Leçon 36   Les problèmes éthiques de la biologie      

    Les possibilités qu’ouvre le génie génétique sont immenses. Nous pouvons modifier les gènes et les introduire dans un organisme pour modifier son information génétique. Nous sommes capables de produire des clones et ce qui n’existe pas dans la Nature. Nous sommes en passe de considérer le corps humain comme une machine dont on peut changer les pièces. Le corps médical applaudit au progrès de la génétique en y plaçant des espoirs immenses de mettre fin à des maladies qui résistent aux traitements chimiques ordinaires. Les industriels de l’agroalimentaire se frottent les mains et voient tous les bénéfices que l’on pourrait tirer des manipulations sur le vivant : créer un porc avec une ou deux côtes en plus, c’est augmenter la productivité. Reproduire en la clonant un animal qui a atteint déjà des proportions monstrueuses, c’est vendre plus de viande à moindre coût.

    Mais ces manipulations inquiètent. Nous avons les moyens de produire Le meilleur des mondes, selon Huxley, un monde où l’on pourrait produire des hommes d’un niveau mental suffisant pour une tâche à leur confier ; un monde où la diversité naturelle serait abolie au profit d’espèces artificielles, un monde qui inventerait aussi par là de nouveaux désordres biologiques et de nouvelles maladies. Peut-on fixer une limite à la manipulation du vivant ?

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A. Le concept de manipulation en biologie

    Que veut dire tout d’abord, manipulation sur le vivant ? Manipuler, c’est introduire l’intention de modifier, transformer, une matière afin d’obtenir quelque chose qui réponde à nos vœux. Dans manipulation il y a d’abord main, au sens premier la manipulation est une intervention manuelle. On peut dire que l’orfèvre manipule la pépite d’or et le diamant pour en faire un bijou. Cependant une manipulation technique a un sens plus précis. Il ne peut y avoir de manipulation technique sans une science qui la rende possible. En plus d’une intervention sur une matière vivante, la manipulation technique suppose 1) les motivations qui la justifient et 2) l’échelle à laquelle elle se situe, c'est à dire à quel niveau du vivant la manipulation est effectuée. (texte)

    Quels sont donc les motivations qui président aux manipulations sur le vivant ?

    ---------------a) La motivation la plus noble concerne la recherche sur le vivant, celle qui permit par exemple à Claude Bernard de faire ses découvertes sur le rein. Aujourd’hui la recherche en génétique travaille sur des organes vivants et des animaux de laboratoire, à des fins de vérifications sur l’action de certaines substances médicamenteuses. En laboratoire l’étudiant en biologie fera « une manip », mais dont la visée est une vérification expérimentale, celle du savoir. C’est de cette manière qu'il apprendra la rigueur du raisonnement expérimental et qu’il aura l’occasion par lui-même de retrouver des résultats que des savants ont découverts avant lui. La manipulation a une valeur pédagogique indéniable. Nous connaissons par exemple ces travaux que l’on donnait aux lycéens pour étudier les réflexes chez la grenouille.

    b) Les biotechnologies, elles, procèdent de visées très différentes qui ne sont plus celles de la connaissance. Elles sont au service des industries qui les emploient. La visée de la manipulation sur le maïs, sur l’animal voué à la consommation courante est d’ordre économique. Il s‘agit d’améliorer une productivité, de rendre par exemple une plante immunisée vis-à-vis des parasites, ce qui évite à l’agriculteur de devoir payer des insecticides. Ou bien de créer une tomate qui tiendra longtemps sur l'étalage, une pomme qui aura un bel aspect lustré, attirant pour le consommateur.

    c) Une manipulation peut aussi directement concerner l’homme et avoir pour visée une thérapeutique. C’est ce qui justifie les travaux qui opèrent sur les gènes pour aboutir à une thérapie génétique, flèche avancée de la biologie de notre époque.

    d) Mais comme la puissance technique de la biologie ouvre des horizons où tout devient presque possible, la manipulation peut aussi avoir une visée quiest le simple bien-être des personnes. Il y a longtemps que nous savons pratiquer des opérations de chirurgie esthétique. Nous trouverions aussi quelques réconforts psychologiques en tirant partie de certaines techniques avancées de clonages. Je pourrais me présenter devant les spécialistes et leur demander de me préparer un clone de Boby, mon chien, parce qu’il se fait vieux et qu’à sa mort, je ne me sentirais plus seul avec sa copie conforme. Ou bien cloner grand-père pour le garder à la maison ? Une jeune fille peut aussi revendiquer le « droit » de faire un bébé toute seule en se faisant inséminer sans acte sexuel, au nom de la liberté individuelle.

    e) Ceux qu’enivrent les possibilités de l’expérimentation, pourraient aussi bien dire que la meilleure raison de manipuler le vivant, c’est la manipulation elle-même ! Manipuler pour manipuler, pour le seul exploit technique. Être le premier à avoir réussi telle manipulation (un clone de brebis, de chimpanzé, d’ours.... d’homme).

     f) Enfin, nous savons qu'il est possible d'effectuer des manipulations sur le vivant à des fins purement militaires. il est en effet possible à un État de créer une souche de virus extrêmement résistante, de s'en servir de manière discrète pour décimer une population, tout en prenant soin de conserver pour sa propre population un antidote. C'est un thème que la littérature de science fiction et le cinéma abordent régulièrement: celui de la guerre bactériologique.

    1) Le concept de manipulation du vivant demande, d’autre part, que l’on précise aussi à quel niveau la manipulation est opérée. En partant du plus global, vers le plus intime du vivant, on devra distinguer :

    a) la manipulation opérée sur des espèces entières dont on voudrait par exemple suivre les comportements après les avoir collectivement manipulées. C'est ce que l'homme fait inconsciemment en agissant sur l'environnement et nous savons que des milliers d'espèces vivantes sont d'ailleurs en train de disparaître.

    b) La manipulation opérée sur le corps avec des moyens chirurgicaux. C’est exactement ce que l’on fait avec les greffes dans l’horticulture quand on plante une branche d’une espèce sur le tronc d’une autre espèce. C’est aussi le cas des actes chirurgicaux sur l’homme pour l’ablation d’un foie malade ou d’une tumeur. L’opération se situe alors à un niveau macroscopique.

    c) La manipulation peut s’opérer au niveau des tissus, comme quand on transplante de la peau, pour aider à sa reconstruction.

    d) La manipulation peut aussi s’opérer dans la cellule avec un produit chimique ou un rayon laser.

    e) Enfin, la manipulation peut s’effectuer à un niveau encore plus fondamental, l’ADN , celui de l’intelligence du vivant, ce que propose la thérapie génétique.

    Juger la valeur d’une manipulation revient à apprécier d’une part les motivations conscientes de ceux qui les réalisent, - et pourquoi pas aussi, leurs motivations inavouées -. Ce type de jugement n'est évidemment pas un jugement d'ordre seulement technique, mais un jugement moral qui met en cause les raisons, les approuve, ou les désapprouve au nom de la morale. Ce n'est pas une question de compétence technique, mais un problème de choix. Nul besoin d’être spécialiste dans ce cas, car c’est un homme que l’on juge dans ses motivations et pas une performance technique. Comment juger dans ce cas ? Il faut prendre en compte la gravité d’un effet en fonction du niveau où l’on opère. Altérer le code génétique d’un organisme est un acte infiniment plus puissant que d’opérer une banale greffe d’arbre fruitier. En physique, on sait que plus on descend à l’intérieur de la matière, plus l’énergie engagée et les effets sont immenses. Cela vaut tout aussi bien pour le vivant. Nous ne pouvons pas mettre toutes les formes de manipulation dans le même sac, soit pour les légitimer, soit pour les rejeter en bloc. Ce type de jugement pose le problème grave de la maîtrise technique. La question qui se pose est de savoir si ceux-là qui tentent de jouer à l’apprenti-sorcier sont bien capables de circonscrire les effets de leurs propres manipulations. Cette considération des effets de l’action est aussi en dernier recours soumise à un jugement moral, mais elle prête aussi à un débat technique de spécialistes. Cf. Jacques Ellul  La technique ou l'enjeu du siècle.

B. La bioéthique

    C’est une situation assez étrange, mais il faut parfois que les événements de l’actualité nous sollicitent pour que nous prenions conscience de l’importance des décisions morales et politiques vis-à-vis du pouvoir technique. En l’espèce, ce n’est que tout récemment qu’un comité d’éthique a été formé pour surveiller les manipulations techniques de la biologie contemporaine. Quelle est donc la justification de cette prise de conscience, un peu tardive, mais nécessaire ?

   La bioéthique entend soumettre les manipulations techniques sur le vivant à un code de déontologie précis - c'est à dire un code de devoir spécifique à une profession - afin d’éviter toutes sortes de dérives possibles. La technique constitue une forme d’action humaine ;  toute action dépend d'une motivation. Il est indispensable que la motivation soit d’abord éclairée, puis évaluée à l’aune d’un critère du bien et du mal issu de la morale. La technique ne se situe pas en dehors de la morale. Il ne suffit pas de dire que l'on peut faire telle ou telle manipulation, il faut se demander si d'un point de vue éthique il est bon de le faire. Au minimum, dans le contexte démocratique qui est le nôtre, il faut porter sur la place publique le débat sur ce que les chercheurs entreprennent, afin qu’ils se rendent compte eux-mêmes de la portée de leurs travaux. Il est essentiel que chacun d’eux soit mis devant le problème de savoir si telle ou telle manipulation ne constitue par un danger, si telle ou telle raison pour effectuer des manipulations n’est pas à rejeter. Que faisons-nous dans les circonstances normales de la vie ? A moins d’agir en étant complètement inconscient, nous savons bien que nous devons mûrir nos décisions par une délibération en toute connaissance de cause. Personne ne peut justifier des prises de décision écervelées ou impulsives, surtout si elles mettent en jeu une puissance dont les effets sont considérables.

    Il semble donc assez étrange que l’on pose tout d’un coup un problème à propos de la biologie, alors que la question d’une décision juste, droite, nous concerne à chaque instant de notre vie, pour autant que nous soyons placés dans la vigilance quotidienne. En quoi les pratiques de biologie pourraient-elles faire exception ?

    Or malheureusement, c’est d’abord que l’instance du jugement moral, est elle-même en question. La postmodernité n’invoque pas la morale dans un sens universel, mais des morales et elle entretient le relativisme des valeurs. "A chacun sa morale!" est une formule très banale. Mais contradictoire, parce que la morale n'a de sens que collectif. Nous ne savons pas ce qu'il faudrait faire ou ne pas faire. La technique offre des tentations et il ne manque pas de suggestions pour y céder. On dira par exemple que ceux qui s’opposent aux manipulations se réfèrent à des barrières purement culturelles. En comparant les cultures, on dira par exemple que nos scrupules à l’égard des manipulations sur le chien ou le chat sont « occidentaux » : les chinois mangent les chiens et les chats ! On dira que c’est la morale « chrétienne » qui porte à refuser l’euthanasie, la pilule contraceptive, la génération artificielle, le clonage. Si la religion n’est plus une autorité universellement acceptée, au nom de quelle « morale » peut-on limiter les manipulations scientifiques ? Certains diront qu'aucune morale ne fait l’objet d’un consensus. Et dans nos démocraties la vérité dépend du consensus. Les morales sont « relatives ». A la limite, à chacun de s’en faire une ! Face à la morale des intégristes religieux, on pourrait opposer d'autres morales. Surtout, comment prétendre arrêter « le progrès scientifique » au nom de la morale ? Quoi de plus facile, dès lors, que de présenter la nécessité des manipulations biologiques sous couvert du progrès de la science. Après tout, Claude Bernard ne s’est pas embarrassé de scrupules moraux quand il travaillait sur des chiens et des ---------------chats. Et les plus intransigeants diront que ce n’est pas à la SPA de dicter sa conduite à la science. comme le montre bien Jacques Ellul, nous sommes à une époque où c’est la technique qui juge la morale ! Un jugement dit moral sera dit alors « bon » ou « mauvais » dans la mesure où il s’accorde avec les impératifs de la technique. C’est la technique médicale qui dira ce qui est « utile », à la morale de s’y adapter. On n’arrête pas le progrès de la science. Nous vivons une époque moderne... où le progrès fait rage. Après les réactions des « superstitions » morales, on finira bien par tout accepter : la chèvre-mouton, le clonage de l’animal, le clonage humain etc. Enfin, argument économique, laisser libre cours aux pratiques de la biologie, c’est encourager les technologies nouvelles et en tirer un profit industriel. La logique du profit du capitalisme est là pour lever nos inhibitions : « si nous ne le faisons pas, d’autres pays le feront, à cause de nos interdictions morales, nous perdrons des parts de marché » !

    Ce débat nous confronte à la question centrale de la place de la technique dans notre civilisation dont il constitue un des exemples les plus inquiétants. D’un côté, le pouvoir des biotechnologies est de plus en plus puissant, il ouvre les perspectives les plus folles et de l’autre, le contrepoids à ce pouvoir, ce qui est sensé le régler, la morale, manquer de force de conviction et d’autorité. Du coup, la seule ressource qui nous reste, est de tenter de légiférer sur les questions éthiques, en confiant à un comité de sages le soin de poser des interdits à notre place. Tout pouvoir réclame une maîtrise, sinon il sème le mal et la destruction. La maîtrise idéale que réclame un pouvoir tout puissant est une sagesse. Il ne peut y avoir de sagesse sans un sens aigu du bien et du mal, sans le souci d’une action qui supporte le bien et promeut la vie. De quelle sagesse pouvons-nous donc faire preuve, quand nous sommes prêts à considérer le corps comme une marchandise, ou une simple matière à manipulation ? De quelle sagesse sommes-nous capables, quand nos seuls arguments sont ceux de l’avidité économique ? Nous serions prêts à accorder crédit à n’importe quelle revendication venue du public, sous le seul prétexte de la « liberté de choix ». Il n’est pas rare de trouver des déclarations dans les médias pour soutenir la "générosité" de telle femme qui prête son corps pour porter l’enfant qu’une autre ne peut avoir. I

    l y a deux idées vertigineuses 1) si on peut le faire, pourquoi ne le fait-on pas ? 2) Puisque les gens le demandent, pourquoi ne pas les satisfaire ? Ce qui revient à dire : une expérimentation vaut pour ses résultats, il n’y a pas vraiment à s’interroger du tout sur ses motivations dans la pratique. Le meilleur expérimentateur, c’est celui qui est ne se pose aucune question sur ce qu’il fait, mais est très efficace en le faisant ! S’il est besoin de donner des justifications, on les fournira après coup, la manipulation vaut pour elle-même. C'est ensuite juste une question de calcul, il suffira d’abonder dans le sens des fantasmes du public, des besoins les plus divers. Les couples stériles sont en manque d’enfant ? Faisons des expériences pour les développer, soit dans le ventre d’une mère porteuse, soit dans un dispositif artificiel (les aquariums du roman d’Huxley) etc. 

    Des choix extrêmes sont à portée de main. Ils dépendent directement de notre conscience morale. Or comme celle-ci reste très incohérente, on voudrait en déplacer la décision, et faire en sorte que ce soit le politique qui la prenne. Si nous avions dans notre culture un véritable souci du respect de la vie, il n’aurait pas été nécessaire de constituer un comité d’éthique. Parce que pour notre vision la Vie, se réduit à celle d'un objet parmi d'autres, le "vivant", nos interrogations ne se portent pas directement sur le respect, qui est le premier sentiment moral. Peut-on avoir du respect pour un "objet"? pour du « vivant », pour un morceau de viande ? Le débat est faussé dès le départ.

    Il a pourtant fallu, devant les dérives, poser une instance formelle. Ce qui a présidé à la constitution d’un comité d’éthique, c’est le souci de rétablir un jugement moral à l’égard des pratiques de la biologie. Le premier pas a été d’affirmer le caractère indivisible de l’individualité et la dignité de la personne humaine. Par le premier principe est stipulé que l’être humain ne saurait vendre son corps. La vente d’organe, le trafic d’organes, les mutilations opérées sur des hommes à dessein de revente tombe sous le coup des condamnations de la morale, ce qui implique en retour aussi les sanctions de la loi. Toute opération mettant en cause la personne humaine doit être critiquée d’un point de vue moral. Si par exemple on songe aux problèmes d’identité graves que pourra avoir un enfant « porté » par sa grand-mère, tout en étant l’enfant de sa mère, on sera amené à tempérer une décision irréfléchie. C’est sacrifier pour son plaisir, la construction, l’équilibre psychique, la dignité d’un être fragile qu’est l’enfant.

    D’autre part, il ne suffit pas d’invoquer le respect de la personne. L’éthique n’a-t-elle pas aussi à se prononcer sur ce que l’on fait subir à l’animal et sur ce qui est fait sur le vivant en général ? Face aux débordements des manipulations biologiques, nous pouvons au moins poser deux interdits généraux :

    1) on devrait interdire l’expérimentation directe sur l’homme et le mettre à l’abri de tout ce qui est susceptible d’altérer son intégrité biologique, même à des fins de vérification scientifique. Il s’agit de protéger l’être humain et de n’autoriser que les interventions thérapeutiques nécessaires à la santé.

    2) On devrait aussi avoir le souci de préserver l’immense patrimoine du vivant, de préserver les animaux et végétaux menacés. Le patrimoine vivant de la Terre mérite autant de soins que le patrimoine culturel des musées.

    Nous pouvons nous entendre sur la validité de ces principes et en tirer des règles. Mais la difficulté, c’est que, si tout le monde peut s’entendre sur la valeur des principes, leur application à des cas particuliers n’est pas aisée. La casuistique règne dès que l’on approche les cas particuliers.

    1) On peut par exemple transgresser l’interdit sur soi-même. Certains savants se sont rendus célèbres pour avoir tenté sur eux-mêmes des manipulations « pour le progrès de la science ». Est-il légitime d’exposer sa santé ou sa vie pour satisfaire à la recherche médicale ou pharmacologique ? L’expérimentation sur soi passe pour courageuse. Elle fait du savant un héros qui sacrifie sa vie pour la science. Mais d’un autre côté, le médecin tente sur lui-même ce qu’il n’oserait pas pratiquer sur d’autres. Cela ne change pas la nature de l’acte, même si cela évite les reproches. C’est vrai que l’on n’a pas le droit de faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas pour soi, mais la réciproque ne vaut-elle pas aussi ? L’adage ne serait-il pas « ne réalise pas sur toi ce que tu ne ferais pas sur autrui » ?

   --------------- 2) On peut aussi ruser sur les cas particuliers des condamnés de justice en leur offrant à la place de leur peine une sorte de « rachat social » en leur proposant de devenir des cobayes. Le 22 septembre 1855 Pasteur écrivait au souverain du Brésil dans ce sens. « Si j’étais roi ou empereur ou même président de la République .... J’offrirait à l’avocat du condamné, la veille de l’exécution de ce dernier, de choisir entre la mort imminente et une expérience qui consisterait dans des inoculations préventives pour amener la constitution du sujet à être réfractaire à la rage.... On devrait pouvoir essayer de communiquer le choléra à des condamnés à mort... Dès que la maladie serait déclarée, on éprouverait des remèdes. » C’est marchander avec les principes de la morale autour d’un cas particulier et profiter de la situation de déchéance sociale d’un homme au nom de la science.

    3) On peut légitimer une manipulation par l'adhésion volontaire et sa rétribution. Dans certains pays, telle ou telle expérimentation pourra être « payé » et pas dans un autre.  Le volontaire - pourquoi pas le chômeur démuni tant qu’on y est - peut prêter son corps et être rétribué. Il aura le plaisir de travailler au progrès de la science. Il suffit alors de le considérer comme faisant partie des travailleurs en milieu dangereux, comme les plongeurs ou les mineurs. Mais de là à vendre une partie de son corps, un œil, un rein, il n’y a qu’un pas et ce pas a été franchi. A-t-on le droit de vendre son corps ? N’est-ce pas le considérer comme un « matériel de laboratoire » ? N’est-ce pas porter directement atteinte à la dignité de la personne ?

    4) On peut éliminer les objections en déplaçant les manipulation sur l'animal. Si, au lieu d'opérer sur l'être humain, on déplace la procédure sur l’animal, est-ce que cela rend pour autant une   manipulation « morale » ? L'animal n'est pas une personne. Il ne viendra pas se plaindre. Il n’aura pas la fierté d’avoir contribué au progrès de la science en donnant un œil, en subissant un traumatisme mortel. Mais cela ne change rien à la portée de l’acte. Cependant, point important : ce qui protège un peu l’animal, c’est heureusement qu’assez souvent les résultats des manipulations obtenues sur l’animal ne se transportent pas sur l’homme. Le lapin peut manger de l’amanite phalloïde, l’homme en meurt. Les résultats des expérimentations sur l'anial ne peuvent pas tous être transposés à l’homme.

    5) Enfin, il y a l'argument massif de l'usage du paradigme qui a ait la biologie depuis la Modernité. Nous ne pouvons pas, dans notre paradigme actuel, renoncer aux manipulations. La méthode expérimentale qui est au fondement de la biologie moderne, enveloppe dans son principe la notion de manipulation. Y renoncer reviendrait à modifier radicalement son paradigme. A quoi, on répondra qu'à tout le moins, la législation devrait l’encadrer sévèrement et veiller à ce que le recours à la manipulation du vivant soit au moins limité, voire exceptionnel.

C. Contrat naturel et respect de la vie

    Il y a dans la conscience commune une expression qui peut guider notre réflexion sur ce sujet : il y a des actes qui semblent naturels et d'autres qui sont contre nature. C'est un point de départ intéressant. Faire porter un embryon à une autre femme que celle qui a donné l’ovule n’est pas seulement un acte artificiel qui n’est pas possible dans la Nature. C’est un acte qui va contre une limite naturelle qui voue le corps d’une femme à la stérilité. Tout ce qui est artificiel n’est pas naturel, mais ce qui est contre-nature va plus loin. Au lieu de prolonger les possibilités naturelles, on va contre ses lois. Faut-il forcer la Nature ou accepter les limites qu’elle nous impose ? C'est une question très complexe.

    Sommes-nous seulement capables de toujours discerner ce qui est naturel de ce qui est contre-nature? Il faudrait que nous puissions reconnaître l'évidence d'une norme naturelle, ce qui impliquerait discerner dans la Nature un ordre bien réglé et une finalité qui tend à promouvoir la vie. En bref, il faudrait regarder la Nature comme un grec la voyait, ou comme l'indien se la représente. Alors nous pourrions dire que l'homme en vient à "violer les lois de la Nature". Mais ce tour de force est quasi impossible, car nous devrions aller à l'encontre d'une représentation de la Nature qui a été celle de l’Occident depuis la Renaissance dans le paradigme mécaniste. Nous devrions cesser de voir dans la Nature un objet, et une simple machine soumise au bon vouloir de l’homme, qui en serait maître et possesseur. Regarder la Terre comme un être vivant. Nous devons apprendre une nouvelle relation entre l'homme et la Nature, une relation fondée non plus sur une logique de la manipulation, mais sur une logique de l’insertion de l’homme dans la Nature. Tant que l’on ne voit dans la Nature qu’une sorte de matériau à transformer, l’idée même qu’il pourrait y avoir des limites à ne pas franchir ne peut même pas nous venir à l’esprit. Il ne peut pas y avoir de Loi naturelle dans cette perspective, au sens à la fois éthique et juridique et le concept de « respect de la Nature » n’a aucun sens. Où est la relation de respect impliquée dans l’utilisation du chimpanzé dans les expérimentations biologiques ? Ce n’est pas un sujet, c’est un « organisme vivant » sur lequel on fait des « expériences ». Changer de paradigme implique considérer la Nature comme un sujet et non comme un objet.

    L'idée de manipulation contre nature ne prend un sens que si on admet qu'il peut y avoir la violation de lois de la Nature qui ont globalement pour fin la promotion de la vie dans son ensemble. Par exemple, déboiser des territoires entiers dans des régions très chaudes, c’est inviter le désert et faire reculer la vie. Le résultat obtenu par l’homme dans ce cas est une perte de la richesse et de la diversité naturelles. En un sens, d'un point de vue écologique, c’est un acte contre Nature. Cloner un père de famille pour le reproduire dans le corps de ses descendants, c’est aller contre la tendance naturelle qui veut la diversité et non la reproduction à l’identique. C'est assez contre-nature. Etc. L’écologie contemporaine peut nous éclairer car elle montre que la Nature fonctionne de manière systémique et non fragmentaire. Tout action qui n’est que fragmentaire, peut donner un résultat immédiat qui semble satisfaisant, mais s’avérer une calamité à long terme et d’un point de vue global. Le premier pas vers un nouveau contrat passé avec la Nature, selon l’expression de Michel Serres, c’est de pouvoir penser l’action humaine comme globale.

    Cela veut dire aussi avoir des égards prévenant autour de l’intégrité de ce que peut-être la vie humaine et de tous ces aspects. La procréation artificielle a de ce point de vue provoqué des remises en cause radicales. La génération artificielle pourrait s’appliquer à la femme célibataire, à la veuve. Il nous est possible de transgresser les limites de la Nature qui font qu’une femme est stérile ou bien qu’elle puisse refuser le rapport sexuel tout en désirant l’enfant. Il est possible de dissocier entièrement la sexualité, la procréation et l’amour. C'est dans cette direction que conduisent les recherches actuelles sur l'élaboration de l'utérus artificiel. Mais n’est-ce pas porter atteinte directement à l’unité de la relation humaine ? Qui veut la fin prend les moyens dit-on, mais toutes les fins sont-elles valides ? N’est il pas autrement plus digne d’accepter le fait de la stérilité et d’adopter un enfant ? (document)

    Non seulement nous devons apprendre l’action globale, mais nous devons aussi ouvrir la morale à un champ qui excède la seule personne humaine, mais prend en compte le respect de tout ce qui vit. Notre morale a été façonnée  partir de l’idée de personne. Le christianisme y a beaucoup contribué. La philosophie morale, telle qu’on la trouve chez Kant garde encore ces limites. Kant en effet met l’animal sur le plan de la « chose » en l’opposant à la dignité de la personne. Il est difficile de surmonter cet écueil. Nous ne pouvons pas faire de l’animal et des êtres vivants, des personnes, mais nous pouvons par contre étendre la notion de respect, si nous sommes capables de comprendre ce qu’implique une morale fondée sur la compassion. La charité est la vertu qui s’adresse à l'autre, comme personne humaine, la compassion embrasse tout ce qui vit, mais justement dans un sens du mot Vie que nous avons complètement oublié. La Vie ne se réduit pas seulement à du « vivant ».

    Comme le montre Michel Henry, dans La Barbarie, la Vie est essentiellement l’épreuve de soi immanente au vécu, cette épreuve qui fait que nous pouvons souffrir et qui fait que nous sommes affectés par la souffrance d’un autre être qui lui aussi vit. Je détourne le regard du spectacled’un cheval que l’on bat comme je suis touché du martyr que subit un enfant. Le sens moral n’est pas plus présent dans le second que dans le premier. Ce n’est pas seulement le sentiment d’atteinte à la dignité d’une personne, c’est le sentiment d’une souffrance infligée à un être autant capable que moi de ressentir de la souffrance. Il faut donc regarder le mot vie en deux sens, comme vivant, dans l’analyse telle que la considère le biologiste et comme vécu d’un point de vue phénoménologique. Le mot vivant est chosique, il n’indique que de la « matière vivante », c’est là le langage de l’objectivité de la science. Le mot vécu désigne un sujet, il renvoie à une conscience et plus exactement à une subjectivité qui s’éprouve elle-même. Cela veut dire que dans son essence, la Vie est aussi sensibilité Partout où il y a sensibilité vis-à-vis de soi, il y a Vie. La terre, l’étoile, la mer semblent, au niveau de la vigilance ordinaire sans vie et c’est pourquoi nous en faisons des choses dépourvues de sensibilité. L’arbre, la fleur, l’animal ont eu de la Vie dans la mesure où ils possèdent cette sensibilité au sens transcendantal, cette capacité de s’éprouver soi-même et de se sentir soi-même ». Or la sensibilité à soi s’appelle proprement subjectivité et toute notre science est fondée sur le concept opposé, celui de l’objectivité. Comment donc pourrions-nous apprendre quelque chose de ce qu’est la Vie de la biologie ? Il n’est pas contradictoire pour un biologiste de mettre ---------------sur le titre d’un de ses livres « La vie n’existe pas ». La Vie n’est pas le thème de la biologie, car son thème c’est le vivant. Or à quoi pensons-nous en parlant de respect de la vie ? Pas du tout en fait à l’objet de la biologie. Ce qui nous semble précieux, ce qui mérité d’être soigné et sauvegardé, c’est la Vie, car nous savons bien qu’en elle demeure cette sensibilité intime qui nous rend sujet de douleur et de souffrance. Respecter la vie, c’est ne pas vouloir semer la souffrance dans le domaine infini de la Vie. Tant que nous ne verrons dans la vie que de la matière vivante, nous n’aurons d’intérêt pour elle qu’économique, qu’un intérêt à l’égard de ce qui est un objet utile, soumis à notre bon vouloir.

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    La limite à la manipulation du vivant est éthique. Elle ne regarde pas seulement les dangers que l’on fait courir aux êtres humains, mais engage aussi globalement la promotion de la vie sur la Terre. Il est indispensable de fixer des limites à la manipulation du vivant, si nous ne voulons pas semer pour les générations à venir des désordres irréparables. Par exemple, les manipulations pratiquées sur des aliments, qui deviennent aliments transgéniques, font des consommateurs des cobayes involontaires des expérimentations scientifiques. Ce qui favorise les intérêts des industries biotechnologiques (texte) peut très bien être payé aux dépends de la santé et de la sécurité des hommes et des êtres vivants sur la Terre.

    Le génie génétique pose à cet égard des problèmes graves. Il est en rupture avec les techniques de reproduction traditionnelles. Il produit des changements qui vont beaucoup plus loin. Nous ne savons pas d’ailleurs quelle en est l’ampleur. La part de hasard y est importante. Ce qui est modifié et altéré c’est l’intelligence de la plante qui va à son tour modifier et altérer l’intelligence de l’organisme qui va l’ingérer comme aliment. Il est essentiel que nous écoutions la voix des chercheurs qui aujourd’hui refusent dans certains cas des manipulations. Il faut cependant aussi se garder de tout jugement excessif sur les manipulations en biologie, notamment sauvegarder la valeur de la chirurgie dans les situations où elle est une véritable contribution à la promotion de la vie humaine. Ce qui invariablement pose le problème du statut éthique de l'animal.

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Vos commentaires

Questions :

1. Si la notion de droit repose sur la réciprocité de la relation, le droit de l’animal a-t-il un sens ?

2. Quand on parle d’État technocratique, on doit penser à quel sens privilégié de manipulation?

3. Parlant de la volonté, il est clair que le plus souvent les justification suivent les décisions au lieux de les précéder. Peut-il en être autrement dans le domaine des manipulations des biotechnologies?

4. Quelles difficultés soulèvent l’argument disant qu’une manipulation est contre-nature ?

5.  Les religions s’accordent-elles sur les limites de la manipulation à exercer sur la vie?

6.  En définitive, la motivation du profit ne nous fait-elle pas passer outre les limites morales?

7. La sensibilité écologique de notre époque modifie-t-elle notre manière de penser la manipulation de la vie ?

 

      © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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