Pendant des siècles, l’histoire a été considérée sous un angle littéraire et apologétique. L’histoire était vue comme récit d’un passé humain, monumental, dramatique ou merveilleux. Le monumental Mahabharata, de Vyâsa par exemple, est une histoire de l’Inde ancienne, mais c’est aussi une épopée à l’image de L’Iliade et de l’Odyssée d’Homère. Or on n’y trouve pratiquement pas de dates ! Le récit du Mahabharata est porté par un souci premier qui est celui de l’enseignement spirituel pour les générations à venir. Les historiens indiens se moquaient éperdument des dates, ils pensaient surtout retenir ce qui avait été essentiel quant à l'instruction des hommes.
Mais plus récemment en Occident, l’histoire a voulu s’émanciper de la littérature, du voisinage de la légende et des mythes. Elle a commencé par se soucier de chronologie et d’exactitude des faits rapportés. Au XIXème siècle on a même essayé de fonder le concept de « science historique ». Pour l'histoire, ce qui importe, c'est le souci de la vérité et même de l'objectivité.
Est-ce là un mouvement nécessaire ? Savons-nous mieux aujourd’hui ce qu’est l’histoire que ne le savaient les premiers historiens ? Faut-il définir l’histoire comme une science ou la considérer comme un genre qui relève de la littérature ? Qu’est-ce que l’histoire ?
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Peut-on considérer l’histoire comme un genre appartenant essentiellement à la littérature ? Il est vrai qu’elle se présente à nous sous une forme qui est celle du récit. Après tout, le récit est une catégorie littéraire aux côtés du roman de la poésie ou de l’essai. Un historien est nécessairement un écrivain. La narration fait de l’histoire une forme littéraire à part entière, dans une langue et suivant des règles qui sont celles de la forme du récit. Pour un libraire, l’histoire, ce sont des livres sur les étagères à côté des romans, des essais etc.
1) Le genre historique se définit par son objet, le récit des événements du passé. Mais il y a récit et récit. A côté de l’histoire existe aussi la légende qui est un récit qui recourt davantage à l’imaginaire. La légende tisse de romanesque ce qu’elle emprunte parfois à une trame historique, elle fabrique le héros à partir de l’homme historique. La légende frappe l’imagination et parle à
l’inconscient collectif d’un peuple. Le
mythe joue un rôle similaire, en évoquant le mystère des origines, les puissances de la nature, dans un langage imagé et symbolique. Ce qui différencie le mythe et la légende de l’histoire, c’est cette dimension symbolique
à laquelle ils font appel, tandis que l’histoire elle, - telle que nous la voyons aujourd’hui - reste davantage factuelle. Le conte populaire n’a pas l’ambition des mythes fondateurs d’une société, mais il véhicule aussi plus que le simple récit historique. L’imagination populaire développe dans les contes des symboles qui, par exemple, mettent en images les figures du Bien et du mal, du destin, des puissances magiques etc. Sa vocation est de transmettre une tradition orale de génération en génération, cette tradition qui cimente la culture populaire.
Les premiers historiens avaient-ils eux-mêmes le sens de ces distinctions ? Non. Pas plus qu’ils n’avaient l’idée de dissocier entièrement les catégories « littérature » et « savoir ». Le conte, la légende, le mythe ont une fonction d’enseignement. L’histoire aussi. Ce qui fait la spécificité de l’histoire, c’est qu’elle s’attache à raconter le cours des événements humains et particulièrement de ceux qui ont été considéré comme mémorables. Hérodote, un des premiers historiens grecs, commence son récit par la déclaration : « voici l’exposé de l’enquête entreprise par Hérodote d’Halicarnasse pour empêcher que les actions accomplies par les hommes ne s’effacent avec le temps ». Le mot grec
istoria signifie enquête au sujet de et non histoire. Il n’y a pas de mot pour désigner l’histoire chez les grecs. Dans l’antiquité on parlait cependant de « récits ». Le récit a pour mission de combler les lacunes engendrées pas le temps, l’historien par définition assumant le devoir de mémoire à l’égard du passé. Parce que le temps est un facteur de disparition, parce que le temps amène l’oubli, dilapide le passé, il faut que l’homme, soucieux de sauver le passé, restaure sa mémoire. L’histoire se doit de construire une mémoire inaltérable. La vocation première de l’histoire est d’apporter une pérennité au passé. Le récit historique s’efforce de rétablir la trame des événements dans leur succession et d’être une mémoire fidèle. (texte)
---------------Mais que veut dire fidélité au passé ? Seul le passé mémorable mérite d’être raconté. Comment va-t-on définir ce qui mérite d’entrer dans l’histoire ? Ce qui est mémorable? D’abord, le genre historique s’est longtemps tenu à un seul ordre de faits, faits qui tombe sous la catégorie de l’histoire politique : des guerres, des batailles, des traités, des hauts faits des héros de l’Histoire : Alexandre le conquérant, Pompée, Napoléon, etc. Mais le mémorable, c’est aussi ce qui est jugé comme exemplaire et admirable, ce qui fait figure de modèle. D’autre part, étant donné que le passé a disparu, on ne peut pas l’exhiber tel quel. Il n’en reste que des traces : des ruines, des vestiges, des monuments, des documents écrits. L’historien qui raconte doit mettre de l’ordre dans ce qu’il possède comme témoignage du passé et en dégager ce qui est digne d’être raconté.
Il faut bien pour cela le distribuer suivant un ordre, l’ordre d’une chronologie. Mais l’importance et le souci de la chronologie ne se sont imposés que très tardivement. Les premiers historiens n’étaient pas mus par un souci d’exactitude factuel, mais par celui de la composition d’un beau discours. Ils n’hésitaient pas, par exemple, à faire dire à tel ou tel acteur de l’histoire des discours de leur propre invention : « en telle occasion César déclara... » Cela ne choquait pas ceux pour qui le récit était écrit, car sa vocation est avant tout
apologétique et rhétorique. De même, il était plus important d’essayer de montrer la bravoure, l’ingéniosité, la maîtrise de la bataille par le héros - comme s’il avait tout prévu d’avance - que de raconter pas à pas ce qui s’était passé. Les premiers historiens n’avaient pas le souci de la preuve de ce qu’ils avançaient. Ils cherchaient à raconter et c’est tout, non pas à établir une vérité indubitable. Hérodote en ce sens est un merveilleux conteur, plus qu’un historien au sens d’aujourd’hui.
2) Par contre, il y a déjà dans les premiers écrits de l’histoire l’idée que le récit historique cerne les événements du passé humain. En ce sens, il n’y a pas « d’histoire naturelle ». La Nature et ses phénomènes relèvent de la physique, de la biologie et non de l’histoire. On ne la fait intervenir que lors d’un
cataclysme qui a un retentissement sur le cours de la vie humaine : éruption du
Vésuve pour Pompéi, raz de marrée, tremblement de terre, peste etc.
Le tremblement de terre de San Francisco entre dans l’histoire parce qu’il a bouleversé la vie des hommes de l’époque. S’il avait eu lieu dans le Pacifique sans incidence sur des vies humaines, il ne serait pas mentionné dans les livres d'histoire.
La catégorie du récit, en tant que récit du passé, implique aussi une détermination précise de ce que sera le fait historique. Il ne s’agit pas de raconter n’importe quoi, ni de tout raconter. La vie de Louis XIV, du point de vue de l’historien, est du matin au soir historique, car tout ce que le roi décidait avait une incidence sur la nation. Ce que faisait du matin au soir un cardinal de l’évêché nous importe peu. Qu’il y ait eu le 14 juillet 1789 un accident sur un pont de Paris ne constitue pas un événement historique. Par contre la prise de la Bastille en est un. N’importe quel événement n’est pas d’emblée considéré comme un fait historique, il faut encore que par son retentissement il atteigne un seuil d’historicité qui le rende digne de figurer dans l’histoire. Il appartient à l’historien de discerner, dans la poussière des innombrables faits qu’enveloppe l’Histoire, ceux qui méritent d’être racontés parce qu’ils sont particulièrement significatifs de ceux qui n’ont pas grande valeur.
Or, pendant très longtemps, l’histoire n’a retenu à titre de faits que des actions politiques et n’a reçu comme acteurs de l’histoire que des hommes politiques. Ce n’est que tout récemment, avec la Nouvelle histoire de l’Ecole des Annales, que les formes d’histoires se sont multipliées. On a créé une histoire des mentalités, une histoire des peuples, une histoire de l’art, une histoire de la sexualité etc. Ce qui a élargi le champ des faits historiques au delà de la sphère strictement politique.
Mais, dira-t-on, cela ne change pas encore la définition de l’histoire, puisqu’elle reste un récit littéraire portant sur le passé humain. Il y a cependant une objection qu’avancent les historiens. Nous faisons, disent-ils, une différence entre ce qui relève du travail d’historien et ce qui relève du roman historique. Certains travaux sont considérés comme compétents et d’autres non. Il existe un corps de spécialistes disposant de méthodes propres qui sont les historiens. Nous ne pouvons pas nous en tenir à l’idée que l’histoire se définit comme un récit portant sur le passé humain. Il y a une nette différence entre l’histoire et la légende, entre l’histoire et le mythe. Il y a dans le récit historique une volonté de recherche de la vérité du passé et pas seulement une démarche littéraire. L’histoire, explique H. I. Marrou, n’est pas d’abord une œuvre littéraire visant à retracer le passé, ce serait la qualifier par sa forme et non sur le fond. Le travail de l’historien aboutit à un récit écrit, mais le récit est une catégorie propre à la littérature. Cela ne suffit pas pour caractériser l’histoire dans sa quête de la vérité du passé. Nous attendons, en tant que lecteur des travaux d’historiens, bien plus que des récits bien écrits, mais une certaine vérité de ce que le passé a pu être.
Autant dire que l’histoire est avant tout une science du passé et la définir en tant que telle ! C’est à cette entreprise que se sont attelés les historiens positivistes Langlois et Seignobos qui ont cherché à hisser l’histoire au rang d’une science aussi rigoureuse que la physique. C’était le credo du positivisme d’Auguste Comte. Peut-on définir l’histoire comme la science du passé humain ?
1) Toute science, sur le modèle des sciences de la Nature, se définit comme une approche objective de la connaissance. Qui dit approche objective, dit définition d'un objet et souci d’éliminer l’intervention de la subjectivité ou de la contrôler.
Si p désigne le présent, P le passé, et h l’histoire, la formule de l’histoire positiviste ce serait dans l’idéal du positivisme historique :
h = P + p
L’histoire, c’est le passé, plus (hélas) une intervention subjective venue du présent qu’y mêle l’historien. Si l’on pouvait faire en sorte que
p = 0 on aurait une histoire parfaitement objective. Michelet voyait ainsi dans l’histoire une « résurrection intégrale du passé". Léopold Ranke pensait que l’histoire doit « montrer purement et simplement comment les choses se sont produites ». L’apparition de la chronologie en histoire a effectivement dirigé la recherche historique dans cette direction. La tradition méthodologique de l’histoire a poussé toujours plus loin l’idéal de rigueur et d’objectivité. Au regard des historiens contemporains, les travaux de Thucydide semblent de ce point de vue des ébauches de ce que doit être la vraie méthode de l’histoire. Les premiers historiens n’ont pas forgé un concept précis du rationalisme des événements et n’ont pas élaboré le mécanisme de la preuve historique.Il a fallu extraire la logique du discours vrai sur le passé pour que l’on passe d’une histoire littéraire à une histoire science. Le fait historique doit être prouvé. S’il doit être établi au moyens de preuves, c’est aux moyens des documents que l’on possède sur le passé. Soit le débarquement de Napoléon au Golfe Juan, le mercredi 1er mars 1815. Cet événement devient un fait historique parce que nous possédons des traces de ce fait : le journal de Napoléon, le témoignage de ceux qui l’on vu. L’historien se doit donc de formuler une hypothèse sur le passé et ensuite corroborer cette hypothèse par des documents dont le témoignage converge vers l’hypothèse. C’est ainsi que l’on parvient pas à pas à constituer une vérité historique.
---------------Les historiens positivistes, Langlois et Seignobos, ont eu le mérite de fixer la
méthode critique de l’histoire qui impose à l’historien ce
que l'on appelle la critique externe des documents (authenticité) et leur critique interne (interprétation), méthode qui tend à éliminer la subjectivité personnelle, afin que l’historien se retranche le plus possible derrière des faits établis.
D’autre part, l’histoire s’appuie sur ce que l’on nomme les sciences auxiliaires de l’histoire : archéologie, héraldique, généalogie. Nul ne conteste le sérieux de ces disciplines et leur caractère scientifique. De là à considérer l’histoire dans son ensemble comme une entreprise scientifique, il n’y a qu’un pas que le positivisme a vite franchi. (document)
2) Mais le fait historique est-il vraiment susceptible de science ? L'histoire, comme les sciences humaines, en général, fait difficulté quant au statut de son objectivité. L’objet des sciences est le permanent. Platon dirait que la science vise des essences éternelles, dont le modèle est fourni par les mathématiques. Pour ce qui est de l’histoire, Platon dirait plutôt qu’elle relève de l’opinion, la doxa., puisqu’elle concerne un objet changeant, toujours différent. Le propre du fait historique, c’est d’être temporel, unique et évanescent. Il ne peut pas être reproduit, il n’a lieu qu’une fois. Quand l’historien s’émerveille d’avoir réussi à établir un fait singulier, le physicien dirait par contre : que nous importe, puisque cela ne se repassera plus ! C’est un peu comme si l’historien ne s’intéressait qu’aux miracles, tandis que le physicien cherchait lui les régularités de la Nature. En, physique, ce qui ne se produit qu’une seule fois, ce qui ne peut pas être reproduit n’est pas susceptible de science. Or il est dans la nature du fait historique de ne se produire qu’une seule fois. Il en va de même de la généralité qui est le caractère fondamental de la représentation scientifique. Aristote disait qu’il n’y a de science que du général (R), d’existence que du particulier. Cela implique qu’il ne peut pas y avoir de science du singulier, ni même de science du concret au sens d’une particularité irréductible. Ce serait contradictoire. Le statut du fait historique exclut qu’il puisse jamais y avoir une « science » de l’histoire.
Une science se doit de définir des lois et des régularités et d’effectuer un ordre de mesure. Où trouvons-nous cela en histoire ? Où sont les lois en histoire ? Où sont les mesures ? Nulle part. D’ailleurs, s’il y avait des régularités, des lois en histoire, on changerait complètement de domaine en quittant l’histoire pour la sociologie. Trouver des lois et des régularités sociales, susceptibles de mesure statistique est l’affaire de la sociologie, et non de l’histoire. L’histoire reste l’histoire quand son objet est le passé humain dans son caractère particulier et unique. Non mesurable.
Convenons donc que l’on ne peut parler de « science historique » que par métaphore. C’est une manière d’opposer la connaissance vulgaire et non élaborée du passé, à une connaissance élaborée et qui suit une méthode. L’objectivité en histoire est seulement, en ce sens, une conduite méthodique. L’histoire est plus une connaissance technique qu’une science au sens strict du terme. Si l’on met de côté l’ambition idéologique affichée par le positivisme, l’erreur qui nous est la plus commune au sujet de l’histoire, c’est de la confondre avec ses méthodes. Ce qui est scientifique dans l’histoire, ce n'est ni l’histoire, ni son objet, mais surtout ses méthodes (texte). Les méthodes des sciences auxiliaires de l'histoire. Il y a une distance entre la rigueur de l’archéologie, de la généalogie et l’histoire en général. Ce n’est pas parce que l’historien se fonde sur un traitement scientifique des documents, que pour autant son récit doit être qualifié de « scientifique ».
Dira-t-on qu’à ce moment là, il faudrait que l’historien cesse d’écrire ? Qu’il publie des photocopies de documents pour laisser au lecteur le soin de faire l’histoire lui-même ? C’est ridicule. Même une série de photos se doit d’être ordonnée. Mettre en ordre des photos, des documents, c'est déjà proposer une interprétation.
Le positivisme s’est égaré en cherchant à aligner l’histoire sur les sciences de la Nature. Sa définition de l’histoire n’a eu pour effet que de stériliser les efforts des historiens. Seignobos n’osait plus à la fin de sa vie que présenter des documents pour laisser au lecteur le soin de construire son interprétation ! Cette myopie consciencieuse ne rend pas justice à l’ambition de l’histoire et à sa recherche de la vérité historique.
Soyons donc plus modeste et disons avec Henri I. Marrou, dans De la Connaissance historique, que l’histoire est simplement la connaissance du passé humain. Le mot connaissance n’a pas la rigueur objective du mot « science », mais il n’a pas non plus le sens vague du terme de « récit ». La connaissance historique se distingue d’une simple narration du passé humain. Elle n’est pas seulement une « étude » ou une « recherche » sur le passé, ce qui importe, c’est le résultat auquel elle aboutit. « L’histoire se définit par la vérité qu’elle est capable d’élaborer ». Une connaissance valide, vraie s’oppose à une représentation faussée et falsifiée du passé. L’histoire n’est pas l’utopie, la légende imaginaire, le roman historique, le mythe, la tradition populaire, l’image d’Epinal à vocation pédagogique : elle est une connaissance du passé.
1) Mais inversement, elle ne peut pas prétendre au statut d’une science stricte du fait même de son objet. En d’autres mots : l’histoire vise la vérité du passé avec des moyens scientifiques. Le passé est tombé dans le révolu, il n’est jamais connu en lui-même dans son essence. L’historien se trouve confronté avec une complexité inouïe d’événements qu’il doit tenter de mettre en ordre. Il ne trouve pas dans les rapports de police, sous les pavés, dans les ruines « l’explication » des faits historiques. Il doit choisir, trier, reconstruire.
Pour reprendre les éléments de la formule citée plus haut, l’histoire, pour la nouvelle histoire c’est bien plutôt :
P
h
= ----p
« L’histoire est la relation, la conjonction établie par l’initiative de l’historien entre deux plans de l’humanité, le passé vécu par les hommes d’autrefois, le présent où se développe l’effort de récupération de ce passé au profit de l’homme et des hommes d’après ». Cette comparaison est approximative, mais elle illustre bien l’idée que le présent de l’historien est constitutif de la manière dont il interroge le passé. Le rapport entre le
connaisseur, l’historien et le connu, le passé, est constitué par la connaissance et ne se pense pas en dehors d’elle. On ne peut pas isoler l’objet qu’est le passé, du sujet qu’est l’historien. Le
présent où œuvre l’historien, avec tous les moyens techniques que cela représente, détermine le regard de
l’historien sur le passé. Cela veut dire que l’histoire est avant tout une interprétation. Elle comprend les actions des hommes, elle ne saurait les expliquer, au sens scientifique et objectif. Elle permet d’élaborer une connaissance de l’homme, une
anthropologie, et non une « science de l’homme » au sens des sciences
physiques.
L'histoire est une représentation qui met en relation les valeurs des hommes
du présent d'aujourd'hui et le passé vécu par les hommes d'autrefois et ses
valeurs. (texte)
Cela n’empêche pas, bien sûr, l’histoire de croiser d’assez près les sciences de la Nature. Considérons par exemple le statut de la préhistoire. Faut-il la rattacher à l’histoire ou bien à la biologie ? Tout dépend de la manière dont on définit l’humain. Est humain un comportement intentionnel auquel correspond un sens. Un comportement humain peut-être saisi de l’intérieur, dans des actions, des pensées, des sentiments vécus. Toutes les œuvres de l’homme sont habitées de pensées que nous pouvons nous approprier, comprendre et évoquer. Tout ce que l’homme a construit et fait, peut-être interprété. Par contre, la mesure d’un volume crânien, la datation d’ossements, l’examen de la station debout, l’état du psychisme, tout cela relève de la paléontologie et n’est pas un travail historique. Cela concerne le passé biologique, celui du devenir de l’espèce humaine. L’évolution biologique est l’affaire de la paléontologie humaine, qui est une branche non de l’histoire mais de la biologie. Ce qui intéresse l’historien, c’est surtout les objets fabriqués : flèche, lance, silex, peintures rupestres, car ils portent la trace d’une action intentionnelle de l’homme. La confection d’une lance demande une technique matérielle qui devait se transmettre. La peinture rupestre impliquait une représentation magique du monde, une sorte de religion primitive. Quand le préhistorien s’élève à des idées, aux sentiments des premiers hommes, il fait de l’archéologie qui est une branche non de la biologie, mais de l’histoire. Dans ce domaine, c’est la compréhension qui prime et la compréhension se fait du dedans. Ce n’est pas comme le physicien, qui considère son objet du dehors, sans faire entrer en compte la conscience.
2) L’historien fait intervenir sa propre conscience pour sympathiser avec l’homme d’autrefois. Sa subjectivité est essentielle, car c’est par elle qu’un pan de l’humanité peut saisir un autre pan de l’humanité. (document) Le présupposé, issu de l’idéologie scientiste du positivisme, consistant à croire que l’on peut faire de l’histoire une discipline parfaitement « objective » est une illusion. Le mérite de l’histoire est justement d’être une discipline suffisamment subjective pour être humaine, comme l’est toute l’histoire humaine et toute vie humaine. On ne peut pas demander à l’histoire ce qu’elle ne peut pas fournir, ni lui imposer des exigences qui seraient en contradiction avec sa nature.
Le passé, en devenant histoire, n’est jamais connu comme un fait scientifique d’observation. En étant connu, le passé ne se borne pas à reproduire ce qu’il était. L’histoire n’est pas le décalque objectif du passé. Quand le passé était réel, il était du présent et un présent aussi pulvérulent et compliqué qu’est notre présent actuel : un présent fait de tensions, un nœuds de passions, de forces, d’action individuelles. (texte) Nous oublions toujours que les hommes d’autrefois vivaient dans le même présent que le nôtre. Ils vivaient dans une réalité diffuse, complexe, inintelligible. Ce réseau touffu de causes et d’effets dans lequel se manifeste les événements du monde aujourd’hui était aussi le présent d’hier. L’historien doit s’efforcer de mettre en place une intelligibilité de cette confusion. Il cherche à s’élever au dessus de la poussière des petits faits, pour y substituer une vision ordonnée. La connaissance historique se propose la tâche difficile de tisser des relations, de trouver dans le désordre des événements, des significations, des intentions, des valeurs pour l’ordonner dans un récit. (texte)
Le passé, quand il était du présent, était aussi mouvant, en-train-de-devenir. Le présent, une fois tombé dans le passé, est entré dans l’irrévocable, dans le devenu, dans l'ordre de l’ayant-été. Saisit-on ce Devenir à l’œuvre ? L’historien ne peut pas se faire
contemporain de son objet, comme le physicien. Il le situe en
perspective dans la profondeur du passé. Il le connaît comme passé. Dans l’intervalle entre hier et aujourd’hui beaucoup d’événements ont eu lieu. L’intervalle n’est pas vide. Tout ce qui a été, a porté ses fruits, déployé des conséquences, des virtualités. L'intervalle de temps donne au jugement plus de recul sur le passé. De là suit, que
l’on ne peut pas porter le même jugement sur le passé deux ans, dix, vingt ans après des événements. Il suffit de voir par exemple comment la ferveur de
mai 68 en France a été analysée par les historiens. Plus le temps passe, plus les historiens ressentent la nécessité de réécrire l’histoire d’un passé récent pour le mettre en lumière d’une manière nouvelle. Tandis que le
journaliste se contente de faire une chronique des événements au jour le jour, dans le désordre de l’expérience, l’historien situe le passé en perspective. Or cette perspective se modifie avec le recul du temps.
Le passé humain n’est pas une « chose » dont on pourrait faire le tour de façon définitive. C’est une élaboration susceptible de continuelles réinterprétations. Chaque lecture de l’histoire nous délivre un niveau de signification. On ne peut pas opposer des lectures différentes, comme si l’une chassait l’autre.
Peut-être que ce que l’histoire objective, ce serait la somme de toutes les perspectives possibles de lecture du passé.
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Disons donc que l’histoire n’est pas seulement un récit des événements du passé. Ce serait la caractériser plus par la forme que par le fond. Elle n’est pas non plus la science du passé humain. Ce serait lui imposer un modèle inadéquat vis-à-vis de son objet. (document)
L’histoire est la connaissance du passé humain, pour autant que nous pouvons le connaître au travers des traces laissées dans des documents. Elle est un effort de réappropriation par l’historien du présent, d’un passé dans la réalité qu’il parvient à appréhender. Elle se range aux côtés de l’anthropologie et des sciences humaines, plus que des sciences exactes, ou sciences de la Nature. Elle nous aide à comprendre les faits du passé. Elle ne se borne pas à tout noter comme une chronique de journaliste. Le journalisme rapporte ce qui s’est passé dans l’actualité, mais dans le désordre de l’actuel et sans distance. L’historien tente de cerner des lignes du temps à l’œuvre dans l’histoire, au lieu de rester obnubilé par l’incohérence de l’actuel.
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Questions:
1. Comment pourrait-on formuler la conception traditionnelle de l'histoire si sa vocation était un enseignement spirituel et éthique?
2. La plupart des gens pensent que les événements historiques sont évidents et que l'historien n'a pas besoin de faire des choix mais seulement de raconter. Pourquoi les historiens contemporain réfutent-ils ce point de vue?
3. Qu'est-ce qu'une histoire apologétique?
4. Qu'est-ce que l'histoire critique?
5. Au vu des débats passionnés qui entourent l'histoire, est-il réellement possible de l'écrire sans chercher à donner des leçons?
6. Pourquoi la lucidité est-elle si difficile en histoire?
7. Pourquoi était-il présomptueux de penser que l'histoire pouvait prendre place parmi les sciences positives?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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