Nous allons ici prolonger les
investigations menées précédemment dans
la crise du monde moderne
(1). Nous
avons vu que l’analyse horizontale de
la crise, celle qui s’arrête sur les facteurs physiques, économiques,
politiques
de la crise du monde moderne était insuffisante. Elle ne peut atteindre la
dimension verticale, la dimension
spirituelle de la crise que
traversent nos sociétés. Que nous
acceptions de le reconnaître ou pas, le monde que nous connaissons, le monde que
nous cocréons est entièrement le produit du mental humain. Il est le reflet
exact des croyances que nous rendons manifestes par nos actes et à travers nos
actes, par nos créations. Or nos croyances sont d'autant plus limitatives que notre
connaissance est limitée et elle est d’autant plus limitée qu’elle ne prend
pas en compte la dimension spirituelle à l’origine de la Manifestation.
La connaissance de la
dimension spirituelle de l'existence est selon René René Guénon contenue dans ce qu’il appelle la
Tradition primordiale.
Mais, en raison de l’orientation globale du Temps, la Tradition primordiale
peut se perdre et dans cette perte subir une
déviation. Cela s’est produit de
manière radicale à la Modernité. Puis de déviation en déviation, on passe à la
subversion
et de la subversion au retournement. La question qui se pose dès lors est de
savoir
Quelle logique
est à l’œuvre dans la subversion de la dimension spirituelle dans les temps
modernes ?
Nous allons dans ce qui suit
explorer cette perspective en suivant les thèse du Règne de la quantité et les signes des
temps de René Guénon. Pour éviter les répétitions et que l’investigation
soit satisfaisantes, nous supposerons que le lecteur a déjà lu la leçon
précédente. Des compléments d’analyse sont aussi disponible pour renforcer
l’ensemble de ce travail.
*
*
*
Dans
La grande implosion
Pierre Thuillier a
cette saillie remarquable :
Toute culture naît de certains choix et pour le meilleur et pour
le pire, va jusqu’au bout de ces choix ».
On ne peut mieux présenter la trajectoire qu’a suivi la civilisation occidentale
depuis la Modernité. Thuillier insiste avec une cohérence remarquable sur une
idée : si toutes les civilisations ont utilisé des outils et des machines, seul
l’Occident s’est distingué en instaurant le culte de la Machine. Sa
démonstration est implacable. L’éclairage qu’apporte René Guénon est en quelque
sorte en amont dans le glissement de la Connaissance vers le savoir, du
qualitatif pur vers le quantitatif tous azimuts.
1) Il
est commode pour commencer de marquer une distinction. Dans l’ordre de la
connaissance, il y a au-dessous un étage
infra-rationnel,
celui qui concerne l’instinctif dans lequel se complet particulièrement la
psychanalyse, comme le dit Michel Henry « le singe de l’homme ». L’étage de la
pulsion, l’étage sur lequel joue le
capitalisme pulsionnel
dont parle Bernard Stiegler. Au milieu, se situe le
rationnel
auquel la Modernité a consacré une attention
exclusive sous la forme du savoir objectif. Et en premier lieu celui de la
physique ouverte par
Descartes
et Galilée et qui s’est imposé comme modèle. Au-dessus se situe le
sur-rationnel
domaine privilégié de l’expérience et de la
réalisation spirituelle, plan de la conscience d’unité par excellence.
La
distinction de ces trois plans est connue depuis la plus haute antiquité. Le
sage évite de mélanger les suggestions obscures issues du vital qui sont propres
à égarer, les repères pratiques utiles dans l’ordre rationnel et la connaissance
intuitive qui provient d’un niveau plus élevé que la raison commune. S.
Aurobindo est particulièrement clair à ce sujet. Ce qui s’est manifesté à la
Modernité, c’est une volonté délibérée d’éliminer dans l’ordre du savoir toute
référence à la fois à l’infra-rationnel et au sur-rationnel, ce qui a amené
progressivement à les confondre et à la rejeter en bloc. « Au nom d’une science
et d’une philosophie qualifiées de « rationnelles » … les modernes prétendent
exclure tout « mystère » du monde tel qu’ils se le représentent, et, en fait, on
pourrait dire que plus une conception est étroitement bornée, plus elle est
regardée comme strictement « rationnelle ». Descartes avait donné le ton et il
demeure encore aujourd’hui le représentant le plus caractéristique de ce
courant. « Le rationalisme proprement dit remonte à Descartes, et il est à noter
qu’il se trouve ainsi, dès son origine, associé directement à l’idée d’une
physique « mécaniste ». Il y a bien sur eu une préparation de cette voie : « le
Protestantisme lui avait d’ailleurs préparé la voie, en introduisant dans la
religion, avec le « libre examen », une sorte de rationalisme, bien qu’alors le
mot n’existât pas encore, n’ayant été inventé que lorsque la même tendance
s’affirma plus explicitement dans le domaine philosophique ».
Si
nous demeurons dans des limites exactes, nous pouvons sans difficulté
reconnaitre que
la
raison
est en l’homme juste une faculté de synthèse de la pensée. Rien de plus. Rien de
moins. Surtout pas une idéologie, un dogme, ni une autorité de l’ordre d’une
révélation divine. Il n’existe pas de déesse de la Raison, de religion de la
Raison et tout le
tintouin du même genre. Ce que les Encyclopédistes vont finir par accréditer et
qui sera le grand délire des révolutionnaires. Le pli était pris et on devrait
le suivre jusqu’au bout installant dans la mentalité occidentale une
définition : « Le rationalisme sous toutes ses formes se définit essentiellement
par la croyance à la suprématie de la raison, proclamée comme un véritable
« dogme », et impliquant la négation de tout ce qui est d’ordre
supra-individuel, notamment de l’intuition intellectuelle pure ». Pour être
précis, il faut dire que ce n’est pas du tout rendre justice à Descartes
lui-même dont tout le système dans
Les Méditations
métaphysiques, repose sur une puissante intuition,
celle du
je suis,
de la monade
spirituelle. Mais rien n’y faisait, le rationalisme allait dépouiller Descartes
de sa dimension métaphysique et ne retenir au final que son
projet techniciste
et son explication mécaniste. S’il est une constante avérée dans l’histoire de
la pensée Moderne, c’est bien cette insistance, cette conspiration même,
éliminant la possibilité d’une intuition
métaphysique,
d’où logiquement : « l’exclusion de toute
connaissance métaphysique véritable ; la même négation a aussi pour conséquence,
dans un autre ordre, le rejet de toute autorité spirituelle, celle-ci étant
nécessairement de source « supra-humaine » ; rationalisme et individualisme sont
donc si étroitement solidaires que, en fait, ils se confondent le plus
souvent ».
Or,
dans cette direction, comme l’a parfaitement démontré Edgar Morin, 1) « ce
rationalisme s’accorde avec la tendance moderne à la
simplification :
celle-ci, qui naturellement procède toujours par réduction des choses à leurs
éléments inférieurs ». A l’élément
corporel
qui finit par demeurer seul réel. 2) A cela s’ajoute un « un
autre genre de simplification qui est inhérent au rationalisme cartésien, et qui
se manifeste tout d’abord par la réduction de la nature tout entière de
l’esprit
à la « pensée » et de celle du
corps
à « l’étendue » ; sous ce dernier rapport,
c’est d’ailleurs là, comme nous l’avons déjà vu, le fondement même de la
physique « mécaniste » et, pourrait-on dire, le point de départ de l’idée d’une
science toute quantitative ». Le dualisme allait conditionner toute l’histoire
de l’Occident et engendrer toutes sortes de faux problèmes. Entre parenthèses,
si on remonte à la tradition spirituelle, le schéma est très différent. Il faut
distinguer l’âme, le principe
spirituel, l’esprit
comme mental et du
corps comme véhicule physique. Mais bon, c’est
quasi-définitif, nous devions recevoir pour vraie cette idée que nous étions un
esprit pensant doué de « bon sens » bien partagé, logé dans un corps qui n’est
rien d’autre qu’une machine.
Guénon
est cohérent, il n’hésite pas à dire que c’est
le monde moderne
dans sa totalité qui a été édifié à partir d’un postulat
antitraditionnel,
mais étant donné que l’unité
de la connaissance ne peut avoir de fondement que dans la connaissance
métaphysique, on peut tout aussi bien considérer que la Modernité est en fait
une sorte de
déviation
à partir de la connaissance primordiale. Il
propose cependant de distinguer déviation et
subversion.
« La déviation est susceptible de degrés indéfiniment multiples, pourrait-on
dire, de sorte qu’elle peut s’opérer peu à peu et comme insensiblement ; nous en
avons un exemple dans l’acheminement graduel de la mentalité moderne de l’« humanisme »
et du rationalisme
au mécanisme,
puis au
matérialisme, et aussi dans le processus suivant
lequel la science profane a élaboré successivement des théories d’un caractère
de plus en plus exclusivement quantitatif, ce qui permet de dire que toute cette
déviation, depuis son début même, a constamment tendu à établir progressivement
le « règne de la quantité » ».
Que se
passe-t-il dès lors lorsque l’on passe de la déviation à la subversion ? « Quand
la déviation arrive à son terme extrême, elle aboutit à un véritable « renversement »,
c’est-à-dire à un état qui est diamétralement opposé… la subversion, ainsi
entendue, n’est en somme que le dernier degré et l’aboutissement même de la
déviation, ou encore, ce qui revient au même, que la déviation tout entière ne
tend en définitive qu’à amener la subversion ».
S’il en est ainsi, nous devrions trouver des exemples variés de renversements,
il suffit de considérer tout ce qui a une valeur sacrée d’un point de vue
spirituel et de voir comment dans le cours des choses le plus élevé a été dévalé
au plus bas et le plus bas relevé au plus haut. Mettons pourquoi pas…
l’œuvre
d’art. L’art contemporain va s’échiner dans l’avant
gardisme pour élever le trivial de la pissotière qui n’est qu’une production
artistique, au rang d’une œuvre après avoir soigneusement détruit le sublime de
l’œuvre d’art classique. C’est juste un exemple parmi d’autre mais il est
éloquent.
Guénon dit que nous avons « déjà des signes très visibles dans tout ce qui
présente le caractère de « contrefaçon » ou de « parodie », il suffit de
voir
en face la radicalité nihiliste de manière lucide, la volonté de détruire
l’ordre spirituel le plus élevé et nous verrons alors la nature « véritablement
satanique » de la déviation moderne. Cette expression désigne en fait le
renversement du Sacré. En effet, « cet
esprit de négation est aussi, et en quelque sorte par nécessité, l’esprit de
mensonge ; il revêt tous les
déguisements, et souvent les plus inattendus, pour ne pas être reconnu pour ce
qu’il est, pour se faire même passer pour tout le contraire, et c’est justement
en cela qu’apparaît la contrefaçon ; c’est ici l’occasion de rappeler qu’on dit
que « Satan est le singe de Dieu », et aussi qu’il « se transfigure en ange de
lumière ». « Tout cela ne peut jamais être, en réalité, que simulacre et même
caricature, mais assez habilement présenté pour que l’immense majorité des
hommes s’y laisse tromper ; et comment s’en étonner quand on voit combien les
supercheries, même grossières, réussissent facilement à en imposer à la foule,
et combien, par contre, il est difficile d’arriver ensuite à détromper
celle-ci ? »
A force de désapprendre le sacré, on perd le
spirituel et on est prêt à gober toutes les impostures.
Des pseudo-rites civique pour prendre la place des rites religieux. Le
naturisme pour faire croire que « l’état de nature » se confond avec
l’animalité ». Le repos de l’être humain réinventé dans « l’organisation des
loisirs ». « Pseudo-religion », devrait-on dire à ce propos, « pseudo-nature »,
« pseudo-repos », et ainsi pour tant d’autres choses ; si l’on voulait parler
toujours strictement selon la vérité, il faudrait placer constamment ce mot
« pseudo » devant la désignation de tous les produits spécifiques du monde
moderne, y compris la science profane qui n’est elle-même… qu’un simulacre de
connaissance » etc. Le lecteur avisé pourra prolonger à souhait et se demander
si nous n’avons pas par contamination, une pseudo-politique, une pseudo
économie, une pseudo-éducation, une pseudo
démocratie, une pseudo morale,
une pseudo
identité
etc.
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Questions:
© Philosophie et spiritualité, 2019, Serge Carfantan,
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