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Textes philosophiquesPierre Thuillier le mythe de la science pureCertes, ni les physiciens ni les cosmologistes, ni les biologistes ne sont sûrs d’avoir la Vérité absolue et définitive. Mais on nous laisse entendre que certains savoirs acquis sont tout de même presque définitifs : et il ne serait pas difficile de montrer que, socialement, la diffusion des théories scientifiques est assez souvent dogmatique et triomphaliste. En fait, comme l’ont remarqué divers auteurs, la science est devenue une sorte de religion, officiellement et obligatoirement enseignée dans les écoles et les lycées (4). Et, comme de juste, on nous affirme que cette propagation de « la science » est moralement et philosophiquement innocente. La science est la Science : c’est-à-dire le meilleur savoir, l’instance suprême vers laquelle il faut se tourner pour connaître la réalité. Même dans les enseignements scientifiques dits supérieurs, il est très rare que l’on apprenne aux étudiants à voir la science (et toute l’institution scientifique) d’un œil véritablement critique. Les occasions ne manqueraient pas, pourtant. La fameuse « méthode expérimentale », par exemple, est-elle aussi limpide qu’on le raconte ? Ce serait à discuter. Et pourquoi l’histoire des sciences généralement offerte au grand public est-elle tellement enjolivée ? L’hagiographie est fréquente. En revanche, on dissimule volontiers les erreurs, les épisodes peu glorieux ou même ridicules. Il serait également intéressant de savoir si l’idolâtrie de « la science expérimentale » n’induit pas dans le public (voire chez les étudiants) des opinions assez inexactes. Ainsi, il est courant d’entendre dire que la théorie darwinienne (ou néo-darwinienne) explique l’évolution des espèces vivantes et que la sélection naturelle est un fait expérimentalement prouvé. Les profanes, en écoutant de tels propos, risquent de croire que ladite théorie est vraie, au sens fort du mot. Or, il se pourrait bien que cette confiance soit quelque peu abusive. Le mythe de la « science pure », en ce sens, fait des ravages. Il tend à désarmer l’esprit critique et pousse le public à accepter avec quelque naïveté toutes les idées qui (de près ou de loin) se réclament de la science. Car tel est le processus : on accepte d’abord la physique et la chimie, puis la biologie, puis l’économie (n’y a-t-il pas désormais un prix Nobel - ou un pseudo prix Nobel - d’économie ?). Et puis la sociologie, la psychologie et puis tous les innombrables experts qui grouillent sous les larges ailes de « la science ». D’aucuns penseront peut-être que j’élargis trop la notion de science. Mais pourquoi pas ? Et où placer la limite entre la vraie science et la science qui n’est pas vraiment science ? Au nom du « bon sens », il est tentant de juger que la physique est sérieuse et neutre, tandis que les sciences économiques et sociales ne le seraient pas. Mais cette impression pourrait bien être illusoire. Une enquête historique, je pense, montrerait que même les sciences « dures » (physique et astronomie par exemple) ont été élaborées sur des bases qui n’étaient pas neutres. Impossible, là encore, d’entrer dans les détails. Mais comment ne pas souligner l’incroyable discrétion dont les grands idéologues font preuve à ce sujet. Pour vanter la Science, dans l’absolu, ils sont excellents. Ainsi le professeur Hamburger parle du « joyau intellectuel d’une méthodologie scientifique purifiée ». Mais, je répète, la situation est beaucoup moins brillante en ce qui concerne l’éclairage historique des débuts de la science moderne. Or c’est tout de même capital : dans quelle sorte de société cette science est-elle née ? D’où est-il sorti, ce joyau de la méthodologie scientifique ? Bien sûr, si on veut faire croire que la science de l’Occident moderne est la seule science authentique, si on veut diviniser la « science pure », il est sage de ne pas trop s’interroger sur ses origines terrestres. Mieux vaut laisser penser qu’elle est tombée du Ciel... Cette tactique est efficace ; et elle consiste tout simplement à se rendre aveugle de façon plus ou moins délibérée. Prudence ! Puisqu’il faut imposer l’idée d’une immaculée conception de la science (c’est ce que le professeur Hamburger appelle « la pureté du dessein initial ») gardons-nous de parler des conditions socio-historiques de la gestation et de l’accouchement. Précaution utile, effectivement. Car autrement on risquerait de s’apercevoir que la naissance de la science moderne (pardon : de la Science tout court) est indissociable de l’ascension de la bourgeoisie. Ce ne sont pas seulement les « marxistes » et les « anarchistes » visés par le professeur Hamburger qui le racontent (5). Mais des représentants de la culture bourgeoise elle-même. L’érudition, ici, n’est pas de mise. Toutefois, pour indiquer la piste, citons P. Fierens. Il suggère assez bien comment, avec le déclin du régime féodal, un nouvel ordre social s’est progressivement imposé. Ordre qui, en construisant un nouveau savoir, s’est approprié le monde à sa façon. Désormais on a les pieds sur terre : c’est l’essor des commerçants, des ingénieurs, des entrepreneurs et des banquiers. Voici le texte même de Fierens : « L’ordre réaliste et bourgeois se substitue à la hiérarchie universelle, la croyance abstraite en une unité supérieure est abandonnée : l’existence est comprise de façon plus directe, le regard se pose de plus en plus sur le monde extérieur ; les signes d’une maîtrise scientifique apparaissent » (6). texte de 1979.
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