Textes philosophiques

Hannah Arendt  fait, opinion et interprétation


      «  Est-ce qu’il existe aucun fait qui soit indépendant de l’opinion et de l’interprétation ? Des générations d’historiens et de philosophes de l’histoire n’ont-elles pas démontré l’impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d’abord être extraits d’un chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui n’a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l’origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien d’autres encore, inhérentes aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve contre l’existence de la matière factuelle, pas plus qu’elles ne peuvent servir de justification à l’effacement des lignes de démarcation entre le fait, l’opinion et l’interprétation, ni d’excuse à l’historien pour manipuler les faits comme il lui plaît. Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même. Pour illustrer ce point, et nous excuser de ne pas pousser la question plus loin : durant les années vingt, Clemenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale. On demanda à Clemenceau : "À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé ?" Il répondit : "Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne."

Vérité et politique

Indications de lecture :

 Cf. Sujet du bac en série L en 2016. La leçon la définition de l'histoire donne tous les éléments pour commenter ce texte. Il est aussi possible de tirer des précisions de la leçon l'interprétation. Le fait c'est ce qui est, ou ici qui a été, l'interprétation est la manière dont on le pense ici dans le contexte de l'histoire. C'était un leitmotiv assez récurrent dans les années 70 que de dire "il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations".  L'idée est chez Nietzsche. Elle est fausse au sens ce n'est qu'en rêve que l'on crée entièrement les faits, l'état de veille est intersubjectif et là il y a bien des faits que nous partageons, même si nous pouvons les interpréter à tort et à travers. Clemenceau fait clairement la différence. Chaque génération réécrit son histoire comme elle se fabrique des maisons, formule de Cournot: l'histoire est en permanence réinterprétée, notamment à la lumière des découvertes de nouveaux documents. cf. les archives de la Stasi et le débat qui a suivi chez les historiens sur la collaboration des intellectuels en France. Les faits historiques demeurent en tant que tel, même si la manière de les relier dans un récit peut varier.

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