Pour reprendre ce que nous disions ailleurs :
il
ne fait aucun doute que nos sociétés traversent une crise
globale d’une ampleur sans précédent. Disons qu’une
crise est une phase
d’aggravation dans le cours d’un processus de changement, un pic dans lequel les
phénomènes deviennent extrêmes et où la potentialité de destruction devient
patente. Quand nous utilisons
l’expression
monde en crise,
nous englobons à la fois la Terre
et les civilisations
qu’elle embarque, à une nuance près, et là-dessus nous sommes aussi d’accord,
c’est que la crise frappe de plein fouet la civilisation dite
occidentale
ou son modèle. Mais comme ce modèle a phagocyté
quasiment toutes les cultures, une autre manière de le dire consiste à parler de
crise du monde moderne.
Il existe une grande variété d’analyses de cette crise
du monde moderne, aujourd’hui elles mettent surtout l’accent du péril écologique
et de l’effondrement économique à venir.
Cependant, on remarquera que tous ceux qui
proposent une explication invoquent, souvent en dernière page, l’importance de
la crise spirituelle que traversent nos sociétés. Mais c’est juste mentionné en
passant. Il faut vraiment chercher pour savoir que peut bien vouloir dire
« crise spirituelle ».
L’objet de cette leçon ne consistera donc pas à entrer
dans le détail avec ses aspects écologiques, économiques, politiques etc.
aspects qui ont déjà été exploré, mais de s’attacher plutôt à sa racine qui est
la perte de la dimension spirituelle de la vie.
En quoi la crise du monde moderne
est-elle avant tout une crise spirituelle ?
Un
autre point à prendre en considération, nous disons bien crise
spirituelle et non
pas religieuse.
Pourquoi parler de crise spirituelle au cœur de notre civilisation ?
Pour suivre ce fil conducteur, nous allons, une fois n’est pas coutume, rendre
justice à un auteur négligé par l’Université, mais dont l’influence a été
considérable au XXème siècle sur Claudel, Malraux, Romain Rolland, Julius
Evola, Mircea Eliade, toutes les figures du surréalisme, Antonin Arthaud, André
Gide jusqu’à Houellebecq aujourd’hui : il s’agit de René Guénon.
*
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Le thème revient constamment dans
La crise du monde moderne de René
Guédon : l’époque que nous traversons fait partie d’un cycle global beaucoup
plus étendu qu’en Inde on appelle le
Kali-Yuga.
Dans cette période, l’humanité ne peut éviter les tendances lourdes du
Kali-Yuga,
la puissance de
tamas, l’inertie et ses conséquences. Il en résulte
une orientation générale du décrite de manière explicite
notamment dans le
Bhagavata
Purana .
Témoin le vers :
« 10. Dans l’âge de Kali, où nous sommes, la vie est
généralement de peu de durée ; les hommes sont indolents ; leur intelligence est
lente, leur existence difficile ; bien des maux les accablent ». René Guénon met
en relation de manière très nette cette déperdition spirituelle et la
crise
que traverse le monde moderne.
1) Le passage
suivant est limpide : « la durée d’un cycle humain, auquel elle donne le nom de
Manvantara, se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d’un
obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale ; ce sont ces mêmes
périodes que les traditions de l’antiquité occidentale, de leur côté,
désignaient comme les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Nous sommes
présentement dans le quatrième âge, le
Kali-Yuga ou « âge sombre », et nous y sommes, dit-on, depuis déjà plus de
six mille ans, c’est-à-dire depuis une époque bien antérieure à toutes celles
qui sont connues de l’histoire « classique ». Depuis lors, les vérités qui
étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenues de plus en plus
cachées et difficiles à atteindre ».
Sans vouloir entrer
trop dans les détails, le passage dans le
Kali-yuga est très précis dans la datation, la difficulté pour nous est
qu’il ne s’agit pas ici d’une représentation
linéaire du temps. Le temps standard
linéaire que nous utilisions est une abstraction surimposée au temps cyclique
réel qui boucle sans cesse sur lui-même dans la Manifestation. Des spirales qui
contiennent encore d’autres spirales depuis l’infiniment petit à l’infiniment
grand. Tout est cyclique dans vyakti,
la Manifestation, de prakriti, la
Nature.
Ce que nous appelons notre
« histoire », que nous aimons nous figurer comme étant linéaire, n’est qu’une
étincelle dans le roulement infini des jours dans Kāla le Grand Temps cosmique.
Ainsi le Kali-yuga doit
inévitablement basculer dans le
Satya-yuga qui le suivra et ainsi de suite à l’infini. Il n’y a ni
commencement, ni fin dans la Manifestation, mais un autodévelopement. Tout ce
que nous pouvons en dire à notre échelle, c’est que le
Kali-yuga dessine
un contexte global de l’expérience
humaine dans lequel s’accentuent des
tendances qui entravent l’accès à la dimension spirituelle de l’Etre. Elles
sont décrites dans le Bhāgavata Purāṇa,
mais aussi dans le Viṣṇu
Purāṇa.
Ce contexte
élargi
de l’expérience
humaine est très
différent
de celui du premier des yuga, le
Satya yuga, (l’âge
d’or
des Grecs), du Treta yuga (l’âge
d’argent)
et du Dvapara yuga, (l’âge
de bronze). La différence tient à chaque fois à la relation entre l’homme et
satya, la Vérité, en effet, la vérité
n’est pleinement accessible que dans le premier des yuga, mais ensuite il y a
voilement progressif. On dit qu’il y
a obscurcissement de la Vérité et de là vient
avidya, l’ignorance. Ainsi, « les
vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenues de
plus en plus cachées et difficiles à atteindre ; ceux qui les possèdent sont de
moins en moins nombreux ».
Le mot Vérité n’a
ici pas valeur d’un savoir humain de
type objectif, fragmentaire et relatif, tel que celui des sciences, mais a trait
à la Connaissance métaphysique de ce qui est, à la connaissance de soi.
L’Etre
demeure et ne se perd pas, mais la connaissance de l’Etre, même intemporelle,
peut être perdue, ou plus exactement
perdue de vue.
« Si le trésor de la
sagesse « non humaine », antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre,
il s’enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables, qui le dissimulent aux
regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir. C’est
pourquoi il est partout question, sous des symboles divers, de quelque chose qui
a été perdu, en apparence tout au moins et par rapport au monde extérieur, et
que doivent retrouver ceux qui aspirent à la véritable connaissance ; mais il
est dit aussi que ce qui est ainsi caché redeviendra visible à la fin de ce
cycle, qui sera en même temps, en vertu de la continuité qui relie toutes choses
entre elles, le commencement d’un cycle nouveau ».
Notons bien la fin
de la phrase : le commencement d’un cycle nouveau. Nous y reviendrons. Mais ici
là se pose une question clé : « pourquoi le développement cyclique doit-il
s’accomplir ainsi dans un sens descendant, en allant, du supérieur à
l’inférieur, ce qui, comme on le remarquera sans peine, est la négation même de
l’idée de « progrès » telle que les modernes l’entendent ? ».
René Guénon publie
La crise du monde moderne en 1927, il
est d’une génération qui a été sevré dans le positivisme d’Auguste Comte et le
mythe du progrès. Rien que ce détail
dans la phrase précédente donne une petite mesure de la vitalité critique de
René Guénon. Mais nous n’avons pas encore les raisons.
La
Manifestation suppose « un éloignement de plus en plus grand du principe dont
elle procède » qui se traduit par une matérialisation progressive.
De l’Absolu aux niveaux les plus subtils du relatif, vers les niveaux le plus
denses de notre dimension. Ou plutôt, pour bien tenir compte de la nature
cyclique de la Manifestation, il y a à la
fois une
Force ascendante
et une
Force descendante,
l’une traduit l’éloignement du principe, l’autre le retour vers le principe ».
Ceci est exprimée traditionnellement par les deux aspects du
prâna dans l’inspiration et
l’expiration cosmique.
Tout état d’existence
humaine historique est donc un compromis provisoire qui se situe sur un palier,
palier qui varie lui-même dans un cycle plus large.
Cependant, « il arrive parfois, à certains moments critiques où la
tendance descendante semble sur le point de l’emporter définitivement dans la
marche générale du monde » et ce moment
critique, c’est celui de notre époque.
2) La connaissance
que les hommes sont d’eux-mêmes et de l’univers se reflète dans la manière dont
ils vivent. Quand ils sont dans l’ignorance, ils ne peuvent que bâtir un monde
qui en est le reflet exact. La
conséquence la plus visible porte sur les mœurs. On dit que dans le
Kali-Yuga le sens du
dharma
se perd. Dharma un mot très
difficile à traduire, il signifie intégrité, sens du devoir, qui englobe un
alignement avec la Loi naturelle, l’ordre cosmique. Le
dharma est bien plus que la
morale
au sens formel où nous l’entendons aujourd’hui ou au sens subjectif d’une
éthique
personnelle. L’exemple est donné dans la
Bhagavad Gita. Arjuna, le plus grand
des kshatriya, alors que la guerre
est imminente, Arjuna le guerrier archer, sur la plaine du Kurukshetra voit en
face de lui ses ennemis, les Kauravas qui ont usurpé le pouvoir et condamné sa
famille à dix ans d’exil suite à une traitrise. Voyant que dans ces rangs, il y
aussi des cousins, des proches, son cœur défaille, désespéré, il laisse tomber
son arc et refuse de combattre. C’est à ce moment tragique que celui qui est le
conducteur de son char, Krishna le secoue lui disant que son attitude est
indigne d’un kshatriyas et qu’il doit combattre, car il ne doit pas laisser le
mal gagner son empire, il doit assumer son
dharma à ce moment historique précis.
Or le
dharma est présenté comme un buffle,
l’image c’est que dans le Satya-yuga,
le buffle se tient sur quatre pattes,
mais dans le
Treta-yuga il ne tient plus que sur
trois pattes, dans le Dvapara-yuga,
sur deux pattes et dans le Kali-yuga
le dharma ne tient plus que sur une
patte. Dit autrement, dans le Kali-yuga,
dans l’ignorance, les hommes ont perdu tout alignement avec la Loi naturelle.
Les extraits
suivants peuvent donner une petite idée des tendances qui s’accentuent dans le
Kali yuga :
«
Ce sont les plus bas instincts qui
stimulent les hommes du Kali Yuga. Ils choisissent de préférence les idées
fausses. Ils n’hésitent pas à persécuter les sages. L’envie les tourmente. La
négligence, la maladie, la faim, la peur se répandent. Il y aura de graves
sécheresses. Les différentes régions des pays s’opposent les unes aux autres.
Les livres sacrés ne sont plus respectés.
Les hommes seront sans morale, irritables et sectaires. Dans l’âge de Kali se
répandent de fausses doctrines et des écrits trompeurs.
Les gens ont peur car ils négligent les
règles enseignées par les sages et n’accomplissent plus correctement les rites.
Beaucoup périront. Le nombre des princes et
des agriculteurs décline graduellement. Les classes ouvrières veulent
s’attribuer le pouvoir royal et partager le savoir, les repas et les lits des
anciens princes. La plupart des nouveaux chefs est d’origine ouvrière. Ils
pourchasseront les prêtres et les tenants du savoir.
On tuera les fœtus dans le ventre de leur
mère et on assassinera les héros. Les Shudrâ prétendront se comporter comme des
Brahmanes et les prêtres comme des ouvriers.
Des voleurs deviendront des rois, les rois
seront des voleurs.
Nombreuses seront les femmes qui auront des
rapports avec plusieurs hommes.
La stabilité et l’équilibre des quatre
classes de la société et des quatre âges de la vie disparaîtront partout. La
terre produira beaucoup dans certains lieux et trop peu dans d’autres. Les
dirigeants confisqueront la propriété. Ils cesseront de protéger le peuple.
Des hommes vils qui auront acquis un certain
savoir (sans avoir les vertus nécessaires à son usage) seront honorés comme des
sages.
Des hommes qui ne possèdent pas les vertus
des guerriers deviennent rois. Des savants seront au service d’hommes médiocres,
vaniteux et haineux. Les prêtres s’aviliront en vendant les sacrements. Il y
aura beaucoup de personnes déplacées, errant d’un pays à un autre…
Les hommes de bien renonceront à jouer un rôle actif.
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Questions:
© Philosophie et spiritualité, 2019, Serge Carfantan,
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