Il y a des trahisons que nous ne pardonnons pas. Comment comprendre que l’idéaliste hippie des années 68 devienne quelques années plus tard un requin de la finance sans scrupule ? Il n’a pas eu cette fidélité à ses engagements premiers, à ses idéaux, cette fidélité à soi qui nous semble le signe d’une véritable constance, une constance digne d’être admirée. Celle d’une personne authentique. Un opportuniste qui change de camp tous les deux ans n’a ni constance, ni fidélité, c’est une girouette qui suit le vent de l’Histoire. Un opportuniste n'a pas le sérieux sur lequel nous pourrions fonder une vraie confiance.
Pourtant, il est aussi nécessaire de ne pas rester rigide, de savoir épouser le changement. Il est essentiel et de savoir laisser aussi le passé en arrière de soi. Quand on a cessé de croire à un idéal de jeunesse, faut il le momifier et continuer à lui vouer un culte? Il faut savoir déposer la valise du passé pour repartir libre et s’autoriser le droit d’être différent de celui que l’on a été. Ce n’est pas là une traîtrise ou une hypocrisie. C’est revendiquer une fidélité peut-être plus profonde, celle d’une aspiration qui grandit, d’un changement qui transforme, d’une évolution intérieure qui mûrit.
Tout le problème se résume donc en une question : peut-on durer tout en restant fidèle à soi-même ? Le temps compromet-il l’identité ou peut-il la sauver ? Quel lien y a-t-il entre la continuité du moi et l’identité de la personne ?
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La fidélité, telle qu’elle est entendue le plus couramment est par essence une vertu, qui dans le schéma duel ordinaire de l’attitude naturelle, s’oppose à un vice, l’infidélité. Dans les termes d’Aristote, la vertu est une disposition acquise, une habitude à vouloir maintenir sa conduite dans la direction du bien. Le vice est une mauvaise habitude contraire. Une vertu se cultive, suppose donc une volonté continue. En ce sens la vertu se distingue de la passion qui elle dépend surtout d’une force de la Nature plus que d’une disposition volontaire. La fidélité est une vertu et non pas une passion. (texte) Elle suppose une volonté personnelle et surtout, une constance dans la volonté personnelle. « La fidélité est vertu de mémoire et la mémoire elle-même comme vertu ». L’infidèle manque de constance dans la mémoire. La fidélité est aussi perçue comme un engagement sérieux, ce qui suppose une mémoire maintenue ou un serment que l’on n’oublie pas. Ainsi, la promesse tenue suppose la fidélité qui la maintient, quelques soient les circonstances et la durée. Cependant, la fidélité n’est-elle pas nécessairement fidélité à un autre ou devant des autres, plutôt que fidélité par rapport à soi ?
1) Concrètement, nous parlons de fidélité pour désigner la constance de la relation d’attachement dans le couple : « elle est restée fidèle à son mari » veut dire, elle ne l’a pas trompé, elle n’a pas trahi son engagement avec lui dans le mariage. « Il n’est pas fidèle » est entendu comme : il est capable d’oublier sa relation dans la mariage pour courir les filles et chercher une aventure ailleurs. Dans un monde laxiste comme le nôtre, la fidélité n’a pas très bonne presse et le mariage non plus. Pourquoi ? Parce que nous craignons un engagement que nous ne saurons pas tenir. Eviter l’engagement, c’est éviter de s’engager à l’égard d’un autre, c’est éviter la fidélité à l’autre et par avance autoriser l’infidélité. Le flottement des relations aujourd’hui fait que nous avons une attitude très ambivalente. Nous admirons celui qui est capable de rester fidèle, car il manifeste une constance qui nous manque. Nous tournons aussi en dérision la fidélité comme valeur passéiste, relent de morale chrétienne, tabou qui ne devrait pas résister à la révolution sexuelle. Nous sommes très versatiles et nous avons fini par penser que l’infidélité, du vice peut aujourd’hui devenir vertu : « il faut multiplier les expériences » enseigne-t-on. Regardez les vedettes du show-biz : ces gens montrent l’exemple : ils se marient une dizaine de fois !
2) Dans notre monde actuel, à quoi sommes-nous fidèle ? On reste fidèle à des souvenirs communs et pas à la personne. Pourtant, être fidèle à ses amis, c’est être fidèle. Ce qui dès lors prend de la valeur, c’est la qualité de la relation dans l’affection, ce qui ne veut pas dire attachement autour d’un objet qui relèvent d’une compromission dans le mal. « Les SS juraient fidélité à Hitler, cette fidélité dans le crime était criminelle ». La fidélité n’est vertu que si elle enveloppe non pas un attachement, un conformisme, une imitation, mais une continuité qui est fidélité au Bien et non au mal. Une persistance mécanique de la mémoire ne fait pas une fidélité « la fidélité dans la sottise fait une sottise de plus ». Comte Sponville conclut donc fidélité, fidélité aimante, fidélité vertueuse, fidélité volontaire.
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La fidélité sociale suppose le contrat, une relation morale conclue et qui doit être suivie. Le contrat à son tour suppose la parole donnée, une parole qui engage et que l’on ne doit pas rompre, sous peine de devenir infidèle à la parole donnée. Je tiens ma parole par fidélité. La fidélité suppose un sujet moral, une personne constante dans ses engagements. Cela explique pourquoi, dès que l’on aborde la fidélité, c’est avec une appréciation morale et dès que nous rencontrons l’infidélité, c’est avec le sens de la faute. L’infidèle peut-être hypocrite et menteur, il peut-être versatile, frivole, perfide et inconstant. Et si le reproche est là dans ces mots, c’est parce que nous pensons que c’est une question de devoir-être, pas une question de fait, sur le plan de l’être. La fidélité prend une forme active dans sa version militante d’engagement social. On dit de A : « il est resté fidèle à la classe ouvrière ». Dans ce sens, il est possible de parler de fidélité à soi, dans la constance d’un engagement, la rectitude des convictions. A l’inverse, l’opportuniste qui change de camp dès que le vent tourne, n’a pas de constance, ni de rectitude.
Dans une version religieuse de la conviction, la fidélité à soi passe par la constance de la foi : « il est resté fidèle à la religion de ses ancêtres ». Dans les religions fondées sur le credo, cette constance dans la foi suppose une adhésion qui ne se justifie pas aux yeux de la raison, mais cette adhésion engage. Dans l’islam, l’infidèle c’est le traître, celui qui doit être châtié parce qu’il tourne le dos à la parole de Dieu exprimée dans le Coran. Le fidèle est celui qui reste dans la voie que Mahomet a tracée. Dans le christianisme une distinction similaire se fait entre païen/chrétien, incroyant/croyant. Celui qui délaisse la foi qui l’a élevé est perçu comme infidèle, il suscite le ressentiment de la communauté qu’il quitte. En jugeant l’infidélité chez l’autre, je ne peux pas ne pas immédiatement déclencher en moi le ressentiment, l’amertume d’une trahison. Il y a des infidélités que nous ne pardonnons jamais et qui alimentent des querelles, des haines sourdes, parce que n’avons jamais pardonné la rupture du serment. Il nous est en fait difficile d’accepter le fait que l’autre ait pu changer, ait pu virer de bord, ait pu renier ce que nous avions ensemble partagé. Nous ne pouvons que difficilement accepter la rupture d’un attachement solide créé par une engagement, un serment, une promesse. Inversement, nous ressentons la fidélité parfois comme une contrainte qui nous pèse, comme une corde qui nous ligote à des engagements auxquels nous ne croyons plus, alors que notre liberté réclame ses ailes et que nous nous accordons le droit d’être maintenant différent de ce que nous avons été. Droit que bien sûr nous refusons à tout autre !
Le problème, c’est que la fidélité se situe dans le temps psychologique et que le temps est impossible à maîtriser. Le temps est par nature déstabilisant. Est-ce à dire que c’est le temps qui interdit la fidélité ? Est-ce le temps qui nous empêche de conserver une fidélité par rapport à nous-mêmes ? Le temps est-il par nature destructeur?
1) Il semble inutile d'essayer de garder une continuité quand le temps détruit nos efforts. Le temps semble contredire nos plus profonds désirs et nous mettre dans l'incapacité de rester fidèle. Le changement nous conduit à devenir autre. Montaigne dans les Essais se plaint de l’inconstance de la vie humaine et il découvre que tout regard vers le passé met en évidence une altérité. Dès que je regarde en arrière, j’ai l’impression de n’être aujourd’hui plus celui que j’étais hier. L’un dira : « Je ne suis plus ce gamin insouciant, stupide, idéaliste et borné ». Une autre dira « je ne suis plus cette gamine frivole, au mauvais caractère, soucieuse seulement de son image devant les autres ». J’ai changé. Les deux diront ensemble : « j’ai changé depuis cette époque ». S’il y a effectivement changement, la continuité de la vie ressemble à une galerie de personnages d’une vie qui est celle de l’ego et de ses formes successives. Où est la fidélité dans tout cela ? Le moi tour à tour prend la forme du niais, du sage, du fou, du passionné de la brute ou de salaud. Il ne semble pas pouvoir rester le même.
Pourtant où est la Durée, il y a nouveauté et création de soi : Bergson dit : il n'y a que le changement et pas de chose qui change. La chose, c’est un personnage que prend le moi superficiel. Ce n’est pas le jaillissement de la durée du moi profond. (texte) La durée est sans rupture, elle est une continuité, donc elle se maintient d'elle-même, si bien que seul son flux conserve une unité essentielle permanente. La cohérence avec soi dans la durée est le Soi. Il ne faut pas confondre rester soi-même comme une statue inaltérable (une chose) ou rester fidèle à soi-même comme une rivière qui continue de couler (la conscience). Il est vain d’exiger de qui que ce soit de rester le même, quand le temps nous fait changer, mûrir, nous transformer, quand le temps emporte les circonstances dans un Devenir qui n’a pas de fin. L’attitude naturelle a beaucoup de difficulté à apprendre cette leçon, parce qu’elle est par nature chosique. Au fond, nous voudrions clouer l’identité personnelle comme un papillon dans une boîte, comme nous cherchons à amasser des « choses » solides, qui peuvent nous rassurer dans le temps. J’ai ma maison, j’ai mon argent à la banque, j’ai mon contrat d’assurance en cas de pépin, j’ai des amis sur qui compter. Cela me rassure. Tout ne fout pas le camp tout de même, il doit bien y avoir en ce monde des choses solides sur lesquelles on peut compter ! Et des gens surtout ! Ce serait terrifiant de penser que tout ce qui vient s’en va et que tout est provisoire en ce monde ! Le fleuve du Devenir est effrayant. Il m’oblige à reconsidérer tout ce que je rencontre dans ce monde pour le regarder comme relatif or je passe ma vie à lutter pour donner une valeur absolue à ce à quoi je tiens par-dessus tout ! Il faudrait tout lâcher pour accepter l’écoulement ? Non, non et non ! Je dis non de toutes les fibres de mon être et je résiste ! Je suis prêt à me battre contre l’univers entier pour qu’il ne m’arrache rien, pour parvenir à mettre tout ce qui a de la valeur dans un musée et me rassurer contre le poison du changement. Je fais tellement d’effort pour me rassurer, pour immobiliser ce qui pourrait changer ! La mère voudrait parfois pétrifier son enfant, le figer dans l’enfance pour jouir éternellement de son rôle de mère. L’amant voudrait immobiliser son amour, le mettre au congélateur ! Pour qu’il soit éternellement sa joie ! Le retraité qui a mis ton son amour dans le soin de sa maison ne supporte pas l’idée de partir et de tout quitter. L’arriviste qui a enfin gagné les sommets de la hiérarchie sociale voudrait éternellement jouir de sa position de pouvoir. Il est accroché à son fauteuil et y tient, même si son destin semble l’appeler ailleurs. Du fond de nos sécurités, nous voulons bien que les choses durent... mais sans changement ! Nous n’aimons pas les surprises, sauf si elles sont agréables. Notre idée de la constance est rigide et mécanique. (texte) Ce que nous appelons constance est un concept élaboré par le mental pour thésauriser le provisoire et nier le Temps. Ah ! Si on pouvait se planquer dans un nid douillet, avec des certitudes confortables, avec l’aisance matérielle, et de quoi se donner l’hébétude hilare et replète de l’homme qui se dit « satisfait » de ce qu’il possède ! L’ego n’accepte le changement que quand il peut le dominer, le régir, le contrôler. Il ne supporte pas le changement qui l’atteint dans son territoire d’influence propre, qui le touche dans son intimité et surtout dans ses possessions. Comme le dit joliment Bertrand Russel, la vie ordinaire, c’est un peu comme le fait de vivre dans une forteresse en guerre contre le reste du monde.
2) Flûte ! Chacun de nous a parfaitement le droit d’être un autre ! Il y a dans Cahier d’éveil II de Stephen Jourdain un passage magnifique dans ce sens. Qu’est-ce que moi ? Un bloc de sel ? Un paquet de souvenirs à remiser au grenier de l’esprit ?
« Tuez le vieillard qui, en vous, a pris votre place. Et, une fois pour toutes, comprenez que ses faims et ses soifs, ses faims apprêtées et ses soifs fignolées, ne sont point vôtres. VOUS ÊTES UN AUTRE.
Ce paquet sénile de raison et d’explications ne vous concerne pas. Plantez-le là. Vous en avez le droit : VOUS ÊTES UN AUTRE… Et une fois que vous serez planté là et serez devenu ce que vous êtes, n’oubliez pas que ce que vous êtes ne possède aucun droit de propriété sur ce que vous êtes ; mais qu’en revanche, vous, vous détenez le droit imprescriptible de résilier, à tout instant, si ça vous chante, le contrat de location ayant pour objet votre identité » !! « …Car ce n’est que par l’usage de ce droit, réellement exorbitant, à être éternellement UN AUTRE que vous accédez à MOI et à votre identité véritable ». Nous avons passé tant de temps dans la retenue à être, dans la retenue à être soi, pour chercher à nous mouler dans une image, pour nous emplâtrer dans une image du moi, qu’il est peut-être temps de tout lâcher pour nous autoriser enfin la respiration du changement !
- « Vous m’enjoignez de faire quoi, exactement ?
De vous reporter à l’homme particulier que vous vous sentez être, qui se définit d’autorité comme le commencement, la fin et le milieu de vous, en vous attachant, au pris d’une difficile dilatation de votre regard interne, à appréhender la chose dans sa globalité. ET DE POSER LA VALISE.
Je me pose sur le quai de la gare, et je m’en vais en sifflotant ?
C’est tout à fait ça.
Et qu’est-ce que je gagne dans l’affaire ?
- Je vous l’ai dit : le bien suprême, MOI. Un abîme inouï de liberté et de joie. De joie exultante ».
Il n’est pas facile de poser la valise ! Et puis on a mis tellement de choses dedans. Comme le dit Stephen Jourdain, on ne s’est pas rendu compte à quel point cette constitution d’un ego bien solide a fini par devenir une entreprise d’écrasement de l’âme ! Au lieu d’entrer dans la Vie à pas de danseur, nous entrons dans la vie la tête basse, portant le fardeau de notre obligation à être untel ou untel, à être ceci ou cela, tout en se refusant la légèreté, en se refusant à être différent de ce que nous avons été. Bref, en nous refusant notre propre liberté. Et ce qui est proprement stupéfiant dans ces pages de Stephen Jourdain, c’est que justement il nous décrit un passage abrupt depuis moi= petite-chose—rigide-farcie-d’un-passé-vieillot à Moi authentique, neuf à chaque instant, imprévisible et libre. Et le nœud de l’affaire n’est rien d’autre que le sens faux ou le sens vrai de la constance et de l’inconstance. (texte)
3) Cependant, l’inconstance peut s’entendre aussi dans un sens beaucoup plus léger et superficiel, comme manque de constance, comme incapacité de se maintenir dans le sérieux et l’application à une tâche, incapacité de consécration vraie pour construire une œuvre de valeur. L’inconstant papillonne d’un objet à un autre. Communément parlant, d’une femme à une autre. C’est exactement ce que défend le Don Juan de Molière en faisant l’éloge de l’inconstance :
---------------« Quoi ? Tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux Non, non la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos
cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon
cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, Si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le
cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui
a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, Si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre
cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs je me sens un
cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses ».
L’inconstance ici est relative au désir et à la recherche du plaisir. Le libertin défend une règle de vie : chercher en toutes choses à capturer des plaisirs, chercher la vivacité du plaisir, de la possession de la conquête ; et dès que le plaisir s’affaiblir passer à un nouveau plaisir et ainsi de suite de conquête en conquête, sans qu’il n’y ait jamais véritable amour, sans qu’il n’y ait jamais de véritable don, mais seulement l’attachement vif et fugitif d’un éblouissement qui fait naître le désir et qui s’éteint dès que le désir est assouvi. (texte) Le libertinage est une conception touristique de la vie qui abandonne toute constance et choisi la voie de l’improvisation du plaisir, de la fête renouvelée. L’inconstance est ici l’inconstance du désir et rien de plus. La fidélité est vue comme la tombe dans laquelle il reste à coucher le cadavre de l’amour-passion. Pas d’engagement dans l’amour, ou un engagement toujours superficiel et trompeur, pas un « engagement de l’âme », l’âme qui ne donne donc jamais rien, ne se donne jamais à rien, mais prend encore et encore, prend la beauté, prend la grâce, capture l’amour d’un autre et le consomme rapidement. Amour qui est un produit périssable, l’objet d’une consommation fébrile. Frédéric Beigbeder soutient en ce sens que l'amour dure trois ans. Mais parce que le désir est toujours changeant et inassouvi, il lui faut cependant être porté par une force et une unité qu’il n’a pas : c’est l’unité de la volonté. La volonté de puissance, chez le séducteur, trouve un suprême plaisir à soumettre une autre volonté à ses caprices : « lorsqu’on est maître une fois, il n’y a plus rien à souhaiter ». Pour la volonté de puissance, rien n’est plus vif que le plaisir « que de triompher de la résistance d'une belle personne », de lire la soumission dans son regard, de jouir de sa dépendance en faisant de la belle une esclave. En faire un objet (la femme-objet) et la priver de sa liberté en la plongeant dans la souffrance du désir et de l’attachement, le tout étant enrobé par la magie de l’illusion propre à la séduction. Si le sens même de l’ego tient à l’égocentrisme, si l’égocentrisme se traduit par la volonté de tout ramener à soi, de posséder, de régner sur sa propriété, il est assez clair que le séducteur est un monstre d’égocentrisme. Mais au moins est-il conséquent et implacable dans sa logique de prédateur. L’égocentrisme est la constance même de son inconstance. Ce en quoi justement il reste toujours le même –rigidement le même- enfermé dans un personnage. Monotone en un sens, tristement futile, ridiculement léger et passablement cynique.
Ce n’est pas un hasard si dans le monde postmoderne le personnage de Don Juan nous séduit autant. Les images de la publicité nous vantent une jeunesse émoustillée, légère, qui saute d’un plaisir à un autre, légère et inconstante comme le personnage d’Hippolyte dans Un monde sans pitié. Il faut dire que tout le système de la consommation est là pour vendre des plaisirs, pour suggérer le désir et le démultiplier dans les objets. Il suffit d’avoir les moyens et on peut devenir un Don Juan, se moquer de tout sérieux, de toute constance, de tout engagement et passer sa vie la tête en l’air, dans une sorte d’ébriété artificielle, à poursuivre toutes sortes de plaisirs. Profiter ! Un consommateur écervelé et inconstant est un très bon consommateur – du point de vue du profit. Une personnalité artificielle est facile à manipuler. Que nous soyons frivoles, écervelés, futiles est finalement de bon rapport d’un point de vue économique. Et puis, que ne ferait-on pas pour demeurer dans la légèreté. Au moins on sera débarrassé de l’engagement, du sérieux, de la fidélité,… de la profondeur et même du sens par dessus le marché : on sera enfin libéré de la constance ! Il restera à se borner à survivre dans un monde qui se moque de tout et n’a plus de règle.
Le mot latin fidélis veut dire confiance en soi. Est-ce que ce n’est pas le manque de confiance dans le Soi qui ouvre la porte de toutes les trahisons devant soi-même ? Est-ce la confiance qui nous rend fidèle? Si le soi a une identité d’objet définitive, comme une marque de produit sur un objet de consommation, il est clair que tout changement le remet en cause et la fidélité à soi est une expression vide de sens, car tout changement est une trahison. Mais si le soi n’est pas un objet, si le soi est un pur sujet, libre, il peut parfaitement rester lui-même tout en devenant autre à travers la Durée. Et le Soi n’est pas un objet. C’est Malraux qui dit : "le saint est dans trois temps : il est dans son éternité, il est dans son temps historique ou chronologique, il est dans le présent". Ce que je suis est tout à la fois l’essence de la subjectivité vivante, le Soi qui a son assise hors du temps, l’homme qui est pris dans le réseau d’un présent historique, d’une société qui se construit, change, se transforme, mais surtout, ce que je suis s’inscrit dans la manière dont je vis dans le présent.
1) Il y a un exemple très intéressant qui pourrait nous servir de référence. Krishnamurti, jeune, avait été pris en charge par la société de Théosophie et promis à un avenir radieux de sauveur du monde, car les dirigeants de cette société, Annie Besant et Leadbatter, voyaient en lui un être exceptionnel dépourvu de sens de l’ego. Il fut élevé dans cette société, choyé, jusqu’au jour où il annonça brutalement en public la dissolution de l’ordre de l’Etoile d’Orient qui avait été fondée pour lui, proclamant que la vérité est sans chemin, sans maître ni disciple.
« Pour moi la Vérité est un pays sans chemin, et vous ne pouvez l’atteindre par aucun sentier, aucunereligion, aucune secte… Je ne veux faire partie d’aucune organisation d’ordre spirituel… Lorsqu’une organisation est créée dans ce but, elle devient une béquille ; elle affaiblit, asservit, et cela ne peut que mutiler l’individu, l’empêcher de se développer,… Voilà deux ans que je réfléchis à cette question, lentement, avec soin et patience, et maintenant j’ai pris la décision de dissoudre l’Ordre, puisque j’en suis le chef. Vous êtes libre de créer d’autres organisations et d’attendre que vienne quelqu’un d’autre. Cela ne me concerne pas, ni d’ailleurs la création de nouvelles cages, de nouveaux décors pour ces cages. Mon unique souci est de libérer l’homme de façon absolue, inconditionnelle ».
C’est un discours stupéfiant et qui a dû causer un choc important à tous ceux qui étaient présents. C’est une rupture radicale, une rupture avec le passé, avec toute la tradition, avec toute autorité, une rupture qui passerait pour une infidélité à ceux qui s’étaient jusque là occupés de lui et une infidélité à la culture dont il était issu. C’est un refus du rôle même de guru et une injonction donnée à chacun d’être sa propre lumière. Ce n’est certainement pas une sorte de refus pour le refus, une liberté adolescente qui se poserait dans l’opposition, ce n’est pas de l’inconstance frivole, ce n’est pas une attitude touristique, une velléité du désir spirituel. Ce n’est pas une fuite, et encore moins une simple « critique » qui en resterait à la critique. Ce n’est pas une révolte contre le père, comme dirait les psychanalystes. Ce n’est pas tout cela, car cette infidélité à la tradition, à l’organisation, au credo, est en réalité une fidélité à soi plus profonde qui s’affirme dans une exigence passionnée qui refuse tout compromis. Krishnamurti a simplement refusé de jouer le rôle qui avait été préparé pour lui. Il est en un sens resté fidèle à sa liberté, dans l’unique souci de porter un enseignement libérateur. La trahison en la matière, n’était pas de rompre avec l’organisation, mais de rompre avec soi, de n’être pas soi, de n’être pas ce qu’il était en toute liberté.
2) Pour être enfin nous-mêmes, nous avons besoin de nous défaire de ce que nous sommes peu à peu devenu, besoin de ce qui n’est plus qu’une vieille peau, comme une mue qu’il faut savoir laisser tomber, qu’il faut savoir lâcher pour ne pas empailler le cadavre d’un passé, quand il nous a bel et bien quitté. Il est aussi créatif en un sens de déconstruire que de construire quand la Vie s’affirme en nous dans un renouveau qui implique la rupture. Dans Ainsi parlait Zarathoustra Nietzsche met sévèrement en garde ses disciples de ne pas lui ériger des statues. Il faut déboulonner les statues d’une révérence bigote qui s’en tient à la lettre et ignore finalement l’esprit. La vraie fidélité est à l’esprit, à la Vérité et non à la lettre et au credo. Par un reversement étonnant, il arrive ainsi que la soif de vérité brûlante de l’incroyant finalement soit plus authentique que la soif de vérité apprêtée du croyant. Ce qui est en tout cas significatif dans notre exemple, c’est que, même après la rupture, Krishnamurti n’a pas pour autant retiré quoi que ce soit de l’affection qu’il avait pour les personnes. C’est de ce côté qu’il y a une fidélité, la fidélité de l’amour, comme il y a fidélité dans la constante humilité de l’esprit devant la vérité.
---------------L’essence de la fidélité à l’esprit ne réside pas dans la rupture elle-même, mais dans la Nécessité intérieure qui y préside et qu’il importe par-dessus tout de ne pas trahir. Et il n’y a aucune formule définitive dans laquelle on pourrait transcrire la Nécessité intérieure. Nul ne peut dire ce qu’un homme se doit de faire à un moment donné, ni ce que lui dicte en quelque sorte la fidélité qu’il se doit à lui-même. Mieux : si la fidélité à l’esprit est là, la rupture n’a rien de nécessaire, sa Nécessité intérieure ne s’impose pas. La fidélité suppose une cohérence avec soi dont la logique transcende toute idéologie, tout engagement relatif, toute promesse en l’air et toute déclaration convenue. Il est impossible de juger de l’extérieur un homme au regard de la nécessité intérieure qu’il se devrait de respecter et de suivre.
La fidélité à
soi est auto-référente. Il n’y a pas de modèle pour en juger. Le rapport de soi à soi ne se juge pas de l’extérieur, il se vit. Si l’écrivain Jean Sullivan est resté prêtre, ce n’est pas par une rigidité de traditionaliste, par une fidélité tout extérieure. Son œuvre possède pourtant de forts accents nietzschéens. C’est qu’il trouvait dans la foi le Feu d’une Passion qu’il ne pouvait séparer de lui-même. La
Nécessité intérieure la plus forte commandait de redonner à la foi chrétienne son feu, c'est-à-dire de la vivre. Elle ne commandait pas la rupture. On peut de même s’étonner dans le même sens du parcours de Teilhard de Chardin. Les thèses du Phénomène humain ne sont pas particulièrement en accord avec les dogmes de l’Eglise et pourtant il a choisi la fidélité pour insuffler en quelque sorte dans la pensée chrétienne une sorte de christianisme cosmique, un évolutionnisme mystique. Toute tradition spirituelle peut-être vivifiée à nouveau de l’intérieur, sans que pour autant cela soit une sorte de rappel à un ordre moral rigide, ou un avatar de l’intégrisme. La grandeur d’une religion se mesure à cette renaissance qui en fait vivre l’esprit et non pas à une fidélité toute extérieure. Bergson dirait qu’il faut séparer la religion extérieure, la religion statique, de la religion intérieure, la religion dynamique.
En définitive, la question de la fidélité à soi se situe dans l’ultime convocation du présent et la manière dont nous lui répondons, avec ou sans détour. Être fidèle à soi-même veut dire : être attentif au présent et lui donner toute l'attention qu'il mérite, se trouver là où la réalité m’est donnée, dans le présent. Prajnanpad, dans un texte que nous avons considéré plus haut, explique que manquer de lucidité, ne pas être attentif à ce qui est ici et maintenant, c'est se tuer soi-même, âtmahatya . Être fidèle au soi, n'est-ce pas d'abord vivre délibérément sans fuir dans un ailleurs et un autrement. La fuite devant la convocation du présent est l’infidélité la plus essentielle à soi-même. La réponse juste à l’instant dans chaque situation d’expérience est la première des fidélités.
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Poser la question du rapport entre le temps et la fidélité, c’est s’interroger sur le sens que la durée peut prendre quand elle devient aventure intérieure, quand elle devient non plus un changement aléatoire, mais une évolution de la conscience. Evolution ne veut pas dire simple changement. Ce n’est pas parce qu’un homme a changé cinq fois de femme que pour autant il a réellement évolué.
La question est bien plutôt de savoir si nous avons oui ou non le courage d’être soi, le courage de vivre délibérément, passionnément cette vie qui est nôtre. Sans passion, il n’y a que médiocrité. Dans la Passion, il y a l’excellence. La fidélité la plus fondamentale est la fidélité à la Vie. La plus insipide des trahisons est la trahison devant la vie, dans la dénégation de soi, la fuite, le reniement de la Vie. Qu’importe après tout la direction que prend un homme, si la Vie est en lui et que la Passion lui commande d’être ce qu’il est. Nous avons souvent changé de costume. Nous pouvons en changer encore. Quelle importance ? Ce qui importe, c’est de ne pas rompre le contrat de fidélité à Soi qui commande que la Vie soit elle-même, c’est-à-dire que la Vie soit vécue.
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Questions:
1. Pourquoi attribuer un sens religieux à l'infidélité?
2. Comment comprendre la fidélité à soi en tant que présence?
3. Pour ne pas trahir quelqu'un d'autre, ne peut-on en venir à se trahir soi-même?
4. L'engagement idéologique peut-il être distingué de la Nécessité intérieure?
5. Pourquoi notre époque se complaît-elle dans la dérision de la fidélité?
6. Peut-on réduire la fidélité à une forme de relation à autrui?
7. En quel sens la fidélité est-elle vertu?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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