Leçon 55.   Les fondements du devoir      

    Devant les difficultés à trouver un critère sûr du bien et du mal, notre tentation la plus commune, est de nous replier sur notre sentiment intérieur du bien ou du mal. Ce qui revient à dire : "je fais ce que je sens être un bien », « je ne fais pas ce que je sens être un mal ». Ce sentiment du bien et du mal doit me rendre indépendant et m’émanciper à l’égard de toute autorité extérieure.

    Seulement, comment savoir si ma conscience est suffisamment pure ? Ne se ment on pas à soi-même bien souvent ? Ne fait-on pas tout pour se tromper soi-même, quand cela peut nous faire plaisir ? Le mental est habile, s’il y trouve un intérêt, il peut faire passer un mal pour un bien . Ce qui veut dire qu'il y a pour l'ego un intérêt à rester dans l’illusion.

    Mais mettre en cause le sentiment intérieur, c’est porter une accusation grave qui porte atteinte à notre autonomie en matière de conscience morale. Si cette accusation est fondée, que nous reste-t-il pour juger du bien et du mal ? Rien d’autre que la capacité de jugement de notre propre raison. Devant notre propre raison, nous pouvons poser les problèmes moraux en terme de devoir. Mais peut-on fonder rationnellement l’exigence morale du devoir ? La raison peut-elle fonder une exigence morale ?

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A. Devoir et raison pratique

    C’est tout le mérite de Kant d’avoir voulu le montrer. Que dit en substance la moralité commune ? Que la morale correspond à un ensemble de devoirs auxquels nous sommes tenus de répondre, car ils s'imposent à nous comme des obligations. Nous devons exercer notre raison pratique pour décider en fonction de principes clairs ce que nous devons faire. La raison peut incliner la volonté à se porter vers tel ou tel objet qui soit conforme à ce qu’elle pose comme fin. (texte)

    La question est donc : qu’est-ce que la bonne volonté ? Qu’est-ce qu’une volonté morale ? La réponse de Kant est très simple : une volonté qui se détermine par devoir et non pas par intérêt. Dès l’instant où nos motivations sont intéressées, elles sont aussi égoïstes. Elles visent le plaisir, ou elles nous portent à fuir la peine qui résulterait de l’action. Kant appelle mobiles sensibles les motivations intéressées. Les mobiles sensibles sont variables d’un individu à l’autre. Ils forment cependant pour chacun un ensemble de principes pratiques qui orientent l’action. Nos principes pratiques se rangent sous une seule espèce, la recherche d’une satisfaction du désir, recherche qui nourrit les penchants de la sensibilité, recherche qui nous ramène vers nos besoins. Or, comme les besoins et les désirs sont subjectifs, ils s’ensuit qu’ils ne peuvent conduire à des principes objectifs, valides universellement (R).

    Nous voyons par là toute l’opposition entre la détermination du devoir que suit la bonne volonté et la détermination par l’intérêt. La bonne volonté doit se déterminer sans recourir à des motivations de la recherche du plaisir. Elle ne doit pas se déterminer par le plaisir ou la peine liée à l’action. L’acte moral doit se situer sur le plan de la recherche d’un bien universel et non d’une satisfaction personnelle. Agir par devoir, c’est agir non pas en prenant en compte ses propres intérêts, mais en voyant à chaque fois ses actes sur un plan universel. Si donc nous nous suivons communément des principes dans l’action, si notre action suit ce que Kant appelle des maximes déterminant la volonté, nous pouvons dire que le devoir se traduit par une loi de la forme suivante :

   « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ».

    Quand je m'interroge pour savoir si je dois oui ou non faire tel choix A, ou B, je dois me demander si les principes que je suivrais alors ont une portée au-delà de ma seule personne, sur un plan universel. Ramené à une formulation très simple, cela veut dire : « et si tout le monde ne faisait autant ?». Supposons que je m’autorise pour telle ou telle raison de voler dans un supermarché. C’est un principe pratique qui me détermine et me justifie devant ma propre raison. Si j’examine ce principe, en le portant sur un plan universel, que va-t-il m’apparaître ? Je ne peux pas considérer qu’un principe de ce genre puisse être une loi universelle. Cela détruirait l'échange et a confiance entre les hommes. On ne peut pas baser notre conduire sur une principe de ce type, car il est en contradiction avec la vie sociale. Parce que ce principe d’action ne peut pas être considéré comme une règle valide pour tous les hommes, comme une règle universelle, il n’est pas de la forme d’un devoir. Inversement, je vois bien qu’être honnête, dire la vérité, tenir ses engagements sont des principes qui ont une portée universelle. C’est à partir de ce genre de règle qu’une vie sociale est concevable. Ils ont la forme de maximes qui peuvent valoir comme principe d’une législation universelle (R).

    Kant pose que par définition, le devoir est le respect pur et simple de la loi morale. Il ne s’agit pas de se demander où est le bien et où est le mal, il s’agit de faire ce que notre devoir exige. Ce qui est nettement plus facile à comprendre. Immédiatement. Le devoir s’impose sans autre justification que lui-même. Il s’agit d’obéir à son injonction et non de vouloir comprendre ou tenter de calculer.  Il s’impose comme un impératif catégorique, (texte) forme qui se traduit par le « tu dois ! » Dès que je commence à discuter, si par exemple je demande « pourquoi faut-il être honnête ? », je suis déjà du côté de la recherche de l’intérêt. Implicitement cela veut dire « je veux bien être honnête... à condition que cela rapporte.. » En réalité je suis déjà malhonnête et puisque suivre mon devoir, c’est être dans l’ordre moral, je suis déjà immoral. Je refuse déjà mon devoir et j’entame les calculs de boutiquier pour chercher mon intérêt. La morale n’a pas à être subordonnée à une quelconque utilité. Une obligation morale se justifie par elle-même et c’est tout. La droiture de l’homme de la morale, c’est le respect de ses principes, le respect sans discussion du devoir.

    Le devoir suppose la bonne volonté et la bonne volonté repose sur la pureté des intentions de l’homme. Comme la pureté des intentions est la conscience morale elle-même, elle doit être dégagée de tout facteur extérieur. (texte) Les qualités telle que le courage, l’intelligence, la perspicacité etc. ne valent que par l’usage que l’on en fait. (texte) Le courage, investi par une volonté mauvaise, devient la témérité du truand qui n’a pas froid aux yeux. L’intellectualité, l’habileté peuvent servir à magouiller dans les affaires, donc servir le mal. Ce qui compte, ce ne sont pas les qualités, c’est ce qui est à la racine de l’action, la bonne volonté de l’acteur et la pureté de ses intentions. Ce n’est pas non plus le succès dans l’action qui importe. Nous pouvons avoir la meilleure volonté du monde et échouer. Nous pouvons avoir les meilleures intentions et être mal compris. Nous pouvons échouer, tout en essayant de faire le bien, comme être en proie à des calomnies qui n’ont aucun rapport avec nos intentions. La réputation d'un homme n'est pas un indice sûr de sa valeur morale, car elle peut très bien avoir été manipulée pour lui nuire, en dégradant son image. (texte)

    Le seul élément qui soit absolu, c’est donc la bonne volonté et c’est tout. Dès que l’on retire la pureté des intentions, il n’est jamais sûr que nous ayons vraiment affaire à une volonté morale. Supposons un commerçant qui rend la monnaie correctement, qui sert honnêtement. De l’extérieur, sa conduite semble morale. Mais s’il le fait par calcul, parce que cela vaut mieux pour les affaires et la réputation, il serait prêt, si l’occasion lui était donnée, à voler impunément. Il agit donc conformément au devoir, et il n’agit pas par devoir. Il a encore en vue son intérêt bien compris. Qu’il y ait une légalité extérieure de l’action ne signifie par forcément qu’il y ait moralité. De même, celui qui fait le bien par plaisir, pour qui le plaisir éprouvé à faire le bien est une motivation, agit certes conformément au devoir, mais n’agit pas pour autant par devoir. Agir par devoir ce serait ne tenir compte que de l’obéissance à la loi formelle du devoir : « tu dois », sous la forme concrète : « c’est ton devoir de servir honnêtement, d’aider, de dire la vérité etc. » Agir par devoir, c’est agir sans faire entrer en compte l’influence de la sensibilité. « Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi ». L’homme possède en lui la capacité de dépasser l’égoïsme de l’intérêt qui ne le porte qu’à des satisfactions sensible.

    Suivre la logique de la recherche de l’intérêt, c’est tout au plus faire preuve de prudence et non pas de rectitude morale. C’est la prudence qui dicte des conseils, « si tu veux rester en bonne santé, il vaut mieux faire régulièrement de l’exercice ». L’impératif de l’intérêt est hypothétique : de la forme « si... alors ». A la différence, le devoir s’impose dans un impératif catégorique : « tu dois ! » Le devoir ne donne pas des conseils, mais impose des règles. « Il faut !». Il parle directement à la personne morale et convoque ses responsabilités. (cf. Jonas  Le Principe Responsabilité) Il y a donc différence d’impératifs entre : « tu ne dois pas boire » et « ne bois, pas ce n’est pas bon pour ta santé ». Le premier se présente comme un devoir moral, le second comme un conseil d’intérêt. L’intérêt lui ne concerne que l’individu, ses besoins et ses désirs. C'est l'individu qui est individualiste. Quand, dans l’accomplissement du devoir moral, la personne s’affirme, alors se développe une réelle autonomie, alors la liberté morale de l’homme prend tout son sens. Quand par contre, nous en restons aux prescriptions du besoin et de l’intérêt, nous sommes esclaves de nous-mêmes, dépendant, en situation d’hétéronomie. (exercice 6d)

Sous la forme de tableau l’analyse de Kant donne donc ceci : (à compléter)

Intérêt

Devoir

détermination sensible

 

conseils de prudence

 

recherche d’un moyen technique

 

impératif hypothétique : « si tu veux... alors »

 

maxime particulière subjective

 

 

personne

 

valeurs

hétéronomie

 

esclavage

 

 

au plus élevé : la moralité

 

rectitude morale

 

    L’analyse de Kant montre que l’obligation morale n’est pas en contradiction avec notre liberté, bien au contraire, elle exprime notre liberté. C’est parce que l’homme est doué d’une conscience morale qu’il est capable de dépasser le conditionnement animal du besoin.    

B. Limites du formalisme

    Cette représentation du devoir possède une certaine rigueur, mais elle est très marquée par la représentation de la dualité. Tout son effort tend à montrer en quoi le devoir est un principe de raison, mais elle fait en même temps de l’exigence morale une exigence formelle. Il faut parce qu’il faut ! par respect pour la Loi morale. (texte) On appelle formalisme une doctrine qui tend à ramener son objet à une forme rationnelle.

    Mais qu’est-ce qui est vraiment respectable dans le devoir ? Est-ce réellement la loi formelle, le principe ? N’est-ce pas plutôt la personne qui est visé par le devoir et à qui s’adresse le respect ? Le respect purement formel est le respect de la loi. Mais ce n’est pas son sens le plus concret. Le respect suppose la conscience de ce qui est sacré et la sollicitude qui lui accorde protection. C’est ce que nous comprenons dans le respect d’autrui, c’est aussi ce que nous pourrions comprendre dans le respect de la vie.

    N’est-ce pas autrui dont nous pouvons avoir pitié, pour lequel nous pouvons éprouver une vraie compassion ? Le sens moral se réduit-il à un devoir formel ? Si s’était le cas, son achèvement serait dans la discipline militaire ou l’obéissance à l’ordre est la règle. Mais le sens moral est-il disciplinaire ? N’y a-t-il pas dans les déchirements moraux autre chose que les impératifs de la raison ?

    Qu’il y ait une dualité aussi brutale entre l’intérêt et le devoir suppose que l’on se représente la moralité comme une lutte avec un principe contraire. Dans l’analyse de Kant, le conflit est ouvert entre le sentiment et la raison et la pratique morale est dans son principe un déchirement. La volonté morale est interprétée comme divisée entre la raison et la sensibilité. La moralité suppose un désintéressement absolu et la nature humaine est fondamentalement intéressée. La raison prétend exercer sa liberté en légiférant par des principes, mais en même temps, elle est esclave par la sensibilité (texte). La raison entend ramener l’homme à un intellect froid, mû par de purs principes, mais l’homme est un être de chair et de passion, qui suit davantage l’élan de ses sentiments que les déterminations de sa raison. La raison discursive est froide et sèche. Elle n’a pas la chaleur et la vie du sentiment, elle n’a pas de cœur, mais seulement des principes. Exiger des hommes qu’ils suivent la pure raison, c’est imposer l’idée que le devoir est toujours un sacrifice, une humiliation pour la nature humaine. Ce qui est inhumain.

    Il est donc possible que le devoir, vu sous cet angle, soit au fond un idéal impossible à l’homme, tandis qu’il est pour Dieu tout à fait superflu, puisque Dieu, par définition, est une volonté sainte. Kant ne cache pas d’ailleurs ses doutes sur les capacités humaines. Il n’est pas sûr, explique-t-il, qu’il y ait jamais eu d’actes vraiment moraux. Peut-être que ceux-là mêmes que l’on présente en modèles, les grands hommes, n’ont fait le bien que par intérêt. De toute manière, cela reste invérifiable, car une intention est invisible. Une intention n'est même pas mesurable par ses effets. « Il est absolument impossible de déterminer par expérience, avec une certitude absolue, un seul cas où la maxime d’une action conforme au devoir ait exclusivement reposés sur des fondements moraux ». Tous les exemples sont peut-être frauduleux. Nous sommes peut-être tous comme des commerçants honnêtes seulement par utilité et non pas devoir. Kant se demande s’il n’y a jamais eu d’homme vraiment vertueux et en vient même à douter de la moralité du Christ ! L’effort demandé par la morale à l’homme est surhumain. Si la nature humaine est faible et corrompue, on ne peut rien en attendre de sérieux. La loi morale « humilie tout homme pour autant qu’il la compare avec les penchants sensibles de sa nature ». La loi morale s’impose dans la souffrance. D’où les regrets amers de Kant : dans ce monde personne n’est juste et seul Dieu est bon. La conscience morale est conscience malheureuse. La loi morale ne peut procurer que souffrance et humiliation.

    Ce qui sauve l’homme qui tente de la pratiquer, c‘est qu’elle le rend digne de «mériter »   le bonheur, (texte) mais pas de le réaliser ici bas (texte). Le salut de la morale est dans la religion. La foi morale conduit à l’espérance d’un autre monde, où la contradiction entre la pratique de la morale et la recherche du plaisir sera surmontée. En désespoir de cause, il faut donc espérer qu’il y a bien un autre monde où les justes seront récompensés et les méchants punis ! (texte) Le malheur du juste est immoral, autant que le plaisir du méchant. Comme le fait même de rechercher notre plaisir nous détourne de la vertu et qu’en même temps l’aspiration au bonheur est moralement justifiable, il faut considérer que la recherche du bonheur n’est moralement bonne - que lorsqu’elle est privée de tout espoir d’être réalisée ici bas ! Elle n’est justifiable que si elle n’est qu’une « devoir ». Et rien de plus. Et pourtant, si nous faisons notre devoir... c’est tout de même pour contribuer au bonheur d’autrui ! Nous ne pouvons pas ne pas assurer un minimum de recherche du bien être dans l’action, sans satisfaction, l’action morale, ne serait tout au plus qu’une sorte de masochisme rationnel. La morale ne peut pas aller contre la recherche du bonheur. (texte)

   Dans l'antiquité, on n'opposait jamais ainsi la morale et le bonheur. Pourquoi donc cette opposition apparaît-elle ici de manière si dramatique? Seulement parce que Kant introduit les présupposés religieux du piétisme. Implicitement, c‘est ce type de discours qui régit l’analyse : « La nature humaine est pervertie depuis le péché originel et l’homme juste doit souffrir en ce monde pour mériter dans l’autre le bonheur des justes. Par la souffrance il rachète le péché et il mérite le bonheur dans l’au-delà ». Il faut faire son devoir et espérer. Il faut postuler comme vérité de la foi l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme pour donner un sens à la morale, qui sans cela ne serait qu’une ascétisme absurde. (texte) L’analyse kantienne de la morale devient par là une morale d’inspiration piétiste, morale qui conduit droit à la religion. C’est un retournement singulier, puisqu’au point de départ, elle devait dégager l’essence de la morale et que la réponse donnée par Kant consistait à dire que la volonté pouvait être déterminée par la seule forme rationnelle de la Loi morale. Considérer le devoir comme un commandement de Dieu, n’est qu’une manière religieuse de considérer le devoir. D’autre part, faire son devoir « parce qu’il le faut » ce n’est pas le faire de soi-même, ce n’est pas le faire par amour. C’est laisser une division entre le cœur et l’esprit, c’est imposer au cœur une mortification tandis que l’esprit est sèchement élevé dans la discipline (texte).

    Cet esprit rationnel qui porte le devoir comme un fardeau, Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, le compare au chameau qui porte de lourdes charges. (texte) L’esprit qui s’identifie au pouvoir de la raison est d’abord en matière de morale un chameau qui aime à se charger du poids de ses devoirs. Mais l’esprit doit mûrir et se faire lion. Le lion exprime l’exigence d’autonomie, le refus du poids, le besoin d’une liberté qui ne soit plus soumise à une obligation humiliante, car détachée de soi. Le lion exprime la révolte de l’esprit contre la soumission d’où la Vie semble s’être retiré. Mais le lion lui-même n’est pas l’ultime métamorphose, au lion doit succéder l’enfant qui, dépassant le rejet, saura avoir la spontanéité créatrice des valeurs. L’enfant est innocence et oubli, il n’est pas divisé. L’enfant exprime la conscience qui se donne tout entière au niveau du sentiment, la conscience qui aime et ne peut dans son amour sentir le devoir comme un fardeau.

C. Conscience morale, amour et compassion

    Ce que Kant a voulu écarter, c’est la subjectivité de la conscience morale. Mais la conscience morale est dans son fond affective plus qu’elle n’est rationnelle. Quand un tourment moral s’empare de nous n’est-ce qu’un débat d’idées, une joute intellectuelle dans notre esprit ? Sommes nous en proie à un problème logique ? Non. Un cas de conscience c’est un déchirement intérieur des émotions au milieu d’un parti à prendre. C’est le cœur qui est déchiré, c’est le cœur qui est touché par le regret d’une faute commise, par la pitié. C’est le cœur qui inflige des remords. (texte) C’est le cœur qui a soif de justice. Ce n’est pas la raison qui peut toujours raisonner et se justifier pour se détourner de l’appel de la conscience. Rousseau disait justement : « les actes de notre conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments » (texte). Le discernement du bien et du mal repose sur une évidence antérieure au jugement lui-même. (texte) Le raisonnement devant les exigences morales est le plus souvent une entreprise pour palabrer et différer, le raisonnement introduit la casuistique. Le raisonnement trafique avec des calculs d’intérêt. C’est pourquoi : « le meilleur de tous les casuistes est la conscience et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement ». Si nous pouvions consulter directement notre conscience, nous saurions où se trouve notre devoir. « La conscience ne trompe jamais, elle est le vrai guide de l’homme, elle est à l’âme ce que l’instinct e est au corps ». (texte) Il n’y a certes qu’analogie, (R) l’instinct guide le corps, la conscience morale guide l’âme. Nous ne sommes pas devant le mal en proie à un problème rationnel de « logique ». Un cas de conscience c’est un déchirement intérieur des sentiments dans la difficulté d’un parti à prendre. (exercice 6b)

    Malheureusement, et là Kant a vu juste, il est aussi vrai que le sentiment peut-être assez confus, mélangé à des intérêts égocentriques. Nous sommes assez rusé pour faire passer la voix des passions pour la voix de l’âme, pour nous tromper nous-mêmes, tout en entretenant un discours de bonne conscience. Mais nous sentons bien aussi que nous nous trompons nous-mêmes, car c’est là que se tient la voix de la mauvaise conscience. Il n’en reste pas moins, que ces deux logiques sont différentes, que « la conscience est la voix de l’âme, les passions sont la voix du corps. Est il étonnant que ces deux langages se contredisent ? ». (texte) La conscience morale est un instinct divin et non pas un instinct animal. Elle est une sensibilité au bien et au mal, une capacité d’intuition du bien.

    Dans un cas de conscience, si nous sommes affectés, c’est que nous ne pouvons pas être moralement indifférent. Ce n’est pas vraiment une question de calcul rationnel sur des maximes d’action. Quand on commence à se raisonner on est déjà dans l’auto-justification. La bonne conscience est la conscience morale qui se donne des raisons et tente de se disculper et de se rassurer. Elle s’évertue à répéter qu’elle n’a rien à se reprocher. Elle se frotte les mains. Elle joue l'indifférence. La mauvaise conscience raisonne aussi , mais elle est la conscience morale qui se donne tort et s’accuse devant elle-même d’avoir mal fait. Ce n'est pas un simple souvenir, ce n'est pas un simple regret. Un souvenir est agréable ou désagréable. (exercice 5c) Un regret, c'est le fait d'avoir manqué telle ou telle opportunité d'action. Un remord est bien plus, car il porte sur ce qui a été fait et pas sur ce qui aurait pu être fait. La mauvaise conscience porte témoignage contre elle-même et en éprouve des remords. Les regrets moraux sont les sentiments les plus douloureux, non pas parce que la puissance de la raison viendrait contraindre les exigences de la sensibilité, mais parce que le moi lui-même se divise et se donne tort à lui-même, parce qu’en s'accusant lui-même, il ouvre une plaie de souffrance. On en peut pas revenir sur le passé. Le passé nous accusent toujours (texte). Les tourments moraux se situent dans un rapport affectif avec soi, dans une prise avec soi qui est auto-condamnation. (texte) Cette possibilité serait incompréhensible, si elle n’était vue que comme la dualité entre raison et intérêt. Le sens moral est d’abord ce qui fait que nous sommes sensibles au pathétique d’une situation de souffrance et surtout, il est structuré sur un jugement de valeur en terme de bien et de mal..

    Si la conscience morale est en son fond sentiment, elle est sensibilité morale, ce qui veut dire qu’antérieurement à toute les morales, il y a le sentiment de la souffrance. De même, toute morale, pour autant qu’elle est sincère, part nécessairement de la compassion. (texte) Or la compassion n’est rien d‘autre que l’expression de l’amour. L’amour ne calcule pas. Il donne et le don de soi de l’amour est en soi complet. Jankélévitch  dit que l’amour est la seule obligation parfaitement suffisante. Seul l'amour se suffit à lui-même, en deçà de toute raison. Le sentiment de l’amour seul peut donner sa justification ultime au devoir et en même temps ne pas porter atteinte à la sensibilité de celui qui accomplit son devoir. Dans l’élan de l’amour, le devoir perd son caractère humiliant. Seul l’amour rend le devoir spontané, car il découle alors de la simple joie du don. C’est la capacité d’apprécier davantage qui est à la base d’un comportement fructueux. Certes, le comportement s’élève à partir du niveau du besoin et il est le moyen de satisfaire nos besoins, comme il est aussi nécessaire qu’il rencontre le succès. Mais le comportement idéal est fondé sur le principe du don. On ne peut donner que ce que l’on a. Il faudrait que le cœur soit ouvert pour qu’il puisse donner. L’amour peut s’adresser à un être imparfait, capable de devenir plus parfait avec le temps. Il n’a pas la cruauté d’une condamnation devant une exigence morale que l’on ne parvient pas à satisfaire. L’amour va au-delà des faiblesses et des vices et il peut accomplir ce miracle de dépasser l’égocentrisme.

    Mais cela ne veut pas dire que le devoir et le sentiment soient identiques. Ce que l’on appelle amour peut n’être souvent qu’une impulsion irréfléchie de l'attachement. Il faut que l’intelligence guide la volonté dans ses choix, sinon n’importe quel sentiment pourrait justifier n’importe quelle conduite. Il serait facile de faire passer des motivations égocentriques pour de grands sentiments.

    Il reste tout de même, qu'au fond de nous, l’être éthique est présent. Il tend avant tout à une pureté absolue, à un bien absolu, à un amour et un don de soi absolu. La raison, elle, ne s’intéresse qu’à ce qu’elle comprend bien, aux procédés apparent, au mécanismes de l’acte, aux mobiles identifiables. C’est par eux qu’elle juge la moralité d’une action. Mais l’être éthique est mû par une aspiration supérieure (texte). Comme l'écrit Shri Aurobindo, « il ne peut-être question de fonder la morale sur le culte de la raison ». La raison peut exercer une pression morale, mais c’est au cœur de fournir une aspiration à la perfection. D’une côté, il a les ordres impersonnels, de l’autre l’appel de la conscience, à la personne. « L’éthique n’est pas essentiellement un calcul du bien et du mal dans l’action ni un effort laborieux pour rester sans reproche aux yeux du monde - ce ne sont là seulement que de grossières apparences - mais un effort pour croître et se changer ». L’accomplissement le plus élevé de l’éthique c’est la transformation de l‘existence humaine, la conversion intérieure de la volonté. Il faut que cette volonté soit devenue pleinement consciente d’elle-même, (texte) et le champ de l’expérience morale est le champ de l’ouverture de la conscience dans la relation humaine.

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    Il est clair que la postmodernité est marquée par un tel laxisme des valeurs que la présentation des exigences morales sous la forme de « devoir » lui est assez incompréhensible. Il nous est difficile, à nous autres postmodernes, de penser la morale comme du devoir, comme loi formelle et rigoureuse. Cf. Gilles Lipovetski Le Crépuscule du devoir. Les interdits fonctionnent peu dans un monde où l’autorité n’est plus répressive. La conscience vitale qui nous guide vers la satisfaction de nos besoins nous oriente vers la recherche de notre seul intérêt. Si nous n’étions que cette conscience vitale, nous serions dépendants et nous ne pourrions pas nous élever au dessus du vital.

    Et pourtant, nous avons toujours des valeurs, nous gardons un sens de la morale.  Nous attachons un prix au respect. La conscience morale est présente en l’homme, et elle peut le délivrer de l’égoïsme vital. La conscience morale ouvre l’égoïsme dans l’altruisme. Dans le sens du devoir, le moi humain peut s’agrandir au dimensions de l’humanité. La pureté de l’intention morale n’est pas la connaissance de la complexité du réel et de la complexité de la portée d’une action, mais elle est la source de l’action désintéressée qui essaie de faire le bien, pour autant qu’elle est capable de le voir.

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Vos commentaires

Questions

1.  Le devoir peut-il avoir un sens en dehors du respect d’une discipline ?

2. Le devoir ne traduit-il que l’obéissance à un ordre préétabli?

3. La rectitude morale repose-t-elle nécessairement sur le sens du devoir ?

4. Ne peut-il pas avoir droiture de la conduite dans la seule lucidité en acte ?

5. Qui de l’amour ou de l’attachement est le plus à même d’inspirer des actes moraux ?

6.. Dire qu’à sa racine la morale suppose la compassion, est-ce pour autant prendre parti pour telle ou telle règle morale?

7. A quoi peut-on reconnaître une intention mauvaise?

 

     © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan. 
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