Textes philosophiques

Michel Adam  ce qui manque au sot


     «Ce qui manque au sot, c’est l’aptitude à la délibération envers lui, la capacité de suspendre sa propre pensée. Dans l’affirmation de toute pensée, il y a une alternative, celle du vrai et du faux. Toute expression sera ambiguë, au sens où celle-ci sera plus ou moins vérace. Or le sot paraît être insensible à cette ambiguïté. Il s’engage dans une énonciation qui pour lui ne fait en rien problème. Une pensée droite est une pensée qui accepte de douter pour se rectifier. Le sot ne soupçonne pas qu’il a besoin d’un minimum de sagacité pour affirmer sa pensée. Le maniement de la pensée est pour lui un problème technique et non une question axiologique. Dans l’absolu d’une pensée qui parait se suffire à elle-même, le sot ne songera pas un instant qu’il la formulera dans la contingence du temps et de la société et que cela pourrait demander réflexion. Le doute n’a ainsi de sens que pour l’homme qui est assez fort pour se mettre en état d’infériorité. Pour pouvoir s’interroger sur la valeur de ses connaissances, il faut accepter de les perdre comme telles. Au moment où l’esprit devient vivant, le contenu de cet esprit semble échapper et il faut chercher des connaissances que l’on ne possède pas encore. Le doute est ainsi l’expérience de l’absence, de l’incertitude. L’homme dubitant doit s’accepter comme être fini, abandonné à ses propres initiatives. Le doute exige une force d’âme qui est la présence virtuelle en moi de la liberté et qui prend l’aspect concret de l’aventure puisqu’on ne sait pas de quoi les lendemains de l’esprit seront faits. Il faut accepter de se situer par rapport à ce que l’on veut, au-delà de ce que l’on « savait ». Et il faut affronter comme possibilité le désespoir, si rien ne vient compenser ce que l’on fait tomber dans le doute. Même si le doute est conduit méthodiquement, ne débouchant sur rien, il ne peut qu’accroitre le trouble de l’esprit. L’homme du doute doit s’affirmer dans son individualité ; il est l’homme de la volonté et du devenir de la pensée. Il est celui qui refuse toutes les aliénations et les facilités. Est-il besoin de redire que le sot ne peut courir tous ces risques, et plus pour des raisons psychologiques que pour des raisons intellectuelles?".

Essai sur la bêtise, P.U.F.

Indications de lecture

cf. Leçon Considérations sur la bêtise.

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