédonisme et le psychologisme sont plus prégnant que les programmes et les formes d’actions collectives ».

    L’individualisme tourne autour du culte de l’ego. Il culmine dans la forme achevée du narcissisme. Regardez-moi, parlez-moi de moi, flattez-moi, il n’y a que moi qui m’intéresse. De là l’empire souverain de l’apparence, le règne sans partage de l’image, l’exhibitionnisme de l’intimité et l’orientation des mass media vers le reality show.

    Cependant, parce qu’il s’agit d’une tendance de la conscience collective, elle conserve son caractère et jamais ne reconduit à une conscience de soi. L’individualisme postmoderne prolifère plutôt dans des groupements identitaires, dans la formation de tribus, dans un rassemblement d’intérêts individuels. Jamais pareille époque n’a vu autant proliférer les associations, les « collectifs aux intérêts miniaturisés, hyperspécialisés : regroupement des veufs, des parents d’enfants homosexuels, des alcooliques, des bègues, des mères lesbiennes, des boulimiques » etc. Il n’y a là aucune contradiction. Ce n’est pas le militantisme idéologique de la précédente époque. Sur les mêmes murs des universités, là où était écrit en 1968 « CRS=SS) on trouve maintenant des affiches « engagez vous dans la police »! « L’armée, une voie d’avenir » ! Cela ne choque personne. Les temps changent. De toute manière, les visées universelles se sont retirées. Si on se joint à un groupe, c’est seulement avec le désir de se retrouver « avec des êtres partageant les mêmes préoccupations immédiates et circonscrites. Narcissisme collectif : on se rassemble parce qu’on est semblable », ce qui veut dire sensibilisés aux mêmes plaisirs, aux mêmes désirs individuels. C’est tout.

    La postmodernité, c’est l’expression radicale de l’individualisme. En effet, notre époque a complètement modifié le sens même de l’expression. S’ex-primer signifie manifester un sens et de préférence évidemment le manifester à quelqu’un dans une visée qui soit celle d’une communication. L’expression prend tout son sens quand elle devient un enrichissement mutuel. Mais ce n’est pas du tout ce que nous avons sous les yeux. « S’exprimer » en contexte postmoderne, veut dire se faire valoir dans sa différence pour la différence, même si on a rien à dire – et surtout si on n’a rien à dire-. (texte) « Chacun est incité à téléphoner au standard, chacun veut dire quelque chose à partir de son expérience intime, chacun peut devenir un speaker et être entendu. Mais il en va ici comme pour les graffiti sur les murs de l’école ou dans les innombrables groupes artistiques : plus ça exprime, plus il n’y a rien à dire ». L’expression ne vise pas quelqu’un et elle ne communique par une pensée, elle est là pour l’opportunité de se faire entendre. L’ironie c’est que « personne au fond n’est intéressé par cette profusion d’expression, à une exception non négligeable il est vrai : l’émetteur ou le créateur lui-même. C’est cela précisément le narcissisme l’expression à tout-va, la primauté de l’acte de communication sur la nature du communiqué, l’indifférence au contenu, la résorption ludique du sens, la communication sans but ni public, le destinateur devenu son principal destinataire ». L’important c’est de passer à la télé ! De parler à la radio ! De pouvoir montrer l’enregistrement vidéo dans lequel « on me voit ! » Flatterie suprême de l’amour-propre, « moi » passant à la télé ! Seul l’émetteur du message est intéressé par l’expression et intéressé seulement par lui-même. D’où la suprême importance de cet objet postmoderne par excellence qu’est la télévision. La télévision c’est la représentation irréelle et fantasmée de la Vie. Le téléspectateur passe sa vie à regarder la vie des autres et tout naturellement la vie devient pour lui une représentation, celle de la célébrité. Alors, bien sûr, la tentation suprême de l’ego, c’est de passer de l’autre côté de l’écran, de commencer à exister parce qu’on l’a vu à la télévision ! Quand je serai moi-même une image que tout le monde pourra voir. Aussi plat qu’un image. Vide.

    Quand tout est fait pour que personne ne s’en rende compte, que le conformisme ambiant ronronne, le système fonctionne et surtout, il permet de vendre. L’homme postmoderne ne sait pas pourquoi il consomme, mais il consomme beaucoup. Il consomme plutôt n’importe quoi et n’importe comment, et surtout pour la frime. Il a fait du supermarché un « lieu de vie », le lieu de la promenade du dimanche, comme ses ancêtres allait à la campagne pour marcher le long de la rivière, il va en famille faire les courses à M... L’homme postmoderne regarde la vie des riches et adore les magasins le luxe . Il consomment à n’en plus finir des services et surtout des loisirs : attractions, restaurants, vacances, sports. Le loisir est son dernier idéal, son vrai dieu pour qui il dépensera sans compter. Il dépense aussi souvent de manière compulsive, par effet de compensation. Auquel cas, il ne se dirige jamais vers ce qui est utile et bon marché, non, il va vers ce qui est à la mode. Parce que c’est à la mode, parce que cela permet de se faire-voir et d’en imposer. Tout ce qui tape à l’œil est bienvenu, la coiffure, ou les chaussures que l’on voit sur un clip vidéo qui vient de sortir. Sur les chaussures ce qui compte, c’est le logo d’une marque. Pour le t-shirt, la qualité n’est pas importante, ce qui compte c'est la marque et le message. L’homme postmoderne est extrêmement influençable. En vérité, c’est une aubaine, il est devenu le sujet du consumérisme. Il a été massivement conditionné pour. On a inventé un système d’incitation remarquable pour obtenir ce résultat, la publicité. Et il s'y est identifié. Il n’a aucune distance critique, il adore la publicité ! Dans une société qui aurait une solide charpente morale, on aurait pitié, et on n’abuserait pas de la crédulité, de la faiblesse et de la naïveté. Mais s’il est un trait caractéristique de la postmodernité, c’est son goût immodéré pour le jeu avec le vice qu’elle a su habilement transformer en vertu. La société postmoderne adore flirter avec l'immoralisme. Elle a remplacé la moralité par la rentabilité. Elle a éliminé la valeur du besoin pour la remplacer par celle du désir. Elle fabrique une kyrielle de faux désirs et entretient massivement la croyance dans la nécessité de les satisfaire. Elle aiguise la comparaison et suscite l’envie. Elle excite l’émulation et la compétition. Peu importe si certains doivent quitter la partie et se ranger dans les exclus. Ceux-là sont encore suffisamment sous influence pour n’avoir qu’un rêve, qu’une aspiration, celle de rejoindre les nantis. Rêve banal. Postmoderne.

   Pour parachever l’ensemble, le comble, serait de donner à la consommation de masse la dignité d’une culture. En élevant la consommation au rang de l’accomplissement suprême, en martelant à coup de slogans, d’images et de publicité la doctrine selon laquelle le bonheur se confond avec le fait d’avoir davantage, de posséder toujours plus. L'illusion cela ne tient que si on n’y croit. Et pour qu’elle tienne indéfiniment, il faut entretenir la croyance dans la valeur des illusions et donner un prix infini à des leurres. Ce qui demande un lavage de cerveau continuel pour laminer toute velléité critique. Tirer la conscience vers le bas et prendre soin de capter l’intelligence par des petites choses, lui enlever discrètement toute lucidité. On a les moyens. Le filet pour capturer l’intelligence et virtuel ce sont les images de l’illusion qui deviennent plus vraies que vrai. Le monde qui en est le sous-produit est un monde d’illusions mais quand le réseau du conditionnement est efficace, les opinions les plus invraisemblables peuvent avoir cours, elles ont été enfoncées dans un esprit soumis et domestiqué par la consommation : un homme Postmoderne.

    Ce qui permet de libérer l’intelligence, d’éveiller la sensibilité, de secouer le joug de l’illusion c'est la Culture. Parce que la Culture est la libération et la manifestation consciente du soi à lui-même, il n’est donc pas étonnant qu’elle soit la première victime de la postmodernité. Car il va falloir en opérer la complète subversion. Qu’il puisse y avoir une culture signifie qu’il y a quelque chose de plus élevé que ce qui est purement matériel. Laminer la culture consiste donc à détruire l’idée même qu’il puisse y avoir quelque chose de plus élevé. En donnant aux produits de la consommation le titre élevé de « culture ». Pour parvenir ainsi au plus petit commun dénominateur en matière de culture qui se réduit aux objets de consommation.

    Ce procès s’accomplit sous nos yeux, avec un instrument de pensée qui sert son dessein : le relativisme généralisé. Le structuralisme en ethnologie avait ouvert la voie, sans la refermer. Il enseignait que toutes les cultures ont droit à la reconnaissance de leur valeur et de leur dignité. Le modèle culturel occidental n’a pas le monopole de l’humanité. Il y a une richesse dans toutes les cultures traditionnelles. Il suffit d’élargir démesurément le relativisme : « "Toutes les cultures sont également légitimes et tout est culturel". Le résultat, c’est qu’alors, tout se vaut, n’importe quoi est culture : le sexe, le loto, la pétanque, les jeux vidéo, les gadgets, la télévision dans tout ce qu’elle produit, la publicité, le cinéma, la mode, le maquillage, le piercing etc. Il suffira donc de dire que c’est une « forme différente de culture ». Dès lors, "une méditation faite pour éveiller l'esprit et un spectacle fait pour l'abrutir", c’est du pareil au même. Tout est culture. Résultats : "il n'y a plus ni vérité, ni mensonge, ni stéréotypes, ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux". Des formes de « culture ». Autre stratégie courante : pratiquer la dérision systématique à l’égard des institutions prenant en charge la culture (pour avoir des copains, il faut être un cancre, un bon élève, c’est mal vu), ou bien détourner les références majeures de la tradition (Descartes en bande dessinée avec des prostituées). Le travail de sape de la valeur de l’école et de l’université fonctionne assez bien dans la postmodernité. C’est un sujet de plaisanterie archi-rebattu. Mais qui ne sert assurément pas les exigences de la Pensée et ne nourrit pas l’intelligence. Il entretient la dénégation, et, comme le dit A. Finkielkraut, "quand la haine de la culture devient elle-même culturelle, la vie avec la pensée perd toute signification".

    Là où l’école devrait être un jardin où de jeunes esprits pourrait grandir en autonomie et éveiller leur intelligence, elle devient, sous la pression postmoderne un « lieu de vie », ou une « préparation à l’entreprise », une « introduction à la vie active ». La situation est claire :l'école est moderne, les élèves sont postmodernes ! Devant ce problème, l’éducation hésite entre deux extrêmes :

    - ou bien conserver l’héritage de la modernité, placer au plus haut les exigences, en prenant le risque de se couper des élèves, pour revenir à des valeurs fondées sur la raison, l’effort, la discipline, le travail acharné. (cf. les valeurs de la modernité). Ce qui nécessairement suppose un certain élitisme. On apprend, mais c’est assez pénible. Au bout du compte, il n’est pas d’ailleurs assuré qu’une telle instruction soit une véritable éducation.

    - ou bien renoncer à la modernité et virer à la postmodernité pour se rapprocher des élèves. C’est dans ce contexte que l’on voit dans l’école un « outil de socialisation » (on a allègrement balancé le souci de transmettre un savoir). On élimine les cours pour faire des « débats », on regarde en cours les mêmes émissions qu’à la maison, les mêmes films qu’à la maison, où l’on étudie le langage argotique de tous les jours. Il ne reste plus qu’à demander en rédaction écrite de raconter des clips de publicité, d'écouter les radios jeunes etc. Ne plus ouvrir de livres, mais surtout rester branché, glamour, fun et très tendance. (cf. les valeurs de la postmodernité). On n’apprend plus rien mais on s’amuse.

    Mais personne n’ose franchement avouer cette motivation. Avec une mauvaise foi incroyable on continue de louer la politique, l’engagement ou la lecture. Mais comme le dit très bien G. Lipovetsky : « plus les hommes politiques s’expliquent et s’exhibent à la télé, plus tout le monde se marre, plus les syndicat distribuent de tracts et moins on les lit, plus les prof veulent faire lire, moins les élèves lisent » !

    La crise est larvée, la contradiction est flagrante. Elle se traduit entre autre par un fossé qui se creuse encre et davantage entre le savoir universitaire, et les formes multiples de la « culture populaire » qui n’ont plus rien à voir avec lui. Le savoir est dans un état de fragmentation extrême, il est réparti entre des sciences qui ne communiquent pas entre elles. Il est affecté, comme le reste, par l’extrême relativisme de notre époque. Le temps est loin où l’on pouvait encore croire dans l’unité de la science et son progrès. La science fascine encore (surtout quand elle produit des gadgets technologiques) mais elle inquiète aussi ; en tout cas, le dieu du progrès enfanté par la modernité est mort. Toutes ces vieilles lunes de sacro-saint devoir envers la science, la société, le sacrifice au nom de l’État, cela ne nous parle plus guère. Nous sommes aux temps du Crépuscule du Devoir.

    Ce monde qu’il faudrait changer, cette réalité qu’il faudrait prendre à bras le corps pour la comprendre, cela n’intéresse plus grand monde. Peut-être quelques extra-terrestres intellectuels perdus dans un monde qui n’est visiblement pas fait pour eux. La postmodernité se moque du réel et lui préfère l’image et le virtuel. La postmodernité est faites pour les jeunes.

    Il est maintenant intéressant de rassembler tout ceci dans un tableau : (compléter) Exercice 3n.

Modernité

Postmodernité

 

Relativisme

Progrès

 

 

Fragmentation des sciences

 

Image et virtuel

 

Ludisme

Liberté civile

 

 

Immoralisme

Effort

 

 

Nivellement

 

Suprématie de l’individu

    Nous ne pouvons pas entrer plus dans le détail, mais il y a bien eu renversement des mentalités et pas seulement changement. Si, dans les années 80 se produit un reflux si radical de la vague contestataire, qu’il a abouti à son retournement, on pourrait penser qu’il s’agit d’un retour en arrière. Or s’il y avait retour en arrière, il y aurait restauration des valeurs passées. Ce qui n’est pas le cas. Le repli dans les valeurs consuméristes de la bourgeoisie n’implique pas une réhabilitation des valeurs de la modernité. Nous voyons à quel point nous nous laissons berner en parlant d’une « évolution des mentalités ». Pour parler de « progrès » en pareil contexte, il faudrait être particulièrement naïf… ou cynique. Quitte à prononcer des jugements excessifs, on serait sûrement plus avisé en parlant de régression ou de barbarie pour désigner notre époque. (texte) Dans une société où le salaire est dépensé dans l’illusion de la liberté, pour ne faire qu’alimenter le système, où est le « progrès » de l’Histoire ? L’hyper individualisme ne met pas fin à la violence, il la nourrit . Il ne met pas fin aux inégalités, il les multiplie. Il ne met pas fin à la pauvreté, il l’accentue. Il n'a pas réconcilié travail et loisir, il a accentué leur contradiction. Il ne développe pas la sensibilité esthétique, il la dénature. Il ne donne pas de sens à la vie, il ne lui propose que des motifs de survie. Il ne cultive en rien l’intelligence, il voisine avec la bêtise. Il était censé accroître la productivité, dont on attendait un miracle. Mais la productivité a cessé d’être utile, on produit de plus en plus de leurres, à la différence avec la production du début de l'ère industrielle critiquée par Marx.

C. Au de là de la postmodernité, la cosmodernité

    « L’évolution des mentalités », est un mythe. L’orgueil du moi parvenu qui, du haut de l’actuel, contemple son passé  en jugeant qu’il n’était qu’une lente préparation qui aboutit à lui-même ! Il n’y a de fait qu’un changement des mentalités. Le temps n’accomplit rien sans notre libre choix.

    Cependant, nous avons pouvoir de choisir, dans le présent, d’inaugurer une autre alternative, c'est-à-dire de le créer. Toute création est métamorphose, toute création suppose une décréation de la forme antérieure. Une mue de serpent qu’il faut laisser tomber, sous peine d’étouffer. Il faudra déconstruire la postmodernité pour que puisse s’effectuer un changement radical, pour que puisse advenir un autre futur.  Par la critique (texte). Et même la paranoïa critique. Secouer le consentement tacite de ceux qui dorment. Il y a dès à présent des ouvertures dans notre temps, en rupture avec le prêt-à-penser ambiant et qui pointent vers un avenir différent. Au-delà de a postmodernité, il y a la cosmodernité.

    1) Avant d’entrer dans la compréhension de cette formule, remarquons que même au niveau individuel d’un point de vue strictement économique le modèle postmoderne est intenable : on ne peut pas passer sa vie avec une mentalité d’adolescent et dépenser sans compter, sans payer le contrecoup de son inconscience. (texte) L’irresponsabilité, ne peut pas tenir dans la durée. Nous ne sommes pas stupides à ce point. Évoquant la prise de conscience qui pointe dans les années 2000, Fabrice Parat écrit sèchement : (sic) « le consommateur est passé de l'âge con de l'adolescence à l'âge adulte. Il est retombé sur terre et à la réalité de son compte bancaire. Surendetté, il gère. Craignant de subir la crise, il a des velléités d'épargne. Adulte, il est à la recherche d'équilibre et d'harmonie. Là où il était impulsif, il analyse et réfléchit. La consommation est rationalisée au maximum en ce sens qu'on calcule son budget. Et tant qu'à faire, on évalue la qualité des aliments. ». Il y a une beauté et une vertu de la modération, il y a une beauté et une vertu du soin que l’on accorde à la vie. L’austérité est magnifique quand elle coïncide avec la joie et se conjugue avec l’amour. On a eu le « prêt à penser » (idéologique), le « prêt à manipuler » (technologique) le « prêt à consommer » (le caddie plein à déborder),  le « prêt à manger » (hamburger frittes et plat surgelé), il est temps de laisser le « on » et le « prêt à » et de les planter là, pour repartir d’un bon pas,  libre et maintenant responsable.

    Les idéologies sont mortes ? Très bien, on peut passer aux choses sérieuses en apprenant à voir le monde tel qu’il est et non pas tel que nous voudrions qu’il soit ! C’est seulement libéré du cadre conceptuel d’une idéologie quelconque que nous pouvons comprendre ce qui est. Et c’est seulement à partir d’une compréhension libre qu’une action créatrice peut prendre place. Nous ne pouvons ouvrir la voie d’un monde différent qu’en libérant notre intelligence créatrice du carcan des idéologies reçues. La vérité n'est pas faite pour plaire et elle est implacable.

    Ce que nous devons voir en premier lieu,c’est que la société n’est pas séparable de l’individu. Elle en est l’expression. Je suis le monde. Comme le dit très bien Krishnamurti dans La Première et dernière Liberté, « Ce que vous êtes, le monde l’est. Votre problème est le problème du monde. Voilà un fait simple et fondamental, qui semble toutefois nous échapper tout le temps. Nous voulons modifier la société au moyen d’un système ou d’une révolution idéologique basée sur un système et nous oublions que c’est nous qui créons la société, qui engendrons la confusion ou l’ordre selon la manière dont nous vivons ». La conséquence est assez désagréable, mais inévitable : « il nous faut commencer tout près de nous, c’est-à-dire dans notre vie quotidienne, là où nos pensées, nos sentiments et nos actions de tous les jours se révèlent à nous ». Le désagréable dans l’affaire, c’est que nous ne pouvons plus nous évader dans la théorie. Il s’agit plutôt de regarder ce monde en face, ce monde que nous avons créé, sans aucun évitement théorique. Or, si nous ouvrons les yeux, nous verrons immédiatement que l’individualisme de notre temps implique l’atomisation des personne, l’isolement, l’égocentrisme frénétique, la dégradation de la relation, la destruction de la solidarité. Nous verrons aussi clairement que la technique, dont nous sommes si fier, a certes permis de libérer l’homme du travail pénible, mais qu’elle a dans le même temps asservi l’homme à la logique objective et quantitative de la machine. Nous voyons que l’industrie d’un côté satisfait des besoins, mais entraîne une dégradation sans précédent de l’environnement. L’homme postmoderne est indifférent parce qu’il ne voit même pas ce qu’il fait. Mais c’est par chacun de ses gestes qu’il fait le monde dans lequel il vit. Et par-dessus tout, c’est dans la qualité de chacune de ses relations avec les autres qu’il crée cette société sur laquelle il rejette ensuite sa propre misère pour l’accuser de tous les maux. 

    La modernité a cru dans le « progrès » technique et s’en est fait une religion. Selon le dogme établi, le « développement » (encore un avatar du progrès), devait s’accomplir mécaniquement. La locomotive, comme le dit très bien Edgar Morin, dans Une Politique de Civilisation, c’est la « technique » et « l’économie », les wagons le développement social et humain. Mais ce n’est qu’une croyance. Une croyance qui repose sur un aveuglement. Une idéologie aveugle. Le fait est là sous nos yeux : le développement technique et économique n’interdit pas le sous-développement moral et humain. Il faudra le hurler aux oreilles des technocrates pour que nous puissions enfin l’entendre ? Si nous voulons bien regarder le monde, sans nous voiler la face, il faudra reconnaître que la dégradation de la qualité par rapport à la quantité est la marque de notre crise de civilisation. Notre représentation du monde, parce qu’elle dominée par l’empire de l’objectivité et son arme la technique, privilégie l’objectivable. Elle est rigoureusement incapable de  comprendre en profondeur le sens de la qualité de la vie. Elle ne sait que compter et quantifier. Du coup elle rate par avance le sens même de notre crise de civilisation. Dans des termes très voisins de Michel Henry, Edgar Morin écrit :

    « Cette dégradation de la qualité par rapport à la quantité est la marque de notre crise de civilisation car nous vivons dans un monde dominé par une logique technique, économique et scientifique. N'est réel que ce qui est quantifiable, tout ce qui ne l'est pas est évacué, de la pensée politique en particulier. Or, malheureusement, ni l'amour, ni la souffrance, ni le plaisir, ni l'enthousiasme, ni la poésie n'entrent dans la quantification ».

    Bref, la vie est hors jeu. Nous avons perdu contact avec la Vie elle-même et conséquemment, notre société est une prolifération des idéologies de la mort.

    La modernité s’occupe de problèmes économiques ou politiques, mais laisse en friche tous nos besoins essentiels.  En nous, l’âme réclame son dû. Elle en a assez des leurres entretenus par l’image. Quand on voit l'illusion, c’est-à-dire quand on voit les leurres comme en tant que leurres, alors une autre conscience se manifeste. Le souci de vivre différemment. Après avoir marché sur la Lune, il est temps d’apprendre à marcher sur la Terre. Pour aller très loin, il faut en conscience commencer tout près. Comme être humain. Comme écocitoyen. Et si nous sommes assez honnêtes de ce côté, nous reconnaîtrons que ce premier pas, nous ne l’avons pas encore fait. Pour reprendre encore Edgar Morin : « Nous sommes dans la préhistoire de l'esprit humain, ce qui signifie que les capacités mentales humaines sont encore sous-exploitées, notamment sur le plan des relations avec autrui. Nous sommes des barbares dans nos relations avec autrui, pas seulement dans les rapports entre religions et peuples différents mais au sein même d'une famille, entre parents, où la compréhension fait défaut».

    2) Ce que souligne encore Edgar Morin, c’est que nous avons encore à nous ouvrir aux échanges et surtout à ce que nous avons occulté, détruit et négligé, l’importance de la Tradition. La postmodernité est une culture déracinée qui fabrique des individus écervelés qui sont comme des feuilles au vent. La mode du moment emporte les feuilles et les entasse ici, un autre coup de vent les disperse et les dépose là. Nous avons réussi à saboter tout dialogue sérieux avec la tradition en la disqualifiant avec notre relativisme. Pour en faire des curiosités « exotiques ». Et pourtant, nous avons tant à apprendre de ceux qui sont restés ancrés dans la Terre. Edgar Morin souligne : « Nous devons nous ouvrir à l'apport des civilisations asiatiques, bouddhiste et hindouiste notamment, pour la part qu'elles ont faites au rapport entre soi et soi, entre son esprit, son âme et son corps, que notre civilisation productiviste et activiste a totalement négligé. Nous avons beaucoup à apprendre des autres cultures ». Non pas pour en faire un décorum ou une nouvelle mode de plus.  Tout ce qui est humain est en nous et nous concerne de manière intime. Par exemple, la prodigieuse science contenue dans le hatha-yoga n’est pas « hindoue », elle est humaine. Simplement, nous avons désappris à reconnaître la connaissance sous une forme qui n’est pas « objective », au sens de nos canons occidentaux. Le plus scientiste des scientifiques est avant tout un homme, et un homme qui fait l’expérience de son incarnation, qui mange, respire, se nourrit, vit au niveau du mental par la pensée, connaît des expériences conscientes et a des moments d’absence, une pauvreté du cœur ou une grandeur du sentiment. Bref, est une subjectivité vivante. Or curieusement, de cela, il ne connaît pas grand-chose, car la connaissance de soi est bien la dernière des préoccupations de notre monde. Nous avons à trouver le mariage gnostique de la modernité et de la tradition : la réhabilitation de la spiritualité vivante. C’est exactement ce que dit un physicien, fondateur de la transdisciplinarité, (texte)  Basarab Nicolescu « La cosmodernité - démonstration éclatante de la modernité de la Tradition ».

    Mais essayons d’être plus précis avec le même auteur. Ce qui est en jeu ce n’est rien de moins que la réforme radicale de notre manière de penser. Nous avons été conditionné avec un mode de pensée duel. Nous raisonnons constamment dans une logique de la dualité : onde/particule, continuité/discontinuité, capitalisme/communisme, culturel/naturel, bien/mal, dieu/diable, croyant/païen, vie/mort, esprit/matière, espoir/crainte, plaisir/douleur, pour/contre, blanc/noir, droite/gauche, occident/orient etc. Nous avons l’habitude de régler toutes les questions par des opposions tranchées. Ce qui nous met par avance dans l’incapacité de les résoudre.

    En logique, la pensée classique a mis en forme la dualité dans trois principes :

    1.       Le principe d'identité   A est A,

    2.       Le principe de non-contradiction   A n’est pas non-A   

    3.       Le principe du tiers exclus:   Il n’existe pas un troisième terme T qui est à la fois A et non-A.                                                                 (texte)

    L’apport de Stéphane Lupasco, dont s’inspire directement Basarab Nicolescu a consisté à remettre en cause le troisième axiome en démontrant que seul ce qu’il appelle le tiers inclus peut rendre raison de la complexité du réel. La réforme de la pensée consiste à cesser de raisonner seulement dans la dualité, pour raisonner plutôt avec trois termes en reconnaissant la dynamique du tiers-inclus. D’où le texte suivant :

    « La  modernité est caractérisée par la séparation binaire sujet-objet, tandis que la cosmodernité est fondée sur l'unification ternaire sujet-objet-tiers inclus». (texte) Il n’entre pas dans le cadre de cette leçon d’explorer cette question en détail. Nous nous contenterons de quelques questions : la réalité que nous donnons à nos problèmes sociaux ne vient-elle pas de ce que nous les rendons par avance insolubles, en les crispant dans des oppositions inconciliables ? Est-il possible de résoudre un problème en restant au niveau du problème ? N’est-il pas nécessaire, pour rendre une question compréhensible, de rechercher la position du tiers inclus, ce qui détruit le problème lui-même ? Pour reconnaître la complexité du réel, n’est-il pas indispensable de laisser de côté les oppositions duelles inconciliables ?  

    Le tier-inclus révèle une unité sous la dualité. Cela qui réunit les contraires en fait des complémentaires. Ce qui est très différent. Or, traditionnellement, ce qui unit, est appelé le Sacré. Dans les termes de Mircéa Eliade :  « Le sacré n'implique pas la croyance en Dieu, en des dieux ou des esprits. C'est ... l'expérience d'une réalité et la source de la conscience d'exister dans le monde ». Et Basarab Nicolescu est très net sur ce point, dans le prolongement de Mircéa Eliade, il dit aussi que le sacré n’est pas le religieux au sens ordinaire (la ruse qui consiste à enfermer le sacré dans la prison d’un dogme), mais avant tout « une expérience, il se traduit par le sentiment de ce qui relie les êtres et les choses et, par conséquent, il induit dans les tréfonds de l'être humain le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même Terre ».  

    C’est l'abolition du sacré qui nous a conduit à l'abomination, or l’abolition du Sacré, revient logiquement à la non-reconnaissance de l’instance du tiers inclus. Et l’on comprend dès lors toute l’importance aujourd’hui d’une connaissance, non pas fragmentaire, comme c’est le cas, mais transdisciplinaire « Les mots trois et trans ont la même racine étymologique : le "trois" signifie "la transgression du deux, ce qui va au delà de deux". La transdisciplinarité est la transgression de la dualité opposant les couples binaires : sujet - objet, subjectivité - objectivité, matière - conscience, nature – divin simplicité - complexité, réductionnisme - holisme, diversité - unité. Cette dualité est transgressée par l'unité ouverte englobant et l'Univers et l'être humain ». (texte)

    Ce sont là des perspectives entièrement nouvelles et étrangères à la modernité qui donne la direction d'un nouveau paradigme. (texte) Une invitation à reprendre entièrement et à nouveau frais ce que la pensée classique a enfermé dans des oppositions stériles. Nous savons maintenant à quoi tient une opposition stérile. Dans la Réalité, il n’y a pas de dualité irréductible. Quand on fait quelques pas sur ce chemin, il n’est plus possible de tomber dans les confusions que maintient notre époque.

     Juste quelques suggestions dans la lignée d'un changement de conscience planétaire : et si il n’y avait pas de contradiction entre le travail et le loisir ? Parce que la passion ne se divise pas. Entre le profane et le sacré ? Parce que la Vie est toute entière Sacrée. Et si l’Amour en réalité n’avait pas d’opposé ? Parce que amour/haine ne sont que des contradictions du désir. Et si l’amour de soi n’était pas le contraire de l’amour d’autrui ? Parce que seul l’amour-propre né de l’ego seul peut créer cette opposition. Et si l’opposition brutale entre le connu et l’inconnu n’existait pas ? Il y a une infinité de choses dans l’univers, bien au-delà de ce que l’esprit dogmatique tranche à la hache et jette dans l’inconnaissable.  Et si l’univers n’était pas muet et sourd et seul l’homme conscient ? Partout où se manifeste la présence de la vie, se manifeste aussi une forme de conscience. Et si la sagesse n’était pas une sorte de quiétisme et le contraire de l’action, mais une insurrection de l’intelligence et non son apathie ? Et si la lucidité n’avait rien à voir avec le cynisme désabusé des rhéteurs modernes, des intellectuels ? Ceux là on tellement souci de leur image qu’ils sont pour la plupart complètement compromis avec la postmodernité.  Et si toutes les révolutions du passé n’étaient que des ébauches ? Parce que la véritable révolte se tient dans le cœur de l’homme et non dans la masse considérable de ses idées. Et si…toute représentation duelle était fausse ? Parce que même l’erreur est une vérité incomplète et déformée et qu’elle a sa place dans la complexité du réel.

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     Le véritable changement des mentalités n’est pas du tout là où nous croyons qu’il est. Il n’est pas dans le faire-voir de la techno-science. Il n’est pas donné une fois pour toute. Il n’assure rien pour l’avenir et ne promet rien. Il n’est pas la réalité. La Réalité n'est pas seulement une construction sociale, ni le consensus d'une collectivité, ni un accord intersubjectif. La relativisation de toutes les vérités est de la soupe que l’on sert aux cochons. Pour qu’ils restent des cochons. Je paraphrase le tire du livre de Gilles Châtelet sur la postmodernité Vivre comme des Porcs, sous-titre : De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties de marché. Bon, « Être passé de la chair à canon à la chair à consensus et à la pâte à informer est certes un progrès », mais est-ce bien cela l’Homme ? Faut-il, avec Nietzsche et Francis Fukuyama parler de notre époque comme celle du « dernier homme » ? Que penser quand « À ce populisme classique semble désormais se greffer un populisme yuppie - un techno-populisme - qui entend bien afficher sa postmodernité carnassière, prompte à repérer et à digérer le best-of des biens et services de la planète » ? 

     A cette vision de la postmodernité, de « l’évolution » des mentalités, s’oppose celle de la cosmodernité qui, elle, ne peut rien assurer et rien promettre… Sans l’homme. Sans nous. Mais par contre, elle aura à cœur de ne pas exciter les différences. Un dernier théorème poétique : « la future démocratie universelle aura une seule loi fondamentale : l'unité dans la diversité et la diversité par l'unité ».

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       © Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan, 
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