Textes philosophiquesSartre la conscience de quelque chose n'a pas d'intérioritéCertes, pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s'agit bien de masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi-même que je masque la s vérité. Ainsi, la dualité du trompeur et du trompé n'existe pas ici. La mauvaise foi implique au contraire par essence l'unité d'une conscience... Il s'ensuit d'abord que celui à qui l'on ment et celui qui ment sont une seule et même personne, ce qui signifie que je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m'est masquée en tant que je suis trompé. Mieux encore je dois savoir très précisément cette vérité pour me la cacher plus soigneusement - et ceci non pas à deux moments différents de la temporalité - ce qui permettrait à la rigueur de rétablir un semblant de dualité - mais dans la structure unitaire d'un même projet. Comment donc le mensonge peut-il subsister si la dualité qui le conditionne est supprimée? À cette difficulté s'en ajoute une autre qui dérive de la totale translucidité de la conscience. Celui qui s'affecte de mauvaise foi doit avoir conscience de sa mauvaise foi puisque l'être de la conscience est conscience d'être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi. Mais alors tout ce système psychique s'anéantit. On conviendra, en effet, que si j'essaie délibérément et cyniquement de me mentir, j'échoue complètement dans cette entreprise, le mensonge recule et s'effondre sous le regard ; il est ruiné, par-derrière, par la conscience même de me mentir qui se constitue impitoyablement en deçà de mon projet comme sa condition même. Il y a là un phénomène évanescent, qui n'existe que dans et par sa propre distinction. Certes, ces phénomènes sont fréquents et nous verrons qu'il y a en effet une « évanescence » de la mauvaise foi, il est évident qu'elle oscille perpétuellement entre la bonne foi et le cynisme. Toutefois, si l'existence de la mauvaise foi est fort précaire, si elle appartient à ce genre de structures psychiques qu'on pourrait appeler « métastables »s, elle n'en présente pas moins une forme autonome et durable ; elle peut même être l'aspect normal de la vie pour un très grand nombre de personnes. On peut vivre dans la mauvaise foi, ce qui ne veut pas dire qu'on n'ait de brusques réveils de cynisme ou de bonne foi, mais ce qui implique un style de vie constant et particulier. Notre embarras semble donc extrême puisque nous ne pouvons ni rejeter ni comprendre la mauvaise foi. L'Etre et le néant Gallimard, 1976, p. 84-85. Indications de lecture:Voir la discussion menée dans la leçon La pensée, la conscience et l'inconscient, face à Freud. Pour une étude plus détaillée, voir Etudes et Variations sur l'Inconscient, ch. III.
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