Leçon 20.   Humanité et culture      

    Nous avons vu que l’homme occupe une place particulière dans la Nature qui n’est pas la même que celle qui est dévolue à l’animal. Dans une représentation finaliste de la Nature d’Aristote, il n’y a pas de coupure brutale tracée entre l’homme et la Nature. La finalité qui régit globalement la Nature s’applique aussi à l’humain. S’il y a une nature propre des éléments tels que la Terre, le Feu ou l’Eau, une nature de l’animal, il y a aussi une nature propre à l’homme qui est caractérisée par la raison. Comme toute nature, la nature de l’homme doit connaître un développement qui lui est propre, d’un état potentiel, (la puissance), à un état actuel, (l’acte).

    Par contre, dans la représentation mécaniste, qui se fait jour à l’aube de la science moderne, une coupure s’instaure entre l’homme et la nature. Il y a d’un côté le règne sans partage du mécanisme dans la Nature, de l’autre le royaume de la pensée et de l’humain. La Nature d’un côté, la culture de l’autre. Du coup, l’idée qu’il puisse y avoir une « nature humaine », fait problème. L’homme n’est pas un objet utilitaire ou une moisissure, comme dit Sartre. Seul sa pensée prescrit ce qu’il peut être. L’homme n’est pas « naturel ». L’homme est laissé à lui-même dans la nature en ayant à charge, à travers sa propre culture, de former une humanité que la nature ne peut pas former pour lui. Tel est le rôle de l’éducation. Et nous voilà confronté au problème de savoir comment cette genèse s'opère. En termes simples la question est : en quel sens peut-on dire que l’être humain est un être de culture ?

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A. Le petit d’homme

    Question simple : Que serait un homme, si on le privait de sa relation à une culture ? Il suffit pour répondre d’examiner ce que devient un être humain oupé de toute société et laissé à lui-même dans la nature. Telle est la problématique de l’enfant sauvage.

    La culture, selon l'ethnologie, est l’ensemble des productions signifiantes d’une société humaine organisée, ce qui implique le langage, les mœurs, les traditions, la politesse, la manière de vivre et de se comporter etc. telle qu’elle existe dans une société donnée. Nous vivons dans notre culture, nous y sommes habitués, comme le poisson dans l'eau et il nous paraît de ce fait tout à fait normal qu'elle soit naturelle.    Notre conditionnement social nous porte à croire que tout ce qui est normal, selon notre culture, est aussi naturel, donc universel et inscrit dans la nature.   (texte)

    ---------------Aussi avons-nous tendance à penser que le sauvage, ce serait à peu de chose près un homme actuel mis dans la Nature. Le cinéma nous a souvent présenté une image du sauvage vivant seul dans la jungle, comme le Tarzan d’Hollywood : un héros bien rasé, maquillé avec de la gomina dans les cheveux, parlant un bel anglais et connaissant déjà les bonnes manières ! Dans le même sens, le dessin animé représente l'animal comme ayant des sentiments très humains : trop humains, des personnages tirés de notre univers culturel et habillés en lapin, en chat, en lion, en souris etc. Cette représentation du sauvage ne correspond à rien de réel, elle relève du mythe. Nous vivons en Occident avec le mythe de l'homme naturel, mythe qui exprime toute notre nostalgie d'une vie au milieu de la Nature. Il faut se méfier de la tendance qui consiste à projeter des éléments empruntés à l’homme actuel sur un « sauvage » qui n’est que le produit de notre imagination. Cette projection relève de l'anthropomorphisme quand elle est appliquée à la nature, et c'est elle qui entretient l'image mythique d'un homme naturel, image qui n'a pas grand rapport avec l'homme sauvage tel qu'on a pu en découvrir dans le monde.

    Les enfants que l’on a pu découvrir seuls dans la nature étaient assez peu humain de par leur comportement. Victor de l’Aveyron par exemple, a été trouvé à l’âge de 6 ans par des chasseurs près d’un village. Il avait vécu comme un jeune animal dans les bois. Cf. Lucien Malson. Les enfants sauvages. Sa gorge n’émettait qu’un cri rauque, il cherchait constamment à fuir, il était indifférent aux mauvaises odeurs, à l’hygiène en général, il ne reconnaissait même pas son image dans un miroir. Il faisait le tour du miroir pour savoir qui était caché derrière. C'était une sorte de petit animal farouche. En bref, il ne semblait manifester aucune des caractéristiques « humaines » : le langage articulé, la sociabilité, la connaissance réflexive de soi, jusqu'à la station debout. Était-ce normal.?

    Devant un cas d’école de ce type, suivant la représentation de la nature humaine qui sert de point de départ, on peut prendre deux positions extrêmes :

    1) soit partir du principe qu’il existe une nature humaine innée, douée du langage de la sociabilité etc. et confronter l’idée de la nature humaine avec tel ou tel cas. Comme l’enfant sauvage ne semble pas posséder les traits caractéristiques de la nature humaine, on aura tendance à penser que l’enfant est déficient, parce qu’il devrait les posséder, puisqu’elles sont innées. Le premier psychiatre à avoir examiné Victor, Pinel, prit ce parti. Victor ressemblait par son comportement aux idiots de naissance que l’on tente de soigner en psychiatrie. Pinel conclut que cet enfant devait être idiot et pour cette raison devait avoir été abandonné par ses parents.

    2) soit partir du principe qu’il n’y a pas vraiment de nature humaine qui soit proprement innée, les éléments de la nature humaine étant plutôt acquis en société. Si Victor est privé de la sociabilité, du langage, de la connaissance réflexive de soi, ce n’est pas parce qu’il est idiot, mais parce qu’il ne les a pas appris, n’ayant pas été mis en contact avec ses semblables dans une société. Le second médecin le docteur Itard adopta ce point de vue.

    La preuve fut donnée par les progrès accomplis par l’enfant avec des soins attentifs. Il ne devint pourtant jamais complètement adapté. Il semble qu’il y ait des éléments de l’éducation qui doivent être acquis très tôt et qu’il est difficile d’apprendre plus tard. Si les caractéristiques de l’humain étaient innées comme les instincts sont innés chez l’animal, l’enfant sauvage les aurait possédées. Qu’il puisse apprendre dans une relation sociale les éléments de l’humanité nous oblige à reconnaître qu’en fait, on ne naît pas vraiment homme, on le devient. L’enfant sauvage était un animal pas tellement plus doué que les autres. Il ne pouvait devenir un homme qu’au sein d’une société humaine. L’homme privé de tout environnement social n’est pas un homme « dans l’état de nature », (document) c’est un animal. On peut donc, en généralisant ce genre de considérations faire un partage net, en s’appuyant sur la dualité entre nature et culture qui donne ceci :  (exercice 3a)               (à compléter)

nature

culture

 

ce qui est acquis

 

l'esprit

pouvoirs du corps tels que ceux que permettent les mains humaines

 

 

besoins fondamentaux :

 

 

faim, soif, sommeil, sexualité

 

ce qui est lié à l’évolution biologique

 

 

    Partant de cette dualité, nous sommes amenés à penser que la culture fait tout, que la culture invente l’homme. L’homme est un sorte de pâte d’argile que la société pétrit pour la rendre conforme à sa norme, le modèle de l’humain, ce qu’elle pose comme étant l’individu normal. En apprenant le langage, l’enfant va développer son aptitude à penser et il pensera dans les termes en usage dans la société dans laquelle il a été élevé. Il apprendra des coutumes, des traditions, le cérémonial de la vie, des règles de politesse, les usages qui prévalent dans les mœurs, les normes esthétiques en vigueur dans le monde dans lequel il vit. L’instruction, qu’elle soit passive, imitative, ou active et créative, joue un rôle considérable. Elle donne à l’enfant les éléments qui font de lui un membre à part entière de la société. Une bonne instruction dit-on, c’est l’assurance d’obtenir au bout du compte un individu bien adapté socialement, un citoyen modèle, respectueux des lois, de sa culture, de ses traditions.

    Mais que devient alors toute la diversité de fait de l’humain dans une culture donnée ? Pourquoi les hommes sont-ils si différents les uns des autres ? Il est exact que dans une démocratie notre aspiration est de faire en sorte que les individus puissent être égaux en droit et qu’ils puissent recevoir la même éducation. Cependant, la diversité reste un fait. Même en recevant une éducation identiques, nous restons très différents et pas égaux.Nous ne naissons pas avec les mêmes aptitudes, les mêmes talents, car nous naissons déjà différents les uns des autres. Comme le dit François Jacob, croire que tout est « affaire de culture, de société, d’apprentissage, de conditionnement, de renforcement et de mode de production », c’est ignorer « toute diversité, toute différence d’ordre héréditaire dans les aptitudes et les talents des individus ». Il est louable de poser l’égalité en droit des hommes devant l’éducation, mais il existe une diversité de fait. Chacun porte au moins en lui le bagage de son hérédité. Il est simpliste de croire que tout est affaire d’éducation. L’apprentissage ne part pas de rien, mais s’adresse à un individu qui est aussi lesté d’une hérédité et d'une histoire.

    Inversement, il ne faudrait pas non plus croire que nous sommes soumis à une sorte de fatalité génétique. Ce serait penser que toutes nos réactions sont inscrites dans nos gènes et que le milieu et l’apprentissage ne font rien. La jeune fille serait alors obligée de devenir la copie conforme de sa mère et le garçon la copie conforme de son père. Non, un être humain se construit à travers son expérience et son éducation. Le cas de Victor de l’Aveyron prouve bien que ce que nous sommes est avant tout l'œuvre d'une éducation.

    Ce qui semble le plus probable, c’est une position médiane : « le programme génétique met en place ce qu’on pourrait appeler des structures d’accueil qui permettent à l’enfant de réagir à son milieu, de repérer des régularités, de les mémoriser, puis de combiner les éléments en assemblages nouveaux ». F. Jacob en tire une conséquence : l’homme, contrairement à l’animal, n’est pas programmé pour agir, il est plutôt programmé pour apprendre. L’animal, dès la naissance possède tout un bagage d’instincts qui commandent ses actes : fuir devant un bruit, chercher la nourriture etc. L’homme lui dispose de moins de ressources instinctuelles, mais il a un immense avantage, il peut apprendre toujours plus, il peut apprendre sans limite. Et tout ce qu’il apprend le forme et le fait devenir ce qu’il est. L’enfant n’est pas à la naissance une sorte de bande magnétique vide sur laquelle il suffirait d’enregistrer un conditionnement. Il porte en lui une configuration individuelle, à la fois psychique et biologique. L’expérience qu’il acquiert vient se conjuguer avec son passé et former sa culture (texte).

B. Diversité des cultures et humanité

    Seulement, les choses sont complexes, parce que le mot « culture » s’entend en deux sens très différents :

    1) Au singulier, la culture, c’est l’éducation que reçoit un être humain qui va faire de lui un homme de savoir, un homme civilisé par l’assimilation d’une richesse de culture physique, intellectuelle, esthétique.

    2) Culture se prend aussi au pluriel, au sens d’un milieu dans lequel un être humain est élevé, milieu qui varie d’une région à l’autre du monde. Prenez un exemple au cinéma : dans Les dieux sont tombés sur la tête, on voit la rencontre entre l'indigène nu du désert du Kala-hari  et l'occidental en complet veston (le dieu qui vole dans un drôle d'oiseau de métal au dessus du désert). La bouteille de coca-cola lâchée de l'avion va être une source d'interrogation pour le petit peuple du désert. Ils ne comprennent pas ces gens étranges que nous sommes, considèrent l'occidental particulièrement inculte (incapable de lire une trace dans le désert, de survive à la soif etc.) Inversement, l'occidental ne comprend pas le langage de ce peuple, ces manières de vivre, d'où une série de quiproquos dans le film.

    Aussi loin que nous cherchions autour de nous, nous ne trouverons jamais « d'homme naturel », mais des formes de cultures dans lesquelles des hommes apprennent le modèle d’humanité qui est le leur. « Humaniser » est un verbe que l’on conjugue au pluriel. Nous n’avons pris conscience de cette diversité culturelle que très récemment dans l’Histoire. Ceux que l’on nomme soi-disant des « primitifs », par opposition à nous autres « civilisés », ne sont pas moins que nous à l’étage de la culture. Ils ne sont pas plus près de la nature. Ils ont seulement développé un modèle de culture qui est différent du nôtre. Comme tous les être humains ils vivent sur le plan de la culture.

    C’est la leçon que délivre l’ethnologie contemporaine, notamment l’anthropologie structurale développée par Claude Lévi-Strauss. Il est étonnant de remarquer à quel point nous ne parvenons pas à accepter la diversité humaine. Il nous est d’abord assez instinctif de penser que ce qui est normal pour nous doit aussi l’être pour tout être humain. Nous croyons que nos normes culturelles valent universellement. Nous pensons que ce qui est normal selon nous doit aussi être naturel. Aussi, celui qui est différent par sa culture est non seulement perçu comme étranger, mais surtout comme barbare. Est étranger celui qui est autre par rapport à moi, celui dont la culture est différente. Est barbare l’étranger que je situe en-dessous de l’humain. Par ethnocentrisme on entend un préjugé qui consiste à ne juger une autre culture que par référence à la sienne, sous la forme de projection de jugements de valeur. L’ethnocentrisme est le pendant, au niveau de la conscience collective de ce qu’est l’égoïsme au niveau de la conscience individuelle. (texte) Prenons quelques exemples. Pour un occidental, manger avec des fourchettes fait partie des habitudes culturelles. Mettre les doigts directement dans la nourriture lui procure une répulsion. « C’est dégoûtant, ce n’est pas propre, on ne devrait pas faire cela »... sous-entendu : « ce sont des manières qui ne sont pas civilisées ». Ce n’est pas dans nos habitudes culturelles et comme nous n’avons de référence d’ordinaire qu’à travers nos habitudes nous sommes choqués par des mœurs, des manières de vivre etc. qui son trop éloignées des nôtres. Un indien répondrait aussitôt : « utiliser une fourchette, c’est grossier et artificiel, c’est se priver du sens du toucher dans l’acte de se nourrir. Il est tout à fait normal et sain de toucher la nourriture avec les doigts, c’est ce que nous faisons en Inde et nous trouvons votre manière à vous de manger assez primitive. Notre art de vivre est plus civilisé, mais non pas selon votre interprétation hygiéniste de la manière de se nourrir ».

     Ceux là trouvent que l’Occident est très barbare dans tout ce qu'il fait subir aux animaux. Nous voyons donc que tout jugement culturel est relatif.

    ---------------Il y a une leçon à en tirer. Dans le monde cosmopolite dans lequel nous vivons, nous avons à apprendre la tolérance à l’égard des autres cultures, à relativiser nos jugements et nos barrières culturelles. Il nous faut apprendre à accepter la diversité de l’homme. La position adoptée par Lévi-Strauss est celle du relativisme culturel : aucune culture ne peut se dire supérieure à une autre. Il n’y a pas de hiérarchie à opérer entre les cultures. C’est comme dans un bouquet de fleurs, chaque fleur rehausse la beauté de l’ensemble, beauté qui est faite de diversité. De même, la diversité des visages de l’homme est un fait et en tant que fait, elle doit être acceptée. Lévi-Strauss note que l’ethnocentrisme est en fait aussi ancien que l’homme. Il a sa source dans l’égoïsme qui tend à privilégier ce qui est « moi » et « à moi », c’est un égocentrisme collectif. L’antiquité confondait « tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens ». Le barbare, c’était celui qui ne parlait pas grec, le mot désignant un cri inarticulé, comme celui du chant des oiseaux. Le sauvage, c’est l’opposé du civilisé, l’un vit dans la forêt, l’autre vit dans une ville humaine. Le drame, c’est que ce mode de pensée duel a pour conséquence que l’on tend à placer l’autre en dehors de l’humanité, sur le plan de l’animal. Et soyons clair sur ce point, ce n’est pas seulement le fait de l’homme soit-disant évolué face au primitif  c’est toujours réciproque. « Dans les grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était sujet à la putréfaction », bref, s’il fallait les considérer comme des « hommes ». Aussi Lévi-Strauss conclut : « en refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus sauvages, ou barbares de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ».

    Or qu’est-ce que le racisme, sinon le prolongement direct de l’ethnocentrisme ? (texte) Le racisme dans l’histoire a été le plus souvent une tentative pseudo-scientifique de justifier la supériorité d’une culture sur une autre. Tant que nous ne serons pas capables de reconnaître la diversité culturelle et de penser cette diversité dans le tout unifié qu’est le genre humain, ou la famille humaine, nous continuerons de laisser proliférer ce préjugé. Après tout, il n’est pas difficile d’accepter une différence de culture, il n’y a qu’à considérer déjà les différences individuelles qui sont assez flagrantes. L’égocentrisme se modère dans l’acceptation de la différence avec autrui. L’ethnocentrisme se modère dans l’acceptation de la différence. Si nous pouvons accomplir ce pas, nous trouverons dans chaque culture une grande richesse.

    Quel est alors le lien entre nature et culture ? « Tout ce qui est universel, chez l’homme, relève de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier ». La nature, explique les ethnologues ce serait d’abord dans l’homme l’étage du biologique : un corps humain qui possède les mêmes caractéristiques partout. La culture se développerait dans une diversité : à partir de la langue, des coutumes, des habitudes, des institutions, des croyances etc. Le lien entre les deux, Lévi-Strauss le voit dans un facteur commun à toutes les cultures humaines, celui de la prohibition de l’inceste. Dans toute société humaine se rencontrent des règles, des règles sociales qui en fait se réfèrent à une règle principale, celle de la prohibition de l’inceste. Les mariages de proches sont interdits, les relations sont réglées par l’interdiction du mariage entre proches parents. De ce point de vue, c’est quand se trouve bafouée cette règle fondamentale que l’humanité sombre dans la destruction, car les tabous fondamentaux qui structurent une société sont abolis. La relation entre nature et culture, selon Lévi-Strauss, c’est un peu comme un arbre dont les racines seraient enfoncées dans un niveau qui est la nature, le tronc serait la Règle de prohibition de l’inceste et les branches toutes les cultures humaines particulières et relatives.

C. La culture, fruit de l’éducation

    Nous sommes ramenés au problème de l’éducation. En quel sens l’homme est-il le fruit d'une éducation ? Si la culture a un sens, si elle n’est pas seulement une forme de conditionnement social que l’homme recevrait dès la naissance, c’est dans la mesure où elle est capable de rendre l’être humain cultivé, civilisé. Si le mot culture, pris en ce sens, ne se ramène pas à son interprétation ethnologique, c’est qu’il doit avoir un sens universel de la Culture. L’éducation, c’est ce qui vient former la culture, les humanités disait-on autrefois,. La tâche de la Culture est de se montrer capable de former un citoyen du monde.

    Seulement la difficulté fondamentale, c’est que la nature de l’homme enveloppe sa liberté. La liberté suppose une marge de flou, de choix, d’indétermination. Elle ne peut pas se comprendre comme une nature au sens où l’animal par exemple a sa nature. La nature du pépin de pomme le pousse à devenir pommier, pour engendrer encore et encore ce dont il est issu, la pomme. Le développement de la plante suit une logique qui ne laisse pas de place à une fluctuation imprévue, à un choix de sa part. L’homme par contre, en tant qu’il est libre, est co-créateur de sa propre existence. Pour cette raison, Sartre dénie l’existence d’une nature humaine : l’homme est libre, il improvise son existence de part sa liberté absolue. Il se fait lui-même et il est responsable de ce qu’il est.

    Dans l'optique de Kant cependant, l’homme a tout de même à sa manière une « nature », mais cette nature est paradoxale, puisqu’elle est celle d’un être libre. L’homme se doit donc de prendre en main les dispositions qui ont été déposées en lui par la Nature afin de porter à sa maturité, tant l’individu humain que l’espèce humaine. Quand l’homme redescend dans la violence, il tombe plus bas encore que l’animal qui lui est réglé par la nature. L’homme donc doit nécessairement apprendre à faire usage de sa liberté. La Culture de l’homme en société résulte du développement naturel de la nature humaine. L’Histoire doit permettre aux graines semées en chaque homme de pouvoir fructifier. Il n’y a pas de dualité réelle entre nature et culture. Le développement de la culture poursuit et achève celui de la Nature. Seulement le but de la Nature en créant l’homme a été de le préparer à la liberté. La véritable Culture n’est pas là pour inculquer à l’homme une forme arbitraire qui lui serait étrangère. Elle apprend à se former soi-même. Elle permet au Soi de pouvoir être exprimé. Il n’y a pas de vide naturel qu’il faudrait combler par la culture. L’homme n’est pas un être de pur artifice. La Culture ne peut rien faire de plus que de révéler et développer les virtualités déjà présentes en chacun. En un sens, le maître n’invente pas l‘homme, il l’aide à se former. De la même manière, le médecin ne créé par la santé, il n'invente pas une chose qui n'existerait pas appelée "santé". Le médecin ne guérit pas il aide la nature à se guérir. Il aide le malade à se guérir lui-même. La pratique médicale ne produit rien, elle se borne à aider le rétablissement d’un équilibre compromis. De la même manière, l’éducation doit permettre à l’homme de croître dans sa propre nature (texte). Elle n'atteint son but que dans la mesure où elle contribue au développement naturel de l'être humain. Elle n’a jamais eu pour fin de ficeler l’être humain dans un carcan social de règles arbitraires. Son sens vrai réside dans le développement des dispositions naturelles de chacun.

    La difficulté qui consiste à éduquer un être humain vient du passage délicat qu’il faut traverser entre animalité et civilisation (texte). Pour l’animal, tout est joué, il a déjà tout ce qui lui est nécessaire de par son instinct. Pour l’homme, il n’y a pas d’éducation sans un travail sur soi. L’homme a reçu de la nature une disposition pour l’usage de la raison. Il possède dans son corps l’incarnation de sa liberté. Mais il doit aussi affronter sa propre animalité, il est soumis à des « penchants animaux », comme le dit Kant dans le Traité de pédagogie. Nous vivons, nous mourrons, nous nous reproduisons comme l’animal. Nos inclinations naturelles pèsent parfois très lourd sur la balance de notre vie par rapport à notre vocation spirituelle. Civiliser veut dire polir notre nature et on civilise les penchants en les maîtrisant. La barbarie entendue dans ce sens – non ethnologique mais spirituel et moral – c’est le retour en nous d’une domination instinctive. La barbarie, c’est l’animalité en nous à l’état non maîtrisé. C’est en ce sens que l’homme doit sortir de la nature au sens où il doit s’élever lui-même en tant qu’homme. Dans les termes de Kant c’est : « un devoir d’un caractère particulier, non des hommes envers les hommes, mais du genre humain envers lui-même ».

    Pour cette raison, Kant admet que la discipline est nécessaire à une étape de l’éducation qui précède l’autonomie. Si la Nature prend soin de l’animal, elle laisse l’homme prendre soin de lui-même. Or « comme il n'en est pas immédiatement capable, et qu’il arrive dans le monde à l’état sauvage, il a besoin du secours des autres. L’espèce humaine est obligée de tirer peu à peu d’elle-même par ses propres effort toutes les qualités naturelles qui appartiennent à l’humanité ». L’état sauvage ici se prend au sens des penchants brutaux qui existent en l’homme et qui menacent de le ramener à la barbarie morale. Kant dit plus bas : « la discipline est purement négative, car elle se borne à dépouiller l’homme de sa sauvagerie ; l’instruction au contraire est la partie positive de l’éducation. » Si « la sauvagerie est l’indépendance à l’égard de toutes les lois. La discipline soumet l’homme aux lois de l’humanité ». (texte)

    Prenons une comparaison empruntée à la philosophie indienne de l'éducation.. Quand on plante un jeune arbre, au tout début, on le laisse se développer sans contrainte. Puis dans un second temps, on met à côté un tuteur pour qu’il pousse droit, enfin, dans un troisième temps, quand l’arbre a grandit et qu’il se tient ferme dans la terre, on enlève le tuteur. De même, l’enfant très jeune doit être laissé libre pour qu’il puisse faire ses premières expériences de la relation au monde et s'incarner. Quand le sens de l’ego vient à se former, la personnalité naissante a besoin d’une limite face à lui pour se construire. L’adolescent se pose en s’opposant, il a besoin d’une autorité extérieure, d’un rapport à l’adulte qui joue ainsi le rôle de tuteur. Enfin, quand l’adolescent mûrit, devient adulte, il trouve son appui en lui-même, et le tuteur n’est plus nécessaire. Le maintenir plus longtemps sous tutelle, serait infantiliser l’adolescent, qui doit à ce stade prendre entièrement sur ses épaules ses responsabilités. Dans l'éducation indienne, on dit que lorsque l'enfant vous arrive à l'épaule, il faut lui remettre le poids de ses responsabilités et cesser de les assumer pour lui.

    Il n’y a pas égalité entre le manque de culture de l’homme brut et le manque de discipline, de l’homme sauvage. Il est toujours possible de rattraper, explique Kant, un manque de culture, mais il est bien plus difficile de corriger le manque de discipline. C’est un peu comme un arbre qui aurait poussé de travers, que l’on ne parviendrait plus à redresser. Mais l’une et l’autre sont des composantes (négative et positive) de l’éducation (texte). Un homme éduqué, c’est un homme se tient droit en lui-même, sans avoir besoin d’un appui extérieur, dont la discipline est naturelle. C’est aussi un homme instruit dont la raison a été formée. Surtout, c’est un homme libre, parce que la liberté ne consiste pas dans le rejet des contraintes du monde présent, mais dans la capacité positive d’assumer et de transformer le monde présent. La liberté s’apprend et apprendre à user de sa liberté, c’est d’abord se défaire de sa sauvagerie, pour révéler en soi ce qui est le plus humain (texte).

    En un sens, l’instruction ne suffit pas si elle n’est qu’une mémorisation sans lien avec la vie. L’homme de Culture, au sens le plus élevé du terme, c’est celui qui a été poli, raffiné par la fréquentation d’une culture intellectuelle, d’un savoir large et approfondi, d’une culture esthétique, un homme qui a pris conscience de sa responsabilité au sein du monde naturel et humain, qui a mûri une sagesse de la vie. (texte) C’est pourquoi l’homme éduqué est plus que l’homme seulement instruit, au sens de celui qui a enregistré dans sa mémoire un savoir. C’est un homme qui a porté la nature humaine à sa perfection en lui-même. Kant note « c’est dans le problème de l’éducation que gît le secret de la perfection de la nature humaine ». Si nous pouvons donner aux générations à venir une éducation capable de les élever à la responsabilité et à la dignité de l’humain, nous n’aurons pas travaillé en vain : « cela nous découvre la perspective du bonheur futur de l’espèce humaine ». Quand nous saurons former des citoyens du monde, nous aurons atteint à la perfection de l’idéal de l’éducation.

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    L’être humain est un être de culture pour plusieurs raisons fondamentales. Parce que privé de toute relation avec ses semblables, il ne pourrait pas développer en lui l’élément humain. On apprend à devenir homme, on ne naît pas homme. L’homme est un être de culture parce que, de fait, il est formé par un environnement culturel, par une culture qui lui donne les premières normes de ses jugements. Or les modèles de l’humain sont multiples autant que relatifs. Chaque culture propose un modèle de l’homme. L’homme est un être de culture au sens où il s’épanouit en tant qu’homme dans une société politique qu’il a construite et qui lui donne les droits auxquels il prétend et qui fait de lui un citoyen. L’homme est un être de culture enfin, au sens où il peut accéder à un étage plus élevé de lui-même à travers le raffinement de son éducation. L’accomplissement de l’humanité se fait à travers son éducation. Une véritable Culture n’inculque pas une forme arbitraire et étrangère. Nous ne devrions donc pas tout mettre sur un pied d’égalité et parler de culture pour tout et n’importe quoi.

    Mais attention, nous n’avons pas encore tenté de cerner l’essence de l’homme. En disant qu’il est un être de culture, nous n’avons pas répondu complètement à la question : qu’est-ce que l’homme ? Ce que nous avons montré, c’est en quel sens il fallait prendre les mots « homme naturel », « homme primitif », ou « sauvage » et nous avons vu le lien nécessaire entre humanité et éducation. 

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Vos commentaires

Questions:

1. Quelle différence marquer entre le Tarzan du cinéma, l'enfant sauvage et l'homme préhistorique?

2. Comment se fait-il qu'un être humain, à la différence de l'animal, mette autant de temps pour passer à l'état adulte?

3. Peut-on établir une relation entre le racisme, l'ethnocentrisme et l'idée du progrès?

4. De quel point de vue l'hypothèse de l'état de nature conserve-t-elle un sens?

5. Quelle relation établir entre la culture et la liberté?

6. Quel sens prend l'idée d'homme cultivé, si on la détache d'une culture spécifique pour ne 'envisager que sur un plan universel?

7. Faut-il fixer un terme au perfectionnement de l'humanité par l'éducation ou considérer qu'il est indéfini?

© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan. 
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