Leçon 81.   La pensée, la conscience et l’inconscient       

    La psychanalyse freudienne a fini par imposer l’idée que chaque être humain porte en lui un double obscur, une sorte de réplique vitale du sujet conscient. A quoi bon chercher un équilibre de l’intériorité ? Le terrain est occupé par une entité trouble, quasi-animale, au surcroît dotée de pensées et de désirs analogues à la pensée et aux désirs du mental conscient.  Il est assez commun aujourd’hui de se ranger  à l’opinion selon laquelle la possibilité d’une maîtrise du sujet par lui-même est illusoire. Il est de même communément admis que la pensée nous échappe, que nous sommes gouverné à notre insu par notre sexualité. Ce qui donne finalement des excuses et des justifications pour tout : que voulez-vous l’homme est gouverné par son inconscient, même sa pensée ne lui appartient pas ! Alors que dire du reste ! La liberté est une illusion : c’est l’inconscient qui mène la danse. C’est un alibi assez commode, quand nous devons nous excuser d’avoir commis un acte grave : ce n’est pas vraiment ma faute, c’est mon inconscient qui m’y a poussé ! Argument fréquent dans la justice : on peut déresponsabiliser un acte criminel en disant que « ce n’est pas vraiment de la faute de son auteur. Il était inconscient au moment du drame, vu son enfance difficile, ses relations troubles avec sa mère ! Son passé névrotique est ressurgi, il a été poussé à tuer cette femme qu’il disait aimer trop » !

    A force de vouloir tout ramener à l’inconscient, l’argument commence à s’émousser et ne prend plus. La question devient très obscure et on peut avoir de sérieux doutes et se demander si l’entreprise ne cache pas une imposture. L’inconscient après tout n’est jamais qu’une hypothèse pour rendre compte des actes conscients. Pas un fait. Et de quel droit peut-on invoquer une pensée en moi qui n’est pas la mienne ? N’est-ce que ce n’est pas un argument de mauvaise foi, que l’invocation de cette entité presque mystique de « l’Inconscient » ! On peut tout expliquer avec, puisque de toute façon cela reste invérifiable par principe. Pourtant, cette « chose en soi » des temps postmodernes est sensée être près de nous, à la frontière de la conscience. Or  l’inconscient ne fait qu’un avec le conscient.

    Il ne s’agit pas de nier en bloc la théorie psychanalytique, mais il importe de cerner de près ce qui appartient à la conscience et de se demander si on ne pourrait pas éviter convoquer cet argument. D’autant plus que les faits que l’on attribue à l’inconscient peuvent très bien expliquer autrement. Cela a-t-il vraiment un sens de parler de « pensée inconsciente » ? Ne vaudrait-il pas mieux éviter de projeter sur l’inconscient le vocabulaire de la conscience ? Ne pourrions nous pas par exemple parler plutôt de tendances inconscientes que de pensées inconscientes ? Peut-on en toute rigueur parler de pensée inconsciente ?

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A. Les formes de l’inconscience et l’inconscient

    Dans un premier temps, il est essentiel de préciser ce que représente l’inconscience et de bien faire la distinction avec le terme d'inconscient.  L’inconscience est un état qui est privation de la conscience en plusieurs sens:

    1) Il y a une inconscience naturelle qui apparaît dans le sommeil, sous deux formes distinctes, le sommeil profond et l’état de rêve. Chaque nuit la pensée s’égare, perd la maîtrise d’elle-même quand la vigilance s’affaiblit et que la torpeur du sommeil nous envahit. A cette négation de la vigilance appartient aussi le coma, les pertes de conscience, la syncope etc. Tous les animaux semblent connaître l’alternance des trois états relatifs de conscience et donc une forme de négation de la vigilance dans l’inconscience. L’homme, par nature, se doit d’attribuer une valeur très élevée à la vigilance, car c’est seulement dans l’état de veille que la pensée lui appartient en propre et qu’il en possède la maîtrise. C’est aussi seulement du point de vue de l’état de veille qu’il est possible d’opérer une assimilation entre la conscience et la pensée ; comme c’est aussi dans l’état de veille qu’existe un ego, le moi vigilant. A l’inconscience naturelle se rattachent les mécanismes de l’habitude, la frange inconsciente de la perception, le jeu de l’attention et de l’inattention, les absences, l'habitude etc. Nous pourrions dire que l'attitude naturelle suppose une forme d'inconscience de ce type.

    Il y a en second lieu l’inconscience morale qui est très différente en fait de la précédente, consiste dans l'aveuglement par lequel le sujet agit en produisant par sa conduite une situation dangereuse qu'il n'aurait pas crée s'il avait été conscient et responsable. Jeter par la fenêtre d’une voiture un mégot allumé dans un fossé d'herbes sèches en plein été, c’est de l’inconscience. Celui qui agit ainsi, sans prendre garde à la portée de ses actes, est un écervelé, voire un imbécile irresponsable. Une forêt qui brûle, c’est un tort fait à tous. Toute conduite par laquelle un sujet fait comme si il ignorait tout de la portée et de la gravité de ses actes est une forme grave d’inconscience, que nous ne pouvons pas ne pas juger moralement. C’est dans ce genre de glissement, dans cette dérive que l’on voit apparaître le pire : les comportement désaxés du pervers sexuel, des dégradations physiques, la violence gratuite etc. Ce qui est ahurissant, c’est que l’homme puisse se comporter dans une sorte d’état de cécité morale, puisse faire n’importe quoi, comme s’il n’y avait pas en lui une conscience morale pour au moins lui faire sentir la souffrance, le mal qu’il peut causer. Parce que ce genre de liberté nous inquiète au plus au point, le mot même de conscience dans le langage de l’attitude naturelle est toujours apparenté avec le vocabulaire de la responsabilité et le sens du danger. La vigilance, c’est aussi celle du vigile qui sur-veille. Elle est toujours menacée d’assoupissement, ce qui veut dire souvent le laisser-aller irresponsable. Il y a une relation entre conscience morale et conscience psychologique : nous n’avons pas le droit de confondre ce que nous nous autorisons en rêve, avec ce que nous pouvons faire dans la veille. Un individu qui fait comme si l’état de veille était soumis aux mêmes lois que l’état de rêve est un inconscient. Dans la veille domine un principe de réalité du Monde en tant que tout, ce n’est pas la fantaisie et le principe du plaisir de l’état de rêve. (texte)

    Enfin, on parlera aussi d’inconscience pathologique dans le cas du sujet qui semble égaré dans la démence, dans la folie et qui ne parvient plus reprendre pied dans la position de sujet responsable et conscient de ses actes. Un être humain qui sombre dans la folie ne redevient pas purement et simplement un animal, il reste un être humain doué de pensée, mais il devient aliéné, c'est-à-dire autre que lui-même ; et le trouble qui le saisi est un trouble mental. C’est bien la pensée qui, chez l’obsessionnel (texte) tourne en rond dans des rituels mécaniques du matin au soir, c’est la pensée qui est hallucinée par la peur chez le malade qui souffre de phobie. C’est la pensée qui semble s’être divisée en deux chez le schizophrène, cette pensée qui, dans deux moitiés de mémoire, donne naissance à deux personnalités. C’est la pensée qui est fixé sur l’idée d’un complot contre soi-même chez le paranoïaque.

    ---------------2) La thèse de Freud sur l’inconscient porte essentiellement sur le statut de l’inconscience pathologique et ce n’est que par généralisation, que Freud l’étend aux problèmes posés par l’inconscience morale, via la psychologie de la vie quotidienne. En résumé, elle revient à soutenir que l’inconscience (au sens 2 et 3) est l’effet d’une cause qui a son siège dans les processus d’une entité psychique à part, l’inconscient. Pourquoi à part ? Il y a d’abord une raison théorique : « la division du psychique en psychique conscient et psychique inconscient constitue la prémisse fondamentale de la psychanalyse, sans laquelle elle serait incapable de comprendre les processus pathologique ».  Freud ne reconnaît que de manière secondaire, l’importance de l’inconscience naturelle et il pense que sans la théorie de l’inconscient, elle ne peut pas être élucidée. Freud estime que les partisans de la psychologie de la conscience, sont choqués par la théorie de l’inconscient, s’ils « repoussent cette idée comme absurde et en contradiction avec la saine et simple logique », « cela tient à ce que ces gens n’ont jamais étudié les phénomènes de l’hypnose et du rêve ». La saine logique, classique depuis Descartes, veut en effet que l’on s’en tienne à une équation simple pensée=conscience, que l’on s’en tienne à l’idée que la pensée est nécessairement consciente ou elle n’est pas. Mais le problème des intermittences de la conscience, des absences reste alors entier. Il est en réalité antérieur à toute interprétation de l'inconscient en tant que contenu.

    La théorie de l’inconscient chez Freud se prétend plus radicale. L’inconscient selon Freud n’est pas seulement une frange obscure de la perception, un degré inaperçu de la conscience, pas plus qu’il n’est seulement un état latent de la conscience sous la forme de souvenir. Dans la première topique freudienne, la séparation entre le conscient et l’inconscient est une nécessité posée à partir de l’hypothèse de la censure. Or, pour Freud, l’inconscient est doublement inconscient : d’abord parce qu’il est refusé par la conscience et ensuite parce que le sujet conscient est lui-même inconscient de ce déni. Tout se passe comme si la censure psychique devait, en produisant le refoulement, couper le sujet conscient de lui-même et ensuite donner une sorte d’autonomie relative à une entité, "l’inconscient". Ce que Freud veut par là préciser, c’est l’existence d’une certaine force de refoulement : « si certaines représentations sont incapables de devenir conscientes, c’est à cause d’une certaine force qui s’y oppose ; que sans cette force, elle pourraient bien devenir conscientes ». La théorie freudienne ne pouvait donc échapper à sa propre logique, elle devait nécessairement accentuer, non seulement la séparation entre le conscient et l’inconscient, mais encore tendre à opérer une fragmentation des instances du psychisme. Les protagonistes du drame intérieur finissent par prendre forme dans la seconde topique freudienne : le Ça, pour l’animalité des instincts ; le Surmoi, pour l’instance de la censure, le Moi, pour le sujet conscient.

    Parce que Freud ne fait pas la différence entre l’inconscient et son contenu sous la forme de nœuds psychiques, il définit l’inconscient par son contenu, comme le siège des conflits psychiques et il tend à hypostasier les forces qui en sont le siège dans des appellations allégoriques. Paradoxalement, l’explication de l’inconscience pathologique devient alors assez simple : chez le sujet aliéné, les « pulsions » surgies de l’inconscient finissent par avoir le dessus, laminant tout contrôle, si bien que sa vie consciente se retourne comme un gant. Elle n’est plus que la mise en scène des pulsions, elle est entrée toute entière dans le registre de l’acte inconscient. Si le sujet ne se rend alors plus compte de ce qu’il fait, c’est qu’il est en fait manipulé par les « puissances » inconscientes. Possédé à son insu par une sorte d’esprit, la « pulsion ». La psychanalyse, sous ses dehors soi-disant scientifiques, renoue en fait avec une représentation traditionnelle de la sorcellerie. Elle retrouve l’idée qu’une entité obscure peut penser en moi, me possède, me pousse à faire ceci ou cela malgré moi, de sorte que ma pensée n’est plus vraiment mienne, dans une bonne part de ses productions. Il subsiste (sauf cas de la folie), une pensée consciente, celle de la raison, mais cette pensée consciente a constamment maille à partir avec une autre pensée, bien plus obscure, la pensée inconsciente.

    ---------------Le lien avec l’inconscience morale est assez facile à faire, car la psychopathologie de la vie quotidienne peut très aisément montrer à quel point les actes manqués sont présents chez le sujet dit « normal ». Comme les situations d’actes inconscients sont innombrables, il est très commode de les interpréter en les rattachant à l’empire de l’inconscient. L’acte inconscient de l’écervelé est donc un cas parmi d’autres, c’est un cas dans lequel on doit voir une forme d’expression des pulsions en dehors de tout contrôle. On peut même aller plus loin. Parfois, dans les extrémités de la violence, il faudra aller jusqu’à parler d’une pulsion de mort qui pousse le sujet à chercher l’anéantissement de lui-même et de l’autre. C’est la pulsion de Thanatos qui doit être normalement équilibrée par la pulsion de vie, Eros, mais qui ne l’est jamais, car au bout du compte, la pulsion de Thanatos triomphe toujours par la mort. Nous ne sommes plus alors très loin de la représentation de la possession démoniaque par une entité mauvaise. Dans le cas de l’inconscience pathologique, comme dans celui de l’inconscience morale, c’est la pensée du sujet qui est radicalement affectée, comme si son contrôle passait depuis l’empire du moi conscient, sous l’obscure maîtrise de l’inconscient. Freud dit que le moi croit posséder maîtrise de lui-même, il croit pouvoir refouler les instincts sexuels, mais ceux-ci se rebellent et ils finissent par posséder la sujet de l’intérieur et le pousser à donner satisfaction aux pulsions. Le moi conscient croit posséder ses pensées et les conduire ; mais ce n’est qu’une illusion. Il est en réalité possédé par ses pensées, et celui qui tire les ficelles et manipule les pensées, c’est celui-là même qui en est l’origine obscure, « l’inconscient ». « Ça pense en moi ! » Tout ce que le moi peut dire est entièrement de l’ordre d’une rationalisation (texte) de ce qui remonte en lui. Il est comme le monarque sur son trône, qui n’écoute qu’une version simplifiée de la voie du peuple, une version politiquement correcte que ses conseillers lui donnent de la voie du peuple, mais le monarque lui ne descend jamais de son trône pour écouter le peuple. En réalité, les conseillers (le mental), et le monarque (l’ego) ne sont qu’une seule et même entité. Mais cette entité, parce qu’elle se pense elle-même, diffère en un sens du peuple (les pulsions) dont elle est pourtant l’émanation.

    L’image de l’intériorité, telle que Freud la représente, est alors assez affligeante (c’est d’ailleurs curieusement ce sentiment qui marque nettement le visage de Freud sur la plupart de ses photos). La dignité que l’on prête à l'intériorité est ramenée à un constat assez lamentable, car l’intériorité, c'est ce qui est le plus primaire, car le plus instinctif,  le plus bestial. La pensée « profonde » est de l’ordre de la pulsion qui gît dans le Ça, elle est sexuelle. Dans la représentation postmoderne de la psyché, il est d’usage d’opérer une confusion entre « caché » et « profond ». Une pensée que je « cache » (un désir sexuel), est convertie en une pensée « profonde », pour la seule raison qu’elle est cachée ou refoulée et du coup, le dévoilement de l’intériorité, c’est la recherche du cadavre dans le placard.  Il doit aboutir à des motivations glauques, à des pulsions inavouées. Alain dit très justement, "crimes de soi auxquels on assiste" (le complexe d’œdipe). Et comme sur cette pente, le dérapage incontrôlé ne s’arrête pas, « intériorité » est confondu avec « interne », comme si l’intériorité ramenait invariablement au corps sexuel et un point c’est tout. Bref, nous devons à la postérité freudienne les « gorges profondes » de la pornographie, ou la profondeur n’évoque plus que la pénétration sexuelle, ou la spiritualité se voit ramenée à une régression vitale. Freud d’ailleurs a invariablement tendance à ramener les plus beaux élans de l’âme à une sorte de repli infantile dans le sein de la mère. De même, qu’il réduit l’amour à sa seule consommation sexuelle.

    Si on devait prendre au sérieux les injonctions de la psychanalyse freudienne, on en viendrait alors à penser : libérez le monstre qui est en vous et vous reviendrez vous-même ! Soyez vrai et laisser tomber cette façade consciente ! Nous avons appris à ne plus réprimer nos pulsions et nous faisons cela très bien. Que deviendrait alors un monde qui suivrait ce genre de morale? Il deviendrait exactement ce qu’est le monde postmoderne ! La libération sexuelle est passée par là, elle est entrée dans les mœurs. Si nous n’avons plus de morale positive, plus de repères, c’est qu’en fait nous n’avons plus qu’une morale, l’assouvissement des désirs et en particulier, la libération sans frein de l’avidité sexuelle. La liberté comme licence.

B. La suprématie de la conscience et la liberté

    On comprend les réactions hostiles que suscitent la théorie freudienne de l’inconscient et ce qui pourrait motiver aujourd’hui son rejet.

    1) Alain a ouvert la voie en reprochant au freudisme de présenter l’inconscient comme un second moi qui permettrait de décharger le sujet de ses responsabilités morales. C’est une erreur grave « de croire que l’inconscient est un autre moi, un moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensée en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral ». On a beau dire et on a beau faire, tout ce qui surgit en moi est encore moi et il n’y a pas plusieurs sujets, mais une seule personne qui témoigne de ses pensées et de ses actes. La représentation freudienne substantifie l’inconscient à l’excès, alors même que la seule instance par laquelle il est inféré, c’est toujours la conscience, et la conscience du je. A la limite, en poussant la critique, on peut aller jusqu’à soutenir que l’inconscient ne contient rien qui ne se puisse rattacher à un « je pense », ou un « je veux » de la conscience, (texte) il est une entité floue que l’on ne peut se représenter qu’à travers des signes. C’est vrai que le moi peut se trouver ballotté par les remous de l’esprit, les remous provoqués par les nœuds psychiques qu’il porte en lui, cependant cela ne nous autorise pas pour autant à traiter les remous comme une entité à part, une sorte d’hydre monstrueuse. La seule entité qui soit, et dont nous avons réellement conscience, c’est l’identité du Je. Le je suis est la première certitude et l’unique sujet. Ne voir dans l’homme qu’un moi malheureux livré aux caprices d’un inconscient, sous la forme d’un instinct sexuel primitif, logé dans je ne sais quelle entité, c’est dénier toute valeur à sa conscience et même se priver par avance de toute la puissance à la Présence consciente. (texte)

    Et si, délibérément, nous n’accordions tout simplement plus d’intérêt à ce grouillement instinctif ? L’essentiel de l’humain n’est pas dans le singe de l’homme, l’essentiel est ailleurs, car la Vie ne tient pas aux conditions de la survie, du repli névrotique sur les petites suggestions de l’instinct. L’essence de l’humain, ce n’est pas le culte de sa petitesse inconsciente, c’est bien plutôt la reconnaissance de la Conscience dans ses profondeur abyssales, ce qui fait la grandeur, c’est la pleine conscience d’une Passion qui rend l’homme capable par amour, de consacrer sa vie à autre chose qu’à servir à l’ego de quoi satisfaire ses instincts. Ce qui est grand en l’homme, ce n’est pas l’ego et son soubassement inconscient, c’est ce qui fait que la conscience va au-delà de l’ego, que le moi s’ouvre pour servir l’expansion du bonheur dans la création, et ce désir là, comparé aux préoccupations-en-dessous-la-ceinture n’est certainement pas futile. Au contraire, c’est cette Passion pure qui révèle la futilité, le nombrilisme qui nous attache à des intérêts purement instinctifs. Comme le montre Michel Henry le concept de « représentation inconsciente » est une absurdité. Il n’y a pas vraiment de « pensée » inconsciente, il y a seulement des tendances inconscientes, ce que l’Inde nomme les samskara, ce qui n’est pas la même chose. A la limite, et pour contredire Freud, il n’y a pas non plus de « désirs » inconscients, car le désir est lié à la représentation, le désir, c’est moi. Il peut parfaitement y avoir des forces qui poussent, et font pression, mais pas exactement des désirs.

    ---------------2) La relation entre les premières critiques d’Alain (texte) et la critique de Sartre est alors logique. L’inconscient freudien, tel que le voit Sartre, dans l’Être et le Néant, c’est le refuge de la mauvaise foi. Faire de l’inconscient une chose en soi conduit à le traiter comme une puissance à part. Le recours à l’inconscient me permet alors de me débarrasser du fardeau de ma liberté, en expliquant que je suis déterminé par une entité psychique que je ne contrôle pas et qui me prive de tout libre arbitre. Mais ce n’est en réalité qu’une ruse grossière, car le prétendu inconscient est très largement conscient et de toute façon, il n’est pas séparé du conscient. C’est tout le problème du statut incompréhensible de la censure chez Freud. Dans l’exemple rapporté par Jung de cette femme qui rêve qu’elle étrangle un petit chien blanc, Sartre avancerait qu’elle ne peut-être de mauvaise foi quant à ses intentions réelles vis-à-vis de sa belle-sœur très explicitement reliée à l’image du chien auparavant. Non, dira Freud, il y a un mécanisme inconscient qui opère une censure interne qui cache les véritables intentions, d’où le travail de déplacement dans le rêve afin que le sujet ne rencontre jamais en face ses propres intentions.

    Mais tout cela est tout de même étrange,car après tout, mes intentions sont miennes, elles sont moi, qu’ai-je à craindre de moi-même pour que nécessairement, il me faille censurer mes intentions ? De toute manière, pour censurer, il faut bien connaître ce que l’on censure. Comme dit le sens commun « quelque part », je suis conscient de ce que je censure ! Le mécanisme de la censure, qui gère la relation entre le conscient et l’inconscient, est-il lui-même conscient ou bien inconscient ? Si vraiment il est inconscient, il ne peut pas reconnaître ni discerner les désirs inavouables qu’il doit masquer. Mais puisque la censure fonctionne bel et bien, il faut qu’il y ait une reconnaissance, ce qui logiquement ne laisse qu’une seule possibilité, c’est que la censure est en fait consciente, elle est consciente de ce qu’elle censure. On peut même ajouter qu’elle doit aussi être consciente de censurer. En pareil cas, il n’y a qu’une seule façon de regarder ce phénomène : le sujet joue vis-à-vis de lui-même un jeu trouble de mauvaise foi et c’est tout. (texte) On ne comprendrait pas la mauvaise conscience sans cela. Si j’ai des remords sur un de mes actes passés, c’est bien que je me dis « : « au fond de moi, je savais, je me rendais compte, j’aurais pu éviter cela ». Si je m’en veux, c’est précisément pour cette raison, parce que je savais. Parce que je n‘étais pas inconscient. Je faisais semblant, je me cachais une vérité trop bien connue.

    Si le sujet prétend ne pas saisir ses propres intentions, c’est qu’il se les masque. Il se les masque que parce qu’il les connaît, mais il ne veut pas les accepter. Qu’est-ce qui sépare dès lors le conscient de l’inconscient ? Rien. La censure n’est qu’un autre nom pour la mauvaise foi. (texte) Seulement, le changement de terme est important, car de la censure, le sujet est irresponsable, tandis que de la mauvaise foi, le sujet est toujours responsable. Entre les deux se glisse une tendance inavouée à fuir la responsabilité de ce que nous sommes, en appelant « censure » ce qui est en fait mauvaise foi. Je mets ma liberté sous caution en la suspendant à l’inconscient. (texte) C’est une manière de me défiler devant la totalité de mes actes, la totalité de mes intentions et la totalité de mes désirs. C’est refuser la pleine lumière de la présence consciente, l’illumination du sujet. Contre la psychanalyse, Sartre défend dans L'Etre et le Néant l’idée que « l’illumination du sujet est un fait. Il y a bien là une intuition qui s’accompagne d’évidence ». Si nous voulons prendre au sérieux notre liberté et la porter consciemment, il faut refuser cette séparation entre conscient et inconscient. Sartre au nom de la psychanalyse existentielle rejette « le postulat de l’inconscient ». Il faut accepter le risque de la transparence de la conscience et de la clarté, et affronter en face la mauvaise foi qui entretient une constante duplicité de moi vis-à-vis de moi. Ce qui est remarquable, c’est justement le point commun entre Freud et Sartre : dans les deux cas, nous avons affaire à l’analyse d’une dualité : dualité sous forme de la division entre conscient et inconscient, dualité sous forme de séparation entre la conscience du moi et lui-même dans la duplicité. Ce qui remarquable, c’est que Sartre entrevoit très bien que la relation à autrui permettrait de sortir de la duplicité. L’autre ne peut pas être dupe, comme je le suis moi-même. Il voit dans les angles morts, ces angles de moi-même que je ne veux pas voir. La duplicité est sans cesse remise en cause dans la relation à autrui. Je peux tenter de me mentir à moi-même indéfiniment, mais je suis constamment en relation avec autrui et l’occasion de percer le jeu de l’ego dans la duplicité est toujours donnée. Il est toujours possible de sortir de la conduite de mauvaise foi. Il n’y a donc pas de fatalité de la mauvaise foi, par contre, il y a bien chez Freud une fatalité de la névrose.

    Il n’existe pas de division réelle entre le conscient et l’inconscient et la duplicité est un masque qui doit être dénoncé et détruit. Comme le dirait Stephen Jourdain, c’est un assassinat métaphysique de porter atteinte à l’unité de la conscience. Il est dangereux d’interpréter hâtivement l’inconscient comme une force obscure qui nous gouverne à notre insu. L’inconscient n’est pas en moi comme un autre moi, il moi, il est moi dans l’ensemble des traces du mon vécu et tout ce qui a modelé ma manière d’être au monde. Et ce moi, en son fond essentiel est l’âme.

    Il serait bien sûr naïf de sous-estimer le poids, le fardeau du passé psychologique, mais il est carrément suicidaire de décréter que la conscience ne peut rien sur elle-même et qu’à la limite, la névrose est consubstantielle à la vie humaine. Or ce type de présupposé devient logiquement possible à partir du moment où on a opéré une coupure brutale entre le conscient et l’inconscient. Il anéantit par principe le pouvoir de la liberté, le pouvoir qu’a l’homme dans l’instant immédiatement d’entrer dans la lucidité en l’enfermant dans une représentation où il est définitivement esclave d’une entité mythique, « l’inconscient ».

C. Au-delà de l’inconscient

    Et le malheur, c’est que la théorie de l’inconscient a si bien imprégné la pensée contemporaine, qu’il est en occident devenu quasiment impossible de se représenter une vie psychique, une vie intérieure, une vie intellectuelle, sans devoir passer devant son tribunal. Ou même son inquisition. Selon Jacques Bouvresse, au bout du compte, et par sa structure, la psychanalyse est un piège à rat : elle prétend pouvoir libérer, mais n’offre qu’un prison intellectuelle dans laquelle nous serions obligés de nous tourner et nous retourner, car il n’y a de porte de sortie ni thérapeutique, ni théorique.

    1) La théorie de l’inconscient, telle que Freud la présente, est blindée contre toute réfutation, toute critique, toute falsification. Freud met d’abord le patient sous dépendance : devant le psychanalyste, il a le choix que d’acquiescer à une interprétation (donc le psychanalyste a raison), ou de la refuser (donc le psychanalyste a raison, car c’est une forme de « résistance » du patient devant la vérité). Cela revient en fait au même, il est donc conduit, par le très long détour de la cure, à finalement reconnaître sous la suggestion qu’il a bien eu l’intention de tuer son père et de coucher avec sa mère. Cela, on le savait déjà par avance en lisant les textes de Freud. En dehors de l’analyse, sur le plan théorique, Freud adopte en fait la même stratégie en voyant dans les critiques éventuelles de la Doctrine une « résistance » à la vérité. Il développe une remarquable rhétorique qui lui permet de tirer parti de toute espèce de critique, sans opérer de réelle remise en question des hypothèses fondamentales de sa théorie. Il suffit de toujours faire porter le soupçon sur celui qui oppose une critique. Du coup, la psychanalyse est par excellence un système d’interprétation policier et qui ne saurait mériter, selon Popper, le titre de théorie scientifique. Elle ne peut-être falsifiée par des observations, des tests qui la prendrait en défaut. Quelque soit l’objection qu’on lui propose, elle s’arrange toujours pour la contourner à son profit. Une véritable théorie scientifique est pour Popper faible et faillible. Il doit pouvoir être possible de la prendre en défaut. Une théorie scientifique ne peut pas, par définition, reposer sur quoi que ce soi d’absolu, car toute théorie scientifique est une construction relative. Elle doit son succès normalement à un consensus intersubjectif qui doit reposer sur des tests montrant que la théorie est vérifiée, corroborée. (texte) Freud ne cherchait pas la réfutation objective de ses propres conjectures, dans une discussion critique avec ses propres disciples. Ceux qui ont osé s’y aventurer se sont heurté à un mur dogmatique et sont vite devenus des dissidents du mouvement psychanalytique. Jung rapporte que Freud s’est évanouit deux fois en sa présence, suite à des critiques qu’il proposait sur la théorie de la sexualité ! Freud lui avaient demandé très fermement de ne plus critiquer la théorie de la sexualité, parce qu’elle était un dogme de la psychanalyse !

    2) Il n’y a pas non plus de véritable porte de sortie thérapeutique en psychanalyse. A ce sujet, il est assez tentant de lire des perles du divan freudien comme le texte d’Italo Svevo dans La Conscience de Zeno :

    « La psychanalyse ! Une illusion absurde, un truc bon à exciter quelques vieilles femmes hystériques … Entre le docteur et moi, toute sincérité avait disparu. Maintenant, je respire. Aucune contrainte ne m’est plus imposée. Je n’ai plus à accepter – ou à simuler – aucune conviction… Nous touchions au but de la cure, puisque le mal était découvert, disait-il. Son diagnostic, renouvelé de Sophocle, était le suivant : j’avais aimé ma mère et voulu tuer on père. Comme Oedipe.

    Je ne me suis pas mis en colère. Non. Je l’écoutais, ravi. Au moins c’était une maladie qui m’élevait à la plus haute noblesse. Une maladie illustre, grâce à laquelle je me trouvais des ascendants jusqu’à l’époque mythologique… Mieux vaut en rire. La meilleure preuve que je n’ai jamais eu cette maladie, c’est que j’en suis guéri. Il y aurait là de quoi convaincre le docteur lui-même. Ses inventions ne me gâteront pas le souvenir de mon enfance. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour revoir mon amour pour ma mère dans sa pureté, dans sa naïveté ; et aussi mon respect, ma grande affection pour mon père…

    Parfois, quand le docteur lâchait une énormité trop choquante, je risquais une objection. Par exemple, je ne voulais pas me ranger à cet avis que toutes mes paroles, toutes mes pensées avaient été d’un criminel. A cette modeste réserve, il écarquillait les yeux d’ahurissement. Quoi ! J’étais guéri et je refusais de m’en rendre compte… On me révélait que j’avais désiré enlever ma mère au foyer conjugal et je ne voulais pas reconnaître que je me sentais soulagé. Obstination inouïe ! Le docteur admettait, il est vrai, que ma guérison ne serait totale qu’après ma ‘rééducation’ c’est-à-dire que je serais habitué à considérer ces choses (l’envie de tuer mon père, de posséder ma mère), comme tout à fait normales, impropres à éveiller les remords ».

   Si le point faible de la psychanalyse résidait dans sa théorie de l’inconscient, passe encore, mais c’est la thérapie elle-même qui est loin d’avoir prouvé son efficacité. Cette rééducation donc parle Italo Svevo est ni plus ni moins qu'une manipulation, elle est tout de même très proche de la rééducation des camps de rééducation, ou le communisme a su inculquer sa révolution culturelle. Le rapprochement est assez troublant. La psychanalyse freudienne propose-t-elle en guise de traitement une forme de conditionnement ? article Celui que la psychanalyse attrape, elle ne le lâche plus ! Il faut dire qu’avec en moyenne dix à quinze ans de cure, le malade finira par se rendre et que sa rééducation aboutira ! Une thérapie est sensée libérer le sujet de ses troubles. Que penser d’une thérapie qui veut asservir le sujet à un trouble imaginaire ? Si tel est le cas, n’a-t-on pas affaire, non seulement à une imposture, une escroquerie, ou à un véritable lavage de cerveau ? La véritable libération, ce serait de se libérer alors de la psychanalyse elle-même et de son emprise.

    Ce serait enfin une prise de conscience lucide ! Le nœud du problème, encore une fois, tient à la manière donc le sujet se situe par rapport à l’inconscient. L’approche indirecte par le soupçon met le patient dans un état de dépendance. Il n’a pas vraiment son mot à dire et la prise de conscience ne lui appartient pas vraiment. Cf. Jacques Rillaer (texte) Il n’est pas sensé pouvoir accéder à l’inconscient. Il ne le peut pas, il y a la censure. Il attend donc passivement une révélation de la part du psychanalyste, révélation qui tombe sans aucune surprise, c’est toujours ce bon vieux complexe d’œdipe qui vient apporter la clé. Il a renoncé à ses propres lumières. Il a renoncé à être pour lui-même sa propre lumière, il a renoncé à l’évidence, pour prêter attention à la voix de l’obscur, à l’interprétation plus ou moins astucieuse de « l’inconscient ». Il est entré vis-à-vis du psychanalyste dans une attitude de dépendance psychologique et intellectuelle. C’est une démission inacceptable de l’intelligence. Comme le disent Jacques Bouvresse, et Roland Quillot, de toute manière, la psychanalyse n’a pas le monopole de la connaissance de soi. En faisant du théâtre, en écrivant, en pratiquant la méditation, en traversant le pôle en traîneau, on apprend sur soi autant qu’en analyse. Lire le  Les Critiques de la Psychanalyse,  P.U.F.

    Il n’y a pas plus de raison théorique que, que de raison thérapeutique nécessaire pour recevoir l’hypothèse de l’inconscient freudien. On peut très bien s’en passer. Il est parfaitement possible de rendre compte de la pathologie qui sert à Freud de preuve, par des moyens théoriques et thérapeutiques qui ne sont pas freudiens. Il est essentiel surtout que la conscience du sujet soit intimement préservée de toute manipulation, de toute déformation et que la thérapie mette l’accent sur l’expansion de la conscience. Tout ce qui permet à un être humain une entrée dans la lucidité est souhaitable et favorable, ce qui lui en ferme la porte est aliénant. Or, jusqu’à preuve du contraire, il n’est pas du tout évident que la théorie freudienne de l’inconscient ait un tel pouvoir. C’est plutôt l’inverse et l’avalanche des critiques dont elle fait aujourd’hui l’objet est une indication assez sûre que la pensée occidentale s’y est fourvoyée, plutôt qu’elle ne s’y est libérée. Si l’inconscient est devenu le totem des temps modernes, il est devenu aussi le tabou des temps modernes (Totem et Tabou est le titre d’un texte de Freud) ; et nous avons peut-être un besoin urgent de faire tomber et le totem et le tabou. (Voir à ce sujet l'article de Patrice Van Den Reysen). (texte)  cf. Les illusions de la psychanalyse.

    C’est vrai qu’alors nous sommes renvoyés à notre responsabilité, à notre intelligence et qu’il n’y a plus alors de quoi se défausser. Mais c’est un pari de la liberté, le pari de la lucidité. Dans la lucidité, il n’y a pas de séparation entre le conscient et l’inconscient. Il est possible de marquer une distinction à faire entre l’implicite et l’explicite, au sens limité d’éclairer ce qui est dans l’ombre, de faire advenir avec la prise de conscience tout ce que l’arrière-fond d’une pensée recèle. (texte) Mais c’est là que toutes choses adviennent et que se situe la vraie libération. Nous ne pouvons pas prétendre nous débarrasser du fardeau de l’intelligence, même s’il en coûte l’incertitude et le risque de la liberté.

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    Il n’y a pas de « pensée » inconsciente au sens rigoureux du terme, au sens cartésien du terme, si entend sous le terme de pensée une représentation intellectuelle, car la représentation ne peut-être que consciente, la conscience se constitue en effet dans la représentation, parce qu’elle se constitue dans la vigilance et nulle par ailleurs. Il ne saurait y avoir de « désirs » inconscients, car le désir lui aussi se fonde sur la dualité de la représentation. Ce que Freud a découvert sous le terme d’inconscient, ce sont les tendances inconscientes, tendances essentiellement liées à des nœuds psychiques qui sont de résidus de l’expérience passée. Dans la philosophie de l’Inde, cela est appelé samskara (tendances), et vasanas (imprégnations psychiques). Ce que Freud a entrevu, c’est l’importance des nœuds psychiques, ce que l’Inde appelle hridayagranti, les nœuds du cœur.

    Le véritable travail sur soi que chacun est amené à faire ne peut-être conduit que dans la conscience et sur la conscience. En donnant une importance excessive à l’inconscient, nous privons par avance du pouvoir de la conscience et nous oublions la présence consciente qui est le seul lieu dans lequel le vécu nous est donné.

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    © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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