Leçon 94.    L’interprétation      

    Traditionnellement, l’art de l’interprétation était appliqué à la recherche du sens des Écritures sacrées. Dans toutes les religions il est admis que le premier degré de lecture des textes est insuffisant et qu’il faut aller au-delà pour déchiffrer son sens secret. Mais dans le monde contemporain, le mot interprétation prend un sens beaucoup plus vague et il recouvre un champ très étendu. On peut interpréter toutes sortes d’objets : on dit d’un pianiste en concert, qu’il a donné une interprétation magistrale de la Tempête de Beethoven. On dit d’un juge confronté à un cas difficile qu’il doit interpréter un texte de loi. On disait de l’oracle qu’il interprétait les signes, comme en Grèce les cris de la Pythie à Delphes, ou à Rome les entrailles des animaux sacrifiés. Dans l’astrologie, on interprète la position des planètes. Pour le médium on peut interpréter les cartes du tarot ou les lignes de la main, les nombres etc. La psychanalyse freudienne n’est pas en reste, puisqu’elle propose aussi une méthode d’interprétation qui porte sur le rêve. De même, il est possible de se livrer à une interprétation d’un poème, d’un conte.

    Le champ de l’interprétation est donc très vaste. Il est possible que le même objet reçoive plusieurs interprétations différentes. En comparaison, l’explication scientifique parait plus carrée, elle est avérée ou pas, et c’est tout. Une interprétation ne se distingue d’une autre que par sa pertinence, mais sans la chasser pour autant. La question se pose donc de savoir s’il peut y avoir en matière d’interprétation une quelconque rigueur. Sommes-nous, dans le domaine de l’interprétation, livrés à l’arbitraire ? Qu’est-ce qu’une erreur d’interprétation ? Comment distinguer une bonne interprétation d’une mauvaise ? Pour répondre à ces questions, il est indispensable de préciser quel est le statut de l’interprétation. Qu’est-ce qui donne à une interprétation sa  pertinence ?

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A. L’objet de l’interprétation

    Toute interprétation est interprétation de quelque chose, comme toute conscience est conscience de quelque chose. Quel est donc l’objet sur lequel peut porter une interprétation ?

    1) La signalétique dispose sur les routes des signaux. Un signal doit le plus possible convoquer le réflexe et le moins possible la réflexion. Il est important que l’automobiliste ne prenne pas un temps trop long pour interpréter, mais réagisse rapidement. Un signal, dans l’idéal, ne doit pas avoir besoin d’être interprété, par contre un signe oui. Au signal est attaché un comportement, au signe est attaché un sens. Ce que nous interprétons, c’est tout objet qui peut être considéré comme un signe doué de sens. Mais ce n’est pas tout, puisque certains signes tels que les signes mathématiques, ne font pas non plus l’objet d’une interprétation. Un signe mathématique est en effet univoque, or ce qui est interprété, c’est au contraire ce qui est équivoque. Nous interprétons là où il y a une ambiguïté ou une obscurité,  et non pas là où une idée présentée dans un signe est claire et distincte. Je peux interpréter un geste de la main en me demandant si c’est un geste amoureux ou un geste indifférent. Je ne vais pas interpréter l’ordre de l’agent de police m’intimant de passer sur la droite, au lieu de continuer tout droit Il y a une ambiguïté dans le geste de mon amie, il n’y a pas d’ambiguïté dans le geste de l’agent. L’intention qui traverse l’interprétation, c’est de parvenir à tracer une route droite dans un domaine assez confus, dans une équivocité première, pour aller vers une relative univocité, afin de faire disparaître ambiguïté et l’obscurité. S’il y avait évidence, je n’interprèterait pas. Si j’interprète, c’est pour ensuite ne plus avoir besoin d’interpréter. De même, tant que je reste dans la seule observation d’un fait, sans jugement, je n’interprète pas non plus.

     ---------------L'observation dit : "alors?"...  « Je l’ai vu par terre, allongé sur un carton, ivre mort et à moitié délirant » traduit un constat. Le jugement dit "et alors?"... « Ce type est un de ces ratés dégoûtant qui traînent dans les rues et créent un désordre permanent » est un jugement qui introduit une évaluation et interprète le fait. Dès l’instant où je construis des jugements de valeur, des jugements moraux, je suis dans l’interprétation.

    Interpréter, c’est  déchiffrer le réel en le considérant comme un ensemble de signes qui ne comportent pas de caractère d’évidence suffisant. C’est voir le monde comme un puzzle où les pièces ne sont pas arrangées correctement, pour que l’ensemble ait un sens. On interprète d’abord ce qui est chaotique, et pas ce qui est ordonné. On interprète des signes, pour autant qu’ils sont donnés dans un écart entre ce qui est patent et ce qui est latent, on interprète quand le chemin de l’apparence à la réalité n’est pas facile à trouver. En bref, on interprète ce qui comporte de l’inexplicable, du mystère, de l’étrangeté, ce qui résiste aux définitions, ce qui ne se range pas dans des catégories tranchées, mais garde en première lecture un caractère paradoxal. Dans tous les cas, il y a bien un problème de passage dans le langage. Ce n’est pas un hasard si, l’émissaire envoyé dans un pays étranger demande un « interprète », il demande une traduction d’un langage dans un autre, sinon il continuera de faire face à des visages proférant des sons étranges auxquels il ne comprend strictement rien.

    Qu’est-ce qu’une bonne interprétation ? C’est une avant tout une lecture satisfaisante des signes. Ce qui suppose que nous avons entre nos mains une grille d’interprétation permettant de transposer un langage de signe dans un autre plus rationnel et plus clair. C’est pour cette raison que l’interprétation est avant tout appliquée à des objets linguistiques et à travers eux au champ de la culture et au domaine de l’histoire. La nécessité de l’interprétation s’impose à nous parce que bien souvent le sens des choses ne va pas de soi. Cela tient d’une part à l’obscurité de fait des situations d’expérience, des objets, mais aussi à l’obscurité du langage lui-même. Dès l’instant où celui-ci déborde son usage courant, il contient de l’équivoque et de l’ambiguïté.

    2) Nous pouvons distinguer deux types d’obscurité qui invitent à l’interprétation : l’obscurité de fait, celle d’une configuration des astres, du langage obscur de l’augure, du rêve, d’une coïncidence étrange, d’un symptôme dans la maladie etc. Interpréter, c’est partir du principe qu’en droit les phénomènes naturels sont intelligibles, mais que de fait, ils nous sont livrés dans une expression hermétique qui requiert de notre part un travail d’interprétation restituant leur sens. Cela ne veut pas dire pour autant qu’interpréter, c’est expliquer. Il y a une différence. On explique un phénomène physique en invoquant un système de causes, des lois afférentes, sans qu’il soit nécessaire de présupposer une conscience implicitement à l’œuvre dans ce que l’on étudie. Par contre, en cherchant à interpréter, nous visons nécessairement ce qui comporte une dimension consciente et intentionnelle. C’est pourquoi l’interprétation regarde d’abord ce qui est humain. Mais par extension, elle peut se rapporter aussi à la Nature en la regardant comme organisée de manière intelligente, comme douée d’un sens immanent, d’une finalité organisée, mais implicite.

    Il y a aussi une obscurité construite, celle d’un mythe, d’un poème, d’une expression volontairement elliptique, d’une énigme, d’une parabole, celle qui est condensée dans une œuvre d’art etc. Ce qui nous est parvenu de la pensée d’Héraclite est fragmentaire, mais  pas seulement parce que des pans entiers de son œuvre ont été perdu. Le style d’Héraclite est intentionnellement celui de l’aphorisme. Les grecs disaient « Héraclite l’obscur ». L’aphorisme contient un sens ramassé qui oblige le lecteur à construire une interprétation pour faire passer à l’explicite ce qui est implicite. Nietzsche a renoué avec cette forme littéraire et la plus grande partie de son œuvre est écrite dans le style de l’aphorisme. Ce système de l’aphorisme a été utilisé très tôt. On le rencontre dans la formulation initiale très condensée des darshanas, des six systèmes de philosophie de l’Inde dans la forme des sutras. Le mot sutra veut dire fil sur lequel on met des perles. Ce sont de très courts énoncés de thèses fondamentales. Vu leur caractère très condensé, les sutras permettaient une mémorisation facile chez l’étudiant, tandis qu’ils laissaient toute latitude au maître pour le commentaire ; ce qui a donné dans la tradition par exemple les bashya (commentaires), par exemple celui de Vyasâ sur les Yoga sutra de Patanjali. Quand on prend le texte original des Yoga sutra de Patanjali, on est frappé par l’extrême concision du propos, chaque sutra développé donnerait un chapitre, voire un livre entier pour entendre complètement le sens.

    Interpréter, c’est donc mettre à découvert l’implicite, aller vers l’élucidation d’un objet qui d’abord se refuse. On dit parfois d’une œuvre qu’elle résiste à l’interprétation. Ce qui signifie qu’il n’est pas aisé d’élucider son sens, de déchiffrer son mystère. Pourtant, avec toutes les précautions nécessaires, il doit être possible de restituer le sens qui existe bel et bien, indépendamment du travail de l’interprète. L’interprète doit parvenir à s’effacer devant le sens qu’il découvre.

     Mais, curieusement, interpréter a aussi un autre sens, celui de jouer une œuvre. On interprète une pièce de théâtre, ou un morceau de musique, ce qui veut dire que l’acteur ou le musicien déploie l’œuvre à partir de sa propre subjectivité. Ce qui requiert le contraire de l’effacement, l’implication totale du sujet. Il y donc dans le travail l’interprétation lune tension  : à la fois la nécessité d’une désimplication pour ne pas altérer, déformer, mais restituer fidèlement ce que l’on interprète, et d’un autre côté, pas d’interprétation sans une profonde implication, sans le jeu de la subjectivité qui s’empare amoureusement de son objet et le joue. Cette tension au cœur de l’interprétation fait toute sa difficulté et est à l’origine de toutes ses dérives.

B. Ce qui est projeté, ce qui est compris

    Mettons-nous maintenant dans l’embarras en examinant en quoi l’interprétation peut devenir fausse ou même délirante. Nous verrons mieux ensuite par contraste ce qui fait une interprétation sensée.

    1) Que disons-nous des gens superstitieux ? Qu’ils passent leur temps à interpréter la réalité en y projetant leurs inquiétudes. Si je fais une fixation quasi-obsessionnelle sur l’idée que je suis victime d’un complot et que le danger est là partout autour de moi, il est évident que j’aurai tendance à voir partout des « signes » avant-coureurs des menaces dont je suis l’objet. Les trois corbeaux qui sont passés devant la voiture ? Mauvais signe ! La mort rode autour de moi. Le chat noir vu au matin ? Un malheur va m’arriver etc. Le mental qui est hanté par la peur réplique sa confirmation dans la soi-disant « reconnaissance » de signes extérieurs qui la confirment. Il interprète constamment la perception dans un sens orienté de manière précise, orienté par ses propres projections. Tant que la projection domine l’interprétation, il y a peu de chances qu’elle ait une quelconque valeur. Elle est une construction mentale d’un esprit abusé par sa propre production d’illusion. L’illusion naît quand le mental surimpose à la perception une représentation qu’il tire de son propre fond et qu’il ne voit plus qu’elle. L’illusion prolifère sur le terrain de l’inconscience dans laquelle le mental déploie ses propres créations, sans se rendre compte qu’il en est l’auteur, que ce qu’il prétend « voir », n’est jamais que le jeu de ses projections. Je vois le serpent là où il n’y a en réalité qu’une corde. J’interprète la forme sinueuse comme un serpent, alors qu’il n’y a que la corde. La surimposition du serpent sur la corde n’est que l’opération de mon propre esprit qui a donné une forme à ma peur, ou plutôt qui a surimposé la forme à partir de ses peurs. Si on ôte la base émotionnelle, si la peur est absente, il ne peut y avoir de surimposition de la peur et donc pas d’interprétation terrifiée de la réalité. Dès l’instant où l’émotionnel entre en jeu et occupe à lui seul le champ de conscience, il se réplique lui-même dans une interprétation hallucinée du réel. ---------------Une illusion est toujours une interprétation.

    2) La psychopathologie connaît bien les formations extrêmes de ce pli du mental dans les délires d’interprétation. L’exemple le plus remarquable est le délire paranoïaque. Dans la paranoïa, le sujet est enfermé dans une bulle de constructions mentales nouées dans la peur. Dans la relation avec autrui, les détails des expressions vont très rapidement prendre la valeur de « signes » auxquels le sujet attache la plus grande importance, persuadé qu’ils le concernent en propre. Comme le superstitieux, le paranoïaque voit des « signes » partout. Freud dit à ce sujet :

    « Les paranoïaques présentent dans leur attitude ce trait frappant et généralement connu, qu'ils attachent la plus grande importance aux détails les plus insignifiants, échappant généralement aux hommes normaux, qu'ils observent dans la conduite des autres ; ils interprètent ces détails et en tirent des conclusions d'une vaste portée. Le dernier paranoïaque que j'ai vu, par exemple, a conclu à l'existence d'un complot dans son entourage, car lors de son départ de la gare, des gens ont fait un certain mouvement de la main. Un autre a noté la manière dont les gens marchent dans la rue, font des moulinets avec leur canne, etc. ».Le geste des membres de la famille sur le quai de la gare est surinterprété par le paranoïaque, il y a projeté ce qui ne s’y trouve pas, mais se trouve dans son propre esprit, l’idée de complot contre lui. Or, ce qui est remarquable, c’est que dans l’état où se trouve alors le sujet, il se croit justement très perspicace ! Il est persuadé de voir ce que personne ne remarque, donc d’être bien plus intelligent que la moyenne… et que le docteur qui le soigne ! Et quand l’esprit est entiché d’une telle obstination intellectuelle, il est difficile, très difficile de l’en faire sortir ! Il s’est enfermé dans sa propre représentation ou plus exactement dans une interprétation du monde qu’il refuse de relativiser, mais qu’il maintient contre toute réfutation. Il est étonnant de constater à quel point le mental peut développer une folle créativité pour persister à maintenir son système d’interprétation. C’est ce qui est terrible dans la paranoïa.

    Comment Freud fait-il la différence avec une lecture plus saine de la perception ? Qu’est-ce qu’une perception normale et non-pathologique ? Réponse :

    « Alors que l'homme normal admet une catégorie d'actes accidentels n'ayant pas besoin de motivation, catégorie dans laquelle il range une partie de ses propres manifestations psychiques et actes manqués, le paranoïaque refuse aux manifestations psychiques d'autrui tout élément accidentel. Tout ce qu'il observe sur les autres est significatif, donc susceptible d'interprétation »

    Connaissant l'hypothèse freudienne de l’inconscient, ce type de réponse est tout de même très obscur. On comprendrait aisément le début de la phrase dans le contexte d’une philosophie imprégnée de volontarisme, telle que celle d’Alain, qui a écrit des remarques similaires. Ce serait anthropomorphisme que de voir partout des motivations cachées centrées autour du seul être humain. D’accord. Cependant, en raison de la structure même de l’état de veille, les actes humains, sont motivés, parce qu’intentionnels. Et s’ils sont motivés, ils sont aussi significatifs. Cependant, ils n’ont pas nécessairement le sens qu’on veut bien leur prêter de l’extérieur où leur imposer. Freud dit qu’un « individu normal » admet l’accidentel dans le domaine psychique. Mais nous savons, par la théorie freudienne elle-même, que c’est là une illusion. Rien de ce qui est psychique n’est accidentel, parce qu’il y a des motivations conscientes et des motivations inconscientes. Nous savons que c’est à tort que l’homme normal range dans la catégorie « accidentel » les actes manqués. Ils ne sont pas accidentels pour Freud, car ils sont les manifestations des désirs inconscients. Ils portent une intention, même si le sujet ne la reconnaît pas. Freud enseigne que pour le sujet « tout ce qu’il observe sur les autres est significatif, donc susceptible d’interprétation » !

    Faut-il être paranoïaque pour être psychanalyste ? Non. Mais la question n’est pas si facile à résoudre. Le paranoïaque fait un travail constant d’interprétation sur le mode d’une sorte de "philosophie du soupçon" universel. Il ne doute de rien, il est persuadé d’avoir la véritable interprétation. Freud note cette proximité avec la psychanalyse : « Sur ce point, le paranoïaque a donc, dans une certaine mesure, raison : il voit quelque chose qui échappe à l'homme normal, sa vision est plus pénétrante que celle de la pensée normale ». Or cette soi-disant « pénétration psychologique » est étrangement semblable à celle qui est requise par la psychanalyse. Les critiques n’ont pas manqué de souligner le fait que, vouloir à tout prix imposer la grille d’interprétation de la sexualité infantile pour expliquer un trouble, relève justement d’un délire d’interprétation. C’est surimposer à une grande diversité d’expérience humaine toujours le même sens (comme le paranoïaque). Par exemple, en cherchant invariablement à ramener tout symptôme névrotique... au complexe d’œdipe !

    3) Quelle est la défense de Freud dans le texte ? L’interprétation du paranoïaque n’a de sens et de valeur que pour lui-même, elle ne peut pas être portée sur un plan universel et valoir comme une loi de la Nature. Elle ne traduit que la cohérence interne de la bulle de pensée qu’il s’est constitué. Freud écrit : « ce qui enlève à sa connaissance toute valeur, c'est l'extension à d'autres de l'état de choses qui n'est réel qu'en ce qui le concerne lui-même ». Freud indique donc que l’interprétation du paranoïaque ne peut pas être généralisée. Mais celle de la psychanalyse si.

---------------    Pourtant si vous et moi, nous avons des interprétations différentes, c’est parce que nous sommes différents, chacun retenant pour « réel » ce qu’il considère comme tel, tout en tissant à sa manière la cohérence de son propre monde. De là suit, comme l’a très bien compris Carl  Gustav Jung, que l’on ne peut pas adopter une seule grille d’interprétation face à la grande diversité des êtres humains. –contrairement à ce que Freud pratique -. Il y a une diversité des individus, de leur histoire, de leurs difficultés ; il y a une diversité des expériences que chacun de rencontre et des troubles résiduels qui peuvent en résulter. La règle de Jung, c’est, en développant l’écoute, aussi de s’adapter à la personne pour lire l’interprétation qu’elle a elle-même du monde. La réponse qui doit être donnée à la personne, ce n’est pas « une interprétation » en général, mais sa réponse, ce qu’elle a besoin d’entendre, qui ne vaut que pour elle et ne vaudrait pas pour un autre. Sa réponse, car elle est celle qui permet de comprendre sa propre interprétation du monde et qui permettrait d’en dénouer les tensions. La réponse peut être une délivrance que si elle est la réponse à une question qui est noué dans le cœur de la personne venue déposer son problème devant le psychologue en espérant recevoir une aide. Cela explique pourquoi Jung refuse le divan, l’attitude distante, la démarche indirecte de Freud et la soumission du patient au psychanalyste quand à la reconnaissance des interprétations proposées.

    Tout être humain interprète le monde dans lequel il vit bien plus qu’il ne le connaît vraiment. L’interprétation n’est pas une catégorie seconde valide seulement dans un domaine limité, tel que l’art, la divination, le rêve ou autre, alors que la connaissance directe serait première. Comme si on pouvait d’abord s’en passer, alors que justement de prime abord chacun de nous y est d’emblé immergé ! Même dans le matériel du rêve privilégié par Freud, le sujet, ne serait-ce qu’en racontant son rêve, lui fait déjà subir une élaboration qui constitue une première interprétation, car il effectue une première mise en ordre, il est en quête d’un sens dans une cohérence, ce qui le conduit à conserver certains éléments pour en abandonner d’autres, afin de constituer un récit. La pensée dans l’attitude naturelle est déjà interprétative, car l’intentionnalité tend à structurer un monde cohérent, car elle est en recherche du Sens et le sens, elle se le donne en imaginant son propre monde. Dans toute démarche inscrite dans l’attitude naturelle il y a interprétation, et dans ce que nous appelons « interprétation », pour souligner une démarche originale, neuve, créatrice, en réalité, il n’y a souvent qu'une interprétation d’une interprétation.

    Mais qu’y a-t-il de vraiment neuf, d’original, de créatif dans le fait de redoubler ce qui se donne avec une interprétation ? Le risque, c’est que l’intellect multiplie ses constructions mentales dans une surenchère symbolique indéfinie, jusqu’à ce que l’objet finisse par disparaître sous la surcharge des interprétations. Interpréter revient à commenter et l’interprétation risque de n’être plus qu’une glose superficielle. On tue l’esprit d’une œuvre, d’un texte, avec le commentaire, transformant ce qui était vivant en sépulcre blanchi. C’est un peu comme en esthétique, nous sommes insensibles à la beauté d’un paysage, mais nous aimons les belles descriptions d’un paysage ! Des tombereaux entiers de commentaires ont été déversés sur les Écritures saintes. L’érudit peut-il connaître le contact frais, vivant, brûlant du texte original ? Il connaît surtout des interprétations.

    Pour qu’une interprétation ait une valeur, pour qu’elle ne soit pas superficielle, ou ne soit pas qu’une glose inutile. Qu’elle jaillisse dans l’immanence d’une expérience de rencontre intérieure où la subjectivité rencontre la subjectivité. La différence entre une interprétation pertinente et une autre qui l’est moins, tient à ce que, dans une expérience verticale délivrant une lecture plus intime, une expérience, le sens se découvre dans l’immanence, au lieu d’être plaqué, surimposé, ajouté de manière forcée au récit, à l’œuvre originale. Une interprétation ne saurait, comme une explication, valoir d’emblée comme objective, elle doit apparaître au sein de la subjectivité même, comme sa manifestation à partir de ce qui en elle reste encore non-manifesté.

C. L’art de l’interprétation

    On appelle herméneutique, l’art d’interpréter, pour autant qu’il est commandé par la reconnaissance d’un sens caché sous le sens apparent, ce peut être la parole d’un dieu, la manifestation d’un signe, l’expression humaine d’un geste ou d’un mot, en bref, on interprète tout ce qui peut avoir un sens pour un être humain. L’interprétation, suppose qu’une seule lecture ne suffit pas pour que le sens soit compris et que, précisément, la lecture doit être redoublée dans une interprétation pour être satisfaisante. Mais tout dépend dans la manière d’interpréter de l’investissement de la subjectivité avec elle-même dans l’interprétation, c’est-à-dire de l’expérience dans laquelle elle se déroule. Interpréter, ce n’est pas seulement répliquer ce que la mémoire nous donne déjà, interpréter c’est partir de l’étonnement et de la rencontre et laisser en quelque sorte à l’intelligence sa liberté et son aptitude à saisir ce de manière intuitive ce qui se donne à elle.

    1) Nous allons en faire l’expérience à partir d’un conte. Ceci est un exercice. Lisons le conte, laissons-le résonner en nous et ensuite, que chacun mette en mot ce qu'il évoque : rédige une interprétation.

    L’ennemi du soleil. (exercice 8c)

    Il y avait un homme qui était l’ennemi du Soleil. Il détestait cette chose lumineuse et brûlante, en permanence au-dessus de lui, quoi qu’il fasse. Il détestait le Soleil à cause de la lumière crue du jour, à cause de la chaleur, de tous les contrastes, ombres et lumières, qu’il projetait sur la terre et autour de lui. Il avait l’impression que le Soleil lui volait quelque chose.

    Il n’aimait que les ténèbres et la fraîcheur de l’ombre. Il ne regardait jamais le Soleil car, lorsqu’il essayait, celui-ci l’aveuglait.

    Le Soleil était donc devenu son ennemi.

    Un jour, il creusa un trou dans la terre pour se protéger de lui. Sa peau, qui avait commencé à noircir, redevint à nouveau blanche et le contraste des ombres cessa de l’agresser.

    Lorsqu’il fut à l’intérieur de son trou, il réalisa que le Soleil continuait à l’inonder de sa lumière et le trou de ténèbres qu’il avait voulu creuser était finalement plus lumineux que la terre sur laquelle il marchait jusque-là.

    Il s’enfonça alors plus profondément. Il creusa un puits et une galerie. Là, il parvint enfin à se protéger du Soleil.

    Il vécut ainsi des années dans ce trou, à méditer dans la solitude et la fraîcheur d’une ombre jamais défiée par le Soleil et la lumière.

    Au-dessus, sur la terre, les hommes cultivaient, se chauffaient avec le Soleil. Ils en avaient fait un Dieu protecteur et bon. Le Soleil était devenu leur ami et leur allié. Ils savaient maîtriser ses ardeurs. Ils le connaissaient à toutes les saisons. Le Soleil prodiguait ses bienfaits, sauf pour cet homme qui en vint, peu à peu, à mourir dans sa galerie. Lorsqu’il fut bien mort, on n’eut pas besoin de creuser sa tombe qui était déjà toute prête...

    Chacun d’entre nous a quelque chose à dégager par lui-même de cette histoire. Il n’est pas nécessaire que le sens soit exactement le même. Il n’est pas choquant que l’un comprenne ceci et l’autre cela. Nous ne sommes pas sur le terrain d’une explication objective. Ce qui est important par contre, c’est l’écho que le texte rencontre en nous et la compréhension que chacun développe à partir de cette rencontre. Si nous avions choisi un texte très connu, nous aurions ouvert la porte à la récitation d’une glose convenue. Prenez « Guernica de Picasso », « l’allégorie de la caverne », « la madeleine de Proust » etc. et vous ne ferez le plus souvent qu’inviter la répétition d’un savoir à titre d’interprétation. Et non une démarche créative, neuve, originale et vivante. Interpréter, c’est écouter, puis laisser parler en soi-même. Pour que l’écoute soit créative, il faut qu’elle soit vierge de tout présupposé, qu’elle se déroule dans un état qui soit étonnement, parfois même émerveillement. Un état d’esprit ouvert, sans contenu est nécessaire. Il faut marcher dans l’inconnu pour qu’il y ait découverte.

    Ce qui est remarquable, c’est qu’une fois saisie ces conditions d’une démarche d’interprétation, il est parfaitement possible aborder ensuite n’importe quel objet de la même manière, y compris les textes qui d’ordinaire ont été déjà surchargés par des interprétations. Interpréter un texte, c’est en fait le jouer dans un double sens, en faisant résonner les harmoniques de son sens et sa puissance théâtrale.

    2) Pourquoi employer le même terme d’interprétation s’agissant d’un texte ou d’un morceau de musique joué par un musicien ? Une pièce musicale s’interprète aussi. Le musicien joue et jouer, c’est à nouveau donner une âme à ce qui seulement écrit. Sur la partition, le distinguo est précis. Il y a les notes, la mélodie, l’harmonie et la cadence. Au début, quand le musicien déchiffre, il lit seulement la musique, assez laborieusement, comme le collégien à qui on demande sur le vif de lire un poème que l’on vient de lui distribuer. Le musicien répète, répète, jusqu’au moment où le morceau est connu par cœur et les difficultés techniques surmontées.Vient alors une seconde phase du travail. Au dessus de la portée, le compositeur a mis des indications qui regardent l’interprétation. Jouer, ce n’est pas simplement exécuter, ce qu’une machine saurait faire. C’est donner une âme à la musique. Pendant longtemps, les compositeurs se sont servis de l’italien comme langue universelle pour la notation de l’interprétation. Vivace molto, allegretto, presto, allegro émaillent encore les partitions. La modernité ajoute les accents exprimés dans la langue de l’auteur. En guitare classique par exemple, on trouve des indications du compositeur : un rien canaille, comme un clin d’œil, fluide, tragique ! moins tragique, écrit Roland Dyens au dessus de la portée du Tango en skai.  Lent, expressif, et douloureux, calme et lumineux, très grand et large écrit Francis Kleynjans tout au long du prélude N°5 en ré majeur en hommage à Gustav Malher. Dans la musique pour piano chez Éric Satie les notations sont même assez comiques. La notation de l’interprétation indique dans quel esprit la pièce doit être jouée pour rendre au mieux ses qualités musicales. C’est dans l’interprétation que s’effectue le mariage entre la subjectivité du créateur et la subjectivité de l’interprète. C’est là que la Vie se donne à elle-même dans l’extase d’un instant et que l’œuvre s’épanouit et se donne dans ses qualités esthétique. Quand l’esprit de l’interprète souffle à l’intérieur de l’œuvre, on dit que celle-ci est habitée. C’est par là que se différencient les interprétations : le même morceau peut être joué de manière scolaire, froide, académique, ou bien être comme enlevé dans une magie dont le secret n’appartient qu’au grand interprète. Nous ne pouvons pas dire pourquoi telle ou telle interprétation est remarquable. Ce n’est pas objectivable, car purement qualitatif et sensible. D’où vient ce don par lequel un musicien nous touche profondément, alors que la même pièce écoutée dans un enregistrement assez ordinaire nous a laissé de marbre ?

    3) Un texte se joue et s’anime dans la puissance théâtrale d’expression qu’on lui donne. Nous le savons depuis que nous sommes sur les bancs de l’école. La récitation monocorde d’un grand texte est soporifique, mais déjà si nous y mettons le ton qui convient, la fougue nécessaire, le texte s’anime et vit. Sans la fibre sensible et le pathétique, le texte reste lettre morte. Et c’est vrai pour n’importe quel texte. Y compris les textes philosophiques. Les grecs écoutaient les textes bien plus qu’ils ne les lisaient. Ils faisaient venir un esclave pour lire et ils écoutaient les écrits, ils se donnaient une leçon de philosophie en séance orale. Un grand texte philosophique s’écoute comme un poème et mérite qu’on lui donne un ton et une interprétation. Ne serait-ce que pour le souci de la pédagogie. Nous oublions trop vite la parole pour l’écrit. C’est ce qu’il ne faut pas oublier quand on relit le traité d’Aristote intitulé De L’interprétation. Aristote n’oublie pas le sens de l’interprétation du musicien, du chorégraphe, ou de l’acteur, car dans le texte, il y a d’abord la parole et la parole évoque un état d’âme.  « Les mots vocaux sont les symboles des affections ou des états de l’âme ; les mots écrits, les symboles des mots émis par la voix ». Le langage, si on l’analyse, est évidemment composé de signes, le signe est par nature abstrait, mais le langage parlé est concret et vivant. Il est Parole. Et il y a dans la parole concrète l’indéfinissable de la présence. Chacun investit la parole de ce qu’il est et lui donne vie, ce qui veut dire que chacun interprète le langage en lui donnant sa forme vivante de parole. Le langage n’existe pas, où il n’existe que comme structure abstraire, seule la parole existe réellement. Parce que la subjectivité est son âme. Aussi « de même que l’écriture n’est pas identique chez tous les hommes, la langue parlée n’est pas la même non plus ».

    De la même manière que l’on parle d’interprétation en musique on dit aussi l’interprétation d’une pièce de théâtre. Et là aussi, ce sens de l’interprétation vaut bien au-delà de la seule représentation théâtrale. Nous faisons une différence entre une interprétation assez pauvre de l’Avare, de Molière, de Roméo et Juliette, de Macbeth, du Roi Lear de Shakespeare et une interprétation brillante. Une bonne interprétation ne consiste pas seulement à rendre un sens « textuel ». Elle n’est pas une simple traduction. Une bonne interprétation est l’incarnation charnelle, ici et maintenant, du sens. L’interprétation n’est pas un langage second, mais l’actualisation vivante du sens, dans le corps de chair d’un acteur. L’actualisation vivante est un processus créateur, mais, parce que le sens n’est pas consigné dans une explication définitive, l’actualisation ne parvient jamais à épuiser entièrement le contenu du texte. Ce à quoi elle parvient, c’est à faire vibrer les harmoniques du sens. Nous avons tendance à ne regarder dans l’interprétation théâtrale que la transposition personnelle d’un texte. Comme si seul le jeu de l’ego de l’acteur importait. Comme si seul comptait le fait de me mettre en avant moi et me faire valoir en me servant de l’auteur et de la pièce. Mais que fait l’acteur quand il interprète Harpagon, Hamlet ou Cyrano de Bergerac ? Il se laisse surtout habiter par un personnage. Plus s’efface sa propre personne, plus le personnage de la pièce s’empare en quelque sorte de lui, et meilleur il est dans l’interprétation. Harpagon, Hamlet, Don Juan, Cyrano, renaissent sur scène incarné, avec la force d’une présence en chair et en os, la présence donnée par l’acteur. Le talent de l’acteur est là. Dans cette aptitude extraordinaire à faire vivre des milliers de personnages qui sont en nous de manière virtuelle, mais qui ne sont pas la figure de notre moi habituel et de ses présomptions.

    L’interprétation effectue une mimétique par laquelle ce qui est latent devient patent, ce qui est non-manifesté, devient manifesté. Ce pouvoir de tirer du non-manifesté le manifesté est la conscience même dans son auto-dévoilement. Ce qui est remarquable dans l’interprétation, c’est un déplacement qu’elle propose à l’intelligence depuis le plan de l’objet, vers le symbolique. L’intuition qui fonde communément la pratique de l’interprétation donne ses droits à un mode d’existence du symbolique par rapport au réel. Elle regarde le réel comme tissé sur une trame symbolique.

    Comme le travail de l’interprétation ne se déroule que sur le terrain de la subjectivité, on peut se demander s’il peut y avoir une part d’arbitraire dans la valeur de ses constructions. La complexité des symboles n’autorise pas pour autant l’arbitraire. Une interprétation peut être mauvaise, tendancieuse, forcée, erronée ou aller à contresens de ce qu’elle interprète. Ou à l’inverse, une interprétation peut aussi aller à droit à l’essentiel, être profonde, riche, brillante sonner juste et vrai. Une interprétation est erronée, quand elle est infidèle, quand elle fait dire à un texte, un poème, une œuvre, le contraire de ce qu’il tend à exprimer. En musique, ce serait une aberration de jouer la Sonate au clair de lune de Beethoven, façon Duo des chats de Rossini. On ne peut pas jouer Comme il vous plaira de Shakespeare dans l’esprit de En attendant Godot de Beckett. Il y a une éthique de l’interprétation qui est une éthique de la fidélité. L’éthique de l’interprétation exige le respect de l’esprit de l’œuvre, sinon, c’est à une dénaturation complète que se livre l’interprète. On voit mal comment on pourrait trouver dans La République de Platon, ou dans L’Éthique de Nicomaque d'Aristote un manifeste pour la lutte des classes, façon Marx. Vouloir tirer de force Les Confessions de Rousseau du côté de la psychanalyse de Freud, c’est abuser de l’interprétation, ce qui revient le plus souvent à lui imposer une grille d’interprétation qui lui est étrangère. L’éthique de l’interprétation commande de revenir aux choses-mêmes, revenir directement à l’œuvre pour la laisser parler en nous au lieu de lui imposer un discours que nous voudrions par avance lui faire tenir. En philosophie, l’exigence tiendrait dans une consigne : revenir au texte, revenir à Platon, à Épictète, à Plotin dans le texte, en écoutant ce que le texte peut nous dire, dans une redécouverte. Sans l’interposition de toute l’épaisseur d’un tradition de commentaires.

    Mais où sont les garde-fou qui permettraient d’éviter les errances de l’interprétation quant il s’agit de considérer non pas une œuvre humaine, mais le sens de signes naturels ? Peut-il y avoir une éthique de l’interprétation en astrologie ? Qu’est-ce qui guide l’oracle ? Le médium ? A lire les feuilles des magazines, il semble que dans ce genre de domaine, tout soit permis. Une chose et son contraire. Des conseils extrêmement vagues, qui satisferont tout le monde, des généralités qui font plaisir à entendre et le tour est joué. Impossible de décider si une interprétation est correcte ou pas. Pourtant, traditionnellement, il semble que le souci d’exactitude existait bel et bien. C’est très surprenant, mais dans la pratique de jyotish, l’astrologie indienne, il est dit très nettement que lorsque l’analyse de deux interprètes d’un même thème aboutit à des résultats différents, c’est qu’il y a erreur. Il faut recommencer les calculs. Deux jyotishis différents travaillant sur le même thème doivent trouver les mêmes résultats. Ce qui suppose nécessairement qu’il y a un invariant dans l’interprétation et que celle-ci n’est pas du tout livrée aux caprices de l’interprète, mais soumise à une méthode. Pour nous autres occidentaux qui marquons une opposition irréductible entre la rigueur de l’explication scientifique et la pertinence d’une interprétation, notamment dans les sciences humaines, c’est assez curieux. Étrange de penser qu’il peut y avoir une impartialité là où il n’y a pas d’objectivité.

    4) L’herméneutique, telle que nous l’entendons en occident, porte sur ce qui est œuvre humaine et d’abord sur des textes. Historiquement, l’herméneutique a porté sur la lecture de La Bible. Dans la tradition judéo-chrétienne, il est question d’une quadruple lecture de La Bible. Ce qui signifie que le même texte peut se prêter à quatre niveaux de lecture différents. Et ce qui fait difficulté, c’est que l’accès à ces interprétations passe exclusivement par la tradition et son autorité. L'interprétation a dans la religion une dimension de pouvoir. Il est exclus que le fidèle se construise sa propre interprétation des textes sacrés, car c’est bien de cette manière justement que se constitue ce que l’Église nomme des hérésies. L’hérétique, ce n’est pas, comme on l’a parfois dit, celui qui renie la religion ou qui en propose une autre différente. L’hérétique n’est pas le païen. L’hérétique est celui qui s’écarte délibérément de l’interprétation officielle des textes proposée l’Église et qui refuse l'argument d’autorité de l’Église. Par exemple, Henri de Lausanne, moine de Cluny, ermite et prêcheur itinérant, vers 1116, s’oppose au clergé. Il descend vers le midi de la France et propage des opinions dans lesquelles il ne reconnaît pas l’autorité des prêtres, refuse la nécessité du mandat de l’Église pour prêcher et va jusqu’à nier la validité de plusieurs dogmes, dont l’existence du péché originel et sa transmission aux descendants d’Adam. Il considère l’Église comme essentiellement spirituelle et non temporelle. Parce que l’Église est purement spirituelle, elle doit ne plus être soumise à un clergé. En 1135, Henri de Lausanne sera reconnu hérétique par le tribunal synodal de Pise et emprisonné. A partir du moment où il y a des règles officielles d’interprétation des textes sacrés, une organisation qui les détient, une interprétation autorisée et d’autres qui ne le sont pas ; la maîtrise des règles de l’interprétation confère évidemment à celui qui les possède un pouvoir. Et c’est à un enjeu de pouvoir que renvoie l’interprétation. Dès lors, on comprend très bien ce qui a donné toute sa vigueur à la Réforme protestante. Luther met en évidence les contradictions entre le message de l’Écriture et ce qu’en a fait l’Église, il refuse les glissements de sens et réclame un retour au texte dans son sens littéral. Selon Hans Georg Gadamer : « Le point de vue de Luther était à peu près le suivant : l’Écriture sainte est sui ipusus interprÉtationes. On n’a pas besoin de tradition pour en acquérir une juste compréhension, pas plus qu’on a besoin d’un art de l’interprétation dans le style de l’ancienne doctrine du quadruple sens de l’écriture, car le libellé de l’Écriture comporte un sens univoque, le sens litteralis, qui se laisse comprendre à partir d’elle ».

    Mais admettre seulement le sens littéral, c’est en rester au premier degré, ce qui n’est pas du tout satisfaisant. Il y a dans les textes sacré des incitations au meurtre, à la guerre que personne ne peut raisonnablement prendre au pied de la lettre. En matière de religion, celui qui prend l’Écriture au premier degré est appelé le plus souvent intégriste, ce qui s’allie aisément avec des parti-pris sommaires et expéditifs, des préjugés tranchés et l’absence de sens de la nuance. Défauts qui sont exactement le contraire de ce qui fait la finesse et la profondeur de l’interprétation. Quand Maître Eckhart interprète les Évangiles, il ne se place pas du tout au premier degré du sens littéral. Par exemple, quand Jésus chasse les marchands du Temple, Maître Eckart interprète en voyant le temple comme l’âme et les marchands comme des impuretés qu’il faut ôter, tandis que Jésus est la lumière du Divin en soi-même. Cela le conduit souvent à des audaces proches de l’hérésie ! Mais justement, les mystiques ne sont ni les prêtres, ni les gardiens du dogme. Ils revisitent l’Écriture de l’intérieur et l’interprétation qu’ils en donnent est justement bien plus habitée que les bondieuseries bien-pensantes de catéchisme.

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    L’interprétation n’est pas un exercice réservé aux doctes et aux érudits gentiment confinés dans leur étude. Elle décide de notre vision du monde. Elle est d’une importance considérable en matière d’autorité religieuse. Au temps de l’Inquisition on a torturé et massacré pour des questions d’interprétation. Nous ne devons pas l’oublier en ces temps où l’exaspération religieuse peut conduire à des débordements graves.

    Ce qu’il faudrait examiner plus avant, c’est la manière dont le mental fonctionne dans l’interprétation et surtout la différence entre le voir lucide et le jeu psychologique de l’interprétation. La lucidité est une retenue de l’interprétation qui tend à ramener l’esprit à l’observation de ce qui est. Il faudrait explorer de très près le jeu du mental dans la vigilance et notamment discerner comment, l’émotionnel prenant un empire exclusif, l’esprit se met à surinterpréter le monde.

    Dans le monde confus qui est le nôtre, le travail de l’interprétation est difficile. Il demande une ouverture de l’intelligence, de l’humilité, mais en même temps, il exige un épanchement libre de l’esprit, une passion sans motif. Il n’y a pas d’interprétation sans enthousiasme, pas d’enthousiasme sans pathétique, pas de pathétique sans passion, pas de passion sans un embrasement que l’on rencontre autant en soi-même qu’en l’œuvre qu’il s’agit d’interpréter.

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       © Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan. 
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