Textes philosophiquesJean Ziegler la spéculation sur les denrées alimentairesLe requin tigre est capable de détecter une goutte de sang diluée dans 4 600 000 litres d'eau. Le spéculateur en biens alimentaires agissant à la bourse des matières premières agricoles à Chicago (le Chicago Commodity Stock Exchange) correspond assez bien à la description du requin tigre. Lui aussi est capable de détecter ses victimes à des dizaines de kilomètres et de les anéantir en un instant. Tout en satisfaisant sa voracité, autrement dit en réalisant de faramineux profits. Les lois du marché font que seule la demande solvable est comblée. Elles imposent l'ignorance délibérée du fait que l'alimentation est un droit humain, un droit pour tous. Le spéculateur en matières premières alimentaires agit sur tous les fronts et avale tout ce qui est susceptible de lui rapporter quelque chose : il joue notamment avec la terre, les intrants, les semences, les engrais, les crédits et les aliments. Mais la spéculation est une activité hasardeuse. Les spéculateurs peuvent réaliser en quelques instants un profit gigantesque, ou perdre des sommes colossales... Ce qui distingue un spéculateur de tout autre opérateur économique, c'est qu'il n'achète rien pour son propre usage. Le spéculateur achète un bien - un lot de riz, de blé, de maïs, d'huile, etc. - pour le revendre plus tard ou immédiatement dans l'intention, si les prix varient, de le racheter plus tard. Le spéculateur n'est pas à l'origine de la montée des prix, mais, par son intervention, il accélère le mouvement. Sur les marchés boursiers, il existe trois catégories d'opérateurs : les opérateurs dits en couverture, qui cherchent à se protéger contre les risques liés aux variations des prix d'actifs (cours boursiers, cours de change) ; les arbitragistes, dont l'activité consiste à échanger des titres (ou des devises) dans le but de réaliser des gains sur les différences de taux d'intérêt ou de prix d'actifs ; enfin, les spéculateurs. Les instruments par excellence du spéculateur en matières premières agricoles sont le produit dérivé et le contrat à terme... Jusqu'à peu, l'essentiel des spéculateurs opéraient sur les marchés financiers. En 2007, ces marchés ont implosé : des milliers de milliards de dollars de valeurs patrimoniales ont été détruits. En Occident, mais aussi en Asie du Sud-Est, des dizaines de millions d'hommes et de femmes ont perdu leur emploi. Les gouvernements ont réduit leurs prestations sociales. Des centaines (le milliers de petites et moyennes entreprises ont fait faillite... Les prédateurs boursiers, en revanche, ont été largement redotés par les États. L'argent public finance désormais leurs somptueux « boni », leurs Ferrari, leurs Rolex, leurs hélicoptères privés et leurs demeures luxueuses entre Floride, Zermatt et Bahamas. Bref, les États occidentaux s'étant montrés incapables d'imposer une quelconque limite juridique aux spéculateurs, le banditisme bancaire est aujourd'hui plus florissant que jamais. Mais suite à l'implosion des marchés financiers, qu'ils ont eux-mêmes causée, les « requins tigres » les plus dangereux, avant tout les Hedge Fonds américains, ont migré sur les marchés des matières premières, notamment sur les marchés agroalimentaires. Les champs d'action des spéculateurs sont quasiment illimités. Tous les biens de la planète peuvent faire l'objet de paris spéculatifs sur l'avenir. Dans le présent chapitre, nous nous concentrons sur l'un d'entre eux : celui qui porte sur le prix des aliments, notamment des aliments de base, et celui qui s'attache au prix de la terre arable. Destruction massive, Paris, Seuil, 2011, p.287-291. Indications de lecture:cf. Voir les leçons La sphère de la finance, Un monde en crise.
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