Nous vivons dans un monde où la technique est tellement omniprésente et elle à joué depuis le XVII ème siècle un rôle si considérable, que nous pouvons aujourd'hui caractériser la modernité par sont trait le plus dominant : la technique. Nous sommes à l'ère de la technique. La technique est la marque de notre époque, la matérialisation évidente de notre savoir, le symbole de la toute puissance du modèle culturel occidental. Mais culture sous-entend aussi développement de l'intériorité, de la vie et de la pensée. La technique issue de la science peut-elle faire partie de la culture dans ce sens ? Faut-il n’y voir qu’une simple pratique en prolongement des techniques traditionnelles ?
Ou bien, la technique contient-elle, dans son développement un projet, une puissance, qui suit propre logique, indépendamment de la vie et de la culture ? Il nous faut donc reconsidérer la question de la technique et nous interroger sur le destin qu’elle a tracé à l’Occident. La technique scientifique est-elle un art perfectionné qui n’engage par réellement une civilisation ou bien est-elle davantage ? Y a-t-il dans la technique un projet qui engage non seulement les ressources de la Terre, mais le sens de la vie humaine ? Sous sa forme la plus anodine, l’objet technique enveloppe une représentation d’un rapport de l’homme à la Nature qui reste inaperçu. En d’autre terme :
La puissance technique repose-t-elle sur une façon de penser ou n’est-elle qu’un instrument parmi d’autres dans notre manière de vivre ? * *
*
Chacun d’entre nous fait une distinction entre ce qui a une origine traditionnelle et ce qui a une origine scientifique. Nous ne pouvons pas confondre le savoir théorique, (
episteme), la science, qui caractérise le monde dans lequel nous vivons, et le savoir empirique traditionnel qui permet d’agir avec efficacité, mais ne donne pas exactement lieu à un savoir de type scientifique. Pour prendre un exemple simple, nous faisons une nette différence entre le kinésithérapeute moderne et le rebouteux des campagnes. Le premier a fait des études de médecine, le second ne possède qu’un savoir-faire. Rigoureusement, explique Platon, les métiers de chasseur, de cuisinier n’ont pas vocation de délivrer un savoir scientifique de leur objet. Sur le plan de la connaissance de ce qui est, ils peuvent tout au plus conduire à des opinions droites, mais dont les raisons resteront assez confuses. (texte)
---------------Qu’en est-il de nos techniques aujourd’hui ? Nos techniciens modernes ne sont pas dans la même situation que les artisans traditionnels. Il y a en amont de nos pratiques une science. Nous ne formons de purs
techniciens, qui montrent leur compétence, mais avec l'appui d'un savoir organisé, celui de la science objective. Une société fondée sur des compétences techniques, qui ne s’appuierait pas sur une connaissance de la Nature, serait une société ignorante des causes
véritables. Elle pourrait tout aussi bien aussi bien être aveugles aux fins
ultimes de la vie humaine. Comment parler alors de Culture?
Notre technique moderne prétend ne pas encourir un tel reproche. Elle se présente comme la mise en pratique d’une science et non un savoir empirique. Nous tirons de la science des bénéfices et une utilité pour notre vie. Telle était effectivement la vision de Descartes inaugurée dans le Discours de la Méthode. Descartes a vu dans le projet d’une science objective davantage qu’un savoir empirique, mais une connaissance des causes capable de délivrer une technique, technique pouvant garantir un progrès de la condition humaine. Descartes oppose aussi ce qu’il nomme « la philosophie spéculative » de la scolastique médiévale enseignée dans les écoles de son temps, à la science nouvelle délivrant « des connaissances fort utiles à la vie ». (texte) Au lieu d’un savoir voué à la seule spéculation ou la contemplation, ce qui était le modèle grec de la connaissance, l’approche objective de science moderne se propose comme un savoir orienté vers l’action, capable de délivrer « le bien général de tous les hommes’. Déterminer le bien général des hommes est une tâche qui revient à la morale. La science, elle, a une autre tâche, elle est d’abord le savoir qui délivre la connaissance de la « force et les action du feu, de l’eau de l’airs, des astres, des cieux ». La connaissance des éléments et des forces de la Nature qui nous rend capables de la maîtriser. Il suffirait qu’un savoir de ce type soit développé et qu'il finisse par égaler l’habileté empirique que nous avons déjà dans champ de la pratique, « des divers métiers des artisans », pour que s’ouvre devant nous la promesse d’un changement considérable de la condition humaine. Nous pourrions transformer le savoir scientifique en savoir-faire technique.
La connaissance des lois de la Nature ouvre des perspectives immenses et donne un pouvoir sans limite. Si un tel projet pouvait être accompli, dit Descartes, nous pourrions nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Avec une telle déclaration programmatique, la science devient un instrument privilégié, un moyen au services de fins. Mais de quelles fins ? Celles que l’homme va fixer. D’abord des fins qui tiennent à l'amélioration de la condition humaine, celles de la recherches du confort humain et de la santé. Il ne s’agit pas exactement de chercher à domestiquer la nature et de l’asservir. Descartes reste modéré, il dit nous serons « comme » maître et possesseur de la Nature. Ce n’est qu’une analogie. (R) La science n’a pas en elle-même pour fin la domination de quoi que ce soit et de toute manière, cette domination reste relative, car Dieu le Créateur, reste le seul maître et possesseur de la Nature. Cependant, la science peut nous permettre d’humaniser la nature, de nous ménager des conditions vie meilleures.
Les successeurs de Descartes auront moins de prudence et plus d’ambition. Toute l’histoire
de l'Occident est une épopée de la technique, une conquête effrénée de la maîtrise et de la puissance, à la fois de la maîtrise de la vie et de la puissance de la matière. L’aventure prométhéenne
(texte)
(exercice 8b) de la technique depuis Descartes se donne libre cours. L’Occident s’est lancé dans une course à la puissance,
(document) dans la domination et même l’asservissement de la Nature. La science délivre le savoir, la technique offre le pouvoir, savoir et pouvoir se conjuguent dans un vouloir qui sera celui de la maîtrise de la Nature. Ce vouloir apparaît sous nos yeux objectivé dans l'omniprésence des objets techniques et des machines, comme la libération d’une formidable volonté de puissance sur la Nature.
(texte) Ce n’est plus ce qu’entrevoyait Descartes, un vouloir modéré et sage qui ne cherchait que : « l’invention d’une infinité d’artifice, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie »
La technique nous éblouit et nous fascine. Nous ne voyons que ce qu'elle produit, nous ne voyons pas ce qu’elle enveloppe, nous ne voyons pas la représentation du monde qui est implicite en elle. Nous voyons seulement les bénéfices immédiats que nous pouvons en tirer. Quelle est la représentation du monde qui est sous-jacente à la technique ? L’approche objective de la connaissance de la science dont la technique est l’auto-réalisation. La technique, par nature, tend à objectiver toutes choses, puisqu’elle émane d’un savoir objectif. Le savoir objectif se sépare de la subjectivité et de sa traduction naturelle en finalité. Descartes avait enseigné qu’il fallait proscrire les causes finales de la physique et ne considérer que les causes mécaniques, ne retenir des qualités sensibles que ce qui était objectivable, que l’ordre de l’étendue, car l'un et l'autre sont compatibles avec la mesure. Le monde de la science est un monde objectif, le monde de la technique est donc une nature de part en part objectivée et donc rationalisée. Ce n’est assurément pas le monde que contemple le poète, le paysage serein, aux couleurs contrastés, le monde dans lequel nous vivons de manière sensible. C’est le monde rationnel du quantifiable et de l’objectivable. D’où cette importance de la rationalisation que prend toute organisation voulue par la technique : rationalisation du travail, rationalisation du paysage rural, rationalisation de l'environnement, rationalisation de l’éducation, rationalisation de l’État etc. Partout dans notre monde se rencontre la marque de notre science, ce qui est ordre géométrique, mesure, effort pour mathématiser le réel et l’ordonner techniquement. La technique est la traduction concrète de la mise en demeure et c'est elle qui nous rend dès lors maître et possesseur de la nature.
Or, ce qui est étrange, en même temps, c’est que l’objectivation du savoir qui forme le fond de notre culture scientifique, loin de se situer à côté, évacue par principe la représentation subjective de la vie. Ce qui est subjectif n’est pas scientifique. Les sensations, goûts subjectifs, les préférences individuelles, n’ont pas leur place dans une représentation objective. De là un idéal du savoir qui veut que nous nous refusions aux partis pris de l’opinion subjective ou des intérêts autres que ceux de la science. Mais de là aussi la séparation complète entre le domaine de l'art, de la subjectivité vivante, avec le domaine du savoir dans l’empire incontesté de la technique, dernière conquête et matérialisation de l’objectivité. Situation étrange au sein de la culture. Étrangeté, parce que la vie en nous est subjective. Situation étrange, car la Vie reste en deçà du domaine d’investigation du paradigme mécaniste de la science moderne et le conflit est donc ouvert.
Examinons la question avec un point de vue systémique. La science n’est pas désintéressée. La science, de toute manière, ne saurait exister à l’état idéal d’un pur savoir, dans un monde dominé par le pouvoir. La science offre par ses découvertes, des moyens immenses d’utiliser les mécanismes de la Nature. Dès que l’on découvre des mécanisme et des lois, on peut agir sur la Nature et la modifier conformément à nos désirs. La science forme avec la technique un système. Poincaré disait que nous avons renoncé à comprendre la nature, la science n’est plus là pour satisfaire seulement un besoin qu’éprouverait l’intelligence de connaître. Il est indispensable de comprendre l’activité scientifique à l’intérieur du champ de l’économie et de l’industrie. La science est peut-être née le jour où les hommes ont voulu comprendre pour comprendre, mais elle se développe maintenant surtout dans l’optique où on cherche surtout à comprendre pour agir. La science dépend à l’évidence des ambitions de la technocratie. On a le schéma :
Nous ne pouvons pas séparer l’activité scientifique de la technologie et de l’industrie. C’est l’industrie qui oriente l’impérialisme de la technique. Cela ne veut pas dire qu’il y aurait d’un côté de « bons scientifiques », les esprits voué à un pur savoir et des « mauvais techniciens », responsable d’une récupération des résultats de la science. (texte) Ce serait vrai s’il existait un cloisonnement réel entre science et technique, si la science ne contenait pas déjà en elle un pouvoir de manipulation et que ce pouvoir relevait de la seule technique. Mais ce n’est pas le cas. Le modèle expérimental de la science suppose déjà la boucle :
Si l’on fait de la recherche sur la matière ou sur le vivant, c’est en manipulant la matière ou le vivant. On vérifie pour manipuler. Le scientifique manipule des électrons, des molécules, des bactéries, des tissus, des rats, des chiens, des singes etc. ! Comment s’étonner dès lors qu’il soit si facile de tirer de la science des techniques de manipulation, puisqu’elle est déjà la première des manipulatrices ? Comment faire une distinction entre science et technique alors qu’elles sont si intimement liées, que le sens commun finit par les confondre ? Ainsi croit-il que la médecine est une science, alors qu’elle est une technique, fondée sur la biologie qui, elle, est une science. L’expérimentation scientifique est déjà une manipulation technique, l’expérimentation appelle son propre développement technologique, sous la forme d’instruments de plus en plus sophistiqués. Il est impensable d’établir un coupure franche en d’un côté, un savoir vierge de tout implication de pouvoir, et de l’autre une technique possédée par l’ambition de conquérir la Nature. (texte)
Cela serait possible dans un tout autre contexte que le nôtre. La distinction entre une connaissance contemplative, telle que la sciences des grecs et une pratique conquérante, mais cela n’a pas de sens pour ce qui est d’un savoir de type scientifique. La science désintéressée est un mythe dont il faut d’urgence se délivrer. Portons un regard sans compromis sur notre monde actuel. Soyons conscient des interactions entre les pouvoirs qui agissent dans notre monde. Nous sommes loin du temps, où il était encore possible de croire que la technique devait délivrer uniquement de processus évolutifs, des procédés d’amélioration de la vie humaine. Allons jusqu’au bout avec Edgar Morin : « Le développement de la technique ne provoque pas que des processus d’émancipation, il provoque des processus nouveaux de manipulation de l’homme par l’homme ». Cf. Science avec Conscience. Nous pouvons croire encore dans la technique, croire qu’elle est là pour travailler pour des fins qui sont maîtrisées, mais en réalité, la technique contribue à renforcer des boucles d’asservissement de l’humain. Toutes les techniques issues de la techno-science emportent avec elles avec un cortège d’aliénations.
Si nous voulons classer, formulons ces effets secondaires de la technique sur la vie humaine. La techno-science engendrent-elle un phénomène d’aliénation à ramifications multiples qu'il s'agit à chaque fois de comprendre, de résoudre et de parvenir à surmonter :
a) l’aliénation du travail purement technique dans le travail à la chaîne et la destruction d’une activité réellement créatrice. La rationalisation du travail (texte) (l’OST, l’organisation scientifique du travail) est la mise en œuvre directe d’une objectivation scientifique du travail.
b) l’aliénation de la destruction de la Nature que dénonce l’écologie, ce que Heidegger appelle le saccage de la Terre.
c) l’aliénation de la culture qui fait que la technique a donné naissance à une civilisation de l’artifice qui s’enivre des ses propres productions en décalage avec la vie. Le monde de la techno-science est capable de à fabriquer des humains sans conscience voué à une vie de pacotille.
c) l’aliénation de l'esprit, l’aliénation psychologique résultant d’un monde devenu impersonnel, d’un monde qui a ses maladies de la civilisation. L’objet technique est perçu comme répondant à un besoin alors qu’il crée en fait de nouvelles dépendances. (texte) Si, par exemple, l’automobile sembler libérer, mais en même elle pose une série de dépendances.
---------------d) l’aliénation morale enfin, car la puissance sert de moyen de destruction sous des formes directes ou indirectes. Ce sont les mêmes recherches qui peuvent livrer des médicaments pour soigner, ou des poisons bactériologiques pour tuer. Dans l’Histoire, les investissements de la recherche ont souvent été précipités par les besoins de la guerre, le besoin d’inventer des armes toujours plus puissantes.
La technique a bouleversé les conditions de la vie humaine. Elle a permis d’humaniser la nature, de lui ôter toute sauvagerie pour que l’homme puisse y trouver sa place. Elle a délivré l'homme de l’effort, elle a contribué à l’amélioration de la santé humaine. Elle a rendu possible la consécration de la vie humaine à des fins de loisir ou de culture. Elle a permis le renouvellement des moyens d’expression de l’art. Nous devons à la technique une liberté individuelle plus grande, une liberté dans nos déplacements, dans nos moyens de communication. Nous lui devons aussi une contribution à l’amélioration de l’image de notre corps. Avec la technique tout semble possible.
Mais il y a un « mais ». A condition de son emploi soit toujours inséré dans une action globale et non pas fragmentaire, à condition que la conscience de l'homme et sa responsabilité soient toujours plus grands que les machines qu'il utilise. Tout ce que la technique produit, dans une utilisation stupide et irresponsable se paye dans notre monde, et se paye cher. Si l’enthousiasme des Modernes a été si lyrique, c’est qu’ils ne voyaient pas les conséquences des transformations techniques. La prise de conscience des effets de boucle de manipulation que toute technique scientifique comporte, est récente. Le constat que nous devons en tirer est inquiétant. Il justifie les inquiétudes que nous nourrissons aujourd’hui à l’égard de la technique. Nous apprécions les apports de la technique, mais nous ne pouvons plus fermer les yeux sur ses effets. Nous devons comprendre comment la technique est capable à la fois de nous combler, comme de subvertir les besoins de l’homme et en même temps de détruire l’humain et la Nature.
L’optimisme de la croyance au progrès des Lumières est tombé. La technique nous inquiète et nous effraye. Elle n’enthousiasme que les naïfs qui n’évaluent pas ses conséquences. Après tout, les armes atomiques sont aussi le progrès technique, autant que la dernière génération d’ordinateur. Nous voyons bien que tout progrès technique se paye dans un premier temps par un déséquilibre, par son lot d’aliénations et de destructions. (texte) Nous pourrions ouvrir une liste indéfinie du tribu payé à l’apparition des techniques dans l’histoire : Le confort de l’automobile individuelle, c’est aussi une cause de mortalité énorme; les joies du petit écran, c’est aussi le rétrécissement des relations familiales et l’abrutissement de la culture de masse ramenée au seul divertissement. L’amélioration de l’informatique, c’est aussi le cannibalisme de l’emploi. Le plaisir du baladeur, c’est, aux dires des spécialistes, une génération de sourds pour le futur !! etc. Chaque progrès technique est accompagné d’incidences d'abord incontrôlables et de formes d’aliénations qui n’étaient ni prévues ni désirées. (texte)
Cette inquiétude devant la puissance de la technique est si grande que certains penseurs contemporains ont été jusqu'à soutenir que l’avènement de la technique, c’est aussi inéluctablement l'avènement d'un âge sombre, la libération d’une volonté de puissance (texte) de titanesque, au sens où la technique finit par contribuer à la négation de l’homme, à la destruction de la Nature et de la culture. Toute la question est de savoir où en repérer la cause. Faut-il incriminer seulement l’usage que l’on fait de la technique ? (texte) Faut-il s’en prendre au système économique responsable de la propagation d’objets techniques destructeurs ? Faut-il incriminer la science elle même d’avoir engendré un monstre inquiétant ? Nous donnerons ici pour l'instant deux interprétations du phénomène de la technique :
1) Celle de Heidegger tout d'abord dans Essais et Conférences. La technique n’est pensable que dans la continuité de son projet dans l’Histoire de l’occident. Ce qui est dangereux dans son avènement, ce n’est pas tant l’usage que l’on en fait, que ce qu’elle contient dans son essence. Or, l'essence de la technique, c’est la puissance d’arraisonnement de la Nature. La technique, comme le policier, arrête, inspecte, ar-raisonne au sens où elle soumet à la raison, qui est d’abord celle de la science occidentale. Elle exige de la Nature qu’elle donne sa raison et tente par là de la soumettre. (texte)
Cette thèse est d’une
audace remarquable puisque Heidegger nous dit en substance que le caractère impérialiste de la technique lui vient de la raison elle-même, en tant qu’elle prétend étendre partout son empire et soumettre tout objet.Or une raison au service de la volonté de puissance est une raison dévoyée. La techno-science est la mise en œuvre d’un projet, dont l’essence est contenu dans la
raison prenant la forme de la représentation scientifique du monde. Cette forme devient parfaitement explicite avec le système d’objectivation de la science. Aussi « la menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut-être éventuellement mortelle ». Le danger, contrairement à ce que nous croyons peut-être de façon naïve, n’est pas dans l’utilisation qui est faite de la technique, mais dans l’esprit qui l’anime depuis son origine, dans la logique qui la conduit. Et le danger des dangers, c’est de ne pas en prendre conscience. Une prise de conscience radicale de la nature du projet techniciste est nécessaire. Heidegger cite Hölderlin :
Mais là où il y a danger, là aussi croit ce qui sauve.
Une lucidité aiguë à l’égard du procès de la technique, est la seule voie qui nous est ouverte pour sortir de son aliénation. C’est la seule voie qui nous permettrait de retrouver un peu de la modicité dans le rapport de l’homme traditionnel à la Nature, et dans le rapport de l’homme à l’homme. Ce qui suppose entièrement modifiée notre représentation de la relation de l’homme avec la Nature. Il nous faut retrouver le sens de l’insertion de l’homme dans la Nature au lieu de chercher à l’asservir. Dans le langage de Heidegger, c'est notre relation à l'Être qui est en cause. Ainsi de l’exemple du paysan d’autrefois. « Le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie aux forces de croissance et il veille à ce qu’elle prospère ». Les peuples traditionnels ne sont pas entrés dans une provocation de la Terre, il ont su la respecter, et la prendre en garde, comme un berger qui a en garde ses moutons. Le paysan confie la semence à la terre et la surveille. Mais que s’est-il passé dans le rapport de l’homme à la terre ? L’agriculture est devenue industrielle, elle est devenue technique. « la culture des champ, elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de culture d’un autre genre, qui requiert la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée. L’air est requis pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de minerais ». La Terre est alors seulement matière à exploiter techniquement. Elle est réquisitionnée par la technique.
---------------Les énergies naturelles, par exemple, sont réquisitionnées par la technique. Heidegger compare en ce sens le vieux pont de bois sur le Rhin et la centrale électrique qui barre le Rhin. « La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique… Le fleuve Rhin apparaît comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construire dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale ». Les deux images sont claires : le vieux pont de bois est une relation humble vis à vis de la Nature, il est du côté de l’art des hommes et de sa modicité. La centrale est un dispositif technique dont l’empire est une provocation agressive de la Nature. L’élément monstrueux de la technique est là, la puissance du
Titan est là. Certes le Rhin demeure, il est toujours le fleuve d’un paysage, mais il a perdu son statut, il est devenu un objet pour une exploitation technique. Pire avec l’avènement des valeurs postmodernes quand il est « l’objet d’une visite organisée par une agence de voyage, laquelle a constituée là bas une industrie de vacances ». Cet objet est un objet pour le sujet qui s’en sert, pour une raison qui veut en tirer profit.
2) L'interprétation de la technique donnée par Michel Henry dans La Barbarie est différente. Rousseau le premier avait pris conscience que le progrès technique et scientifique, était compatible avec l’inculture et la barbarie. Le progrès technique ne dit en fait rien sur la richesse de culture d’une société. Un degré élevé de développement technique est seulement une maîtrise accrue de la pratique, qui reste compatible avec la barbarie intellectuelle et l’inculture. Or que s’est-il passé dans notre époque ? Dans notre monde postmoderne, « la notion de progrès en est ainsi venue à désigner de façon exclusive le progrès technique. L'idée d'un progrès esthétique, intellectuel, spirituel ou moral, sis en la vie de l'individu et consistant dans l'auto-développement et l'auto-accroissement des multiples potentialités phénoménologiques de cette vie, dans sa culture, n'a plus cours ». Que nous pensions le progrès en prenant pour modèle le progrès technique n’est pas un hasard. Il y a une logique du développement du savoir objectif qui y conduit et qui conduit aussi à perdre de vue la dimension subjective de la Vie, sa dimension esthétique, intellectuelle, spirituelle et morale selon les terme de Michel Henry.
Mais quel est ce progrès ? La technique ne peut-elle pas finir par échapper à notre contrôle, pour se développer d’elle-même ? N’assistons sous nos yeux, en génétique, en physique, à des formes d’expérimentation où seule compte la performance technique ? Que la technique ait engagé un développement d'une puissance capable de détruire la Terre inquiète, mais ne peut-on pas s’inquiéter plus encore quand on en vient à comprendre que le progrès technique est un processus qui échappe à tout contrôle et qui finit par être son propre moteur ? La technique s’auto-développe d’elle-même. Elle n’a même plus besoin d’une fin en dehors de son développement propre. Le progrès technique est un processus mécanique. Il est lancé comme un train que l’on arrête pas et qui s’emballe et emportent ceux qui sont monté à son bord. Il est devenu indifférent à l’existence de l’homme, indifférent à la Vie, alors qu'il avait été judicieusement pensé pour la servir.
« Ainsi l'univers technique prolifère-t-il à la manière d'un cancer, s'auto-produisant et s’auto-normant lui-même en l’absence de toute norme, dans sa parfaite indifférence à tout ce qui n'est pas lui - à la vie »... La science a, depuis ses débuts, suivi la voie de l’approche objective de la connaissance et pour cette raison même, elle s’est d’emblée écartée de la vie, car la Vie est par essence subjective, car la Vie elle tient toute entière dans l’épreuve de soi de tout ce qui vit. Mais ce que la science a engendré, la technique, lui ressemble, puisque la technique a une origine en dehors de la compréhension de soi de la Vie. Ce n’est pas un hasard si l’organisation scientifique du travail devait aboutir au travail à la chaîne. (texte) C’est même une nécessité interne au procès de la techno-science. L’objectivation du travail n’est rien d’autre que l’objectivité scientifique mise en pratique, la rationalisation du travail n’est rien d‘autre que l’empire de la raison scientifique s’écartant de la Vie, pour créer son propre monde objectif. Ce qu’il y a alors d’effrayant dans ce processus, c’est son absence de contrôle. Quand nous disons : « on n’arrête pas le progrès », nous croyons naïvement que c’est un processus inéluctable qui va vers une humanité meilleure. Or le progrès technique s’avère une progression, plus qu’un progrès. C’est un processus qui suit son propre cours, et semble s’auto-développer indépendamment de notre volonté morale et politique. La technique est devenue sa propre cause et sa propre motivation. A la limite, nous ne posons même plus la question de savoir pourquoi conduire telle ou telle recherche. Le but de la technique, c’est la technique! Nous avons alors affaire à un processus sans conscience mais qui enveloppe pourtant le devenir humain.
« A supposer que, au sein de ce développement monstrueux de la technique moderne, l'apparition d'un procédé nouveau - la fission de l'atome, une manipulation génétique, etc. - pose une question à la conscience d'un savant, cette question sera balayée comme anachronique parce que, dans la seule réalité qui existe pour la science, il n'y a ni question ni conscience. Et si d'aventure un savant se laissait arrêter par ses scrupules - ce qui d'ailleurs n'arrive jamais parce qu'un savant est au service de la science-, cent autres se lèveraient, se sont déjà levés pour prendre le relais. Car tout ce qui peut-être fait par la science doit être fait par elle et pour elle, puisqu'il n'y a rien d'autre qu'elle et que la réalité qu'elle connaît, à savoir la réalité objective, dont la technique est l'autoréalisation ». C’est ce qui justifie le titre du livre La Barbarie, comment le procès de la représentation objective du monde finit par aboutir à une négation de la culture de la Vie.
Fort heureusement, il y a tout de même des savants qui rendent justice à la vie, qui posent les questions de la conscience morale, et demandent la légitimation des manipulations techniques. J. Testard dans L’œuf transparent a su poser le problème central de la bioéthique et l’embryon. Des chercheurs travaillants sur l’hérédité ont demandé un moratoire sur les organismes génétiquement modifiés, parce qu’il a été démontré qu’ils pouvaient être dangereux. Einstein en son temps, dans le domaine de la physique, avait su dire que la technique est comme un explosif qui ne doit pas être mis entre les mains des enfants que nous sommes. Quand nous aurons un réel souci de la plénitude de la vie, nous saurons être plus attentifs.
Toute puissance demande une sagesse qui la tienne entre ses mains et toute sagesse suppose une prise de conscience de soi large, profonde, un regard capable de discerner là où le danger peut se développer, un regard qui puisse porter sont attention sur la faiblesse de la vie, le soin que nous devons à l’homme et à tout ce qui vit. Il n'est pas nécessaire de s'effrayer en parlant d'une puissance de Titan qui conduirait l'histoire de la technique. Toute puissance ultimement ramène à la Vie, comme toute prise de conscience. Il y a dans le cœur de l'homme assez de générosité et de ferveur pour qu'il ait le désir de créer un monde différent. Il est cependant assez clair que la représentation scientifique qui a dominé pendant des siècles doit être radicalement modifiée. Il est indispensable que la science sorte d'une vision fragmentaire de la réalité. Comme le dit Frijof Capra, dans Le Temps du Changement, « nous avons besoin d’un nouveau paradigme, une nouvelle vision de la réalité, une modification de notre système de pensée, de nos perceptions et de nos valeurs ».
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Il est assez clair qu’il est impossible de séparer dans les faits science et technique. Le vrai problème est celui de la signification de l’ensemble techno-science et la mise ne cause de la vie qui s’y effectue. Nous sommes emportés dans une course de la technique que nul ne maîtrise plus. A la limite, toute découverte exploitable sera finalement exploité, c’est la science qui vit maintenant sous la dépendance de la technique. Dans cet univers, il nous faut retrouver une sage raison qui ne soit pas la raison technicienne.
Nous ne pouvons plus regarder la technique de manière neutre, comme une sorte de jouet dont on peut s’amuser sans regarder aux conséquences de son emploi. La technique soulève un problème éthique de responsabilité que nous ne pouvons plus éluder. Cette responsabilité demande que nous considérions nos motivations et notamment les motivations économiques que nous avançons pour justifier le développement de la technique.
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Vos commentaires, questions et réponses
Questions:
1. Qu’est-ce qui distingue la science des grecs de la science moderne ?
2. N’y a-t-il pas ambiguïté dans la formule « humaniser la nature » ?
3. L’apparition d’une technique suppose quel type de maîtrise ?
4. Qu’est-ce que nous ne maîtrisons pas dans la technique ?
5. L’hypothèse heideggérienne de la technique rejoint-elle la notion de « matrice » de conditionnement ?
6. En quoi l’oubli de la vie a-t-il été corrélatif avec le développement de la technique ?
7. En quoi y aurait-il naïveté à penser que la technique est un simple « instrument » ?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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