Textes philosophiques

Pierre Thuillier        gentille science et vilaines applications


   Récemment, à la demande de la commission des Communautés Européennes, une enquête a été effectuée afin de déterminer « les attitudes du public européen face au développement scientifique et technique ». Les résultats sont bien intéressants. Et en particulier ceux qui concernent « la distinction entre la science et ses applications ».

      Cette fameuse distinction (est-il nécessaire de le rappeler) occupe une place de choix dans le folklore idéologique des sociétés dites avancées. Il y a la Science, qui est intrinsèquement bonne, et puis les utilisations de la Science, qui sont parfois mauvaises. Ces prémisses étant admises, le reste va de soi. Puisque la science est bonne, il faut la promouvoir, l’encourager, la développer. Mais il est bien entendu que les scientifiques, quoi qu’il arrive, ne sont pas responsables surtout des mauvaises applications pratiques. (Car pour les bonnes, c’est autre chose ; mais bref, ne faisons pas de mauvais esprit). Chacun son métier et les vaches seront bien gardées. Les utilisations, ça regarde la société. Les chercheurs, eux, ne s’occupent que du progrès des connaissances pures. Leur aventure est toute spirituelle. Comme le disait Alexandre Koyré, historien des sciences et parfait idéaliste, « la science, celle de notre époque comme celle des Grecs, est essentiellement theoria, recherche de vérité ». Pour mieux convaincre son public, il le disait même en latin : la science, « nous révèle l’esprit humain dans ce qu’il a de plus beau, dans sa poursuite incessante, toujours insatisfaite et toujours renouvelée, d’un but qui toujours lui échappe : recherche de la vérité, itinerarium mentis in veritatem ». Le professeur Hamburger, membre de l’Académie des Sciences et membre de l’Académie de Médecine, défend lui aussi vigoureusement cette distinction. Car où irait-on si l’on écoutait les gens qui critiquent « la science » sous prétexte qu’elle est compromise dans de douteuses pratiques sociales ? Ceux qui se livrent à une critique socio-politique de la science ne sont d’ailleurs pas très honnêtes : ils laissent souvent au professeur Hamburger « un arrière-goût de tricherie intellectuelle ». Et, en plus, ils se trompent. Ils commettent « l’erreur coutumière qui consiste à confondre le progrès scientifique ou technique avec l’usage qu’on en fait ».

    Ce texte, si on le regarde de près, se révèle comme particulièrement riche. Car ce n’est pas seulement le progrès scientifique qui doit être distingué de « l’usage que l’on en fait ». Mais aussi le progrès technique. Autrement dit, si je comprends bien, même l’amélioration des bombes atomiques, des armes bactériologiques et des chars d ‘assaut n’a rien à voir avec l’usage qui en sera fait. Le progrès technique, en tant que tel, a sa valeur propre. Ce serait une grossière confusion que d’imaginer un lien réel entre ceux qui perfectionnent et ceux qui mettent en œuvre les missiles, les détecteurs de mensonges, les chambres à gaz, etc. Rassurons-nous, « non, ce n’est pas la science, ce n’est pas la technologie qui sont inhumaines, c’est la façon dont les hommes s’en servent ».

   Les grands idéologues peuvent se réjouir : leur discours est très bien assimilé par le grand public. Telle est en effet l’une des leçons qu’on peut tirer de l’enquête des Communautés Européennes. Voici l’un des textes soumis aux personnes interrogées : « Les connaissances scientifiques sont bonnes par elles-mêmes. Seul l’utilisation que l’on en fait pose souvent des problèmes ». On reconnaît là, entre autres, la pensée du professeur Hamburger. Pensée qui, de fait, est largement plébiscitée. Si l’on en croit les sondages des experts, 69% des gens interrogés ont exprimé leur accord. Ce chiffre concerne l’ensemble des neufs pays (Allemagne, Angleterre, Italie...). La France réalise l’un des scores les plus élevés : dans la population âgée de 15 ans et plus, 71% des gens ont approuvé la distinction entre la science pure (bonne) et ses applications (éventuellement mauvaises).

   A vue de nez, ces chiffres sont tout à fait vraisemblables. Dans une société où l’on répète sempiternellement aux populations que la science moderne est une des plus hautes et des plus nobles réalisations de l’esprit humain (sinon la plus haute), il n’est pas étonnant que règne une conception idéaliste de l’activité scientifique. « La science » a toutes les vertus : construite grâce à la « méthode expérimentale », se développant par-delà les religions et les métaphysiques, la connaissance scientifique est neutre, universelle, objective.

Indications de lecture:

cf. Technique et volonté de puissance. Science et philosophie. La lecture de l'oeuvre de Jacques Ellul La Technique ou l'Enjeu du Siècle, démolit la naïveté du point de vue critiqué ici. Voir aussi dans le même sens Edgar Morin, Science avec Conscience.

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