Une crise est une phase d’aggravation dans le cours d’un processus normal de changement, un pic dans lequel les phénomènes deviennent extrêmes et où la potentialité dangereuse devient patente, impossible à nier. L’asthme suit son cours normal chez une personne, sans être complètement éliminé du terrain du corps, et un jour elle fait une crise d’asthme,l faut la conduire à l’infirmerie et on est très inquiet. Une personne qui a un terrain épileptique peut vivre sommes toutes très correctement, et puis arrive la crise d’épilepsie qui est très spectaculaire. Alors l’angoisse est grande. Attention, la notion de processus en elle-même est neutre. Il peut y avoir un processus de décision normal et une crise du processus de décision.
Nous ne pouvons parler de crise qu’en admettant au préalable la définition d’un processus normal au sein d’une entité définie. Les mathématiques ont suivi leur bonhomme de chemin pendant des millénaires. Ce n’est qu’au début du XX ème siècle que des conflits violents ont éclaté et qu’alors on a parlé de « crise des mathématiques ». Une fois admises ces notions, nous pouvons répliquer le modèle indéfiniment : crise de l’éducation, crise économique, crise financière, crise écologique, crise politique, etc.
Toute crise a une issue.
- Ou bien elle est surmontée, c’est-à-dire que la montée aux extrêmes est un tour de chauffe grave, mais que l’on parvient ensuite à résoudre pour revenir à la normale. (texte)
- Ou bien une crise conduit à l’éclatement de l’entité qui en est le siège, au démantèlement pur et simple, à une catastrophe.
Pour prendre une image, si le lait est chaud et qu’il monte, éteindre la flamme, c’est résoudre la situation momentanée de crise. Si personne ne le fait, le lait déborde et il est perdu, la casserole brûle, le gaz se répand. C’est la catastrophe! Bien évidemment, nous cherchons à surmonter les crises et à éviter les catastrophes. Mais ce n’est possible que si nous conservons une maîtrise sur l’ensemble du processus, que si nous pouvons l’orienter dans un sens favorable. Si le train est lancé à toute vapeur, que les freins on lâché, que le parcourt est en pente, que le mécanicien a sauté sur le bas-côté, il n’y a plus rien à faire et… on court à la catastrophe qui est la seule issue possible. Sauf évidemment à croire dans un miracle. Enfin, chose intéressante à noter, la catastrophe, après d’énormes dégâts, remet le système au repos. Le calme est revenu dans la cuisine, même si cela sent le brûlé et qu’il a fallu l’extincteur ! Le train est au fond de la rivière et il ne bouge plus !
La question qui se pose alors, dans le contexte très large de notre monde actuel, est de savoir s’il faut penser « la » crise en isolant ses différents facteurs de « crises » où s’il faut nécessairement les relier entre eux. Est-il possible d’avoir une vue englobante de la crise que nous traversons?
Nous ne pouvons parler de crise qu’en termes de temps. Une période de crise, c’est une traversée du Devenir dans laquelle la conscience atteint, que ce soit collectivement ou individuellement, le fond de la souffrance, de sorte que la conscience n’est alors plus que conscience de la crise et de plus rien d’autre. La conscience de la crise imprime le mouvement par lequel nous désirons en sortir, le mouvement qui nous porte à la recherche de ce qui est préférable. Il n’est pas certain que sans l’expérience d’une crise, nous pourrions désirer le meilleur, ce qui est sûr par contre c’est que nous ayons besoin pour la comprendre d’une vision d’ensemble qui soit limpide et ramifiée. Une crise est un moment de lucidité qui nous est offert dans une situation où nous sommes bloqués dans une impasse.
1) Au niveau
le plus global, il y a tout d’abord celle de la
crise écologique majeure qui
sévit
aujourd’hui sur la planète et affecte l’ensemble de la
biosphère. Nous avons vu précédemment que
l’équilibre de l’écosphère, par exemple la
température à la surface de la Terre, la composition de l’atmosphère,
la salinité des océans, étaient liés à l’action régulatrice d’un certain nombre
de thermostats naturels. Pendant des millions d’années, l’écosphère est restée
remarquablement stable, ce qui rendait possible un développement
optimum de la
vie. Les mesures montrent sans aucune contestation possible que la
Terre a atteint aujourd’hui un seuil de
déséquilibre
très important qui se traduit par des phénomènes tels que le
dérèglement
climatique lié à l’effet de serre, l’apparition d’un trou dans la couche
d’ozone, les pluies acides liées à l’augmentation des émissions de souffre etc.
Certes, dans le passé, il avait déjà existé des altérations de l’écosphère,
comme la baisse des températures moyennes au cours des ères glacières, mais ce
qui se produit aujourd’hui a une ampleur inégalée. La concentration actuelle de
CO2 dans l’atmosphère dépasse de 35 % celle de l’ère préindustrielle, et survole
de très loin le taux de CO2 des 600 000 dernières années. La corrélation entre
le taux de CO2 et la
température de la Terre est établie. Il faudrait très naïf
pour croire que l’homme n’y est pour rien, alors que l’activité humaine génère
une production considérable de CO2. L’augmentation des températures est devenue
patente dans certaines régions du monde, elle produit une fonte des glaces
massive aux pôles et dans les plus hautes montagnes, elle induit une
désertification de certaines régions du globe, accompagnées de phénomènes
météorologiques chaotiques de plus grande ampleur que de part le passé. Les
scénarios les plus optimistes du GIEC de 2007 ont été revus à la baisse en
raisons des observations sur le terrain. D’une montée des températures lente de
1° on s’attend maintenant à une élévation bien plus rapide qui devrait atteindre
jusqu’à 6° sur une période relativement brève. On évalue au minimum à 200
millions le nombre de personnes jetées sur les routes comme
réfugiés en 2050 en
raisons des
changements climatiques. Les hommes ont dans la plus haute antiquité
migré vers des terres plus accueillantes, mais pas dans des proportions aussi
énormes. Nous ne sommes pas du tout préparés à cette éventualité.
------------------- L’ère
industrielle a donné naissance au modèle de vie
occidental qui devenu de fait le
standard adopté sur la planète. Nous avons depuis des décennies convié toute
l’humanité à se joindre à notre célébration des fastes de la
consommation et la
propagande a si bien fonctionné que les peuples de la Terre ne doutent pas une
seconde que la meilleure manière de vivre est celle de l’occidental. Mais il
faudrait très bientôt trois ou quatre planètes pour satisfaire tout le monde et
y parvenir. Les pays dits « développés » ne sont pas prêt à renoncer à leur
mode de vie et d’un autre côté, les pays émergent veulent rattraper leur retard,
égaler ou même par défi surpasser l’occident. Le modèle occidental n’a rien de
frugal ni de respectueux de la Nature, il consomme une énorme quantité d’énergie
et des ressources naturelles prodigieuses. La Terre
n’a de ressources que limitées dont beaucoup sont d’ors et déjà en voie
d’épuisement. (texte) Pour ne s’en tenir qu’aux métaux : le terbium approximativement
pour la fin 2012, l’argent pour 2020, le palladium pour 2023, l’or pour 2025,
2028, fin de l’étain, 2030 fin du plomb et du lithium, 2039 fin du cuivre, 2040
fin de l’uranium, 2048 fin du nickel etc. Il y a peu de chances, au rythme
d’exploitation actuel, que nous ayons encore beaucoup de pétrole en 2050. Il est
incontestable que les limites vont être dans l’avenir de plus en plus
pressantes. (texte) Au rythme de
l’exploitation, actuelle, l'humanité aura besoin dès
2030 d'une deuxième planète pour répondre à ses besoins. Nous savons que dans
l’histoire humaine la lutte pour le contrôle des ressources est une des causes
principales des guerres. Cette lutte est engagée depuis longtemps mais avec la
rareté elle ne fera que s’intensifier. Le Canada vient d’embaucher des chasseurs
pour patrouiller sur les futurs champs dégagés par la fonte des glaces dans le
grand Nord. Partout sur la planète, les multinationales qui extraient les
minéraux, le pétrole etc. manigancent pour s’assurer la mainmise sur les
ressources et elles le font en achetant directement ou indirectement le soutient
des gouvernements locaux.
L’exploitation industrielle des sols partout sur la planète, à des fins de production en tout genre, l’utilisation massive des herbicides, la suppression des territoires sauvages en faveur des cultures ont fait partout reculer la biodiversité. Nous vivons à l’heure actuelle la plus vaste extinction de masse des espèces que ne se soit jamais produite sur Terre. Entre 17 000 et 100 000 espèces disparaissent chaque année. Une plante sur huit est menacée, un cinquième des espèces vivantes devrait disparaître d’ici 30 ans. Qui peut y être indifférent ? Qui, sinon justement le produit passablement dénaturé de cette société que l’on nomme le « consommateur »? (texte) Les écosystèmes les plus riches en diversité, comme les récifs coralliens, les forêts tropicales, les marais, les mangroves, sont attaqués par l’activité humaine. Sans compter que la mobilité humaine accélère le déplacement d’un bout à l’autre de la Terre de toutes sortes de champignons, de bactéries, d’insectes pour les introduire dans des écosystèmes qui ne sont pas les leurs. Ce développement s’avère souvent très dommageable. Il n’y a rien d’exagéré dans l’affirmation réitérée selon laquelle nous vivons au milieu d’une agonie planétaire de la biosphère. (texte) C’est un constat désespérant et déprimant, mais il est vain de vouloir enfouir la tête dans le sable pour le nier. C’est justement l’aveuglement qui nous a mené à cette extrémité. Pour le penseur norvégien Arne Naess tout est là. La crise écologique majeure à laquelle nous sommes confronté résulte d’une perception erronée du monde. A sa racine, il y a cette représentation fausse de l’homme comme entité séparée et indépendante de la Nature. (texte)
2) En 2007-2008 nous avons vu apparaître dans 35 pays des émeutes de la faim et nous avons alors commencé à comprendre l’ampleur de la crise alimentaire de part le monde. Du krach alimentaire ont dit les experts. Le prix des denrées alimentaires de base a connu une forte hausse sur les marchés internationaux car il est inscrit non pas dans le domaine de l’économie locale, mais dans la mondialisation financière. Entre février 2007 et février 2008, le prix du blé doublait. Le riz atteignant son niveau le plus élevé depuis dix ans. Le soja voyait son prix monter à son plus haut niveau depuis 34 ans. Le maïs augmentait fortement. Dans certains pays le lait et le pain ont plus que doublé. Le phénomène a débuté en 2005 quand la consommation des produits agricoles de base a dépassé sa production à l’échelle mondiale et que les stocks alimentaires se sont mis à baisser. Des sècheresses massives dans plusieurs pays ont divisé les récoltes par deux. Depuis 1990 les agronomes constatent avec effarement que les rendements des cultures stagnent ou se mettent à baisser. Les pays émergents, tels que la Chine ont changé leurs habitudes alimentaires et sont maintenant attirés par la consommation de viandes et de laitages. Or ces changements supposent une surexploitation des sols, sachant que par exemple, pour 1kg de poulet, il faut 4 kg de protéines et de céréales végétales. La consommation de viande détourne les zones cultivées des aliments de base traditionnels au profit de l’élevage. Mais dans le même temps, les pays émergents construisent beaucoup, ils éliminent fortement les terres arables. La Chine a perdu entre 2005 et 2008 1 million d’ha de terre. Les pays émergents doivent donc importer encore plus ou même louer des terres en dehors de leur territoire pour subvenir aux besoins de leurs populations.
D’autre part, comme la raréfaction du pétrole nous guette, la tentation des
États, dès que les cours deviennent élevés, est de favoriser la production de
biocarburants. Mais toute conversion des cultures alimentaires en faveur du
pétrole vert prive les populations locales de la possibilité de planter ce qui
est nécessaire à leur subsistance. Quand il s’agit de choisir entre l’homme et
le pétrole, il faut faire un détour par la case profit pour cocher la bonne
réponse. S’il est plus intéressant de planter pour une production de
biocarburant, le choix est vite fait. Et ce n’est pas tout, l’agriculture
mécanisée requiert l’utilisation de fertilisants qui sont eux-mêmes utilisent du
pétrole. En fait toute augmentation du pétrole se répercute très fortement sur
la production alimentaire. Ce qui ne fait aucun doute aujourd’hui, c’est que les
subventions versées par les États en faveur des
biocarburants sont un facteur majeur dans
la crise alimentaire mondiale. Le rapporteur spécial des Nations unies pour le
droit à l'alimentation, Jean Ziegler parle carrément de «
crime contre l'humanité » dans
l’utilisation des biocarburants et la spéculation financière sur les denrées de
base.
Un être humain meurt de faim toutes les 4 secondes, ce qui fait 25000 chaque jour, plus d’un milliard d’êtres humains vivent dans la famine… tandis que dans le monde occidental d'autres jettent à la poubelle 50% de la nourriture qu'ils achètent au supermarché. Pour exemple, au Royaume-Uni, 1/3 de la nourriture achetée n'est pas consommé. Rien qu’aux États-unis, les pertes dans le système de distribution sont estimées à environ 100 milliards de dollars par an. A titre de comparaison, les besoins du Programme Alimentaire Mondial, (texte) qui vient au secours des populations souffrant de la faim, se sont élevés à 3,5 milliards de dollars. Chaque jour la Terre accueille 200.000 être humains. D’ici 2050 la population mondiale devrait atteindre 9,2 milliards d’habitants. Les chiffres avancés impliquent que d’ici là, il faudra augmenter la production mondiale de 50%. Le bon sens voudrait que l’on décide de partager la nourriture et que l’on gère l’eau de façon intelligente. Le monde a un besoin urgent d’une nouvelle agriculture. Nous ne prenons pas la mesure de la gravité du problème et nos intérêts vont ailleurs. Depuis 2000 les États les plus riches n’ont trouvé que 82 milliards pour mettre fin aux épidémies et à la faim, et pendant ce temps des milliers de milliards de dollar ont été brûlé par la crise financière. Avec seulement 5% de ce qui a été versé aux banques depuis, on aurait pu améliorer les conditions de vie des pays en souffrance et enrayer la faim sur toute la planète. On baigne dans l’absurdité complète. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise alimentaire sans précédent sur la Terre et nous continuons à faire comme si de rien n’était, alors que la tension collective monte de partout.
3) Enfin, en poursuivant avec avidité une consommation immédiate, sans prendre en compte les conséquences de nos actes dans l’unité de la Nature, nous avons répliqué sur le plan économique le même type de comportement qui nous a conduit au désastre écologique en cours. La crise écologique montre que l’humanité vit très au-dessus de ses moyens terrestres. Le krach écologique est en vue. La crise économique montre de manière symétrique que l’humanité vit au-dessus de ses moyens financiers et le krach économique lui est déjà là. La crise économique explose au moment même où le paradigme de la croissance infinie est remis en cause par la réalité de la finitude des ressources de la Terre. Est-ce un hasard ?
Dans les années 80 on a assisté à partir des États-unis à un envol vertigineux du crédit, doublé d’une surenchère exponentielle de la spéculation financière. Un décalage de plus en plus grand s’est creusé entre l’économie réelle et l’économie virtuelle, tandis que la dette prenait des proportions complètement démentielles. La fuite en avant dans la consommation passait de l’ébriété légère de la acquisition compulsive, au coma l’éthylique de la spéculation la plus évaporée, l’esprit quittant le corps pour s’évader dans les songes vaporeux de l’argent facile. La dette s’installait, se multipliait, proliférait, mais tant que l’hystérie collective entraînait toute l’humanité dans la course, on pouvait encore compter sur l’inconscience de quelqu’un d’autre pour payer nos propres excès. Le monstre du crédit suivait, il devenait depuis en plus énorme, mais il était lent, et nous cultivions la vitesse pour le distancer. (texte)
Pour toute
personne de bon sens, quand on vit au dessus de ses moyens, à un moment où à un
autre, il faut bien que les créanciers vous rattrapent et tôt ou tard il faudra
déclarer la faillite. Mais quand on vit la tête dans les
nuages, le bon sens n’est plus du tout « la chose du monde la mieux
partagée »
dont parle Descartes. Dans un système entièrement fondé sur la dette, un défaut
de créance majeur provoque illico un effet de
chute de dominos sur tous les acteurs liés
entre eux par la dette. Il semble que c’est ce qui s’est produit à partir de
juillet 2007. Trente ans de libéralisme échevelé, la financiarisation intégrale
de l’économie, des hypothèques à risque et pour finir
le maillon faible de l’insolvabilité des ménages : les conditions étaient
réunies. Le premier cas de panique a eu lieu en Angleterre, avec la Northern
Rock en mal de liquidités. Les banques centrales sont intervenues, mais la
spirale des dépréciations d’actifs s’est
soudainement accélérée et comme une traînée de poudre s’est répandue partout
dans le monde. Spectacle incroyable. S’il s’était simplement agi d’un
accident
au sein d’un système fondamentalement sain, l’embardée aurait vite été
maîtrisée, mais c’est beaucoup plus grave. C’est l’ensemble de la production
économique qui est écrasé par la dette. La vérité, c’est que l’ensemble du
système financier est en faillite, car la masse des créances sur lesquelles il
s'appuie ne peut pas être remboursée. Et cela ne date pas d’hier, cela fait des
décennies que la dette enfle et grossit, comme une gangrène. L’abcès s’est crevé
de lui-même et le pus s’est déversé. Quand le fardeau de la dette fait qu’une
vie de travail ne peut plus donner assez de moyens pour payer, on ne peut plus
acheter ce qui est sur le marché. Non seulement la masse de la dette vient peser
sur la bourse, mais l’effondrement de l’économie financière entraîne ensuite
dans sa chute l’économie de production elle-même, parce que celle-ci s’est
engluée dans les attrape-mouches de la finance. Ajoutez à cela que quand l’avidité
vous monte à la tête dans l’industrie, vous avez la bonne idée de
délocaliser tout l’appareil de
production à l’étranger, là où le travail
est sous-payé. Par conséquent, le revenu des États dit « développés » ne se
développe plus dans le réel, parce qu’il n’y a plus de création de richesse. Il
est dans le « virtuel ». Avec l’Islande, c’est un
État entier qui était pris au
piège. Le PIB dans ces conditions ne peut plus du tout suivre
la croissance démesurée de la dette. Il est fatal qu’à un moment cela casse.
Comment a-t-on pu ne pas voir venir l’issue? Nous étions complètement
inconscients, dorloté par une
idéologie soporifique, nous
vivions dans une bulle, une bulle d’illusion,
ce qui nous empêchait de voir venir la catastrophe. Si c’était une
machination, on pourrait dire qu’elle a été
parfaitement orchestrée ! Si c’est une catastrophe, toutes les conditions
réunies la rendait forcément prévisible.
Maintenant que la crise financière, désormais mondiale, s’est muée en crise économique, que la crise économique s’est elle-même muée en crise sociale majeure, plus rien ne retient l’expression des contradictions internes de notre civilisation. L’ancien paradigme craque de partout. (cf. André Gorz texte) Le refuge négationniste de toutes les crises qui consiste à placer en pensée nos espoirs dans un avenir nécessairement meilleur, en continuité avec le présent, ne tient plus. Quand la crise devient un phénomène global, il n’y a plus d’évasion possible dans l’idéologie. La nécessité pressante, c’est de changer maintenant. La question à l’ordre du jour n’est plus seulement de rétablir l’ordre, c’est d’en changer.
1) Dans une leçon précédente, nous reprenions une conférence donnée par Albert Jacquard à Montréal en 1998, après la publication en 1995 de J’accuse l’Économie triomphante. Il utilisait la métaphore du Titanic comme symbole de l’humanité embarquée dans une même aventure et voyant sur profiler dans la brume plusieurs iceberg. a) Le premier, le plus dangereux, c’est l’iceberg des inégalités sociales sur la planète. L’image, c’est la compétition des passagers se battant pour obtenir les meilleures cabines tandis que monte des soutes les clandestins et les passagers de troisième classe, furieux de leur sort et prêts à en découdre. b) Ensuite, c’était dans la conférence d’Albert Jacquard l’iceberg financier qui se prépare. Il écrivait alors : « on ne pourra échapper à un krach généralisé » ; et terminait la phrase ainsi : « C'est l'iceberg le moins dangereux » ! c) Ensuite, c’est l’iceberg nucléaire de la menace d’une arme atomique tombant entre de mauvaises mains et soit utilisée. d) Enfin, le dernier, c’est l’iceberg écologique du désastre provoqué par l’action irresponsable de l’homme sur la Nature.
La suite de
l’Histoire, on la connaît, nous avons effectivement percuté l’iceberg financier.
L’eau est entrée dans les soutes, les dégâts sont importants, mais le bâtiment
est réputé insubmersible. Avec effarement, nous avons constaté qu’il n’y avait
personne depuis quelques temps dans la cabine de pilotage, le politique ayant
abandonné la gouverne à l’économie. Problème : le choc a été violent et tous les
passagers l’on ressenti. Du coup, une autre menace se profile. C’est un peu
comme si on avait maintenant en vue l’iceberg des inégalités sociales et qu’à
travers les révoltes collectives qui grondent, nous entrions dans une période
très chaotique. Nous pouvons inclure dans ces mouvements, les
conséquences à grande échelle du krach alimentaire. Si on continue de filer la
métaphore
du Titanic, alors que sur le bateau les passagers sont en furie, pourrait
ensuite se dessiner dans le brouillard, dans le chaos général, la menace
nucléaire. Et comme si cela ne suffisait pas, quand bien même nous parviendrions
à l’éviter, nous aurions encore en vue le dernier iceberg, le désastre
écologique. Celui-là paraît plus lointain, mais il est d’une taille gigantesque
et personne ne sait comment l’éviter. Beaucoup d’écologistes sont d’avis que
nous ne pouvons que tenter de freiner le navire, car il est trop tard, nous
n’empêcheront pas le choc. Il aura lieu, la seule option possible, c’est
d’espérer tout de même que les dégâts ne seront pas trop importants. Mais il ne
faudrait pas trop se faire d’illusions l’heure est grave : nous sommes dans
un situation historique dans laquelle, l’implication directe de la crise est la
disparition de l’humanité en tant que telle. Ce n’est pas une chose que l’on
peut dire au journal de 20 heures, ni dans la plupart des journaux grand public,
mais la thèse est soutenue dans des publications plus confidentielles, par un
grand nombre de sommités intellectuelles de tout premier ordre. Rien à voir avec
les attentes millénaristes des religions, rien à voir non plus avec les appels
idéologiques à la Révolution que l’on
entendait dans les années 60 dans la
rhétorique marxiste. Ce n’est pas du « pessimisme » de quelques esprits chagrins
qui serait l’envers de « l’optimisme » de quelques autres rêveurs. C’est une
question d’argumentation massive, fondée sur un faisceau de preuves convergentes
qui ne laissent pas de place au doute. Jamais nous n’avons connu une époque
comme celle-ci dans laquelle autant de processus de destruction étaient engagés
simultanément.
Bien sûr, il faut se méfier des métaphores, celle du Titanic, comme de toutes les autres. Une métaphore n’est qu’une image qui permet de mieux se figurer un concept par le biais d’une analogie, (R) une aide pour effectuer un saut intuitif, (R) vers une idée, ou encore une manière de mieux se représenter un concept. Toutefois, l’image n’est pas la réalité et le concept non plus et il faut bien prendre garde de ne pas les confondre.
Reste pourtant que la métaphore du Titanic est intéressante : En évoquant le danger qui nous guette, elle donne un sérieux coup de semonce, en appelle à la lucidité et au sérieux. Elle insiste sur l’idée que l’humanité est une et qu’il est parfaitement vain dans la crise actuelle de raisonner de manière fragmentaire comme nous l’avons fait trop longtemps, car c’est justement cette fragmentation qui nous aveugle. Elle dit encore que nous sommes sortis de la période « la croisière s’amuse » de l’euphorie libérale et que nous n’éviterons pas les luttes, les souffrances et les difficultés. Elle dit enfin que désormais, c’est précisément cette crise systémique qui nous dépasse qui nous réunit dans une même communauté de destin (texte) qui concerne la Terre entière (Albert Jacquard texte). C'est plus qu'un scénario catastrophe, c'est un avertissement.
2) Pour comprendre cet avertissement, nous devons voir la crise actuelle dans toute son amplitude, nous devons comprendre en quoi elle est systémique. L’expression systémique renvoie à une totalité dans laquelle les différents éléments sont étroitement reliés les uns aux autres par des processus de rétroactions, de sorte qu’ils composent en un seul tout un système organisé. Le modèle cybernétique le plus simple est donné dans l’exemple du four électrique. Les résistances qui produisent la chaleur sont contrôlées par le feedback d’équilibre produit par le thermostat. Si la température est trop élevée, la lamelle de métal du thermostat se dilate et déconnecte l’électricité. Si la température est trop faible, elle revient à sa position d’origine pour rétablir le contact. Ainsi, la température demeure constante. C’est un processus homéostatique tel qu’il en existe de très nombreux exemples dans la Nature. Si maintenant le thermostat est cassé et bloqué sur le contact, le processus de chauffe va s’emballer et le four risque de prendre feu. Il n’a plus de feedback de régulation vers l’équilibre et un processus d’amplification chaotique le domine. Celui-ci retentit sur le système supérieur dans lequel il est emboîté. Par exemple le four va produire l’incendie qui peut se propager dans la maison, dans le jardin etc. Là, devra intervenir le feedback de régulation des pompiers, pour stopper le processus de destruction. Mais ce sera avec une perte majeure, ici au moins matérielle pour la famille et peut être pour la communauté. Le système global, en raison de l’emballement incontrôlé de un des ses sous-système, est dès lors descendu à un palier d’équilibre inférieur, moins riche, moins satisfaisant, appauvri pour les éléments qui le compose par rapport à ce qu’il était auparavant.
Dans la
Nature, les écosystèmes fonctionnent de manière analogue, comme dans l’exemple
du four, ils sont capables d’absorber une certaine variation de désordre et de
la corriger, mais à conditions que les systèmes de régulations restent intacts.
Les thermostats naturels sont nombreux et même
redondants, de sorte que
la tendance à conserver un degré élevé d’équilibre favorable à la vie est très
protégée. Cette évolution et le maintient dans un équilibre optimum s’appelle le
climax. L’action de l’homme sur l’environnement peut aller dans le sens
d’une restauration qui tend vers le climax, l’action est alors
homéotélique,
elle préserve le tout et sa complexité ; ou bien elle peut aller dans le sens de
la destruction du climax, l’action est alors
hétérotélique, en s’attaquant aux
thermostats naturels elle peut mettre en péril l’écosystème qui perd alors de sa
richesse et se dégrade. On peut aller assez vite de la forêt luxuriante vers le
désert mortel, tomber d’un stade riche de la biomasse, vers le stade pionnier ou
encore plus bas dans la régression minérale. C’est le
palier d’équilibre le
plus bas, celui qui
est alors livré le plus fortement à l’entropie. Planter
des arbres, retenir la terre, remettre de la végétation, restaurer la faune etc.
bref une action homéotélique, est favorable à la croissance qualitative
de l’ensemble, la coopération (texte) des éléments, leur
diversité, travaillant à
consolider le climax.
Une société humaine, en conjonction étroite avec son environnement naturel, est aussi une totalité systémique, elle comporte des systèmes de régulation et des processus de feedback qui peuvent : a) soit contribuer à l’équilibre, permettre l’accès à une qualité de vie plus élevée. Une société saine est une société qui en tant qu’organisme est prospère dans le sens de la vitalité de l’ensemble. Le bien général a alors le sens de la promotion de la vie. b) Ou bien conduire à un emballement qui précipite l’ensemble dans une série descendante de paliers d’équilibre élevés en palier d’équilibre inférieurs, vers le stade le plus bas. Ce qui se produit alors, c’est un processus morbide de dégradation de la qualité de la vie. La crise est ce moment où nous prenons dramatiquement conscience de l’élan vers le pire. Il faut donc considérer attentivement l’écologie de l’action humaine dans une causalité en boucle à l’intérieur d’un système global. Ce qui importe, ce n’est pas la visée d’un objectif limité et fragmentaire, mais l’incidence globale de l’action à l’intérieur de l’ensemble. Le critère décisif de l’action devient : est-elle une contribution au bien être du tout ? Une décision peut très bien, à court terme, avoir des résultats qui nous semblent favorables et s’avérer nocive sur le long terme et sur un plan global. Inversement, une décision peut sembler au début une contrainte désagréable, mais avoir globalement et sur le long terme une effet favorable au bien être du tout. La question se pose à tous les étages de décision et dans tous les domaines. Un choix dans le domaine de la recherche en biologie. Un choix sur le plan technique. Un choix dans le domaine économique. Un choix dans le domaine de l’éducation, dans l’aménagement du territoire, dans l’organisation du pouvoir politique, dans l’organisation sociale etc. L’intrication des différents domaines est totale et rien ne peut être envisagé de manière séparée de l’ensemble. Prenons un exemple. Construire un centre commercial dans une zone extérieure d’une grande ville, c’est bien sûr stimuler une activité économique. Mais c’est aussi déplacer le centre de gravité d’une communauté, dépeupler le centre ville et le dévitaliser, encourager l’usage de la voiture, les habitudes de consommation de masse, les loisirs marchands. Refuser cette logique et choisir de restaurer l’attrait d’un centre ville, du cœur de ville, aménager les paysages, des quartiers piétonniers et des pistes cyclables, des services de proximité etc. c’est servir la communauté et lui rendre les moyens de se prendre en charge. Quelle est la décision la plus homéotélique ? (texte) Il ne faut pas beaucoup de discernement pour se rendre compte que certains choix, ou même des réformes en série, dans la mesure où ils sont purement « technocratiques », en excluant la participation active des communautés vivantes, demeurent dans une perception très appauvrie du réel et mènent à une dégradation des conditions de vie. La technique déshumanise, l’économie se pervertit ; l’éducation se dégrade ; les villes deviennent grises, sales, laides ; les centres urbains et industriels digèrent des matières toxiques et les rejettent dans une pollution généralisée ; dans un cadre aussi déshumanisé, le malaise grandit, la délinquance se développe et les comportements d’auto-destruction prolifèrent. De la clarté de vision dans laquelle se déroulent nos choix résulte leurs conséquences et si nous sommes aveugles, alors ce sont les appétits rapaces qui nous gouvernent et les forces de destruction sont en marche.
Les crises sociales, en définitive, ne sont-elles pas l’aboutissement d’une crise globale, celle d’une civilisation devenue aveugle à ses propres finalités ? Il a existé de par le passé différentes civilisations. Les plus grandes sont nées ont connu leur apogée et ont finalement disparu ; comme l’observait Hegel, nous marchons sur des ruines. Est-ce notre tour à présent ? Se pourrait-il que nous soyons tout près de notre fin ? Faut-il parler très sérieusement de fin de l'Histoire? Pour notre civilisation, Le Compte a Rebours a-t-il commencé ? Titre Albert Jacquard. Ou bien la crise actuelle est-elle le signe d'une crise évolutive majeure?
1) Notez que l’expression « crise de civilisation » ici se met au singulier. Nous ne disons pas crise « des » civilisations ; non pas parce qu’il s’agit avant tout de la nôtre, mais parce que c’est le modèle occidental qui a essaimé partout sur la planète qui est profondément en crise ; et aussi parce que dans cette crise, c’est la civilisation humaine qui semble globalement menacée dans son existence même.
Cependant,
il est exact qu’après l’effondrement du communisme, qui avait déjà créé une
structuration idéologique bipolaire de l’humanité, on a vu apparaître de
nouvelles formes de divisions, engagées dans un « conflit de civilisations ».
Par exemple le schéma récurent avec d’un côté l’Occident conquérant, fier de ses
valeurs démocratiques, de l’autre l’Islam résistant et tenté par l’intégrisme
religieux. C’est ce que discute Amin Maalouf dans Le Dérèglement du Monde.
Le schéma commode, adapté au manichéisme simpliste de la pensée
dualisante, qui
est précisément le schéma dans lequel fonctionnent tous les
conflits que
nous ne cessons d’alimenter. (texte) C’est aussi la manière très habituelle pour le
mental égocentré de raisonner en rejetant sur un autre la responsabilité d’une
situation qui se dégrade. « L’autre », face à « moi », ouvre la voie propice à
la cristallisation d’un bouc émissaire, (texte) la manière la plus primitive qui
soit que l’humanité ait trouvée pour résoudre les conflits. Dans la crise que
nous traversons, ce qui fait problème ce n’est pas la diversité des
civilisations, c’est la tentative constante de
diviser l’humanité contre
elle-même. Plus on nourrit les oppositions entre les civilisations,
plus on ruine leur valeur, plus on épuise ce qui a pu constituer leur grandeur,
plus on suscite une régression dans la barbarie. Dans l’état actuel des
choses, s’agissant de l’opposition entre l’Occident et l’Islam, Amin Maalouf est
très net. Il faut dire que :
« Ces vénérables civilisations ont atteint leurs limites; qu'elles n'apportent plus au monde que leurs crispations destructrices; qu'elles sont moralement en faillite, comme le sont d'ailleurs toutes les civilisations particulières qui divisent encore l'humanité; et que le moment est venu de les transcender. Soit nous saurons bâtir en ce siècle une civilisation commune à laquelle chacun puisse s'identifier, soudée par les mêmes valeurs universelles, guidée par une foi puissante en l'aventure humaine, et enrichie de toutes nos diversités culturelles; soit nous sombrons ensemble dans une commune barbarie". (texte)
Et ce n’est pas tout, il faut aussi y ajouter le nationalisme. La tendance des peuples ayant une forte identité culturelle à vouloir se doter d’une structure politique conduit à la formation d’identités collectives, au dépend d’une identité plus vaste, l’identité terrienne (texte). C’est aussi un ferment de division qui alimente les crises géopolitiques. Nous avons vu que l’ego collectif, comme l’ego individuel, se sent renforcé face à un ennemi. Il a besoin de son ennemi pour jouir de sa propre existence séparée et pour se définir comme différent. Il faut qu’il y ait un « nous », we, face à « eux », them ce qui permet de renforcer le sens du moi agrandi. Qu’importe les êtres humains placé entre les guillemets « nous » et « eux », ce ne sont plus des êtres humains, ce sont des catégories : des païens, des infidèles, des Américains, des Juifs, des Arabes, des Français, des Allemands etc. Quand on ne voit plus l’être humain, mais seulement un concept et quand l’État dit de tuer, l’aveuglement est suffisant pour que l’on appuie sur la gâchette. On ne tue plus un être humain, on supprime un ennemi ! Il n’y a aucun doute sur le fait que dans une période de crise où les tensions montent sévèrement, dans laquelle la peur est constamment entretenue, il suffit de désigner un ennemi pour déchaîner la violence. Les plus assoiffés de sang insisteront toujours, non sur ce que les hommes partagent en commun et sur leur unité avec la Terre, mais sur leurs différences, et par-dessus tout sur les oppositions irréductibles de leurs cultures.
Le moment est venu de transcender nos différences et de retrouver l’unité humaine, (texte) de comprendre la finitude de notre domaine et l’unité des hommes avec la Terre. Dans les termes d’Albert Jacquard : "Il nous faut tenter d'imaginer une autre humanité capable de tenir compte de deux évidences: d'une par la nécessité d'une gestion collective et raisonnable des richesses que la planète nous offre, d'autre part la nécessité de rencontres pacifiques et fécondes avec nos semblables; d'une part l'humanité dialoguant avec la Terre, d'autre part les humains dialoguant entre eux. » (texte)
2) Si nous voulons aller jusqu’à la racine, il faudra reconnaître que la vraie tragédie des crises majeures de l’Histoire se déroule dans le théâtre de l’esprit humain. Elle a son origine dans un processus constant de division que nous ne cessons d’entretenir. Clivage entre l’homme et la Nature, (texte) entre les religions, entre les cultures, entre les nations, clivages politiques, clivage entre les intérêts économiques, entre les classes sociales, entre les générations, division entre groupes de pressions, divisions à l’intérieur des communautés, division entre l’homme et la femme, division au sein des familles, division au sein de l’homme lui-même entre la sphère privée et la sphère publique, entre moi et les autres, entre conscient et inconscient etc. Ces divisions générées par la pensée produisent d’elles-mêmes des dysfonctionnements qui, cumulés, génèrent un terrain de crise permanent. (texte) Nous ne pouvons pas éviter de porter l’investigation sur le terrain psychologique et faire comme si nous pouvions ne pas le prendre en compte. Dans le processus des crises, c’est l’usage pernicieux que nous faisons de la pensée (texte) sous la forme de divisions constantes qui est en cause, car il sape toute perception globale et produit une vision fragmentaire du monde.
Sur cette
question, quelques pistes dans Vivre dans un Monde en Crise de Krishnamurti. Le premier pas, explique-t-il, c’est de
prendre conscience de l’état de division dans lequel nous vivons. « Si nous
sommes vraiment très consciencieux, et l’époque l’exige que nous le soyons,
alors nous devons voir très clairement, objectivement, avec détachement, le
monde tel qu’il est – divisé, fragmenté avec les nationalismes, les croyances
religieuses, les convictions politiques sectaires ou les différentes idéologies,
chacune combattant l’autre et s’efforçant de créer une unité tout en se
maintenant à l’écart ». Il nous faut explorer en profondeur ce processus
dans notre propre esprit. En faire une question, sans vouloir sauter cette étape
pour adopter à la va-vite des solutions techniques avec tel ou tel système. Il
nous faut voir d’où
vient l’état de crise, les ramifications de la pensée de la
division, voir son insanité et l’extrême danger qu’il nous fait courir. La
perception lucide du danger fait qu’on s’en écarte. Voyant en profondeur ce que
produit la division engendrée par l’esprit, la nécessité d’une
révolution
psychologique dans la conscience humaine devient une évidence. Ce qui bien
sûr ne nie pas les initiatives collectives concrètes, mais leur donne une
orientation nouvelle. Ce qui est autrement plus radical que la révolution
violente au sens habituel du terme. « Nous devons agir collectivement car de
grands changements sont nécessaires, mais une révolution psychologique en
profondeur est essentielle, non pas une révolution qui consiste à jeter des
bombes et à tuer des milliers de personnes au nom de l’ordre, d’une nouvelle
société ou de la paix. La nécessité d’une profonde révolution psychologique de
cet ordre n’est pas une affirmation dogmatique de l’orateur ; elle est
indispensable. L’observation le prouve ».
Qu’est-ce
qui est à l’origine de toutes les divisions ? « L’intérêt personnel est à
l’origine de tous les processus de division, c’est-à-dire de corruption. Il est
la cause de tout conflit». L’intérêt personnel c’est bien sûr mon intérêt
limité, au dépends de tout le reste, mais c’est aussi l’intérêt collectif d’une
organisation quelconque qui défend son intérêt au mépris de tout le
reste. Une fois que nous repérons ce principe, il est facile de voir partout son
opération. C’est le culte exclusif de l’intérêt personnel qui est en cause dans
l’individualisme de la consommation de masse, de la gloriole
ostentatoire de
l’hyperconsommation. C’est lui qui s’exprime dans l’exploitation sans vergogne
des ressources de la Terre, dans l’irresponsabilité des dégradations infligées à
la vie dans son ensemble. C’est en nourrissant l’intérêt personnel de manière
exclusive que l’on fait partout s’accroître les inégalités, tout en restant
complètement indifférent au sort de ceux qui sont exclus. C’est lui qui est en
cause dans l’avidité du profit sous toutes ses formes, la cupidité des uns et la
complaisance teintée d’envie des autres. C’est encore lui qui parle sous le
prête-nom de toutes les tentatives de division des
religions et des
idéologies.
Dès que l’intérêt personnel domine, il y a un aveuglement à l’égard de ce qui
servirait le bien commun : c’est mon intérêt (ou le nôtre) contre votre intérêt
(ou le vôtre). Quand il est exacerbé, l’unité, la solidarité humaine est
perdue et la corruption est omniprésente ; la crise devient globale parce que la
société est devenue malsaine. A la racine des problèmes que l’humanité doit
aujourd’hui affronter, il y a un
aveuglement psychique, une perception faussée,
ce qui veut dire une perte complète de l’unité et du sens de la relation.
Dès l’instant où la conscience de l’unité est là, chaleureuse et vivante, la
pensée, la parole et l’action entrent au service de la vie. Dès l’instant où le
sens de la relation est vivifié, l’amour est présent dans chaque geste et le
souci d’aider et de ne pas blesser est spontané. Quand le cœur est sensible et
qu’il demeure en communication avec ce qui est, il s’exprime naturellement dans
la compassion. Non pas qu’il faille pour cela donner des règles, imposer une
morale, des lois, ou des
principes. Le changement de conscience depuis son état
divisé, exclusivement centrée sur l’intérêt personnel, vers la
conscience
d’unité, ouverte de manière plus vaste et
impersonnelle, modifie entièrement la
perception. Si l’humanité peut encore être sauvée, elle ne pourra l’être que par
un changement de conscience qui de lui-même mobilisera le cœur et
l’intelligence. Pas l’intellect qui est utilisé d’ordinaire et qui a précipité
la crise actuelle. Un intellect calculateur, rusé, coupant, prompt à comparer et
à chercher son avantage, prompt à
diviser et à opposer est-il réellement
intelligent ? Non. Un intellect qui se fourvoie dans la division
(texte) est
enfermé dans l’ornière de vues bornées, il est incapable d’une vision
d’ensemble. L’intelligence véritable relie, elle ne divise pas, et le cœur
n’est jamais loin de l’intelligence, quand elle est éveillée, car il est dans sa
nature de relier. Pour trouver l’énergie et l’intelligence dont nous avons
besoin (texte) dans le bourbier actuel, il faut aller au-delà de l’intellect séparateur.
Pour trouver l’énergie et l’intelligence créatrice nécessaire pour répondre aux défis d’une époque aussi troublée que la nôtre, il faut une conscience nouvelle. Une nouvelle conscience pour une nouvelle Terre (texte). Mais pour cela, il faudrait d’abord une étincelle pour que naisse une vraie Passion à la hauteur de la gravité des enjeux. Et c’est bien ce qui manque à une époque qui préfère le plus souvent la tiédeur, la légèreté frivole, l’évasion ludique et la dérision. Nous sommes tellement superficiels et futiles. Nous manquons de lucidité et de sérieux, (texte) alors même que s’il y a bien une urgence, c’est d’ouvrir les yeux et de remettre les pieds sur Terre. Ouvrir les yeux et comprendre ce qui nous arrive. Et pour cela l’éducation a un rôle essentiel. L’éducation et la culture. La citation suivant tirée du livre d’Amin Maalouf n’est pas du tout décorative, elle donne une orientation de ce qui devrait constituer le rôle des intellectuels aujourd’hui : « Sortir par le haut du dérèglement qui affecte le monde exige d'adopter une échelle de valeur basée sur la primauté de la culture; je dirais même basée sur le salut par la culture… Considérer la culture comme un domaine parmi d'autres, ou comme un moyen d'agrémenter la vie pour une certaine catégorie de personnes, c'est se tromper de siècle, c'est se tromper de millénaire. Aujourd'hui, le rôle de la culture est de fournir à nos contemporains les outils intellectuels et moraux qui leur permettront de survivre - rien de moins". »
* *
*
Si nous séparons les différents aspects de la crise actuelle, nous risquons de nous perdre en jetant dans toutes les directions les pièces du puzzle. L’image globale se recompose d’elle-même quand nous revenons de l’extérieur vers l’intérieur, pour chercher la racine des dégradations que nous observons. Le seul constat ne suffit pas. Il est accablant en tant que fait massif détaché de ses causes et séparé entièrement de la volonté humaine.
Peut-être fallait-il que l’humanité atteigne cette extrémité pour qu’elle se réveille. (texte) Il est aussi vrai que c’est au moment où la limite devient pressante que l’homme est capable de donner le meilleur de lui-même. Le défi est grand. La tâche est immense. Le sursaut est possible. Maintenant. Il va exiger un dépassement de ce qui a constitué pendant des millénaire notre mode de comportement habituel. C’est précisément ce qui rend le défi exaltant, car c’est la première fois que l’humanité se trouve placé devant la nécessité d’un saut évolutif de grande envergure. Elle en a le potentiel et ce potentiel se révèle justement dans l’extrémité.
* *
*
Questions :
1.
Que répondre à celui qui dirait: "La crise actuelle, c'est une invention des médias, il n'y a pas de différence entre aujourd'hui et hier, on a toujours été en crise"?2. Quelles relations pouvons-nous trouver entre le mythe du progrès du XIX ème et la crise actuelle?
3. Quel sens aurait la notion de fatalité appliqué à un contexte de crise?
4. Le notion de crise est-elle une objection majeure à la philosophe de l'Histoire?
5. Une crise peut-elle être prévisible?
6. Peut-on expliquer la convergence des facteurs de destruction que nous connaissons à l'heure actuelle en invoquant des coïncidences malheureuses où faut-il d'emblée les relier?
7. L'évolution consciente ou inconsciente, exclut-elle l'apparition de crises?
© Philosophie et spiritualité, avril 2009, Serge Carfantan,
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