Nous disons
d’un enfant qu’il « a fait une bêtise » quand il a par exemple cassé un vase,
dessiné au feutre sur les murs, ou rayé un disque : c’est une chose qu’il
n’aurait pas dû faire, pour laquelle il sera puni, mais qui au bout du
compte, quelques temps plus tard nous
fait plutôt rire. De la part d’un enfant,
c’est plutôt anodin et innocent.
Mais s’agissant des paroles déplacées ou des actes insensés de la part d’un adulte c’est différent. Laisser un bébé sur un parking dans une voiture en plein soleil pour aller faire les boutiques dans un centre commercial, ce n’est pas anodin ou innocent, c’est de l’inconscience et pourquoi pas, de la ? Nous dirons qu’il faut vraiment avoir une « absence » pour faire des choses pareilles, une sorte d’égarement de l’intelligence. Quand on voit ce que les êtres humains ont fait à leur semblable au XX ème siècle, on est en droit de supposer que la bêtise humaine n’a pas de limite. La pointe de l’accusation est sévère, parce que l’être humain est supposé intelligent et que nous voyons trop souvent qu’il ne l’est pas ; ce qui remet directement en cause le préjugé de notre supériorité sur l’animal qui est supposé ne pas être intelligent,, alors dire d’un individu qu’il est bête, c’est le ravaler en dessous de l'humain. Ce qui est très insultant.
Or la grande difficulté c'est justement de ne pas tomber dans les travers de l'attaque envers la personne et de l'injure, pour observer ce qu'est la bêtise, sans introduire de condamnation ou d'identification. Nous n’allons pas nous étendre sur la comparaison avec l’animal, elle est très largement fictive. Nous devons plutôt considérer la bêtise en elle-même : ce qu’elle représente, son étendue, ses conditions, sa nature. Qu’est-ce que la bêtise ? Une tare congénitale ? Un manque de discernement de l’intellect ? Un état résultat d’une sorte de confusion mentale ? Une sorte d’abaissement du seuil de l’intelligence ? Une sorte de conduite mimétique, mécanique complètement irréfléchie ?
* *
*
Le vocabulaire qui tourne autour de la bêtise est complexe. Afin d’éviter le dérapage dans la condamnation, dans le registre de l’injure, nous écarterons les termes dont la charge émotionnelle est très difficile à manier. Traiter quelqu’un de « con », parce qu’il ne comprend rien à ce que nous avons à lui dire, c’est facile et souvent réciproque, quand l’autre ne se sent pas écouté. Nous serons toujours le « con » de quelqu’un d’autre si nous ne savons pas écouter et que nous ne voulons pas comprendre. Cela n’explique en rien ce que pourrait être la « connerie » indépendamment de nos attentes, de nos exigences et de nos colères. Donc, laissons tomber le registre émotionnel. Avec un peu d’attention, nous remarquerons que ceux qui usent abondamment de l’injure en parlant de « cons » à tout va ne sont pas loin justement de sombrer dans la « connerie ». Si nous écartons l’émotionnel, au quotidien, ce qui est reste, c’est la sottise, l’idiotie, la stupidité, l’inertie mentale ou l’incompréhension qui nous fait dire de quelqu’un qu’il n’est… pas très futé. Et quand l’autre ne comprend rien à rien, malgré de longues explications détaillées, quel que soit le sujet, alors on baisse les bras pensant qu’il est quasiment impossible de vaincre… la bêtise. Ce qui n’est pas complètement faux.
1) Les résultats acquis dans les leçons précédentes nous interdisent plusieurs confusions. Il a été longuement question de la nature de l’intelligence. Nous avons à plusieurs reprises souligné la différence entre l’intelligence et l’intellect. (texte) Conformément à l’étymologie, nous avons vu que l’intelligence porte en elle la capacité de relier une chose à une autre, de voir des liens. On dit qu’un esprit est intelligent quand il est vif et voit très rapidement une relation et nous avons abondamment montré que l’intelligence est présente dans la capacité d’observer avec attention. Celui qui intuitivement ne voit rien, même ce qui est pourtant sous son nez, souffre d’une sorte de cécité de l’intelligence. Il voit peut être avec les yeux du corps, mais pas avec ceux de l’esprit, il ne voit pas avec l’intelligence, ce qui est précisément être intelligent.
Nous avons
examiné à plusieurs reprises la nature de l’intellect. L’intellect
est un outil de la pensée, un outil de
discrimination, qui permet par analyse de séparer une chose d’une autre.
Ceux qui ont l’intellect aiguisé peuvent aller jusqu’à
isoler, opposer ce qui
est dans la réalité intimement lié, jusqu’à couper les cheveux en quatre et
compliquer tout à l’excès, ce qui précipite l’esprit dans l’obscurité. C’est
pour cette raison que nous parlions plus haut d’erreur
de l’intellect.
On peut donc sans contradiction avoir l’intellect très développé et n’être pas
très intelligent. Et comme l’intellect déploie toute son envergure dans le champ
théorique, celui de l’analyse, il est fort possible qu’un savant muni d’un
QI
impressionnant soit en hors de son domaine assez idiot. La formation
universitaire purement
analytique n’est pas faite pour développer l’intelligence. Parce que
la démarche analytique découpe en morceaux mais ne donne
aucune
vision globale synthétique et
intuitive. ce qui est
l'intelligence même.
Quand nous parlons de bêtise, nous désignons en fait une sorte d’incapacité à voir ce qui est, à relier, ce qui sous-entend qu’il n’y ait pas d’intelligence, mais qu’elle n’est pas exercée. Ou plutôt, elle est comme rendue muette, plus exactement comme plongée dans la stupeur. Et c’est ce regard inintelligent que l’on appelle stupide. En effet, com-prendre, c’est prendre avec soi, ce qui suppose une intelligence capable d’appréhender ce qui est de manière globale ; (texte) alors apparaît le sentiment d’avoir compris ou d’être sur le point de comprendre. L’intelligence entre en acte. (texte) Mais celui chez qui l’intelligence est comme enténébrée, qui est dit stupide, il n’y a pas de perception de relations, mais seulement des objets séparés : résultat, au lieu que les pièces du monde viennent à s’assembler dans l’esprit comme dans un puzzle, dans l’éclair d’une compréhension, il n’y a de pensée que fragmentaire. Sans vision. C’est parfois très net : dans le regard éteint de celui qui ne comprend rien, ou à l’inverse dans le regard pétillant de l’enfant, tout excité de voir les liens entre les choses et qui confie enthousiaste ses découvertes à sa maîtresse. De celui-là on dira à juste titre qu’il est éveillé, du premier qu’il est malheureusement endormi. Un autre exemple : dans un roman policier, la différence entre l’inspecteur un peu balourd et l’enquêteur intelligent, c’est que pour le premier les indices sont séparés, tandis que pour le second, il viennent s’assembler dans une image globale cohérente qui apporte au final la solution de l’énigme.
Par
conséquent, il est impossible de parler d’une « bêtise de l’intelligence »,
comme on peut parfois le lire ici ou là. Il n’y a de bêtise que de
l’intellect borné, d’une pensée aux vues trop courtes dans
l’incapacité de comprendre et qui tourne en rond dans des
préjugés, en
l’absence d’une vision élargie qui serait celle d’une véritable intelligence.
Qui pourrait être un aptitude spontanées chez l’être humain. Malheureusement,
Jules Renard le disait avec finesse :
« bêtise humaine », « humaine » est de trop : il n’y a que les hommes qui soient
bêtes ». Parce que la bêtise est dans le mental
et le mental est un développement évolutif humain. La
bêtise appartient aux limites de la
pensée auxquelles elle ajoute l’arrogance
d’avoir raison à tout prix.
Ajoutons enfin, comme nous l’avons montré, que l’intellect peut être très calculateur, ce qui ne le rend pas pour autant intelligent, contrairement à ce que croient la plupart des gens. Spéculer sur les denrées alimentaires au point de ruiner une économie au bout du monde, c’est bien « calculé » pour les profits, mais ce n’est pas intelligent. C’est de la bêtise fanatique. Est intelligent ce qui sert le bien de tous, pas les profits calculés de seulement quelques uns. Ainsi peut on comprendre que des intellects brillants peuvent être complètement aveuglés et corrompus, parce qu’il leur manque la largeur, la profondeur de vue de l’intelligence (texte) et, par-dessus tout, un haut degré de sensibilité.
2) Il faut
rendre justice aux moralistes classiques, ils savent
trouver le mot juste pour dresser des portraits et, comme
nous l’avons vu avec Bergson, un type moral caricaturé provoque le rire. Or,
une sorte d’absence de l’intelligence, alliée à un volontarisme borné fait
apparaître un type moral et un personnage, celui du
sot. Comme dit Victor Hugo, « l'entêtement sans l'intelligence,
c'est la sottise soudée au bout de la bêtise et lui servant de rallonge». La
bêtise ne comprend rien, mais avec un peu d’ego en plus, la sottise comprend
tout de travers ! Et en plus le dit haut et fort. Le sot manifeste une
volonté obtuse, inadéquate quant au propos et à la situation. Il persiste dans
une parfaite inconscience dans un jugement et une conduite déplacée, alors que
tout le monde autour de lui voit que son obstination le mène droit au ridicule.
Tout le monde en a conscience, sauf le sot lui-même ! Être intelligent c’est
être conscient, avoir assez de souplesse pour s’adapter à ce qui est, sans
répéter toujours les mêmes jugements et les mêmes conduites. Ne pas être raide.
Être intelligent implique aussi avoir assez de sens critique pour réexaminer
ses propres pensées les re-penser, pour se garder des
préjugés. Mais le sot n’a pas la finesse ni
la souplesse de l’intelligence éveillée, il n’est pas réfléchi et manque
cruellement de sens critique. Il est de fait incroyablement prévisible, car sa
rigidité fait qu’on peut à l’avance
deviner ses réactions, ses réparties, mille fois resservies. Il est raide dans
ses pensées et mécanique dans sa conduite. Et comme « la sottise ne parle
jamais à voix basse », elle est volubile, tandis que l’intelligence pour
s’exercer a besoin de l’espace du silence. Le sot est bavard,
et toujours à côté de la plaque, il gagnerait à tenir sa langue et à savoir
davantage observer pour gagner de l’à propos.
Mais s’il y a bien une chose qui lui manque c’est l’à propos, donc la
pertinence dans la parole. Et l’à propos est la marque des personnes qui
ont de l’esprit, pas des sots.
Pour le plaisir, voici un extrait des Mémoires d’Alissan de Chazet de 1809 qui fait le portrait du sot et le distingue de la bête:
« Le sot, plus
orgueilleux, est aussi plus coupable,
Il est enchanté de son lot,…
Pour être ridicule, il a voulu s’instruire.
Voyez un sot entrer dans un salon,
Comme il se plait, et comme il se fait rire !
C’est la bête à prétention :
Sa malencontreuse mémoire,
Qu’il appelle au secours de ses succès brillants,
Tronque, en faisant un cours d’histoire, les auteurs, les pays, les dates et les
temps…
C’est en se bourrant de lecture,
Qu’il est devenu sot parfait.
Tel
qu’on voit le gourmand avide entassant mets sur mets…
Manger, manger toujours sans digérer jamais ;
Un sot rempli de suffisance,
Se déclare avec arrogance…
Le sot en grande compagnie parle et ne nous dit rien ; la bête ne dit
mot :
On plaint la bête, on fuit le sot.
L’un quelquefois amuse, et toujours l’autre ennuie ».
Nous avons souligné à plusieurs reprises l’importance du monologue de l’ego. Une pensée qui tourne en rond dans l’esprit comme un disque rayé ne peut être intelligente. Elle est plus une compulsion qu’une réflexion. (texte) on peut dire que le sot verbalise à l’extérieur un monologue qu’il pourrait déclore s’il en prenait conscience, s’il écoutait vraiment ce qu’on lui dit. Mais comme le dit Michel Adam dans son Essai sur la bêtise : « Ce qui manque au sot, c’est l’aptitude à la délibération envers lui, la capacité de suspendre sa propre pensée. Dans l’affirmation de toute pensée, il y a une alternative, celle du vrai et du faux. Toute expression sera ambiguë, au sens où celle-ci sera plus ou moins vérace. Or le sot paraît être insensible à cette ambiguïté. Il s’engage dans une énonciation qui pour lui ne fait en rien problème. Une pensée droite est une pensée qui accepte de douter pour se rectifier. Le sot ne soupçonne pas qu’il a besoin d’un minimum de sagacité pour affirmer sa pensée ». (texte) Il affirme, il affirme, il affirme encore ! A la limite, il est plus facile de repousser l’ennemi, de faire voir au méchant sa méchanceté, mais que faire en présence de la sottise ? « Il est pratiquement impossible de prouver au sot qu’il est sot. Si la méchanceté peut s’atténuer, si le méchant peut se lasser de l’être, le sot ne sera satisfait que dans et par sa bêtise ». Il est installé complaisamment dans une inconscience dont il ne peut volontairement s’éveiller, (texte) car justement son intelligence est en sommeil.
Précisons : vouloir prouver au sot qu’il est sot ne sert à rien, c’est même une sottise de plus. Lui dire qu’il est sot est tout aussi contre-productif, c’est l’insulter et il aura raison, car dans son être il ne l’est pas¸ce sont ses pensées qui sont confuses, obscures ou compulsives, et son esprit qui n’est pas assez ouvert pour y voir clair, clair au point de pouvoir reconnaître la sottise en tant que sottise. Nos pensées nous déterminent, mais nous ne sommes pas nos pensées, nous avons des pensées. Et bien sûr nous devons de la même manière ne pas réduire l’autre à ses pensées, surtout quand elles relèvent de la sottise. Mais si, comme le dit très justement Antoine Gombaut, « la sottise est l’aveuglement de l’âme ", que faire quand toute une société aveugle l’âme et entretient la bêtise?
1) Mais en quel sens la bêtise pourrait-elle être socialement organisée ? Pas délibérément. Ce serait trop grave, à moins de faire un détour par la contre-utopie nous ne pouvons pas y croire. Il est vrai que 1984 donne une assez bonne image de la bêtise totalitaire organisée. De même, Le Meilleur des Mondes, a beaucoup à nous dire sur la bêtise démocratique d’une société qui prendrait la direction de l’homme augmenté en consignant à vie l’être humain dans l’immaturité. Mais ce sont des romans. Difficile de croire dans une conspiration délibérée de la bêtise alors que depuis Condorcet nous avons vécu dans la célébration du progrès. Notre monde actuel est sorti du siècle des Lumières pas du siècle de la bêtise. L’idée d’une élite privilégiée exerçant une emprise sur l’humanité pour la maintenir dans la bêtise a tout d’une vision paranoïaque. Elle peut constituer la trame d’un bon roman, mais la réalité, telle que nous la connaissons, est désorganisée, confuses, triviale et pleine de contradictions. Et puis, l’être humain ne peut pas consciemment rechercher la bêtise, même s’il patauge dedans. Et pourtant, dans son inconscience, il est tout à fait capable de mettre en marche des processus qui lui échappent et conduisent invariablement à une bêtise galopante. Nous avons précédemment abordé deux séries d’analyses qui peuvent mener dans cette direction :
- Nous
devrions reprendre ici intégralement ce qui a été exposé à partir du livre de
Pierre Thuillier La Grande Implosion.
Nous ne pouvons pas le faire dans le détail, donc nous allons nous en tenir à
quelques idées importantes. Nous savons que toutes les
civilisations sont mortelles. Pour Thuillier,
« toute culture naît de certains choix et pour le meilleur et pour le pire, va
jusqu’au bout de ces choix », y compris bien
sûr
la culture occidentale. L’argumentation serrée de Thuillier montre que
l’histoire de l’Occident est largement déterminée par le tournant décisif
effectué à la Modernité vers la
machine, une route qui, suivie à la trace, mène à une
déliquescence de la sensibilité et de l’intelligence. « Le délabrement d’une
civilisation est d’abord intérieur » et sa manifestation la plus évidente en est
que le prétendu civilisé perd toute sensibilité et ses sens sont devenus
tellement anesthésiés qu’il a besoin de stimulations émotionnelles de plus en
plus fortes pour se sentir un peu exister. Les occidentaux étaient, raconte
Thuillier dans une sorte de récit futuriste, « tellement dépourvus de
sensibilité que, même pendant les années 1990, ils étaient incapables de penser
leur propre devenir autrement qu’en termes platement économiques ou
technocratiques ». Paul Valéry avait décrit ce qu’il appelait une forme de
débilité : « absence de grands sentiments.
Impossibilité de se sentir vivement ». La fin d’une culture se consomme quand la
médiocrité est généralisée, que les hommes n’ont plus d’ancrage dans la vie,
plus de repères, plus de valeurs, plus de sens du
sacré et de la transcendance. Alors
l’intelligence semble se retirer, les apparences tiennent encore debout quelque
temps, mais l’écroulement se fait de l’intérieur de manière continue tandis que
la bêtise prolifère partout comme une moisissure. On suivra en particulier dans
La Grande Implosion la longue étude portant sur le
travail technique où l’on voit que délibérément
les manufactures dans lesquelles s’est développé le
capitalisme industriel comparaient l’ouvrier
à un cheval de labour et prenaient soin explicitement de limiter son
intelligence. Et nous savons ce qu’il adviendra ensuite avec l’apparition du
travail à la chaîne, avec la
répartie de Taylor à un ouvrier se plaignant de ne plus parvenir à penser :
« vous n’êtes pas payé pour ça ». Bref, il y aurait largement de quoi argumenter
une histoire de la bêtise dans le déclin de notre civilisation.
Cela s'appelle la décadence. (texte)
- Nous avons
à plusieurs reprises évoqué le livre de Naomi Klein,
La Stratégie du Choc,
remarquable et
accablant
par ses preuves, sa précision historique minutieuse démontrant que le
capitalisme libéral a sciemment utilisé les situations dans lesquelles un
peuple était tétanisé par une événement grave : attentat,
catastrophe naturelle, coup d’état, situation de crise etc. Pourquoi ?
Pour faire passer des réformes radicales semant par la suite des calamités.
L’état de stupeur généralisée qui suit
un désastre a été mis à profit de manière très systématique, par exemple pour
réduire drastiquement les prérogatives de l’État, faire des coupes dans les
régimes sociaux, pour laisser le champ libre aux multinationales dans leur
captation des ressources naturelles, leur mainmise sur la main d’œuvre, pour
massivement pomper l’argent du contribuable pour renflouer des banques etc.
L’état de stupeur prend ici un sens tout à faire remarquable.
Il
désigne l’emprise de la peur qui
paralysant le jugement, permet en sous-main au pouvoir politique et financier de
se livrer à toutes sortes de manipulations conformes à leurs propres intérêts.
C’est de la psychologie de base : prenez un être humain intelligent et
soumettez-le à une peur intense de manière répétée, il sera placé dans un état
de réactivité émotionnelle et il baissera la garde de son jugement. Le
capitalisme du désastre n’est pas une idée en
l’air, mais carrément un stratégie essayée en Amérique Latine avec
Pinochet et poursuivie ailleurs par l’école de Chicago, l’ultralibéralisme
conduit par Milton Friedman. L’économisme commis-voyageur au service des
multinationales. Et si maintenant nous comprenons que la crise économique
actuelle a
exactement le même effet de créer un état de stupeur, un climat où les volontés
sont tétanisées et qu’en plus, nous fonctionnons encore avec le refrain « there
is no alternative », alors nous pouvons voir à quel point notre sens
critique est bridé. Il n’y a plus qu’à bêtement baisser les bras
devant la fatalité et se résigner au pire qui ne manquera pas d'arriver. La
bêtise est en marche et nous ne pourrons même plus la voir venir quand elle
surgira dans mes propos et les
décisions du pouvoir politique. L’austérité et la régression sociale ont beau se
développer partout, les inégalités entre les riches et les pauvres ont beau
devenir
abyssales, l'état de la planète a beau être extrêmement inquiétant, abrutis par
une propagande de la peur, nous sommes trop stupides et résignés pour ne serait-ce
qu’imaginer un monde différent. Mais attention. Dans une situation pareille la
frustration des masses est à son comble et comme elle ne trouve pas d’exutoire,
elle se convertit en dépression chronique et en bouffées périodiques de violences
absurdes.
2) Dans ce qui suit, nous
allons prendre le relais d’une réflexion de Bernard Stiegler face à
l’actualité, le lendemain de la tuerie de Toulouse : « Je crois que cet
évènement est d’une extrême gravité, il est accablant, il est sidérant.
(..) Je ne suis pas du tout surpris par ce qui s’est passé. D’abord
parce
que je suis depuis des années d’innombrables évènements semblables dans le
monde. Ce n’est pas quelque chose qui surgit d’un seul coup. C’est le
déclenchement d’une folie meurtrière et cette folie meurtrière elle appartient à
une société qui depuis des années cultive et exploite
les pulsions, a mis en
place ce que j’appelle moi-même, une bêtise systémique ».
Il suffit de
considérer la dérive de la télévision depuis près de
40 ans pour illustrer très clairement ce que veut dire l’expression bêtise
systémique. Bêtise non pas individuelle, mais organisée collectivement, où
il semble que tous les processus conspirent dans la même direction, la bêtise. A
ses débuts la télévision a été une entreprise affichant clairement des
aspirations culturelles. Un peu ronronnante
parfois, passablement bourgeoise et soumise au pouvoir politique souvent, mais
observant tout de même une ligne de conduite tournée vers l’information et la
culture de masse.
Sous la pression du marché,
l’arrivée massive des télévisions privées a changé la donne et imposé aux médias
(les soi-disant radios libres et la télévision) une logique marketing
dont la seule préoccupation était l’audimat, imposant ses conditions par
le dictat des rentrées publicitaires. C’est ainsi qu’on a vu la télévision
s’éloigner de sa vocation culturelle, pour ne plus avoir d’objectif que de
vendre du « temps de cerveau disponible » à des annonceurs. La logique du marché
s’imposant partout, le consumérisme a
avalé et digéré peu à peu la totalité des mass medias. Au point que la publicité
est devenue la norme de fait sur laquelle se sont alignés toutes les productions
médiatiques. Sur la forme, comme sur le fond. Nous avons déjà examiné le
conditionnement publicitaire et ses procédés, mais le point important sur lequel
insiste Bernard Stiegler, c’est l’émergence à partir de là de ce qu’il appelle
la société pulsionnelle.
Afin de
capter l’attention pour la transformer en automatisme d’achat, le marketing a
compris depuis longtemps qu’une publicité efficace s’appuie, non sur le
comportement rationnel de l’être humain, mais sur ce qui est le plus irrationnel
en lui. Et le plus inconscient et le plus primitif c’est la
pulsion.
L’idée ne date pas d’hier, mais remonte aux années trente directement dans la
lignée de Freud. Nous avons vu dans une
leçon précédente que les origines du marketing et de la propagande étaient les
mêmes, avec ce personnage clé d’Edward Bernays,
neveu de Freud, génial inventeur des premières campagnes de pub et théoricien de
la manipulation des masses. Bernays a très bien compris le parti qu’il pouvait
tirer de l'hypothèse de l’inconscient de son oncle.
Il soutenait ouvertement qu’en démocratie il faut contrôler les peuples et rien
n’est plus efficace pour obtenir une mainmise complète sur la pensée et les
désirs humains que de jouer sur le registre
inconscient. Le public, disait-il ne sait pas ce qu’il veut, (il est bête) il
élit des hommes intelligent qui sont là pour avoir des idées, décider, choisir à
sa place. En matière de consommation, il ne sait pas
non plus ce qu’il veut, (il est bête) il doit être orienté par des décideurs
intelligent, vers les désirs qu’on lui propose : « Je n’ai de désir que celui
qu’on me donne » (c’est une pub qui le dit! ). La stratégie pour créer
artificiellement des désirs pour le marché et pour apparier le consommateur aux
besoins du capitalisme s’appelle marketing.
A force
d’assimilation de la forme, et du contenu, ce qui va peu à peu s’imposer dans
l’opinion, c’est l’idée que le « marketing »… c’est la « communication » !
Communication=marketing. Nous en sommes là. Faire de la com’, c’est
chercher à vendre et même à se vendre (comme les prostituées), une
idée massivement installé comme évidence, à grand renfort de lavage de cerveau
quotidien dans la pub. Au point que le concept même de communication s’identifie
avec la technique de vente et n’a plus rien à voir avec l’échange vrai,
non-marchand et la culture. (Un bon vendeur vendrait n’importe quoi, c’est un
bon « communiquant »). Et les publicitaire le disent : le consommateur aime être
manipulé, il aime être traité comme un veau. Manipuler le pulsionnel dans la
publicité en utilisant constamment et
à propos de n’importe quoi l’allusion
sexuelle, c’est très vendeur et le consommateur aime Ça. On
le sait depuis Bernays ! Or, comme le rappelle Bernard Stiegler, la pulsion,
c’est le mécanique en l’homme, l’automatisme, l’étage le plus
primitif du cerveau, un plan réactif qui court-circuite le rationnel.
L’idéal étant de n’avoir recours qu’au cerveau reptilien. Le sexe tire le
sujet vers l’instinctif, le vital; exciter la pulsion en permanence, c’est tirer
l’attention, vers ce que Michel Henry appelle « le
singe de l’homme ». C’est user de moyens qui mettent hors jeu l’intelligence
et induisent une forme d’hypnose devant l’image, une stupeur qui
laisse l’esprit interdit. Stupide. L’attention scotchée à l’écran, avalée dans
quelque chose qui bouge, le regard vague, les pupilles dilatées de l’halluciné.
Au point que toute une génération élevée à ce régime finira par dire à tout bout
de champ « j’hallucine » pour « voir ». Alors même qu’il s’ait non pas d’une
vision, mais d’une fascination.
Le point
le plus important pour saisir l’éclipse de l’intelligence c’est l’identification
complète à l’image sur un mode hypnotique qui empêche la position de
témoin de la conscience.
L’extinction des feux de l’intelligence est un préalable à la bêtise. Quand,
sans la moindre distance possible, l’être humain est perpétuellement plongé dans
un monde factice, il est mentalement préparé pour recevoir, emballées dans un
fantasme visuel, des suggestions d’achat. Conditionné et reconditionné à
outrance pour un passage à l’acte. Or il faut aussi se souvenir de
ce que disait l’oncle
Freud.
Le vital primitif, le Ça, est un « nœud de
vipères où se convulsent des instinct censurés ». Pour Freud, les deux pulsions
principales sont la pulsion sexuelle et la pulsion de la violence.
Le dernier Freud oppose Éros et Thanatos.
Et la pulsion sexuelle de vie et la pulsion de mort de la
violence sont inséparables. La fusion hypnotique dans l’image, le massage
mental d’un univers de rêve, léché à la perfection, parfait et retouché dans le
moindre détail, plus vrai que vrai, c’est de la fabrique d’illusion, mais aussi
une formidable capacité à téléguider le sujet dans des conduites mécaniques.
Consommer du plaisir primal à travers n’importe quelle consommation, et
consommer de la violence primale ne sont pas des processus séparés.
Hypersexualisation « culturelle » (?) et
violence
sociale ne sont pas dissociables. Mais pour
descendre dans le nœud de vipères, il faut éteindre la
lucidité et éjecter toute possibilité de
réflexion. Pour maintenir le sujet à cet étage de conscience, faire en sorte
qu’il ne puisse plus penser, mais seulement dépenser, que son univers mental se
réduise à la consommation où tourne en boucle soda, shampoing, sandwich, chips,
pizza, voiture etc. Dix mille manières pour devenir une bête à jouir, avec des
moyens extrêmement sophistiqués que sont les artifices de la consommation. On le
voit, c’est donc avec une implacable logique que la télévision devait produire
l’avatar de la télé-réalité où tous ces motifs
explosent et se donnent à voir (pour qui sait voir sans
l’identification). Stiegler rappelle que dans toutes les
civilisations, la
fonction de la culture a toujours été de canaliser les pulsions, car c’est à
cette conditions seulement que l’être humain peut être social. Or ce que
l’Occident a produit c’est une déconstruction de la culture. En excitant les
pulsions, il a ouvert la boîte de Pandore
où étaient enfermés tous les maux de l’humanité. Quand
Éros n’est plus
apprivoisé par une culture et que la régression inconsciente est perpétuellement
flattée, alors Thanatos n’est pas loin. La pulsion de mort suit à la trace la
pulsion de vie, l’orgie sexuelle et le massacre vont ensemble dans un monde où
la bêtise est généralisée. En vitrine l’étalage sexuel de la publicité fait très
« ludique », en apparence, le monde de la consommation est très « lol »,
frivole, léger, mais c’est juste l’apparence et l’apparence est
illusion. En
réalité, les automatismes consuméristes s’auto-reproduisent dans le moutonnement
général des crétins disciplinés. La pulsion n'est pas
sociable, elle ignore la logique, la rationalité,
la légèreté, elle est dans l’im-pulsion brute, le coup de sang ou la violence du
mâle en rut, si bien qu'il faut sérieusement se demander si la vérité de la
société de consommation
n'est pas en réalité
exactement dans le contraire de ce qu’elle affiche. La pose aguicheuse de la
fille qui
vante
un jean (un appel au viol) …quant au jean, il est fabriqué dans des conditions infâmes par des enfants à l’autre bout du
monde. Le dernier gadget smartphone symbole d’un monde très coool, très efficace
pour capter l'attention au point de rendre idiot, et ici l'objet participe d'une
firme dont les
employés sont sous-payés et soumis à des contraintes extrêmes…
pas cool du tout. Infernales. Quand nous voyons très clairement qu’une chose,
vue dans sa globalité est très exactement le contraire de ce qu’elle parait,
nous prenons conscience que nous sommes en présence d'une illusion. Et elle peut très bien être
collective, ce qui ajoute une difficulté, car ce qui est partagé unanimement
parait « normal » et ne fait pas question. Et il nous est difficile
d'admettre que ce qui est
« normal » dans l’air du temps pourrait très bien être stupide et
dysfonctionnel.
Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’explosent de temps à autre des bouffées de
violence dans un monde où plus rien ne fait sens qui puisse contenir le
jaillissement des pulsions.
Ouvrir les yeux est-il vraiment si difficile ? Ce n’est pas une question d’analyse. Il s’agir de voir la bêtise en tant que bêtise d’un seul coup d’œil. Et ce que nous pouvons faire de mieux pour autrui dans ce sens est identique, aider à voir par soi-même. Ce n’est rien d’autre que la lucidité, mais la difficulté est ici ardue, car il semble que nous soyons portés dans deux directions opposées. Ou bien on ne voit pas la bêtise parce que l’on tombe dedans par identification, genre neuneus qui regarde la bêtise dans les Simsons et rigole grassement car … il se sent en bonne compagnie ! Ou à l’inverse, nous entrevoyons la bêtise, mais la laideur qu’elle évoque nous fait immédiatement virer à la condamnation, la colère et l’injure, ce qui en fait ne nous en libère pas pour autant et n’apporte aucune aide. Ce n’est pas comme voir dans une parfaite clarté le danger d’un serpent à sonnettes, en marquant immédiatement un pas de recul. Ce qui est intelligent dans cette situation d'expérience.
1) Dans
un monde où la bêtise est protéiforme, nous avons besoin d’instruments
critiques solides, non pas pour condamner et moraliser à tout va, mais
pour y voir clair. Et tant que la liberté d’expression nous appartient,
c’est une question de santé publique que de reconquérir sans cesse
l’intelligence par le doute contre les lourdes assurances de la bêtise. Celles
de la répétition des mêmes lieux communs que l’on ne songe pas une seule fois à
interroger. Celles du moutonnement du mental collectif qui fait le buzz sur
Internet, roule sur les
ondes et à la télévision, comme s’il fallait bien, quand
on a rien à dire, parler tout de même de quelque chose et donc répéter tout ce
qui se dit. « La bêtise vous noie dans un groupe où plus rien ne vous distingue
et c'est le courant qui vous porte ». La bêtise noie chacun dans le « on »
qui ne pense pas mais répète beaucoup, elle stimule le verbiage, alors que pour
l’intelligence, se reprendre équivaudrait à se taire pour examiner posément ce
dont il est question. L’intelligence en acte écoute, (texte) s’arrête et revient vers
soi, la bêtise ne s’arrête jamais, elle est toujours agitée et hors de soi,
intarissable pour délayer ce que tout le monde raconte. Même quand
l’intellect est de la partie, il y a encore moyen pour qu’elle revienne en
sous-main : « La bêtise s’impose quand la discussion capitule devant l’argument
d’autorité ». Il est en effet étrange d’observer combien le fait de
mettre en avant une figure d’autorité semble soudainement dispenser de réfléchir
par soi-même. « Selon la Bible, selon le Coran, selon Descartes, Einstein, Marx,
ou Bouddha etc. » peut servir de dispense à tout examen approfondi, tout en
donnant à celui qui s’abrite derrière l’autorité le sentiment d’être très
sérieux. De décréter la vérité. Alors qu’il serait bien incapable de laisser de
côté la référence d’autorité pour tenter d’y voir clair, ne serait-ce qu’une
seule fois, par lui-même. Donc, « OK, c’est ce que dit la Bible, le Coran,
Descartes, Einstein, Marx etc. mais vous ? Vous en pensez quoi ?
Pouvez-vous laisser de côté les références et faire confiance à votre propre
intelligence? Etes vous à ce point dépourvu de ressources que vous ayez
toujours besoin pour marcher de mettre vos pieds dans les chaussons d’un autre ?
Et puis, quand nous dialoguons, ne pouvons-nous pas faire un
bout de chemin ensemble sur cette question ? » Bref, nous perdrions
moins de temps avec la bêtise en accordant davantage de place au
silence,
qui est indispensable à l’exercice de l’intelligence, en ouvrant l’espace de
l’écoute (texte) et en évitant de nous précipiter dans le commentaire
convenu de ce que nous avons déjà appris. Ce qui s’appelle n’avoir de pensée que
de seconde main. Accepter de ne rien savoir
pour tout reprendre à nouveaux frais. Enfin, par instruments critiques
ajoutons qu’il est bon de se frotter à une pensée alternative qui
ne caresse pas l’opinion dans le sens du poil, bon d’accepter d’être dérangé
dans nos pseudo-certitudes pour éviter de dormir dedans.
Par extension, nous avons besoin de toutes les ressources de la littérature, du cinéma, du théâtre pour montrer la bêtise en tant que bêtise, la montrer avec des verres grossissants si nécessaire, jusqu’à ce qu’il soit impossible de ne pas la reconnaître. L’art est parfaitement capable d’y parvenir, il l’a déjà fait. Souvenons-nous de Flaubert et de son Bouvard et Pécuchet. C’est la moindre des choses que de demander aux artistes ce service. Dans un monde aussi confus que le nôtre, nous avons besoin de prendre nos distances pour réapprendre à voir en nous et autour de nous ce que nous ne remarquons même plus. Quelle dose de bêtise comportent nos réactions quand elles sont emportées, complètement inadéquates, mais ô combien révélatrices d’un ego crispé qui n’aime pas être chatouillé. Que les postures soi-disant comme on dit « décomplexées », recouvrent un vide abyssal, une pauvreté intérieure qui se la joue pour faire semblant, mais au fond n’en mène pas large. Le théâtre est extrêmement puissant pour nous montrer tout cela. S’il disparaissait, où s’il entrait en désaffection au profit des niaiseries de la télévision, nous perdrions le miroir vivant de nos turpitudes.
Cela va de soi en prolongement de ce que nous venons de dire, pour lutter contre la bêtise, nous avons besoin des ressources de l’humour. C’est très sérieux ! L’humour spirituel est la forme la plus élevée de la lucidité, c’est le dissolvant le plus efficace et le plus joyeux de la bêtise. Non pas l’humour qui se vautre méchamment dans la complaisance, genre : « servez moi encore de la niaiserie et de l’ordure, j’adore qu’on me traite comme un porc… parce que je le vaux bien ». Non, un humour qui montre la bêtise et provoque une catharsis, qui montre la bêtise égotique, qui la donne à voir au point que le rire la fasse exploser et nous en libère. Donc un humour qui ne rate pas la bêtise, mais en même temps garde de la tendresse et de la compassion pour l’humain.
Comme le dit si désespérément Bernard Dugué, dans un époque aussi crépusculaire, nous avons par-dessus tout besoin d’instruction, besoin d’être vraiment plus éclairés, en disposant de connaissances solides pour vaincre la bêtise, pour qu’on arrête de nous faire prendre les vessies pour des lanternes, pour que nous puissions résister à la bêtise quand elle s’étale dans les médias de masse. Quand en politique elle nous sort une langue de bois soporifique avec des airs sérieux. Quand elle pose comme un savoir supérieur et qu’elle n’est qu’un ramassis de préjugés. Quand elle pontifie avec des airs grandiloquents dans un langage économique pour nous assurer que rien ne doit être changé, que nous allons continuer à en baver, mais que tout va bientôt rentrer dans l’ordre du sacro-saint capitalisme libéral. Quand elle jacasse en réparties mièvres et insipides et que l’on attend vainement que sur le plateau télé quelqu’un qui dise enfin quelque chose d’intelligent.
Enfin, il
faut oser voir là où on touche le fond. Nous avons besoin d’un
sursaut indigné,
pour
rompre radicalement avec le
nihilisme passif devenu
ordinaire, la complaisance qui semble n’avoir qu’une fin : exhiber la confrérie
des crétins qui revendiquent leur bêtise pour montrer qu’ils font partie du lot.
On voit cela partout, c’est effarant, du collège à l’université, des
conversations de travail aux réunions publique, de la radio à Internet en
passant par la télévision. A croire que seule la bêtise est conviviale et peut
nous réunir, que l’on n’est en bonne compagnie qu’en compagnie des cons en
montrant bien à tous… qu’on en fait partie ! Ce nihilisme-là est hélas très
répandu. Chez les jeunes et c’est un auto-sabotage affligeant, car ceux qui
disposent de la plus belle vitalité, des ressources créatives les plus
puissantes, au lieu de se réveiller de la torpeur moite dans laquelle le
consumérisme les endort, remâchent du non-sens et tournent en rond dans
l’exhibition de la nullité. Ce qui débouche au bout du compte sur le
cynisme. La bêtise
transformée en poison qui anesthésie la sensibilité et instrumentalise la
violence. Si les intellectuels contemporains
pouvaient sonder ces esprits et voir combien pensent : « l’humanité va
disparaître ? La planète est en train de mourir ? … bon débarras !», ils
seraient horrifiés. Et ils arrêteraient de perdre leur temps avec des
balivernes. Il n’est pas possible de prendre l’acharnement dans la dérision du
nihilisme ambiant comme une expression légère parmi d’autres. Le fait qu’à force
de tout tourner en dérision on se vautre dans la bêtise
et le cynisme n’est pas léger non
plus. C’est un symptôme qui devrait inquiéter.
2) Étrange comme nous sommes capables de persister dans une attitude extrême sans en avoir conscience, et c’est peut être cela la clé de la bêtise : une sacrée dose d’inconscience, une absence qui nous prend et qui fait que nous nous attachons à un point de vue sans pouvoir en démordre, ou nous obstinons dans une conduite sans être capable d’en changer. Sur le plan des idées on dira qu’il y a dans la bêtise une absence complète de sens critique : la bêtise fait qu’on ne comprend rien et même qu’on ne se rend pas compte qu’on en comprend rien, tout en persistant dans la même une prise de position ! En pratique, c’est la persistance mécanique d’un comportement, d’un schéma mental, d’un automatisme, de manière complètement inadaptée et sans justification aucune.
Il y a
quelque chose comme un état d’absence dans la bêtise, un état
second qui fait que l’esprit semble comme sous le coup d’un très puissance
identification au mental mécanique. Absorbé dans ses
objets. Déconnecté du corps
(texte)
et en décalage complet avec la situation d’expérience et le sens de l’ici et du
maintenant. Inversement, plus l’esprit est présent, plus l’ancrage dans le corps
et dans le monde est puissant, plus l’intelligence est vivante, plus la
sensibilité est fine, plus la réponse
à
ce qui est est pertinente. Nous pouvons le vérifier en considérant
une situation extrême, dans une forme très courante d’identification à une forme
mentale, celle de l’image. Dans un monde envahi par les tablettes, smartphones
et autres écrans, l’attention est hypnotisée. Pour la
déréliction dans les petites images qui gigotent ou
défilent sur l’écran. Nous l’avons tous remarqué à un moment où un autre en
famille ou ailleurs, dans une scène du genre : « Regarde, c’est moi… lol… je me
photographie moi et je me regarde moi… je me regarde moi en train de me regarder
moi et m’excite devant l’image de moi… (l’autre en question s’en fiche
éperdument, comme il y a complète indifférence à tout le reste)… Je me mets des
« like » à mes propres photos et je me trouve très drôle… » (texte) Oui, vu de
l’extérieur, c’est drôle, la fascination narcissique est drôle… mais pas dans le
même sens ! Nous n’aurons pas de mal à vérifier dans la vie que tous les
processus égotiques (texte)
sont du même acabit, ils nous rendent plutôt bêtes ; mais là, il est très clair
que l’identification à l’image est particulière puissante. D’après une étude
américaine, aujourd’hui l’ado passe plus de 8 h par jour absorbé dans des images
sur un écran. Ce n’est pas du tout une observation attentive et
réfléchie qui permettrait de resituer, de comprendre, mais une captation
permanente (texte) qui entretient une agitation mentale constante. Qui empêche
l’intelligence de se déployer. Le moment où la compréhension se fait jour,
c’est toujours celui d’un espace de tranquillité. D’un
silence. D’où l’importance de la
méditation dans l’enseignement
traditionnel. Que peut on apprendre à un esprit
agité qui n’est même pas
présent et ne tient pas en place ? Rien. Il n’y a pas d’astuce pédagogique
plus importante pour un enseignant que de savoir ménager un silence après une
explication. C’est là que jaillit l’étincelle. Mais dans un monde d’excitation
mentale constante, à force de soumettre l’individu à de « l’image qui bouge »,
l’attention ne se pose plus sur rien, il n’y a plus d’espace de tranquillité,
d’où l’incapacité de se concentrer sur quoique ce soit. Elle est vampirisée par
l’écran. D’où la difficulté, voir l’impossibilité de rassembler ses idées,
d’étudier, de lire un livre. Jamais de calme. (texte)
L’agitation en continu. Impossibilité d’écouter, de recevoir un enseignement,
de l’intégrer, impossibilité de passer quelques minutes seul devant une feuille
de papier. C’est un état d’addiction à l’agitation mentale, il faut sans cesse
qu’il y ait une excitation, celle de la télévision en fond ou de la musique, de
sorte que l’esprit est soumis à une tension constante et rendus confus et
superficiel. Dans une expression simple : intoxication mentale. Nous avons une
très lourde responsabilité qui pour l’instant n’est pas encore comprise : en
allant constamment dans le sens de l’excitation mentale, nous préparons un monde
de crétins. Un monde où l’on suggère implicitement au public que c’est vraiment
très cool d’être bête, vulgaire et inculte. (texte)
Bref, il y a urgence, il faut se réveiller, rompre l’identification et retrouver la lucidité du Témoin. Ce qui ne met personne au-dessus du lot, y compris le philosophe. Il est plus facile de voir la bêtise hors de soi qu’en soi-même, mais paradoxalement, voir en toute clarté sa propre stupidité est un acte de haute intelligence. L’idiot ne sait pas qu’il est idiot, la bêtise est incapable de se voir comme bêtise, mais au moment où l’esprit voit sa propre bêtise il y a intelligence et une potentialité de transformation radicale. Potentialité, car le dilemme relevé plus haut réapparaît : voir sa propre bêtise, cela ne veut pas dire s’y complaire – identification - et en tirer une fierté, ni à l’inverse se mortifier, - condamnation – se raconter des histoires calamiteuses comme quoi on est bête à pleurer et irrécupérable ! Il ne s’agit en aucun cas de se fabriquer une identité avec, il va de soi que l’ego adore ça. Et c’est justement ce qu’il faut voir, le petit jeu de l’ego se fabriquant encore une identité, y compris avec la bêtise. Pour se maintenir. C’est le point le plus subtil. Quand nous voyons l’inanité totale de cette comédie, elle s’effondre. Ce qui reste ne revendique rien, n’a rien à exhiber ou à faire voir à tout prix. Voir sa propre bêtise, c’est donc réellement voir une forme de l’ego, ce qui n’est pas très plaisant il est vrai, mais salvateur. Être sincèrement désolé et se pardonner à soi-même. Pouvoir pardonner à l’autre. C’est une leçon d’humilité et une invitation à la réconciliation avec soi et avec l’autre. Presque un exercice spirituel. Je vois à quel point j’ai été bête. Pas de quoi s’en vanter. Juste le reconnaître, accepter ce qui fait partie de moi, et laisser l’image se dissoudre. Celui qui n’a jamais vu en lui-même sa propre bêtise est certainement le dernier des imbéciles, mais celui qui s’en vante et en rajoute une couche, doit être le premier. La lucidité qui met en lumière la bêtise ne revendique rien. Elle restaure la dimension impersonnelle de l’intelligence et la sensibilité qui lui manquait. Elle offre une ouverture, elle embrasse et guérit. La vie égotique sent le renfermé. Elle fixe des limites, cherche des appuis, se barricade sur elle-même et demeure obsédée par le futur. Mais « être ouvert et vulnérable, c'est être sensible ; là où il y a refus, rétractation, il y a insensibilité. Le vulnérable est l'incertain, ce qui n'a pas de certitudes, ce qui est libre de tout lendemain ; l'ouvert est l'implicite, l'inconnu. Ce qui est ouvert et vulnérable est beau ; ce qui est enfermé est bête et insensible ».
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Pour finir, la parole à Didier Van Cauwelaert : « L’intelligence, nous dit l’étymologie, c’est ce qui crée des liens entre les choses. La religion aussi. Dévissons donc la bêtise et le fanatisme aveuglants qui sont devenus les ampoules de notre siècle de lumières basse consommation. Redevenons des éclaireurs curieux, des spectateurs sans œillères, des penseurs buissonniers, des rêveurs lucides ». Jolie tirade qu'i faudrait commenter. Nous n’avons pas fini de dévisser la bêtise dans les médias. Et la lumière basse consommation de la médiocrité est partout. Mais si nous redevenons des éclaireurs curieux et bien nous verrons qu’il y a beaucoup de penseurs buissonniers et d’esprits dissidents. L’intelligence n’a pas disparu, elle a pris le maquis et elle est aux aguets. Si l’hypothèse de Pierre Thuillier est juste, c’est tout à fait logique. Il ne tient qu’à nous de faire en sorte qu’elle reconquiert ses droits.
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© Philosophie et spiritualité, 2014, Serge Carfantan,
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