Leçon 149.    La légèreté et le sérieux       

    Si on en croit le discours habituel des médias et en particulier celui de la télévision, nous partageons pleinement l’opinion de Nietzsche : « Le sérieux, ce symptôme évident d'une mauvaise digestion». Une mauvaise humeur. En français, « sérieux » est trop près de « serré » et le glissement du vocabulaire courant va tout de suite vers « coincé » ! Dans un monde où la décontraction est de mise, le sérieux n’a guère sa place, si ce n’est dans la panoplie des personnages ridicules dont le théâtre et le cinéma on besoin pour produire des effets comiques. Être sérieux, c’est être rigide, solennel, pesant, donc pour tout dire ennuyeux et même assommant pour les autres. Et puis, comme le dit la publicité, « la vie est trop courte pour s’habiller triste ». Nous sommes là pour nous amuser. C’est d’ailleurs un privilège de la jeunesse : « on n’est pas sérieux quand on n’a que dix-sept ans » dit Rimbaud. En gros, le sous-entendu  est : « pour rester jeune, soyons léger et moquons nous de tout. Le sérieux, c’est bon pour les vieux : ceux qui se prennent au sérieux : les journalistes du 20 heures, les hommes politiques, les profs et les curés !».

    Discours caractéristique de nos mentalités actuelles, disions-nous dans une leçon précédente. Discours qui s’allie remarquablement bien avec le conditionnement apte à produire un consommateur obéissant. Un esprit, qui prend tout à la légère, est facilement influençable. Comme il papillonne déjà dans sa tête, il ira papillonner devant les vitrines. Un esprit léger est irréfléchi et il est bon qu’il soit en plus snob et artificiel. Il sera captivé par toutes les nouveautés et cela fera tourner le commerce. La légèreté fabrique des individus très sociaux, toujours dans l’air du temps, bien intégrés dans la convivialité ludique de la consommation. Autre avantage, un individu léger au point d’être écervelé, n’est jamais aux commandes de sa propre vie, il en laisse le soin à d’autres, ce qui est très utile pour ceux qui disposent des rennes du pouvoir.

     Alors ? Faut-il prendre la vie au sérieux ou à la légère?  N’y a-t-il pas une différence entre le fait d’être sérieux et de se prendre au sérieux ? L’humour, auquel on oppose si facilement le sérieux, est-il si léger que cela ? Avec quelle forme de conscience le sérieux est-il en rapport ? Faut-il ne pas prendre la vie au sérieux ? Mais passer sa vie en touriste, n’est-ce pas rater l’essentiel ?

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A. Phénoménologie de la légèreté

    Nous avons affaire à un concept duel : léger/lourd dont le sens premier est tiré du registre de la volonté qui fait effort. C’est dans la dualité que nous devons d’abord chercher. Un sac peut être lourd ou léger suivant mon énergie momentanée. Ce qui est léger est comme une feuille en l’air, allant de-ci delà, sans attache, suivant les caprices du vent.  Ce qui est lourd est solidement posé ou tombe comme un boulet par terre. Le sens figuré nous donne l’équivalent spirituel de l’effet physique. Un « esprit léger » est par nature agité et instable, il vole en tout sens, est incapable d’attention soutenue, il est très facilement capté par tout ce qui brille, dans le changement des apparences, autant qu’il peut l’être par le jeu de ses propres émotions. Notons que le terme « léger » n’est pas du tout connoté de façon négative dans notre société actuelle. Par contre, on n’utilise pas le terme « lourd » pour souligner la qualité inverse, car il est péjoratif… trop lié un excès de poids !  On dira aussi : un esprit posé, attentif, capable de diligence dans ce qu’il accomplit, en bref, sérieux. Il est intéressant de regarder du côté du sanskrit. En sanskrit on dit  laghucetas  pour désigner les esprits légers.  laghu  est un adjectif qui veut dire léger. Cetas, vient de Cit, la conscience. Quel est le contraire de laghu ? Je vous le donne dans le mille : « guru » ! En fait, le mot guru  en sanskrit est un adjectif qui veut dire « lourd », comme substantif, c’est le nom de la planète Jupiter dans jyotish, l’astrologie indienne, c’est aussi le maître spirituel. Ainsi se comprend dans la tradition que le maître est celui qui est « posé », qui est censé avoir un poids de présence, tandis que le disciple est le plus souvent laghucetas, un esprit léger. Le sanskrit rend bien le sens spirituel du sérieux. Maintenant, en quoi consiste la légèreté ? (texte)

    ---------------1) Partons de ce monde dans lequel nous vivons. Où trouvons-nous la légèreté d’esprit le plus souvent ? J'allume la télévision : annonce d'une prochaine émission : Pom pom girls bronzées en mini short, candidats qui « bougent », déguisés, projetés dans des piscines avec en fond, les cris d'encouragement d'une foule excitée. Coupure de pub : crème de minceur, euros, désir, millions, gagner, acheter, riches, sourires éclatants, vitamines B12 pour la vitalité des enfants, profil d’une nouvelle berline moulée sur la forme d’un dauphin, mer et soleil, filles de rêve, bronzage parfait, le tout en musique, tour à tour charmeuse ou un tantinet rebelle. Nous avons tout loisir de nous laisser absorber dans cette représentation, dans ce défilé d’images qui nous invite à l’insouciance et la légèreté d’esprit. C’est ce que font la grande majorité d’entre nous quand nous parlons de « détente ». Je peux abandonner toute attention et me laisser emporter là-dedans en n’ayant pas plus de pensée et de conscience qu’un courant d’air. Se laisser porter par les images de la publicité, le  vent de la mode, le flot des pensées en l’air, des petits potins, des opinions en cours, des rumeurs qui donne un peu de piment à l’existence en éveillant, un moment, l’intérêt avant de passer à autre chose. Cela s’appelle  la frivolité.

La légèreté de l’esprit semble avoir d’abord un caractère social et être liée à ce que nous appelons la société de consommation. Mais elle est avant tout un état de conscience qui repose sur une complète identification à des objets, des intérêts qui sont « légers », des petites choses sans grande importance, bref, tout ce qui n’est pas vraiment « sérieux ». Le « on » fonctionne d’abord dans une identification au défilé des représentations. C’est dans l’identification que nous avons cette espèce de fascination pour toutes sortes de sujets légers. Je suis scotché à l’écran et je me laisse emporter dans la griserie des images : la gaieté de la musique, le contrechamp sur la fille splendide qui présente une marque de café, la tentation du désir, la séduction du luxe, de cette vie magnifiquement légère. Du rêve. (texte) De quoi rêver les yeux ouverts. Quand cette représentation est devenue ma conscience, après de longues heures d’absorption, ce que « je pense » n’est que crème de minceur, les euros à foisons, le jeu qui fait gagner des millions, les céréales pour la vitalité, la berline de luxe, la vie sous les cocotiers entre mer et soleil, le jeu de l’insolence et de la provoc… comme dans la pub. « Je pense » est mon contenu mental, je suis glamour, léger (ou légère). Tout ce qui défile sur l’écran et me met benoîtement en extase. - La pensée et son contenu ne sont pas séparables et on ne saurait non plus séparer le mental de ce qu’il pense -. Et puis, ce qui est pratique aujourd’hui, c’est que tout est fait pour que je puisse y rester indéfiniment : il y a des magazines de mode qui sont faits pour cela et dans les magazines réputés sérieux, il y a trois fois plus de pages de publicité que d’articles de fond. On peut donc juste feuilleter sans réfléchir. Si je sors de chez moi, je tombe nez à nez avec les mêmes publicités qu’à la télévision. « Robe légère, prix sexy » titre Elle. Mêmes publicités sur les cartables, les classeurs, les agendas des écoliers et des lycéens. Autour de nous, les images de la légèreté se dupliquent à l’infini. On n’en sort pas  et tout nous y ramène. Aucun effort à faire, il suffit de suivre le mouvement, il y a largement de quoi remplir l’esprit. Pour donner du substitut de sens. Et puis, en occident, nous pouvons nous le permettre, la vie est légère et facile pour qui a de l’argent. Au fond, le seul problème, c’est de se procurer les moyens d’une vie facile, pour vivre dans l’ébriété légère de la consommation, qui est l’unique modèle social du bonheur de la postmodernité. Se procurer de l’argent pour consommer par des voies légales, ou chercher le même conformisme par des voies illégales, finalement revient au même. C’est adhérer à cette vision légère de la vie qui est le lot de la pensée commune.

Regardons bien autour de nous. C’est stupéfiant. Jamais une société n’a dépensé autant d’énergie, de ressources intellectuelles, d’argent pour diffuser une manière de vivre légère, sans souci. Une vie extatique, tout dehors. Guy Debord, dans La Société du Spectacle estimait qu’il était indispensable de prolonger la critique sociale du marxisme par la critique de la société de l’image. Le titre de son livre est net : La Société du Spectacle. En effet, quand la vie n’est plus que dans la projection constante dans l’image, elle est comme hallucinée, tout se déréalise, se volatilise dans des images bigarrées. La vie devient aussi légère qu’une feuille au vent. Sans aucune densité, sans poids. Insoutenable légèreté de l'être, selon le titre de Kundera. Une agitation superficielle constamment et savamment entretenue pour le bénéfice des marchands d’illusions qui sont légion autour de nous. L’image, dans sa platitude, son vide ontologique, sa légèreté, sa futilité même, devient le fil conducteur qui relie toutes les productions sociales. D’où le privilège immense accordé à l’apparence, l’exhibition de soi, la vitesse, le changement pour le changement, et la prime accordée par avance à « ce qui en jette », du gadget fluo, à tous les petits trucs qui permettent de marquer une soi-disant différence et son en réalité un conformisme qui entretient la consommation d’objets. Et pas de n’importe quel objet. De l’inutile. Nous vivons aux temps de l’hyperconsommation et de l’inutile, parce que nous sommes aux temps de la boulimie hystérique de la frime. Sans repère ni densité. Légers. Il n’est donc pas étonnant, par exemple, que cette société ait produit de la télé-réalité. N’est-ce pas là que l’on voit de manière éclatante notre mentalité actuelle ?

    ---------------2) L’analyse sociale a de la pertinence. Elle doit être menée. Cependant, elle n’est pas suffisante. Une société ne tient pas toute seule. Elle repose sur des individus. La conscience collective n’a aucune réalité si on la sépare de la conscience individuelle. C’est plutôt à cette conscience que nous devons nous attacher pour la comprendre ensuite comme phénomène social.

Plus important encore. Pour pouvoir comprendre ce qu’est la légèreté, je dois en être témoin de manière très lucide, il ne faut pas que je sois jeté dedans. Il faut que je puisse l’observer, que je puisse rester détaché, ne pas y être scotché,  et voir. A y regarder de près, la légèreté suppose de l’inconscience, un flottement, une agitation constante de l’attention et l’incapacité d’exercer un regard en profondeur. (texte) Un esprit léger ne parvient pas à s’intéresser vraiment à une question de fond, il décroche aussitôt et prend une attitude distante. Au lieu d’écouter, il va s’exiler dans la rêverie. La légèreté reste en surface, elle flotte dans l’insouciance ; et même, elle entretient une soucieuse indifférence à ce qui déborde le champ de son intérêt. Parce qu’aucune conscience ne peut se délivre d’elle-même, toute conscience existant dans l’état de veille suppose un travail de l’intentionnalité. Il y a toujours le vecteur de l’attention et le mouvement de l’intérêt. Curieusement, on peut aussi dire que la légèreté a son propre sérieux qui concerne un objet, et un objet justement léger. On peut passer une matinée à consacrer toute sa diligence à faire des essayages dans des boutiques de mode. (texte) Le sérieux tourné vers l’objet persiste dans la légèreté. L’objet a une immense importance comme objet du désir. Il a une valeur. Cette valeur qui justifie la poursuite du désir est en réalité plus collective qu’individuelle. L’esprit léger fonctionne de manière mimétique et en ce sens fait comme tout le monde. Il est parvenu à un état de suspension dans lequel il ne se pose aucune question. Il est irréfléchi. Il dépense une quantité immense d’énergie psychique pour éviter de penser réellement. Il fait des efforts pour éviter toute conscience de soi. La frivolité, demeurant dans le domaine de l’objet, suppose aussi une perception très fragmentaire de la vie, coupée de la réalité globale. Le frivole est tout excité autour d’un objet (un nouveau jean, un chemisier « ra-vi-ssant !!!!, un gadget rigolo en plastique, un petit outil informatique fun etc. ») ; il s’exalte devant les petites choses de la consommation qui provoquent sa surprise, qui stimule la différence et donnent envie de se montrer. S’il n’y avait pas de possibilité d’exhibition de soi, tout l’intérêt de l’objet tomberait. Tout est dans la représentation, dans la platitude de la représentation et dans l’image. Il y a plus d’intérêt à pouvoir montrer le dernier cri du téléphone portable qu’à s’en servir. L’important, ce n’est pas le T-shirt, c’est la marque sur le T-shirt. Ce qui compte, ce n’est pas l’utilité du blouson, de la casquette ou des tennis, c’est la marque du blouson ou de la casquette ou des tennis. Ce qui compte, c’est la reconnaissance  que l’on obtiendra dans le regard des autres en possédant un attribut susceptible de vous donner une valeur. La frivolité développe ainsi dans la parole une énergie volubile à commenter et à couvrir d’éloge les petites choses.

Si d’aventure nous posions la question : « vous vous rendez compte que vous dépensez la moitié de votre salaire dans des fringues ? », ou encore « est-ce que vous savez par qui ces vêtements « made in Taiwan » ont été fabriqué » ? « Cela ne vous dérange pas que ce soit fabriqué par des gamins de douze ans ? » (document) Nous provoquerions une certaine gène. Parce que nous demanderions une perception plus profonde et plus large de l’objet, en laissant tomber la représentation. Mais le consommateur a été dressé contre un telle attaque, il vit dans un bunker idéologique. Avec la multitude des formes de conditionnement publicitaire qui l’entoure, (texte) il lui est très facile d’échapper en permanence à toute interrogation, pour se maintenir dans le jeu ludique de la frivolité. Ce qui est de manière caractéristique une conduite d’évitement de la réalité. En vérité, comme nous l’avions remarqué, (c’est dit dans la publicité) ce que l’on apprend au consommateur c’est se "défoncer" dans la consommation pour « planer » dans des fantasmes. Il faut le comprendre sans détour : nous vivons dans un monde d’illusions qui produit ses propres structures pour se perpétuer lui-même, de sorte que l’illusion devient malgré tout réalité : machine à produire de l’illusion, sous la forme d’une existence fantomatique.

    Il est important d’observer autour de nous à quel point notre société mobilise toutes les ressources de l’intellect pour persuader l’homme de masse, le « travailleur de la consommation », (texte) comme dit Günter Anders, de la valeur suprême des objets de la frivolité. C’est un travail de sape constant que de miner l’essentiel avec du superficiel. Il engage tout d’abord de la part du sujet un type de perception hypnotique, qui substitue le réflexe à la réflexion. Il suppose le sabotage de tout ce qui comporterait ne serait-ce que l’ébauche d’une prise de conscience, l’évitement constant du sérieux par la dérision, le détournement systématique de la critique à des fins qui ramène encore et encore vers le profit. L’art de laisser croire à chacun qu’il dispose de son libre arbitre, tout en l’empêchant systématiquement de l’exercer. Il suffit d’écouter les stations FM en direction des jeunes pour le remarquer. « On se mare au sujet des meufs». 90% des programmes de télévision participent de cet esprit et les 10% restant sont mis évidemment en concurrence avec une incitation constante à choisir la facilité et donc à prendre le parti du  divertissement. Bref, les moyens de la technique sont investis pour apprendre à tout un chacun à se désinvestir  (texte) de tout, à rester dans le léger et le superficiel. La potiche délurée et sans cervelle, et le potache mâcheur de chewing-gum à l’horizon mental confiné dans les limites d’une console de jeux sont très à l’aise dans ce monde ! Il est fait pour eux. Le système de la consommation maintient une mentalité d’ado accro de la consommation. C’est cette légèreté qu’il propose en modèle. Il fait constamment l’apologie de l’inconscience, sous la forme d’une vie fun  et glamour ; celle où on ne pense jamais, mais où on s’amuse beaucoup. Et les jouets ne manquent pas ! C’est ce que l’industrie du loisir propose sans arrêt !

B. Le contrepoids de l’engagement

    Même si on ne s’en tenait qu’à l’histoire des mentalités, la tentation de faire de la légèreté un idéal ne peut que conduire une société vers sa décomposition. Les historiens nous disent que ce sont les fastes de Rome qui ont consommé son déclin. C’est au moment où la cour du Roi soleil poussait à des sommets la légèreté et la sophistication précieuse, - tels qu’on les trouve dans le film Marie-Antoinette, que la Révolution française a surgit. L’aristocratie amollie dans la futilité frivole, le babillage indéfini, corrompue par le luxe, était devenue complètement incapable d’assumer un rôle historique. Elle appelait le sérieux de son propre renversement, la revanche de la réalité de ceux qui crevaient de faim dans les rues de Paris, contre les fines bouches qui dégustaient de la brioche en jouant à « la carte du Tendre ». (texte) De même, l’euphorie légère de la société de consommation dans les années 70 a d’elle-même suscité le besoin et l’urgence de retrouver enfin le sérieux dans un engagement militant. La critique de la société de consommation ne prenait son sens que dans une flambée idéaliste revendiquant pour elle-même le sérieux de la lutte contre la légèreté bourgeoise. S’agit-il d’un contrepoids nécessaire ? Y a-t-il dans l’être un constant mouvement des tendances qui constamment balance de la légèreté au sérieux ?

     1) La légèreté se veut sans attache et sans projet, comme Hyppolite dans Un monde sans pitié, nous l’avons montré ailleurs longuement, elle se résume au fait de « profiter ». Plus elle a d’empire, plus le sens de ce mot rejoint étroitement le pur et simple divertissement.

    ---------------Pascal, dans les Pensées, montre qu’il ne s’agit pas fondamentalement d’un processus historique, mais d’une contradiction qui habite la condition humaine. L’homme est précipité dans ce que nous avons nommé le temps psychologique. La continuelle agitation de ses pensées fait qu’il est toujours ailleurs, soit dans le passé avec ses souvenirs, ses remords et ses regrets, soit dans le futur avec ses espoirs et ses attentes. Toujours ailleurs et jamais ici. L’emprise du temps se manifeste au sein de la pensée elle-même. La pensée, plongée dans l’inquiétude, parce qu’elle ne sait pas laisser au présent le don de la Présence, entretient cette excitation mentale qu’il nous faut donc en définitive occuper sous la forme du divertissement. (texte) C’est là le fond de la misère de la condition humaine et elle repose sur l’ignorance, car nous croyons sottement qu’en poursuivant le divertissement, nous trouverons le bonheur. C’est ce qui fait de nous des libertins. Or, justement « si l’homme était heureux, il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti, comme les saints et Dieu – Oui ; mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? – Non ; car il vient d’ailleurs et de dehors ; et ainsi il est dépendant, et partant, sujet à être troublé par mille accidents, qui font des afflictions inévitables ». (texte) Si jamais il advenait que l’homme marque un arrêt dans cette poursuite incessante, il serait immédiatement reconduit à lui-même et il devrait, dans le miroir de la lucidité contempler sa propre vanité. Ce qu’il redoute. Mais ce qu’il craint encore, c’est le reflux du divertissement dans l’ennui. A s’émoustiller perpétuellement autour des petits objets émotionnels qu’il poursuit, il ne peut qu’appréhender l’instant sans le divertissement, que comme un vide de sensation. Bref, c’est l’ennui. Et puisque le sérieux est là pour lui dire que la légèreté qui consume son existence est vaine, pour lui, le sérieux, c’est l’ennui ! Le divertissement réussit un tour de passe-passe stupéfiant, il tourne l’esprit vers les petites choses et l’incite à délaisser les plus grandes. « La sensibilité de l’homme aux petites choses et l’insensibilité pour les grandes choses, marque d’un étrange renversement ». Nous devons être ici très attentifs à ce que nous dit Pascal. Contrairement à ce que le divertissement pourrait laisser croire, il n’est pas le fait d’une plus haute sensibilité, mais bien au contraire, d’une insensibilité et il produit une désensibilisation en même temps qu’il produit un renversement des valeurs. Pascal s’en désole : « C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette insensibilité pour les grandes».

    Qu’est-ce que cette monstruosité ? Vient-elle de ce que l’homme, doué de conscience, devrait être le premier des êtres à pouvoir reconnaître là où se trouve la grandeur et là où il n’y a que petitesse mesquine ? Est-il à ce point perverti qu’il ne sait pas reconnaître là où sa destinée l’appelle. Et pourquoi ne voit-il pas ? N’est-ce pas parce qu’il est aveuglé ? Et aveuglé par quoi, si ce n’est par son imagination ? Seuls les prestiges de l’imagination peuvent faire passer ce qui est sans valeur essentielle pour ce qui à la plus haute valeur. C’est l’imagination qui produit l’illusion et c’est sur fond d’illusion que la légèreté  se développe, que le sérieux s’efface, que la vie d’un homme devient futile et vaine. La pensée existe en l’homme sous plusieurs formes qui reçoivent les noms de raison, de mémoire, d’imagination, etc. L’empire dominant de l’imagination est si aisément assuré qu’il n’est pas possible de la dénoncer toujours, car sans elle, un être humain serait aussi un pauvre d’esprit. « Cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de la vérité, si elle l’était infaillible du mensonge ». Le pouvoir de l’imagination est de surimposer à une apparence, qui, somme toute, est sans grande importance, une immense valeur, mais qui ne vaut que pour l’amour-propre de celui qui s’y laisse prendre. « Qui dispense la réputation ? Qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante? ». La célébrité par exemple, est cet écho de l’imagination collective autour d’une figure qui n’est au fond qu’un être humain que nous ignorerions sans cela. Nous enveloppons d’attraits éblouissants une fonction, un statut, une autorité. (texte) L’imagination sécrète le miel de la vénération respectueuse et la bigoterie sentimentale et émotionnelle. L’imagination tisse un voile et drape de ses atours ses objets. « L’imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde ». Etant partagée par la plupart des hommes, tous se figurent que le voile est le réel lui-même, car tous vénèrent les mêmes objets, alors qu’ils ne font que rêver les yeux ouverts et se prendre aux jeux de leurs désirs. Et dans un monde où les possibilités de la technique surmultiplient les pouvoirs de l’image, comment ne pourrions-nous pas être facilement dupés ? Ce que nous dit Pascal dans ces fragments, il faudrait, comme en mathématiques,  le porter à la puissance 4 au moins pour le ressaisir dans notre temps et en comprendre la légèreté. Et il ne faut pas croire non plus que les esprits forts, doué d’un intellect délié en soit exempt. Sur une planche au dessus du vide, les émotions reprennent vite le dessus et la raison est vite chassée. L’intellectuel est encore asservi aux émotions et à la première de toutes : la peur.  

    Le pouvoir de l’imagination est de créer en l’homme, dit Pascal, une seconde nature. Surimposée à la première nature crée, œuvre de Dieu, que seul l’homme simple, pourrait rencontrer, l’imagination projette une seconde nature, toute mentale et illusoire qui devient ipso facto ce que l’homme prend pour réel. Et cet homme, empêtré dans la matrice de l’illusion ne peut que se comporter dans le monde qu’en menant une existence fantomatique. Et pour Pascal, la conclusion est terrible. Cet homme du divertissement n’est que l’ombre de lui-même. Pourtant, l’intelligence en nous n’est pas perdue. « Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nous maux sont infinis ». Mais le libertin aura du mal à entendre ce langage, ce qui conduit Pascal à le confronter à la butée de la mort et à lui proposer un pari sur Dieu. Seule la conscience de la mort peut redonner du sérieux à cette vie de bouffon.  « La mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre dans peu d’années dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéanti ou malheureux ». C’est seulement en Dieu que l’existence retrouvera le Sérieux qui lui manque. Sans cela, il n’est qu’une créature évanescente, futile et vaine. « Rien de sérieux et de profond dans l’homme, le cœur de l’homme est vide et plein d’ordures ». L’engagement du chrétien (texte) dans la Foi,seul peut offrir le Salut.

     2) Le cheminement de S. Kierkegaard est dans cette droite ligne. La filiation entre Pascal et Kierkegaard est évidente. Ce que Kierkegaard découvre dans la butée de la mort, c’est de quoi fouetter la vigilance et assurer le sérieux. « Le sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour, que si l'on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le mot bref de la mort, l'appel concis, mais stimulant de la vie, c'est aujourd'hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une source d'énergie comme nulle autre ; elle rend vigilant comme rien d'autre ». (texte) La pensée de la mort implique une pesée de l’âme, non pas dans un au-delà, mais maintenant, car elle me dit tout de suite : « cette existence, telle que tu la mènes, est-ce bien sérieux ? ». « Et si tu devais mourir demain. ? Ne penserais-tu pas que cette existence légère que tu as menée jusqu’ici ne vaut rien ? Ne prend-elle pas un sens seulement quand tu es devant cette question ? Ceux qui, comme Elisabeth Kubler-Ross ont accompagné dans leurs derniers instants des mourants savent que dans ces moments là, on ne triche plus. C’est terrible, mais il y a des personnes qui ne deviendront sérieuses et n’entreront dans une communication authentique que confrontées à la butée de la mort. Avant, on pouvait vivre léger, la tête en l’air et en se donnant des airs. Mais là ! Quand le médecin vous apprend que vous avez le sida et qu’il ne vous reste plus que six mois à vivre… Mais il faut encore que la confrontation soit puissante pour que l’effet puisse se produire. Pour l’homme charnel, selon le terme de Saint Paul, pour le libertin, « La mort incite l'homme charnel à dire : " Mangeons et buvons, car demain, nous mourrons ". Mais c'est là le lâche désir de vivre de la sensualité, ce méprisable ordre des choses où l'on vit pour manger et boire, et où l'on ne mange ni ne boit pour vivre ». Ce libertin, il est parmi nous, car justement, dans le souci de "profiter au maximum", qui agite le consommateur fanatique qu’y a-t-il ? N’est-ce pas justement une peur morbide et maladive, la pensée sourde : « profitons-en pendant qu’il en est encore temps, car on va peut être crever demain… ». Cela veut donc dire que la pensée de la mort n’engendre pas automatiquement le sérieux et que le sérieux ,toujours par avance la précède, parce qu’il est un rapport entier, vrai avec la Vie.

    Ce rapport, Kierkegaard le décrit en introduisant des stades dans la maturation intérieure de l’homme. Il appelle stade esthétique, celui de la position de l’irrésolution fantasque du libertin résolu de vivre uniquement en se procurant des plaisirs variés. Le modèle pris par Kierkegaard est bien celui de Don Juan. Le libertin s’amuse et il ne voit dans la vie que fêtes renouvelées. Son hédonisme est sa seule morale, ou encore, pour dire mieux, il ne suit que son plaisir et se moque de la morale. Mais une telle position est quasiment intenable dans la durée. On ne peut pas indéfiniment mener une vie de patachon, il faut bien à un moment entrer dans le réel et construire, ce qui est une autre satisfaction, autrement plus riche, que de passer son temps à « profiter ».

    Le stade éthique est celui dans lequel la conscience s’empare de l’engagement. C’est celui dans lequel elle est sensible à l’appel du devoir. L’homme y est à la recherche d’un principe d’unité capable de donner un sens et une valeur à son existence. L’homme éthique est donc l’homme du choix, de la responsabilité et du sérieux. L’engagement en est la clé, car selon Kierkegaard, il inscrit l’existence dans la durée en lui donnant le tracé d’un projet. L’exemple que choisit Kierkegaard, c’est celui du mariage qui tracerait la frontière justement entre le stade esthétique de l’étudiant fêtard et le stade éthique de celui qui veut assumer le rôle d’époux et de père dans une famille. L’avènement du sérieux serait le passage du stade esthétique, encore léger et narcissique, vers le stade éthique, les pieds sur terre dans des responsabilités réelles, dans la pleine conscience d’une existence qui va au-delà de soi-même. Enfin, là je tire un peu Kierkegaard. Ce sur quoi il insiste, c’est surtout sur le sens du devoir, à la manière de Kant.

    Mais pour Kierkegaard, le stade éthique est habité de contradictions insolubles qui ne peuvent trouver leur résolution que dans le stade religieux qui lui succède. C’est dans la Foi ultimement, comme chez Pascal que le sérieux trouve sa véritable dimension transcendante. (R) Kierkegaard prend ici le modèle du sacrifice d’Abraham dans la Bible, sacrifice dans lequel Dieu demande à Abraham de tuer son fils. Ce qui effectivement place la foi dans un saut dans l’inconnu, au-dessus de la morale.

    Nous n’allons pas entrer dans la discussion érudite de Kierkegaard, ce que nous pouvons retenir de ces analyses, c’est la manière dont elles ont été reprises dans l’existentialisme qui s’est voulu fervent lecteur de Kierkegaard. Chez Sartre, l’engagement devient le sérieux par excellence, car il est la manière par laquelle un homme construit un projet qui enveloppe autrui. Et on comprend comment, dans les années 60, le souci de cracher sur la légèreté des « bourgeois », fera qu’une génération ne trouvera le sérieux que dans l’engagement politique aux côtés du prolétariat, dans la lutte des classes. Exit le fondement du sérieux en la foi n Dieu. Bienvenue à un sérieux sous une forme engagée et militante, qu’elle soit révoltée (comme chez Camus) ou révolutionnaire (comme Sartre, maoïste un certain temps), situationniste (Debord).

C. Le sérieux et la vie

J. L. Thomas, dans un essai en forme de carnets philosophiques, En quête du Sérieux pose cette question : « où se trouve le sérieux ? ». La question est juste, mais elle doit immédiatement être lue en termes de conscience. En vertu de l’intentionnalité, nous sommes portés à chercher le sérieux du côté de l’objet. C’est ce que nous pourrions appeler le sérieux à propos de quelque chose. Nous ne demandons pas d'abord ce qu'est le Sérieux lui-même. Exactement de la même manière, dans une précédente leçon, nous avons examiné la passion-de-quelque-chose ; il nous était apparu qu’il fallait distinguer passion de quelque chose et ce que nous avons appelé la Passion sans motif. Pouvons-nous faire la même distinction ici ?

1) Si nous mettons d’abord entre parenthèses tout jugement moral, le sérieux à-propos-de quelque-chose, nous sommes à même de le trouver dans toutes sortes d’objets : faire des châteaux de sable, écrire un livre de haute métaphysique, passer une heure dans la salle de bains à se maquiller, mettre le couvert, tondre la pelouse, jeter une pelletée de terre sur une tombe, aller à la messe ou... appuyer sur la gâchette pour exécuter un homme, sont autant d’objets et à chaque fois, nous pouvons faire la chose avec sérieux. (document) Et cela veut dire quoi ? Que nous faisons une chose avec attention, avec diligence, avec application et en apportant un soin particulier à l’acte. En ce sens, nous savons tous ce qu’est le sérieux. Il suffit d’observer un enfant qui aime dessiner. C’est du sérieux ! Même le jeu peut être très sérieux. Remarquons ce point, il est essentiel : l’amour que l’on porte à quelque chose enveloppe le sérieux, qui est le soin tout particulier qu’on lui consacre. Je ne m’occupe sérieusement de mes plantes d’appartement que lorsque je les aime. Je m’occupe sérieusement de mes enfants parce que je les aime, auquel cas, dans le sérieux, il n’y a même pas de prédominance de l’effort.

Cependant, nous ne pouvons pas mettre tous les objets sur le même plan. On peut être sérieux à propos de choses très superficielles. Mais dans ce cas, nous n’en avons pas conscience. Plus exactement, nous attribuons une grande importance à l’objet et alors il se passe que nous nous prenons au sérieux. Le snob prend une pose avec application, il se prend très au sérieux dans sa manière de parler, de se montrer. Il se donne un pli et un personnage qu’il travaille avec beaucoup d’application. Cela n’a rien à voir avec la spontanéité. C’est tout juste le contraire. Mais cela a rapport avec l’objet et l’importance qu’il lui confère. Nous le savons bien : on peut faire les choses avec sérieux, mais ne pas se prendre au sérieux. Celui qui se prend au sérieux tombe du côté de l’indentification et en réalité, il a cessé d’être réellement sérieux.

Il y a donc nécessairement à la racine, une représentation de ce que nous croyons être juste, vrai et qui mérite par conséquence qu’on s’y consacre dans cet à propos du sérieux. Cette représentation est là, mais elle est plus ou moins réfléchie. Il n’est pas nécessaire d’avoir, comme le dit Pascal beaucoup d’esprit pour se rendre compte qu’il y a des objets qui sont assez futiles. C’est l’œuvre de l’intelligence (texte) que de nous le révéler. L’homme sérieux, dit Jankélévitch, est celui « dont la conscience est globale et intégrale ». La profondeur du sérieux vient d’une perception élargie de la réalité qui dépasse ma conscience strictement personnelle. Nous avons le droit de penser qu’il est plus sérieux de se rendre, au péril de notre vie, à une manifestation pour défendre un opposant politique qui lutte pour la liberté de son peuple, que de rester à la maison enfoncé dans un fauteuil pour regarder un feuilleton débile. Ou encore, nous pouvons comprendre le militant qui préfère déboulonner un panneau publicitaire qui gâche un paysage que d’aller traîner dans une galerie commerciale. Ou enfin, nous pouvons apprécier le travail d’un bénévole qui donne de son temps à aider des sans-abri et qui se fiche éperdument des derniers résultats de la Star académie. L’homme qui se sent profondément uni, dans une communauté de destin, avec l’humanité souffrante relativise les petites satisfactions nombriliques et les remet à leur place. Si j’avais un tant soit peu conscience de l’état actuel de la Terre, de l’irresponsabilité imbécile qui est la nôtre, si je me rendais vraiment compte de ce que, justement, la futilité est complice de la dégradation, je changerais certainement d’échelle de valeurs.

« Est-ce que ce monde est sérieux ? » dit une chanson de Cabrel .

Bof ! Et bien non. S’il l’était vraiment, la vie y serait plus heureuse et plus libre et la planète serait assurément moins malade et plus verdoyante. Regardons notre société en face, en cessant d’être dupe du tape-à-l’œil et de la frime. Elle est vraiment lamentable. Elle l’est d’autant plus que tous les éléments d’information sont là pour le montrer, que nous le savons et que nous n’avons pas le sérieux d’agir en conséquence. Nous pratiquons un jeu de dupe. Faire semblant de comprendre d’un côté, et faire le contraire de ce qui est requis de l’autre. Continuons avec Jankélévitch, l’homme sérieux c’est « L'homme totalisé est donc un vouloir-force qui induit contagieusement son prochain dans les voies dynamiques de la récréation et du recommencement... Appelons sincérité cet état d'une conscience de bon aloi, faites d'un seul bloc et aussi pure que le cristal. Le bien veut qu'on s'y engage avec toute son âme, et de tout son cœur; non pas du bout de l'âme, et avec des réserves ou des restrictions tacites, mais à fond. C'est tout moi-même qui est ici concerné ». (cf. Jankélévitch texte) Et c’est là que nous saisissons la différence entre le sérieux et le dilettante. Le dilettante, c’est un croyant du dimanche et qui le reste de la semaine est un mécréant éhonté.

 « Que dirait-on du moraliste, s'il était moral le dimanche seulement? On dirait que ce n'est pas un moraliste: on dirait que c'est un dilettante, le dilettantisme étant non pas la fidèle et sérieuse occupation de tous les jours, mais le jeu des dimanches, des jours fériés et des loisirs souriants. Les saints ne prennent jamais de vacances, et de même, l'homme éthique ne connaît pas de jour sans morale; il est moral non pas de temps en temps, mais tout le temps ".

Le dilettante n’a de passion que médiocre. Sans la Passion, il n’y a jamais de sérieux. Le dilettante temporise. Il discute. Il remet à demain. Il calcule, cherche à prévoir et à faire indéfiniment des plans pour ne pas agir tout de suite. Bref, il reporte toujours dans le futur. Ce que nous remettons indéfiniment au futur, c’est ce que nous ne voulons pas faire maintenant : le reste n’est que rhétorique de justification. Verbiage de l’intellect.

« Non, la bonne volonté ne remet pas à demain ce qu'elle peut faire séance tenante et toute affaire cessante. Et là, au contraire, l'idéal des idéologues est un avenir lointain et dont l'échéance est indéfiniment renvoyée à après-demain. L'intellect, à cet égard, est l'organe du délai et de l'ajournement, Mora; comme un presbyte, il voit mieux de loin que de près. Aussi cet intellect moratoire et chronogène, intellectus cunctator, a-t-il pour spécialités la médiation dialectique, la prévision, l'affût; son rôle est de desserrer l'urgence ». (texte)

Avec des arguments de dilettante, les conflits s’éternisent et pourrissent, le malheur se maintient, la souffrance en devient chronique et la Terre elle-même agonise à petit feu. Il y a des questions dans l’urgence et la gravité du danger, qu’il n’est vraiment pas sérieux de poser :

« Vous demandez quand il faut assister les misérables? Les jours fériés ou peut être le dimanche après-midi? Demander quand il faut assister les misérables, c'est se moquer des misérables, et c'est chercher des prétextes d'ajournement. Autant demander en quelle saison il convient de secourir les hommes menacés de mort! Puisque vous demandez quand, nous répondons: tout le temps, toujours tout de suite, toujours à tout moment ».

Méfions-nous du temps psychologique, surtout quand il prend une tournure idéologique qui voudrait sacrifier le présent au nom d’un hypothétique futur glorieux, promis pour des lendemains qui chantent, qui n’arriveront jamais. Le pire, c’est quand cette rhétorique se masque derrière les fines constructions mentales de l’utopie politique. Qu’elle soit messianique à la manière du marxisme ou embarquée dans le char d’assaut de l’économisme libéral et ses promesses de croissance, cela revient au même. Vous pouvez en baver maintenant et souffrir de tous les maux jusqu’à en crever… mais, c’est promis, le futur sera magnifique ! En attendant, la tension monte et les masses sont maintenues dans la frustration et la colère. Va-t-on réussir à maintenir les esclaves dans les cales du navire et empêcher qu’ils ne surgissent sur le pont ? La vie réclame son dû et répondre à cet appel est le sérieux.

2) Alors vraiment, les questions qui restent en dehors des faits, qui papillonnent dans d’interminables discours où l’ego se prend au sérieux ?  Pas sérieux. Non.  C’est pourtant ce qui nous guette dans toutes les formes de commentarisme, et pas seulement religieux, mais aussi politique, universitaire et journalistique. A quoi bon user de cette rhétorique qui mobilise toutes les ressources de l’intellect pour flirter avec la légèreté ? Qu’est-ce que cet évitement sophistique qui ne laisse jamais à l’intelligence l’opportunité de rencontrer le sérieux ? Une forme de sottise. « Rien n’est plus sot que de traiter avec sérieux des choses frivoles » disait Erasme. On dirait que le fin du fin de la sophistication de l’intellect aujourd’hui, c’est d’utiliser toutes les ressources du savoir, de l’érudition, à la maîtrise de la parole, pour les mettre au service de la légèreté. Cela s’appelle, « faire de l’esprit » ! Ce dont ne se privent guère bien les conversations de salon, les émissions de radio ou de télévision.

Il est difficile d’assumer sur le fil du rasoir la lucidité nue, sans céder à la tentation du cynisme qui, lui, termine finalement à chaque fois sa course dans les futilités convenues. Le Sérieux est la lucidité même, sans grandiloquence, ni petites manières. Le Sérieux n’est pas dans l’objet. Il est dans l’attention empreinte de gravité, dans la diligence accordé à ce qui est, dans un soin élevé dans l’appel de la responsabilité. Il est dans le regard ardent de celui qui se sent pathétiquement affecté par ce qui est, dans une totale implication. Le regard sérieux empreint de gravité est dans l’écoute de l’étudiant qui sent intuitivement que ce qui fait devant lui l’objet d’une investigation est de la plus haute importance. A ce moment là, l’esprit n’est pas distrait. Il n’a pas besoin non plus de faire d’effort. Dans son ouverture à l’instant, il est l’intelligence. On dit, comme une recommandation louable, qu’il faut « tout prendre au sérieux, mais rien au tragique ». C’est très juste. Sauf que le terme « prendre » ne désigne en fait aucun effort. Il désigne plutôt une immobilité de la pensée et un silence doué d’une très haute sensibilité, qui s’épanouit spontanément quand l’esprit se tient droit en lui-même. Le mot gravité nous ramène au début de notre leçon. En physique, c’est le poids. En terme spirituel, cela veut dire Présence. Il y a un texte extraordinaire, malheureusement pas assez connu, les Dialogues avec l’Ange de Gitta Mallaz où ceci est exprimé avec une admirable puissance : « La voie, c’est le poids ». Le poids de ma propre incarnation, le poids de ma chair sensible dans la chair du Monde. Le poids de mon existence même dans l’instant, sans fuite et sans dérobade.

    Et le paradoxe, c’est justement que au cœur de la gravité que l’humour atteint au sublime. L’intelligence éveillée est ce paradoxe : le Sérieux absolu et le pétillement dansant de l’humour qui en émerge comme un éclat léger, mais jamais totalement futile. Léger d’être réellement libre et de ne dépendre que ce soi. On se tromperait beaucoup en croyant que le Sérieux chasse le rire. Notre regretté Raymond Devos disait que « Le rire est une chose sérieuse avec laquelle il ne faut pas plaisanter !» Ce n’est pas une simple boutade. C’est une intuition profonde. Regardez bien ceux qui ont un véritable talent comique. Buster Keaton ne riait jamais dans ses films. Un type qui se gondole tout le temps dans des vannes futiles n’est pas très drôle. Mais un comique qui sait entrer de manière poignante dans le pathétique de la vie, fait exploser le rire au cœur du sérieux absolu. C’est alors seulement qu’il délivre une leçon de vie. Pascal dit que l’on aurait bien tort de voir Platon et Aristote avec de grandes robes de pédants. (texte) Ils savaient rire, parce qu’ils savaient vivre. La présence de Krishnamurti en conférence frappe par la puissance du sérieux qu’il dégage. Mais ses auditeurs étaient aussi très frappés par ses éclats de rire très communicatifs. Mais ce rire là avait une qualité particulière, parce que, mystérieusement, il était porté par un sérieux total.

    Et quand le sérieux est total, l’amour n’est jamais absent. Le cynisme est assassin, mais la lucidité est aimante. « Ce que nous faisons de plus sérieux sur cette terre c'est d'aimer, le reste ne compte guère », dit  Julien Green. L’amour vivant est précisément ce qui délivre la diligence de l’attention, le soin à l’égard de ce que l’on fait et la déférence à l’égard de ceux pour qui on le fait. Quand l’amour est vivant, la légèreté retrouve sa juste place, car elle est joyeuse et libre.

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    Prendre la vie au sérieux ou à la légère ? Ces questions en ou bien… ou bien, nous l’avons montré, sont les fausses questions de la dualité. Jamais nous ne nous sentons autant vivant que lorsque nous entrons dans le sérieux, parce qu’à ce moment là, qui est le Présent de la Vie, nous sommes au sommet de la conscience. Nous sommes dans l’intensité pure où la Vie s’éprouve elle-même en nous sans aucun détour. Ce n’est pas une question de « prendre » quoi que ce soit. La pose du sérieux, au fond ne vaut pas plus que la pose de la légèreté, parce que c’est une pose. Ce n’est pas la spontanéité où nous nous sentons ultimement concerné, où nous brûlons de la Passion la plus vive, dans l'ouverture totale, sans objet. Dès que le sérieux se limite à un objet, il est futile, il n’est pas réellement le Sérieux. C’est encore une pose affecté, ce n’est pas cette Intensité vivante que nous pouvons vivre à chaque instant. C’est pourquoi il n’y a pas de différence entre la Passion et le Sérieux. Le Sérieux est le visage empreint de gravité de la Passion. Et la légèreté, remise à sa place, signifie qu’il est toujours bienvenu de se moquer de soi-même, si jamais il restait encore une trace d’ego. Ce qui veut dire, un poseur qui simule en prenant tout au tragique. Ce qui n’affectera jamais le véritable sérieux qui lui, sait toujours rire, parce que, quand il est là, l’ego n’est pas.

    Rendons justice à Nietzsche, avec qui nous avions commencé. Comme toujours chez lui, les contradictions sont fréquentes et il se moque éperdument de les résoudre. Dans Par delà le bien et le mal  il écrit : « La maturité de l'homme, c'est d'avoir retrouvé le sérieux qu'on avait au jeu quand on était enfant ». Ce qui boucle avec élégance la question.

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Questions:

1. L'insouciance est-elle plus forte que la conscience?

2. En quel sens serions-nous en droit de rejeter notre légèreté sur la société?

3. Ceux qui se forcent à rigoler disent que le sérieux, c'est l'ennui. N'est-ce pas un argument facile?

4. Quelle relation peut-on établir entre la légèreté et l'irresponsabilité? Illustrer.

5. Dans un monde qui vit la tête dans les nuages, faut-il avec Günter Anders, assumer un "devoir d'angoisse"?

6. Faut-il limiter le sérieux à une forme d'engagement?

7. Être sérieux face à la vie, est-ce se donner un rôle ou bien rejeter tous les rôles?

 

 

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     © Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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