Leçon 62.   La liberté politique      

    Il est dans nos habitudes de concevoir la liberté comme une revendication contre toutes les formes de contraintes. Nous pensons qu’il n’y a de liberté que lorsque disparaît toute gène ou empêchement. Être libre, c'est avoir les coudées franches ! la liberté ne nous est donnée que contre toutes les résistances. La liberté s’exprimerait alors par une lutte contre ce qui la restreint : contre les importuns, contre l’État, contre les règles sociale etc.

    Seulement, si la liberté c’est seulement une forme de révolte, alors il nous faudrait trouver l’isolement absolu pour l’atteindre. Nous vivons en société dans des règles, sous des lois que l’on peut estimer contraignantes. Du coup, l’État, garant de la loi, peut lui-même sembler par nature fait pour opprimer la liberté.

    Mais n’est il pas dans la nature de l’institution politique de rendre possible la liberté civile plutôt que de l’opprimer ? La liberté politique serait-elle possible sans un État pour la défendre?

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A. L’homme libre et le citoyen

    Dans la culture occidentale, la liberté a d’abord été pensée dans l’opposition du statut politique de l’homme libre au statut de l’esclave. Qu’est ce qui définit l’esclave ? L’esclave est a) celui qui ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre que lui, le maître. b) L’esclave est celui qui est privé de droit. Aussi sa condition est-elle celle de l’animal domestique, mais il est cependant par nature doué cependant d’assez d’intelligence pour comprendre un ordre. La servitude fait de l’homme une chose utile, « une sorte de propriété animée, et tout homme au service d’autrui est comme un instrument et tient lieu d’instrument ». (texte) L'esclave ne diffère de l'animal que parce qu'il est doué de raison. Il est capable de comprendre un ordre, il est potentiellement un homme libre ; c'est la destinée qui l'a placé dans une condition de servitude. Cependant, il ne faut pas oublier que cette définition d'Aristote répond à une condition historique dans laquelle les hommes ne possédaient pas de technique. Avec les machines la situation est différente. « Si les navettes tissaient d’elles-mêmes,... ni les chefs d’artisans n’auraient besoin d’ouvriers, ni les maîtres d’esclaves ». Dans un monde où la technique nous délivre des tâches les plus pénibles et où l’économie rend possible une répartition de la richesse, il peut n’y a voir que des hommes libres, c'est-à-dire des hommes qui s’appartiennent à eux même et disposent de droits. Telle est la condition du citoyenIl n’y a de condition du citoyen que dans un État digne de ce nom. (texte)

    Le citoyen est celui qui commande en un sens et aussi celui qui obéit. Il commande en exerçant son droit dans les assemblées des citoyens, en participant à la vie publique. Le citoyen doit exercer un pouvoir législatif et judiciaire. Nous dirions aujourd’hui qu’il est normal que l’on demande au citoyen de siéger comme juré au tribunal, comme il est nécessaire que ce soit lui qui élise les députés chargés de faire la loi. Il obéit en respectant le droit qui résulte des décisions communes. C’est en ce sens que l’on admettait dans l’antiquité qu’il n’y avait de droits et de devoirs que de l’homme libre. Il est vrai que la Cité grecque étaient de dimension très modeste. Il devait être possible d’en faire le tour du regard à partir du point le plus haut du territoire. L’État moderne est en comparaison gigantesque, il comporte une population beaucoup plus nombreuse. Les grecs se demandaient si tous les hommes libres pouvaient avoir l’attribution de citoyen ou seulement quelques uns d’entre eux, les meilleurs. Dans nos démocraties modernes, il n’est plus possible de distinguer la liberté de l’homme de sa qualité de citoyen. Tout homme libre, membre d’un état, est un citoyen. Il n’y a de privation de droits civiques que dans le cas d’une infraction grave à la loi (texte).

    La citoyenneté se définit à partir de la liberté des hommes dans l’État. Elle n’implique par n’importe quelle définition de la liberté. Il faut distinguer la licence, la liberté naturelle, qui est indépendance sans loi et la responsabilité de la liberté civile. (texte) Rousseau écrit : « Quand chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre ». La liberté du citoyen se définit pas le respect de la liberté de l’autre citoyen et le souci constant du bien de tous. Aussi Rousseau ajoute : « la liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre ». La liberté perdrait tout signification, si elle impliquait non pas un rapport de droit entres les hommes, mais des rapports de force. La liberté naturelle, au sens du « je peux faire ce que je veux », peut détruire et finir par nier la liberté elle-même. La liberté que je me donne, je dois aussi pouvoir la prêter à autrui. la liberté civile se maintient dans le respect de l’autre.

    Or, comment dans la pratique se trouve fixé ce respect ? Par la limite posée par la loi. La loi trace la limite théorique par laquelle le citoyen est supposé ne pas nuire à autrui et ne pas porter tort à l’intérêt de tous. Sans cette limite, comprise dans la définition du citoyen, on ne voit pas comment la liberté serait elle-même pensable. Aussi faut-il admettre qu’il «  n’y a point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au dessus des Lois ». (texte) S’il advenait qu’un peuple soit dominé par un pouvoir qui se placerait au dessus des lois, il y perdrait du même coup sa liberté. Apparaîtrait alors un dominant imposant la servitude et un dominé consentant à la servitude. Même si un peuple se donne à travers ses institutions des lois, des règles, cela ne veut pas dire que pour autant il doit y perdre toute liberté. La loi n’implique ni soumission, ni dépendance. La loi implique la libre responsabilité de chacun dans l’État. « L’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. Un peuple obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs, mais pas de maîtres ».

    Il y a une différence considérable entre l’autorité reconnue et légitime du pouvoir qui émane de la volonté générale et l’autorité du tyran qui ne s’impose que par la force. Ainsi, pour comprendre comment la liberté politique est aliéné, il faut reconnaître ce qu’est l’usage de la force. (texte)

B. La liberté opprimée

    Mais cette situation se produit pourtant trop souvent dans l’Histoire. Le pouvoir tyrannique est celui qui finit par remplacer l’obligation que chaque citoyen a vis-à-vis des règles de droit, par une contrainte par force. Aussi le citoyen se trouve parfois placé dans une situation où il ne fait qu’obéir sans commander.

    Quand cette contrainte vient du pouvoir politique, nous parlons de despotisme, de tyrannie, de dictature et de régime totalitaire. Le despotisme est un pouvoir excessivement étendu et confié à un souverain, au dépend du peuple. La tyrannie est un despotisme violent et cruel, qui s’impose par la terreur. Une dictature est un régime politique qui s’instaure à la faveur d’un putsch miliaire, en renversant un régime plus modéré. Un régime est totalitaire quand la diversité des opinions y est interdite, et que règne une sensée unique, l’idéologie du régime, qu’une seul parti possède un pouvoir total à tous les étages de l’État.

    Considérons la privation de liberté qu’engendre la tyrannie. La tyrannie ne repose pas, comme le dit La Boétie, dans le Discours sur la Servitude volontaire, sur la seule force militaire. Ce ne sont pas la milice et l’armée qui font la tyrannie. Le tyran impose une domination de la force dans une hiérarchie de la domination par la contrainte. Entre lui et le peuple, il y a ses comparses et toute une distribution de la domination. Il ne suffit pas à cet égard de dire que le tyran s’impose par la force à un peuple qui se soumet, comme si la responsabilité de la tyrannie ne concernait que la conscience d’un individu et pas la conscience collective du peuple. Qu’est-ce qui défend le tyran ? (texte)

    « Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, ce ne sont pas les compagnies de gens à pied, ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran ». Il ne faut que peu d’hommes pour réduire un pays en servitude, cinq ou six, aux côtés du tyran suffisent, si le peuple se laisse soumettre et abdique devant la force. Ce qui est terrible, c’est que le consentement à la servitude se situe dans la conscience d’un peuple. C’est ce consentement qui invite l’autorité tyrannique. Si la conscience du peuple est incohérente, déchirée en factions, si les hommes sont dans une situation d’insécurité et de crainte, que se passe-t-il ?

    Ils applaudissent quand vient leur parler celui qui promet, de façon musclée, de « rétablir l’ordre ». Pour mettre fin à l’insécurité et au désordre, le peuple invite celui qui se présente comme le champion du nouvel ordre. A la faveur d’un putsch qui renverse un pouvoir devenu faible, à l’anarchie de la décomposition du pouvoir succède la dictature militaire. Si la conscience collective d’un peuple restait cohérente, elle n’inviterait pas l’oppression, mais se réglerait elle-même, dans le fonctionnement de ses institutions. Le tyran justifie l’usage de la force par l’existence du désordre, d’un situation d’exception à laquelle il faut porter remède. Il suffit de relire l’histoire pour examiner à la faveur de quoi se sont installés des régimes autoritaires. N’avons nous pas eu un Napoléon, à la suite du régime de la Terreur qui a suivi la révolution française ? N’est-ce pas la corruption du régime du Sha d'Iran qui a invité l’arrivée au pouvoir des extrémistes musulmans ? (texte)

    Aussi, « plus les tyrans pillent, plus ils exigent ; plus ils ruinent et détruisent, plus on les fournit, plus on les gorge ; ils se fortifient d’autant et sont toujours mieux disposés à anéantir et à détruire tout ; mais si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point ; sans combattre, sans le frapper, ils demeurent nus et défait ».

    ---------------Le peuple doit retirer son consentement à la tyrannie, se délivrer de cet état d’hypnose devant la force qu’inspire le tyran. Un peuple qui refuse de servir brise aussitôt ses liens. « C’est le peuple qui s’assujettit et se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse ».

    C’est là une grave prise de conscience. Il est bien plus facile de reporter sur l’autre la responsabilité de l’oppression pour s’en disculper. D’une certaine manière, le gouvernement est le miroir de la nation. Il reflète la conscience de la nation et cela non seulement en droit- ce qui est l’essence même de sa légitimité - mais aussi en fait. C’est difficile à dire, mais on a aussi le gouvernement que l’on mérite ! Si la conscience du peuple était suffisamment cohérente, éduquée et mûre, si la responsabilité politique n’était pas prise pour un vain mot, nous n’aurions pas de despotisme. Il faut donc apprendre à se libérer de l’oppression, apprendre à assumer la liberté sans plus jamais y renoncer dans la soumission à une forme quelconque de tyrannie. Il n’est pas rationnel d’admettre qu’un peuple puisse se soumettre à une autorité tyrannique. (texte) Un peuple ne peut pas raisonnablement se soumettre à la force quand elle est dépourvue de toute légitimité.

    Cependant, la question est complexe, car la liberté du citoyen dans l’État est menacée 1) par l’abus du pouvoir de l’État, elle peut-être aussi remise en cause 2) par les prérogatives abusives des groupes de pressions dans l’État et 3) l’empiétement d’une volonté individuelle par rapport à une autre. Il est assez simpliste de parler de limitation de la liberté seulement dans la relation du citoyen à l’État, quand au quotidien on vit dans un milieu où des pressions considérables s’exerce sur les hommes qui aliènent leur liberté. Comment donc définir la liberté individuelle dans ce contexte ?

C. La liberté politique et liberté de pensée

    La liberté demande une maturité de la conscience d’un peuple pour qu'il devienne pleinement capable d’en user. La liberté suppose la pleine responsabilité des citoyens. Mais cela pose aussitôt un problème, car que veut dire être mûr pour la liberté ? La liberté politique peut-elle s’apprendre ? Quand peut-on dire qu’un peuple est mûr pour la liberté ?

    Il faut, explique Kant, d’abord avoir été mis dans la liberté pour apprendre la liberté. Ce serait un raisonnement étrange que de décider que les hommes ne seront jamais prêts et qu’ils ont d’abord besoin d’être placé sous tutelle, avant que de pouvoir assumer leur liberté. C’est l’idée selon laquelle « les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûr pour la liberté ; et de même aussi les hommes ne sont pas mûrs pour la liberté de conscience. Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais, car on ne peut pas mûrir pour la liberté, si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté) ».

    Pour celui qui tient en main les rennes du pouvoir, donner la liberté au peuple est un risque à prendre, mais c’est en prenant ce risque que le peuple gagne sa maturité politique, ce qui ne peut que conforter la cohérence de la conscience d’une nation. Pour que l’arbre atteigne son plein développement adulte, il faut qu’il soit délivre des liens qui l’attachent au tuteur. La maturité coïncide avec l’auto-référence, elle suppose la fin d’un état de dépendance.

    Dans un premier temps, la liberté accordée invite l’excès. « Les premiers essais en seront sans doute grossiers et liés d’ordinaire à une condition plus pénible et plus dangereuse que lorsque l’on se trouvait encore sous les ordres, mais confié aux soins d’autrui ». Laisser à chaque une liberté individuelle c’est prendre le risque que les hommes s’adonnent à des entreprises qui peuvent ne pas aller dans le sens des souhaits du pouvoir. L’État ne peut pas exiger que les hommes agissent suivant une règle fixe. Accorder à chacun une liberté d’opinion, c’est inviter la diversité des points de vue, donc la contestation, la critique et même l’extrémisme de quelques uns. L’extrémisme peut se retourner contre la liberté d’opinion, mais c’est un risque à prendre, si l’on veut que du jeu du débats d’idées, naisse une pensée plus claire et plus consciente d’elle-même. Même si nous ne sommes pas d’accord avec ce que pense un homme, nous devons tout faire pour qu’il puisse disposer d’une véritable liberté d’expression. Accorder la liberté de culte, c’est cesser de s’en remettre à une église officielle pour ce qu’il en est de la foi. C’est inviter et tolérer les différences en matière de religion, ce qui peut mener jusqu’aux affrontements. La proclamation de L’édit de Nantes, n’a pas été une facilité, mais un risque. La facilité et la prétendue sécurité aurait consisté à maintenir l’Église de Rome, dans son monopole religieux, mais cela aurait laissé le peuple en situation de dépendance. Il faut bien qu’un jour où l’autre les hommes soient mis devant la diversité des croyances religieuses. Accorder la liberté de la presse c’est accepter l’émergence d’un contre-pouvoir face au pouvoir politique, accepter la pressions des media, c’est devoir accepter que la politique se prive de ses pratiques officieuses, puisque la presse justement se fait fort de révéler au public ce qui se trame d’ordinaire dans les coulisses du pouvoir. Accorder à des peuples le droit de se gouverner eux-mêmes, c’est dans un premier temps encourir les représailles de contre les colonisateurs de la part de ceux qui ne veulent plus se soumettre à une tutelle étrangère. C’est un risque pendant une temps de chaos économique, puisqu’une ancienne colonie qui devient un État doit retrouver un équilibre hors de la dépendance où elle avait été placée.

    ---------------Toute décision politique qui vise à accorder au peuple plus de liberté, peut donc être vue de la part du pouvoir comme concession aventureuse qui comporte des dangers. Mais la conscience d’une peuple doit sortir de l’immaturité où justement la maintenait un pouvoir trop paternaliste. De la part du père de famille, c’est un renoncement que de regarder son fils ou sa fille comme un adulte en cessant d’y voir encore un enfants. Politiquement, le peuple aussi doit aussi être traité en adulte. Cela signifie que nous devons accorder notre confiance à la raison pour qu’elle trouve son chemin dans la liberté. La conscience ne mûrit pas pour la liberté, elle mûrit d’abord dans la liberté. Mais mûrir dans la liberté, c’est en avoir une conscience plus large et une intelligence plus lucide. Cette condition n’est pleinement remplie, que si la conscience en l’homme est pleinement éveillée, que si l’homme dispose d’une véritable liberté de penser. La liberté de penser est un des droits posés par la Déclaration de Droits de l’homme, au même titre que nous posons un droit de réunion, une liberté civile d’action permettant de faire ce qui ne nuit pas à la liberté d’autrui. La liberté de penser est entendue au sens de la possibilité pour chacun d’avoir ses propres opinions sur tous les sujets, sans devoir être inquiété par une quelconque autorité, parce qu’il pense ceci ou cela et n’est pas d’accord notamment avec les vues du pouvoir politique en place. Nous demandons pour chacun dans une démocratie la liberté de penser. Le délit d’opinion est dans un régime totalitaire le contraire de la liberté de pensée, il consiste à pourchasser ceux qui aurait l’injure, ou l’audace de soutenir une opinion qui a été interdite par l’État. En URSS, en Chine on a poursuivi les intellectuels pour leurs opinions dites « bourgeoises » ou « réactionnaires » dès qu’elles s’écartaient de la doctrine du parti et de la propagande officielle. En Iran, la presse est soigneusement muselée. La liberté de penser est alors réduite par la censure du pouvoir.

    La contradiction est pourtant là : d’un côté  la liberté de pensée laisse à chacun le droit de penser ce qu’il veut, mais il est possible d’abuser de ce droit. Ce droit il est fondamental dans notre démocratie. Nous n’avons pas le droit d’obliger qui que ce soit à penser comme nous. Mieux, à la limite ce droit revient à dire : « je suis opposé complètement à vos opinions, mais je me battrai de toute mes forces pour faire en sorte que vous pouviez les exprimer ». Mais il y a le principe et son application, il y a le principe et ses abus. Il est facile de proclamer en l’air que chacun a droit a sa liberté de pensée tout en continuant à regarder d’un mauvais oeil celui qui a des opinions différentes des siennes. On peut en théorie être « pour » la liberté de pensée, mais quel sens cela a-t-il quand le père ne supporte pas que le fils vote de manière différente, qu’il ne suive pas la religion de ses parents ! Quel sens cela a-t-il de prétendre que l’on respecte la liberté de pensée quand on hausse les épaules pour qualifier de « n’importe quoi » toute opinion simplement différente des nôtres . La réalité concrète révèle le plus souvent un conformisme mou (la passivité qui fait que l’on adopte les opinions ambiantes par faiblesse de personnalité) ou diktat autoritaire (le milieu imposant ses règles, ses croyances, ses choix etc. et interdisant toute opinion différente sous peine de mise à l’écart). Il ne faut pas sous-estimer non plus le conditionnement culturel qui nous fait regarder d’un mauvais oeil une pensée étrangère à la nôtre. Pourtant, différent ne veut pas dire absurde.

    Le drame c’est aussi d’interpréter la liberté de penser sous une forme irrationnelle, qui se borne par exemple à la seule provocation, histoire de se singulariser devant les autres et de montrer que soi-disant on « pense ». Je suis libre de penser ce que je veux devient alors les imbécillités de comptoir du genre : «moi je te dis que les italiens sont tous des voleurs », « moi je pense que l’on devrait chasser tous les arabes », « moi je te dis que l’on devrait guillotiner les pédophiles sans aucun procès »... Celui qui veut ainsi se distinguer le fait en affichant une opinion qu’il sait scandaleuse et il prétend « penser » davantage parce qu’il tourne en dérision les valeurs admises. Ce qui lui importe, c’est de se faire voir, de se faire remarquer et il obtient une reconnaissance par l’excentricité, par des opinions choquantes.

    En pratique, notre liberté d’opinion rencontre des limites qui contribuent à la former, penser n’importe quoi est peut-être possible, mais faire la propagande de n’importe quelle opinion ne l’est pas. Nous ne pouvons pas penser d'importe quoi. Il y a limitation dans l'opinion

    1) Limitations langagières. Nous ne pouvons penser que ce que nous pouvons exprimer dans notre langage. Une maîtrise rudimentaire de la langue ne laisse d’ouverture que limitée à la pensée. « N’importe quoi » veut dire ici : confus, dépourvu de sens, faute d’expression compréhensible.

   2) Limitations logiques. Le cercle carré, cela ne veut rien dire. C’est une formule contradictoire. Il y a des raisonnements qui se contredisent et s’auto-détruisent. « n’importe quoi » peut vouloir dire « qui ne tient pas debout », contradictoire.

    3) Limitations morales. Nous ne devrions pas formuler des opinions qui portent atteintes à la dignité de la personne humaine. « N’importe quoi » voudrait alors dire : qui ne tient aucun compte du respect des autres.

    4) Limitations juridiques. Le révisionnisme qui se permet de nier l’existence des massacre dans les chambres à gaz est un délit. C’est une insulte à la mémoire collective que de soutenir des opinions qui vont en contradictions avec des faits qui ont été aussi horribles. La loi peut fixer un cadre dans lequel la propagande d’idées racistes ou révisionnistes, la propagande pour le suicide se voit sanctionnée. « N’importe quoi » veut dire alors, qui va à l’encontre de la loi qui se doit de protéger les personnes. La propagande pour le suicide, l’incitation directe à la violence tombent sous le coup de la loi.

    5) limitations scientifiques. Dans le domaine des sciences exactes, certains éléments du savoir ne souffrent guère contestation : ce sont les définitions admises en mathématiques, les calculs qui en résultent, les propriétés des objets mathématiques. On peut toujours penser ce que l’on veut, mais les trois angles du triangle feront toujours 180° dans la géométrie d’Euclide. La racine carrée de 4 n’est pas 3. Dire le contraire voudrait dire ne pas comprendre la nécessité logique qui nous conduit à ces types de vérité. De même pour les propositions qui découlent de la structure de notre savoir actuel en physique et en biologie. On ne peut pas penser n’importe quoi dans ces domaines. Il faut que toute théorie nouvelle fasses ses preuves et tienne compte du savoir établi. Même si la Bible soutenait que la terre est plate, l’astronomie montre qu’elle est ronde.

    6) Limitation posée par la reconnaissance de la vérité. Nous ne pouvons pas nous permettre de penser contre la réalité. Ce serait s’enfermer dans des illusions.

    Il ne s’agit pas d’aller mettre un gendarme dans l’esprit de chacun. Personne ne peut contrôler ce que nous pensons en tant que notre pensée est seulement une représentation intérieure. On ne va pas légiférer sur le fantasme et le rêve. Il faut se placer sur le terrain de la vie commune, de la République des personnes. Pour que la liberté de pensée ait tout son sens, il faut tout de même que cela soit de la pensée et justement pas n’importe quoi. La République des esprits admet et même doit encourager la pluralité des vues, surtout dans les domaines où règne l’opinion et où nous n’avons pas de science sûre : le choix de l’action, la complexité des évaluations des actes, les croyances, les décisions en politiques etc. La liberté de pensée est le garant de la vitalité d’un État démocratique. L’éducation dans un État a un prix inestimable, pour cette raison qu’elle se doit contribuer à la formation d’une pensée mûrie, d’une jugement sûr, d’un sens de la responsabilité (texte) aigu, comme le dit Scott Peck  dans Le chemin le moins fréquenté, d’un intégrité morale sans faille. Quand la liberté de pensée est assumé dans le sens de la formation de l’autonomie du citoyen, elle est la garantie de la vitalité d’un État démocratique.

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    La liberté politique n’est pas l’opposé de la nécessité mais de toute contrainte qui mène à la servitude. Elle correspond à un Idéal dont nous souhaitons tous que le progrès de l’Histoire puisse réaliser.

    La liberté politique est aussi la condition même du progrès de l’humanité vers un une République où les citoyens vivraient en paix d’une manière harmonieuse et cohérente. La liberté politique présente à la fois la mesure qui permet de juger de la valeur de l’état actuel de nos démocraties et c’est aussi la condition qui permet à nos sociétés de progresser vers plus de liberté.

    Cependant, il est clair que la seule définition politique de la liberté ne suffit pas. A côté de la liberté extérieure, il y a place aussi pour la liberté intérieure. Il est bien sûr souhaitable que la liberté politique soit étendue, et étendue à tous les peuples de la terre. Mais, même en vivant dans un État libre, seront-nous intérieurement libre? Quel sens aurait la liberté extérieure, si je transportais dans ma propre pensée mon camp de concentration? Si j'étais complètement esclave et dépendant? Il serait absurde d'opposer la liberté extérieure et la liberté intérieure. Quel intérêt de se sentir intérieurement libre quand on est prisonnier dans un goulag? Il est essentiel que la liberté intérieure modèle la liberté extérieure. Il est important aussi que la liberté extérieure soit présente pour que l'expression de la liberté intérieure soit possible.

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Vos commentaires

Questions:

1. A notre époque, la première idée de liberté est-elle politique?

2. En quoi sommes-nous différents des grecs dans notre conception de la liberté politique ?

3. Entre  liberté naturelle et liberté civile, où situer ce que nous appelons « liberté individuelle » ?

4.  Sans une éducation pour la former, La liberté individuelle a-t-elle vraiment un sens?

5.  Peut-on reprocher aux hommes de manquer leurs responsabilités dans un régime où ils ne disposent pas de la liberté de penser ?

6. Faut-il défendre la liberté d’opinion contre la vérité?

7.  La liberté politique ne prend-t-elle pas son sens dans notre décision de créer des modèles  nouveau pour une société à venir?

 

 

     © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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