Au XVII ème siècle, chaque famille noble avait son artiste attitré. Le peintre n’était qu’un artisan auquel on passait la commande de portraits,
donc un tâcheron dont les œuvres étaient jugées à son aptitude à copier des sujets réels. Un bon portrait devait être conforme à l’original, sans toutefois en accentuer trop
les défauts. Dans ce contexte, l’idée que l’art se doit d’imiter la Nature va plutôt de soi. La figuration de la Nature est un passage obligé pour l’art. Ne trouve-t-on pas dans la sculpture grecque des moulages de taureau où il semble bien que les « artistes », se soient contentés de jeter un animal dans de l’argile pour faire le moule ? Mais qu’est-ce que le résultat de ce travail, si ce n’est de l’imitation pure et simple ?
Ce point de vue nous choque. Notre idée postmoderne de l’art met tellement en avant le caractère original, personnel et subjectif de l’œuvre d’art, qu’il nous répugne de penser que l’art doive se contenter de copier des sujets naturels. D’ailleurs, le goût ambiant se détourne d'emblée de ce qui est figuratif et réaliste pour privilégier dans l’art justement ce que l’on ne trouve pas dans la nature. Le sens commun postmoderne a plutôt tendance à voir dans l’art une sorte de décoration originale. Seulement, même ainsi, on ne se débarrasse pas si aisément de l’idée de l’imitation. Elle subsiste encore comme imitation de l’art par l’art. Après tout, à y regarder de plus près, les artistes se copient très souvent les uns les autres et tous commencent par le plagiat.
Il semble difficile d’évacuer entièrement la notion d’imitation de la création artistique. La justification de l’imitation n’est pas simple. Toute la question est de savoir
quelle place occupe l’imitation dans l’art ? En quel sens parler d’imitation dans l’art, c’est lui faire un mauvais procès, en quel sens l’imitation est-elle justifiable, ou est-elle dépourvue de sens ?* *
*
L’imitation dans l’art pose déjà problème en tant qu’imitation de la Nature. Le reproche des modernes aux anciens a souvent été formulé ainsi : à quoi bon copier à tour de bras la Nature, comme tant de sculpteurs et de peintres l’ont fait ?
1) Mais la question est bien plus complexe qu’il n’y paraît, car imiter peut se comprendre en deux sens très différents :
a) Ou bien comme une sorte de souci de réalisme très cru, comme une simple photocopie sociologique de la réalité. On devrait alors voir sur le tableau les verrues de la vieille femme, la laideur des visages, comme dans le roman la misère du peuple, la bêtise du bourgeois, l’arrogance de l’aristocrate, ma médiocrité ordinaire. Sans le moindre souci de travestir ou d’idéaliser quoi que ce soit, ni même d’y rechercher une quelconque trace de l’esprit. Montrer les choses telles qu’elles sont, dans une perception purement factuelle, sans aucun projet esthétique, en prenant le mot « réalité » à ras de terre, exactement tel qu’il est pris dans le sens commun. La « réalité », au premier degré, c’est « la dure réalité », la lutte pour la vie, la fatigue de l’ouvrier, l’absurdité du quotidien, la saleté des usines, l’ordure répandue sur la terre, la condition humaine dans ce qu’elle a de plus pitoyable. Le réalisme en ce sens, c’est aussi la copie conforme qui fait de la laideur grise du monde une laideur esthétique. Cette tendance à copier est facile à déceler dans l’art.
C’est déjà en sculpture le moulage du taureau par exemple. Plongé dans l’argile, coulé ensuite dans le bronze tel quel. Ou le moulage d’un corps humain tel quel et dans une posture à peine signifiante, sans intention de la part de « l’artiste ».
En peinture, ce serait voudrait dire se borner à faire de la toile un miroir sur lequel l’image du sujet serait projetée et c’est tout. Il y a effectivement une doctrine de ce genre, celle du
réalisme en peinture, au XIXème siècle, au sens de la peinture de « réalité sociale ». C’est chez Monet, la Gare Saint-Lazare.
C’est aussi « le réalisme soviétique » du temps du bolchevisme, censé montrer le prolétariat et la lutte ouvrière. Dans la peinture postmoderne américaine, l’Hyperréalisme consiste à peindre des sujets très ordinaires, des objets de la consommation : les chaussures de femme dans une vitrine, les néons rutilants d’une ville la nuit, une rue avec ses poubelles et ses graffitis. (texte)
Nous pourrions aussi trouver trouver des exemples de cette orientation dans le cinéma, chez les réalisateurs anglais regroupés autour du « Dogme », ou dans le cinéma d’orientation purement factuelle, qui refuse toute poésie de l’image pour mettre le nez du spectateur devant cette « réalité » qui nous fait souvent peur et qu’il ne faut pas cacher, mais montrer. Souvent de manière assez cynique. Des films tels que Il faut sauver le soldat Ryan, de Spielberg, ou encore, Les affranchis de Martin Scorcèse, relèvent de cette catégorie.
------------------------------Dans la littérature, un tel projet reviendrait à redescendre dans la langue ordinaire et la trivialité commune, sans chercher à rien montrer d’autre que des faits bruts. Dans Ulysse Joyce prétend se borner à la description brute de l’intériorité dans sa banalité la plus insignifiante. Au XIX-ème c’est le roman selon
Zola, description crue de la réalité de la condition ouvrière de
Germinal. Zola, s’oppose au projet grandiose de description épique de la condition humaine de
Balzac. Il veut nous montrer cette réalité de la mine, cette réalité de la souffrance des petites gens,
et non pas écrire un roman "bourgeois". C’est contre ce « réalisme » que Proust s’est vigoureusement battu, estimant qu’il dévoyait l’art, en lui enlevant sa dimension spirituelle. Il y a une opposition brutale d’orientation entre l’œuvre de E. Zola, dans le réalisme sordide de Germinal, et le travail d’introspection fin et subtil, l’exercice de style de Proust dans La
Recherche du Temps perdu.
Proust rejette le réalisme qui ramène l’écriture à une sorte de compte-rendu
journalistique à ras la factualité. Viser le réalisme à tout prix, ce serait
prendre le mot « réalité » au premier degré, au degré matériel et passer à côté
de la Vie et de la réalité spirituelle. Effectivement, dans la vie quotidienne,
nous ne voyons bien souvent dans la « réalité » que le constat désespérant de la
misère, de la lutte pour la vie, de l’ignominie du monde du travail.
b) Ou bien l’imitation possède un tout autre sens. Elle est imitation des modèles idéaux que l’on rencontre dans la Nature ; de ce qui est parfait au sens grec du mot perfection. L’homme parfaitement proportionné, l’enfant bien proportionné, le tournesol et la rose sans défaut. C’est à ce sens traditionnel de l’imitation de la Nature, cherchant à reproduire et égaler ses modèles, que pensaient les anciens, et pas du tout au réalisme ordinaire. Telle est la doctrine d’Aristote souvent mal comprise de l’art comme imitation de la Nature. (texte)
Léonard de Vinci prend une position très nette dans ce sens, expliquant que c’est la Nature qui donne à l’art ses modèles ; le véritable artiste ayant cette aptitude à voir la perfection de la forme dans la Nature pour être capable de les imiter, au lieu d’aller imiter un autre artiste. Soyons très attentif au sens du mot « ressemblance » dans le texte suivant : « La peinture la plus digne d’éloge est celle qui a le plus de ressemblance avec ce qu’elle imite. Je dis cela contre les peintres qui prétendent corriger les œuvres de la nature, ceux par exemple, qui représentent un enfant d’un an, dont la tête devrait entrer cinq fois dans sa hauteur, et qui la font entrer huit fois ; et alors que la largeur de ses épaules est égale à celle de sa tête, ils font sa tête moitié moins large que les épaules ; et de la sorte ils donnent à un petit enfant d’un an les proportions d’un homme de trente ». Il y a donc pour Léonard de Vinci une vision du peintre, capable de discerner les formes présentes dans la Nature (texte) et c’est cette vision transfigurée qui viendra façonner son style et exprimer son génie. Ce serait lui faire injure que de prendre le mot « imitation » dans un pareil contexte, de façon littérale, au sens du réalisme, car il renvoie non pas à un simple fait, mais à une idéalité. Au fond, il faudrait voir les Formes dans la Nature, l’Homme, la Biche, l’Enfant, comme matrices idéales dans la pensée de Dieu. Cela explique le dédain marqué par Léonard de Vinci à l’égard du petit imitateur qui se contente de copier un autre peintre.
D’où le passage suivant :
« Le peintre fera œuvre de peu de valeur s’il prend pour guide les œuvres d’autrui, mais s’il étudie d’après les créations de la nature, il aura de bons résultats. Nous voyons cela chez les peintres qui suivirent les Romains, et qui s’imitaient toujours l’un l’autre, et l’art déclinait toujours d’âge en âge. Après eux vint Giotto de Florence, qui ne se contentait pas d’imiter les ouvrages de son maître Cimabue, étant né dans la solitude des montagnes habitées seulement par des chèvres et d’autres bêtes ; ce Giotto, donc, étant porté à cet art par sa nature, commença à dessiner sur les pierres les attitudes des chèvres qu’il gardait ; … si bien qu’après beaucoup d’études il dépassa non seulement tout les maîtres de son époques, mais aussi tous ceux de plusieurs siècles antérieurs ». Ce qui fait de Giotto un grand peintre, ce n’est pas la « ressemblance » de sa peinture avec tel objet naturel, ni son aptitude à peindre comme son maître, mais une vision tout à fait originale.
Il est donc important de prendre garde à la confusion entre l’imitation de la réalité, et imitation de la Nature, faute de quoi, on risquerait de faire à l’art un faux procès et le plus souvent d’enfoncer des portes ouvertes. Il faut être très conscient du sens que l’on donne au mot « réalité » (de quelle réalité parle-t-on ?) et au mot nature (mais de quelle Nature est-il donc question ?).
2) A première vue, il est exact que beaucoup d’œuvres de l‘histoire de l’art témoignent d’une volonté de reproduction des objets réels. (texte) Platon s’étonne des prodiges de Zeuxis qui avait réussi à peindre si bien des grappes de raisin que les oiseaux venaient les picorer. La tradition du portrait a imposé à l’artiste une exigence de ressemblance. La peinture de manière générale a été, et demeure un art figuratif, qui représente donc des objets réels que l’on peut reconnaître. En musique bien des chefs-d’œuvre sont des figurations. Dans la V-ème Symphonie de Beethoven, on entend tonner l’orage, il y a une musique pour le retour du soleil, le calme la nature. Dans le clavecin de Rameau, il y a de très jolies pièces figuratives : Les oiseaux, La poule. En guitare classique, chez Agustin Barrios Mongore, La Cathédrale, figure musicalement, dans la première partie, l’entrée d’un visiteur dans l'atmosphère recueillie et sacrée d'une église; puis, dans le seconde partie, Barrios marque un extraordinaire contraste, en rendant le climat chaud, joyeux, les cris du parvis avec son marché, tandis que résonnent en arrière-fond les cloches de la cathédrale. Dans Les Abeilles Barrios imite le passage d’un bourdon, puis, la ronde enfiévrée, virtuose de la danse de l’abeille. Chez un musicien cubain contemporain, Leo Brower, on trouve une étonnante pièce pour ensemble de guitares intitulée En attendant la pluie. L’effet figuratif est saisissant. On a droit à l’atmosphère lourde de la chaleur, aux première gouttes d’eau, puis à une orage violent qui dégénère en grêle (effets de percussion sur la guitare) imitant la chute des grêlons sur les tôles des toits, puis enfin, aux dernières gouttes d’eau.
------------------------------Qu’il y ait imitation ne signifie pas pour autant que la vocation de l’art se réduise à la seule volonté d’imitation.
Ce n’est pas parce que je reconnais la cathédrale sur le tableau que le but du
peintre était d’imiter l’objet réel appelé cathédrale. A-t-on jamais vu un artiste revendiquer pareille idée ? Quel artiste pourrait avouer que son but est de faire le plus « ressemblant » possible ? Cela se concevrait à la rigueur chez un technicien dont le travail consiste à vendre du portrait sur commande. C’est effectivement un problème qui s’est posé avec l’invention de la photographie. Si l’imitation était réellement l’essence de la peinture, alors la peinture aurait été balayée par l’apparition de la photographie. En effet, quoi de plus « ressemblant », de plus « réaliste » qu’une photo ? Il est exact historiquement que le problème s’est posé. Au début, les peintres de portrait se sont sentis menacés, il y a même eu des procès. Au fond, c’était un défi qui mettait en demeure les peintres de devoir faire autre chose que de simplement imiter, c'est-à-dire de revenir à l’essence même de la peinture, dans sa dimension de véritable création esthétique. Et encore, l’argument ne vaut qu’à moitié. Il présuppose que la photographie n’est pas un art, ce qui est aussi douteux. La photographie n’est pas nécessairement une simple imitation stricte et sans âme. Elle est tout de même portée par une intention qui est celle du photographe et en ce sens, la photographie est l’expression du photographe et pas seulement une copie. Il est tout à fait possible que le photographe construise un projet esthétique précis. Le regard tout fait original du photographe commande une composition, des sujets, une manière de jouer avec la lumière, le cadrage, le flou, la profondeur de champ, qui finit par façonner un style tout à fait reconnaissable. Il y a une manière propre à Doisneau qui n’est pas celle de David Hamilton. Et une manière qui peut être reconnue, c’est un style caractéristique, comme en peinture. Quand la photographie parvient à développer cette cohérence d’une vision
personnelle et originale, il est évident qu’elle n’est plus une simple imitation
de la réalité, mais qu’elle est bel et bien une interprétation de la réalité.
C’est au moyen d’artifices que l’on rend dans l’art l’effet du naturel. La tache de blanc pour rendre la lumière, ce n’est pas la lumière elle-même. On ne peut pas copier la lumière, on ne peut que la rendre par des procédés de couleur. La toile n’a que deux dimensions, la réalité en a trois. Il faut simuler artificiellement l’effet de la perspective, ce qui ne veut pas dire « imiter ». Il y a des obstacles techniques innombrables qui rendent impossible l’imitation stricte. La pierre taillée ne permet pas de rendre des détails trop fins, comme les cheveux. Le bois ne donne pas les mêmes possibilités que le marbre, ou l’argile. Le matériau de l’art apporte avec lui un certain nombre de contraintes. La toile utilisée dans la peinture à l’huile n’a pas du tout les mêmes possibilités que le papier blanc humidifié qui sert de support à l’aquarelle. La musique figurative ne correspond pas du tout aux bruits qu’elle veut rendre par analogie. On n’a jamais entendu dans le court d’une ferme Le carnaval des oiseaux de Saint Saëns et les abeilles réelles ne font pas en dansant la musique qu’offre Barrios, pas plus que l’orage ne sonne comme En attendant la pluie de Leo Brower.
Enfin, quand la volonté d’imitation est vraiment trop patente, l’intérêt esthétique justement disparaît. Allons nous au Musée Grévin pour des raisons esthétiques ? Pour des motivations identiques à une visite au Musée du Louvre ? Non. Les figures de cire du Musée Grévin amusent, parce qu’elles sont très exactes et qu’elles satisfont une curiosité historique et médiatique. On veut voir De Gaule en taille réelle, Madonna, John Lennon, Claude François ou Zinédine Zidane ! On va de l’image de la télévision à la reproduction grandeur nature. C’est le plaisir de reconnaître une vedette des média. C’est un peut comme la satisfaction de savoir répondre aux questions d'un jeu télévisé. Ce n’est certainement pas l’amour de l’art qui nous entraîne. D’un point de vue esthétique l’effet est nul. Nous ne dirons pas que ceux qui les préparent sont des « artistes », nous dirons que ce sont des techniciens habiles, sans plus. Ce sont tellement des imitations qu’elles n’enveloppent plus aucun projet esthétique. Nous les jugerons d’un point de vue technique (c’est bien fait!) et non esthétique (c’est magnifique, splendide, sublime!). Tout en concédant que le Musée Grévin fait bien partie de la Culture, nous admettons aussi que la fidélité extrême dans l’imitation a un intérêt plus historique qu’esthétique. Passée la performance technique, à chaque fois que nous sommes en présence d’une production qui relève de l’imitation pour l’imitation, notre intérêt disparaît assez vite. Nous pensons en nous-mêmes : « Quel intérêt d’imiter pour imiter ? De toute façon, la copie sera toujours inférieure au modèle ! » Cela n’a pas grande valeur. Ce n’est qu’un objet technique, pas une œuvre. A la limite, l’intérêt purement technique relève de l’inculture, car spontanément l’esprit cultivé cherchera le sens, la puissance et la joie créatrice de l’esprit.
3) Disons-le nettement : il n’y a pas dans l’art une volonté de copie stricte. Il vaut mieux dire que l’artiste ne copie pas la nature mais s’en inspire. L’art lui-même ne réside pas dans la copie servile mais bien dans la transfiguration de son objet à travers le regard d’un artiste et c’est cette transfiguration qui fait l’œuvre. Ce qui est essentiel, c’est le projet parvenu à maturité dans un style et non pas l’imitation en tant que telle. La vraisemblance a des limites très étroites et, de toute manière, il y a bien des objets représentés dans l’art qui n’existent pas. Les tableaux fantastiques de Jérôme Bosch sont des visions. (texte)
Comme L’Enfer de
Dante. La peinture de Salvator Dali, bien que de facture très classique, représente des créations imaginaires sorties
tout droit de l’inconscient. Dans la réalité, il n’y a pas de Montres molles. Où serait le modèle naturel ? Nous n’allons tout de même pas déconsidérer l’inspiration du fantastique, de la science fiction, de l’héroic fantasy en ramenant une fois de plus l’argument de l’imitation.
On doit à Hegel dans son Esthétique, des critiques cinglantes de l’imitation, comme fin de l’art, jusqu’au retournement complet de l’argument. Donc, en ce qui concerne l’imitation, « d’après cette conception le but essentiel de l’art serait dans l’imitation, autrement dit dans la reproduction habile d’objets tels qu’il existent dans la nature, et la nécessité d’une pareille reproduction faite en conformité avec la nature serait une source de plaisir ». Mais ce genre de plaisir est-il proprement esthétique ? Cette volonté de refaire ce qui existe une seconde fois est assez vaine et ne saurait être la vocation essentielle de l’art. « Cette répétition peut apparaître comme une occupation oiseuse et superflue, car quel besoin, avons-nous de revoir dans des tableaux, ou sur la scène, des animaux, des paysages ou des événements humains que nous connaissons déjà pour les voir dans nos jardins, dans nos intérieurs… On peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un jeu présomptueux dont les résultats restent toujours inférieurs à ce que nous offre la nature ». Dans ce cas, comme Platon le disait déjà, l’art n’est alors qu’une forme d’illusionnisme. De toute manière, « L’art, limité dans ses moyens d’expression, ne peut produire que des illusions unilatérales, offrir l’apparence de la réalité à un seul de nos sens ; et en en fait, lorsqu’il ne va pas au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner l’impression d’une réalité vivante ou d’une vie réelle ; tout ce qu’il peut nous offrir, c’est une caricature de la vie ». (texte)
Ce que veut montrer Hegel, c’est que l’artiste ne copie la nature qu’en apparence, car ce qui l’intéresse avant tout, c’est l’achèvement, la perfection, la beauté, bref, la dimension spirituelle de la création. Or, même dans l’imitation, ce que cherche l’artiste, ce n’est pas vraiment l’imitation, mais surtout « de s’éprouver lui-même, de montrer son habileté et de se réjouir d’avoir fabriqué une chose ayant une apparence naturelle ». Nous disions que dans la période classique, les nobles avaient un artiste de famille chargé de faire des portraits ; le peintre recevait des commandes et s’exécutait, mais cela revenait à gâcher un talent bien réel pour des œuvres superflues, car la réalité est alors à la fois dans la nature et exposée sur des murs. (texte)
Une telle redondance est inutile et vaine. S’agissant de la nature, la copie ne parviendra jamais à s’élever à la hauteur de l’original. « En voulant rivaliser avec la nature par l’imitation, l’art restera toujours au-dessous de la nature ». Hegel emprunte ensuite un exemple à Kant, celui de l’imitation d’un chant d’oiseau. « Il y a hommes qui savent imiter les trilles du rossignol …dès que nous nous apercevons que c’est un homme qui chante ainsi et non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide ». Entre l’écoute spontanée du rossignol, libre de tout présupposé, et la reconnaissance que c’est un homme qui produit le son, il y a un jugement. Le jugement que l’intellect produit en identifiant qu’il s’agit d’une performance technique tout à fait humaine et non d’une expression naturelle. « Nous y voyons un artifice et non une libre production de la nature ou une œuvre d’art. Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle émettre des sons ». Mais ce qui est étonnant, dans l’analyse de Hegel, c’est le retournement complet qu’il effectue ensuite, car, explique-t-il, le rossignol est apprécié parce qu’il émet des sons « qui ressemblent à l’expression de sentiments humain. Ce qui nous réjouit donc ici, c’est l’imitation de l’humain par la nature » ! La position de Hegel part donc d’un anthropocentrisme décidé : ce que nous apprécions dans l’esthétique de la nature n’est que la reconnaissance de ce que nous trouvons dans l’homme, ce que nous aimons, c’est de voir la Nature imiter l’homme. En vertu de cette pirouette assez surprenante, il est alors admis que la nature est laide et que seul l’art est beau et beau seulement parce qu’humain. Le mot est repris par Baudelaire et la formule affectionnée par l’intellectualisme esthétique.
Certes, comme le dit Oscar Wilde, nous pouvons bien admettre que l’imitation est la forme la plus sincère de l’inculte, cependant, de là à dire que la beauté n’existe que dans ce qui est humain, il y a généralisation hâtive. Ce n’est pas en retournant radicalement la thèse de l’imitation que l’on trouvera le sens de l’art, pas plus que l’on ne pourra cerner la place qui revient à l’imitation.
Il faut tout d’abord tenter de comprendre ce que peut impliquer la présence de l’imitation dans l’art lui-même.
1) Il y a déjà des distinctions qui sont aisées à cerner. Le faussaire, par exemple, n’est pas reconnu comme un artiste. Pour être artiste à part entière, il faut savoir créer et pas seulement reproduire. Le faussaire possède un certain talent, ce qui veut dire une bonne maîtrise des règles de l’art et de ses méthodes, il est capable de tromper au point qu’il devient assez difficile de différentier le vrai Van Gogh du faux Van Gogh. Mais le faussaire ne fait que reproduire, refaire ce qui a déjà été fait, il n’apporte rien de nouveau à l’histoire de l’art. Sa performance est purement technique, elle n’est pas artistique.
D’un autre côté, tout artiste commence son cheminement par l’imitation de ses prédécesseurs, c’est seulement de cette manière qu’il parvient à la maîtrise des règles de l’art. En musique, les premières compositions d’un grand musicien ne sont jamais très originales, elles sont encore très proches de ce que l’apprenti musicien a entendu autour de lui. Elles sont dans l’air du temps. Il faut aller même plus loin, la maîtrise achevée de la manière fait aussi partie du génie. Ceux qui connaissent la musique savent qu’un bon musicien, un musiciens doué, est tout à fait capable d'écrire, voire même parfois d’improviser « à la manière de » Chopin, Bach, Mozart, Mahler. Ce ne sont pas des « imitateurs » médiocres, mais au contraire des musiciens très brillants et cette virtuosité n’est pas gratuite. Bien sûr, on ne fera pas date avec cette aptitude à singer tous les genres, mais elle n’est pas méprisable non plus.
En peinture, la formation par le plagiat est flagrante. Il suffit de regarder les premières toiles d’un peintre pour les comparer à ceux des maîtres de son époque. C’est un défi que le peintre tente de relever que d’essayer de « faire aussi bien que », Monet, Corot, Le Nain etc. Les premiers Picasso sont encore très figuratifs. Ce n’est que peu à peu que Picasso se trouve lui-même. Avant de trouver son style, un artiste doit assimiler la manière de ses prédécesseurs. Tant qu’il n’a pas trouvé son style, il ne fait que vivre dans l’ombre de ses prédécesseurs les plus illustres. On commence par copier, avant de pouvoir se trouver soi-même ce qui n’est plus de la copie. Jusqu’au début du XXème siècle, l’enseignement artistique imposait aux élèves de copier les tableaux anciens. L’argument avancé était qu’ainsi, ils formeraient leur goût. Matisse dans sa jeunesse s’imposât de copier Chardin, Titien, Vélasquez, non pas, disait-il pour copier des trucs, mais par culture d’esprit esthétique. Il est évident que la simple imitation réduit l’inspiration et qu’il y aurait une lassitude à recommencer indéfiniment ce qu’un autre a découvert. Pourtant, le plagiat reste en fait un procédé inévitable dans l’apprentissage de l’art. On ne peut pas en faire le reproche à un artiste qui apprend son art. Il ne devient fautif que chez un artiste en pleine possession de son talent, qui entreprendrait de copier abusivement ce qu’un autre a créé. Il y a parfois plagiat en littérature ou en musique. Celui qui fait du plagiat s’attribue indûment des passages d’une œuvre qui ne sont pas de lui. Quand nous trouvons dans un livre récent des passages entiers recopiés, que nous avions déjà lus dans un autre texte, nous avons une dent contre l’auteur, surtout s’il n’en fait pas l’aveu. C’est de la malhonnêteté. Dans un ordre différent, certaines œuvres ne sont pas d’une authenticité certaine et les critiques discutent pour savoir s’il faut absolument rattacher tel ou tel œuvre à un artiste ou s’il faut y voir une forme de plagiat d’un autre artiste. En musique on ne sait pas trop s’il faut vraiment attribuer la paternité de certaines pièces à tel ou tel musicien. En peinture, le problème se pose aussi souvent.
Le débat a été largement ouvert, avec un peintre impressionniste comme Picabia. En effet en juin 1923 il fait cet aveu sur l’origine de sa vocation : "J'ai copié, étant jeune, les tableaux de mon père. J'ai vendu les tableaux originaux et les ai remplacés par les copies. Personne ne s'en étant aperçu, je me suis découvert une vocation." C’est assez scandaleux d’avouer ainsi
avoir été d’abord un faussaire, avant de devenir un créateur. Il semble, d’après les biographes, qu’il n’ait jamais eu la conscience très claire à ce sujet, mais qu’il se soit plutôt ingénié à brouiller les pistes du vrai et du faux, oscillant entre la défense de l’original et de la copie, travaillé et même obsédé par le problème du faux. Il est indéniable que Picabia est constamment sur les traces de ses devanciers, notamment d’Alfred Sisley et de Camille Pissaro, dont il reprend de manière très systématique la manière. L'Église de Moret, peinte en 1904, est quasiment un plagiat d’un tableau de Sisley. De même, Moret, effet du matin, toujours de 1904, est très visiblement inspiré encore de Sisley. Le cadrage et la composition générale sont indiscutablement ceux du Printemps à Moret-sur-Loing, peint par Sisley en 1891. Il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas le reconnaître. Sisley a laissé une très célèbre série des Inondations à Port Marly.
Et bien, Picabia reprend tout, le thème, le feuillage, l’aplat des couleurs en 1906 dans L'Inondation, effets de soleil, bords de l'Yonne. Idem, au sujet de la Cour de ferme à Saint-Mammès, peint en 1884 par Sisley et qui devient sous le pinceau de Picabia en 1904 Cour de ferme à Moret, le soir. La composition est très nettement identique dans les bâtiments et l’ouverture sur un porche.
Il est toujours péjoratif pour un artiste d’être accusé de copie. Ce qui fait la force de l’art, c’est justement d’être singulier, propre à celui qui l’a créé. On ne peut pas s’en tirer en copiant les prédécesseurs. Il faudrait différencier deux types d’imitation 1) celle qui consiste à s’approprier la manière d’un artiste, 2) celle qui consiste seulement à faire du plagiat en copiant toutes les bonnes idées sans le dire, ou même pour en revendiquer l’originalité, ce qui serait un comble. La différence entre ces deux formes n’est jamais facile, pas plus qu’il n’est facile de s’assurer des motivations exactes du peintre qui entend brouiller les pistes.
Un artiste a parfaitement le droit d’être influencé par ses contemporains. Il y a parfois des carrières qui basculent dans la rencontre d’un homme, d’une œuvre, si bien qu’une œuvre poétique, un roman, une peinture, une musique vont laisser des traces dans l’imaginaire d’un grand artiste et hanter toute son oeuvre. Il y a dans l’art des influences décisives. Braque dans son Grand nu s’inspire visiblement et reprend quelques éléments du célèbre tableau de Picasso, Les Demoiselles d’Avignon. Ce n’est pas pour autant qu’il ait été accusé de plagiat, ni qu’il est devenu un véritable artiste. Il devait peut être en passer par là pour trouver son propre style. Il ne faudrait pas voir dans le talent artistique une sorte de génération spontanée, une originalité absolue, comme si l’art était comparable à de la magie. Non, il faut l’admettre, on ne naît pas artiste, on le devient, il n’y a pas d’hérédité artistique, il y a une formation et une culture artistique. L’artiste est le premier à apprécier l’art, à partir à sa rencontre. Un écrivain est d’abord un lecteur. Un poète aime lire de la poésie. Un peintre est d’abord un esthète qui aime visiter des expositions. Un musicien qui compose n’aurait jamais l’idée de ne pas écouter la musique d’autres compositeurs. Il est au contraire à même d’en apprécier l’inventivité et la richesse. Il y a dans la créativité véritable une curiosité et une ouverture. Il faut sortir des représentations fantasmées de l’art et éviter de voir dans l’artiste une sorte d’ermite à l'abri de toute influence. Au contraire, dans tout art, il y a un creuset d’influences diverses. C’est dans cette manière de refondre ensemble des influences pour les couler dans une œuvre tout à fait originale que se situe le grand art. A la limite, ce n’est qu’en imitant les anciens que l’artiste parvient à exceller et à devenir lui-même dans son œuvre inimitable. Il n’y a aucune contradiction majeure entre création et imitation, la création enveloppe, dépasse, surpasse et achève l’imitation.
Que les artistes ne peuvent se passer de l’imitation, nous en avons encore pour preuve la tendance contemporaine qui va du plagiat vers la caricature. Les artistes contemporains ne copient plus vraiment, cependant, ils analysent toujours, ils analysent en se moquant et en citant sur le registre de la dérision. Turner et Gustave Moreau reprennent Le couronnement d’épine de Titien. Mais, dans la peinture jouant sur l’esthétique de la provocation, on va plus loin. Marcel Duchamp, en 1919, dessine des moustaches et une barbiche sur une carte postale de la Joconde.
Magritte en 1949, remplace carrément le personnage de Madame de Récamier de David, par un cercueil. Le dadaïsme et le surréalisme jouent sur l’ironie et la dérision et
leur méthode, partant souvent du collage et de la photographie, est devenue un genre. Chez Michelangelo Pistoletto, la joueuse de mandoline du Bain turc de Ingres, joue maintenant de la guitare. Il s’agit maintenant de s’inspirer de l’œuvre originale, en cherchant à la détourner pour se l’approprier, ou pour la mettre un peu au goût du jour. Le procédé est assez cavalier. Est-ce pour cacher une impuissance, en jouant le jeu de la postmodernité ? Plutôt que de tenter d’extraire ce qu’une œuvre peut offrir, n’est-ce pas là une forme de mépris que de l’utiliser comme un objet ? Ce qui est certain, c’est que la fascination est encore là et qu’elle demeure un véritable défi. Picasso n’hésite pas à s’attaquer aux Femmes d’Alger de Delacroix. Cela frôle la démesure. Mais ce n’est pas un simple jeu. Picasso livre bataille avec Delacroix pendant 15 ans. Les femmes algériennes sont abandonnées en 1940 puis reprises en 1954. Il va de croquis en croquis, d’esquisse en esquisse, déconstruire la rondeur voluptueuse des femmes, pour les transformer, sous une esthétique très inspirée de Matisse, dans sa propre géométrie picassienne.
2) Ce qui nous semble plutôt urgent, c’est de dénoncer le mythe de « l’originalité absolue » qui empoisonne l’esthétique de notre époque. Quel sens y a-t-il en effet à viser l’originalité à tout prix ? L’artiste original est-il censé réinventer la roue ? Faut-il que le peintre réinvente le papier, la toile et les pigments ? Que le musicien réinvente des instruments, rebâtisse l’écriture musicale dans une autre notation ? Doit-on réinventer l’écriture pour devenir écrivain ? Ce serait absurde. Jusqu’où doit-on pousser l’originalité pour être considéré comme artiste ? Le fait de viser l’originalité à tout prix, est-ce seulement l’originalité ? A force de surenchère dans la volonté de rupture avec le passé, il ne reste plus à l’art que la fuite en avant dans l’esthétique de la provocation. Ce qui le mène tout droit à l’absurde. L’originalité absolue est un mythe sociologique. Le mythe de l’originalité est né avec le romantisme, comme le mythe du poète maudit. Il consiste surtout à nous faire croire que l’artiste devrait par son œuvre ériger la statue de sa singularité irréductible. Est-ce pour se distinguer, se montrer ? Offrir à l’adoration d’une foule avide un « individu » hors du commun ? Moi, Charles Baudelaire. Moi, Stendhal. Moi, Picasso. Unique, original et inimitable.
Mais si l’originalité est simplement le besoin de se distinguer, tout en s’opposant à d’autres, alors le désir d’originalité de l’artiste rejoint ce que Baudelaire analyse sous la forme du
dandysme. Baudelaire présente le dandysme comme une forme d'ascèse permettant de combattre la trivialité ambiante. « Le dandysme n'est même pas, comme beaucoup de personnes peu réfléchies paraissent le croire, un goût immodéré de la toilette et de l'élégance matérielle. Ces choses ne sont pour le parfait dandy qu'un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit. Aussi, à ses yeux, épris avant tout de distinction, la perfection de la toilette consiste-t-elle dans la simplicité absolue, qui est en effet la meilleure manière de se distinguer ». Le dandy, selon un mot de Nietzsche est l’art d’être
seul
dans son propre parti, un esthète qui se montre dans sa singularité face au
moutonnement universel de l’opinion et au nivellement par le bas de la démocratie. Le dandysme, écrit encore Baudelaire, « C'est avant tout le besoin ardent de
se faire une originalité, contenu dans les limites extérieures des convenances. C'est une espèce de culte de soi-même, qui peut survivre à la recherche du bonheur à trouver dans autrui, dans la femme, par exemple ; qui peut survivre même à tout ce qu'on appelle les illusions. C'est le plaisir d'étonner et la satisfaction - orgueilleuse de ne jamais être étonné ». Il est indéniable que les artistes, en tant que personnalités, ont souvent contribué à ce mythe. Il y a un côté poseur et cabotin dans le dandy qui sied assez bien à l’émulation qui règne souvent entre les artistes postmodernes, soucieux de faire autre chose, de se distinguer les uns des autres et de rompre avec le passé. De son côté, le public est avide de « l’originalité » et à ses yeux, l’artiste est nécessairement un « original ». Mieux, un excentrique à qui on peut passer le mépris, la gloriole, l’enflure égocentrique, les incartades cynique, les propos immoraux et libidineux. Normal. C’est un artiste ! Il faut bien qu’il soit original. Donc, il est largement encouragé par les médias à pousser l’excentricité le plus loin possible. Il est l’excentrique de service. L’originalité commande encore le jugement. C’est elle qui impose des œillères quand à savoir ce qui mérite d’être reconnu et célébré. On va à une exposition pour chercher de « l’originalité » et si elle n’y est pas, on est déçu : il ne faut pas que l’art ressemble trop à ce qui est connu, sinon, « ce n’est pas très original », jugement dévastateur qui mine la valeur d’une œuvre et engendre le dédain de la critique.
Le résultat, c’est qu’au bout du compte, nous adulons ce qui frôle l’absurde et nous idolâtrons la dérision ; ce qui nous fait passer à côté du talent et nous fait regarder le génie seulement sur un mode ostentatoire et, le comble, sur un mode qui tient davantage au culte de la personnalité, qu’à la qualité d’une œuvre.
Tout de même, c’est se méprendre beaucoup sur la création que de la définir seulement à partir des pôles extrêmes de l’imitation servile et de l’originalité excentrique. La création trouve son origine en elle-même. La création artistique est un acte qui n’est redevable ni de la seule imitation, ni du seul souci de se montrer pour se montrer. De même, la qualité d’une œuvre vaut pour elle-même, indépendamment de toute comparaison.
1) Une œuvre d’art requiert avant tout un travail. Comme on le dit souvent aujourd’hui, l’inspiration ne suffit pas, il faut surtout beaucoup de transpiration ! Et à quoi bon s’escrimer au travail, si c’est seulement pour se contenter d’imiter ? Considérée en elle-même, cette dimension de travail dans la création congédie les préjugés portant sur l’imitation. Platon, dans Le Banquet, comparait la création à un enfantement. De même que mettre au monde l’enfant de chair se fait dans la douleur, mais apporte une délivrance quand l’enfant est enfin là, de même, bien des artistes ont connu les affres de l’enfantement pour mettre au monde une œuvre de valeur. Il y a des artistes pour qui l’art est un labeur. On peut ne pas aimer Voyage au bout de la nuit, de Céline, ni la personnalité de son auteur, il reste qu’un tel roman n’est pas sorti, comme par génération spontanée d’une pensée sans un véritable travail acharné. Combien de pages sont parties à la poubelle pour une page définitive ? Des milliers. Céline jetait et recommençait et remettait encore et encore l’ouvrage sur le métier. Que dire de la peinture, des esquisses et des croquis, de la sculpture et de ses ébauches? Là même où l’art semble aisance et facilité, nous ne soupçonnons pas le plus souvent que cette légèreté est le résultat d’une étreinte passionnée avec la matière, d’un cheminement qui a parfois l’allure d’une recherche où le tâtonnement n’est jamais complètement exclus. (texte)
Prenons tout exprès l’exemple du septième art, le cinéma, dont les œuvres semblent faites avant tout pour le divertissement facile et le rêve les yeux grands ouverts. Sous son apparente facilité, il y a aussi le travail. Georges Lucas, grand pourvoyeur de mythes postmodernes avec la série de La guerre des étoiles dit ceci : "J'ai un supermarché plein d'idées et le challenge, c'est le nombre d'idée que je pourrais réaliser avant de devoir m'en aller! (...) Ce n'est pas une question d'être braqué sur le succès, l'accomplissement personnel, ou ce genre de chose. C'est simplement une question d'essayer de réaliser toutes les choses que vous voulez avoir faites dans votre vie." S’il ne s’agissait que de succès ou d’accomplissement personnel, ce ne serait qu’enflure de l’ego, de l’originalité pour l’originalité, et non pas du travail artistique. Or un film, c’est aussi un investissement long de ses recherches. C’est avant tout à l’origine une vision et très curieusement, Lucas en parle exactement comme un peintre en parlerait, comme si la forme subtile de l’œuvre existait déjà dans l’esprit, mais qu’il faille travailler pour la faire advenir, travailler dur comme un sculpteur qui fait à coup de burin sortir le buste du marbre :
"Ma difficulté est la suivante: il y a un film, là, je peux le voir, seulement je ne peux le voir dans l'ordre, ni très clairement. Vous essayez de voir au travers du brouillard et soudain, il y a une scène ou deux qui ressortent, puis encore du brouillard, et les éléments ne sont pas toujours à leur place. Puis vous commencez à réaliser "oh, cette pièce va ici, cette pièce va là", et vous commencez à le voir comme un tout. (...) Si vous y passez assez de temps, et si vous travaillez assez dur, vous pouvez réellement voir le film. Une fois que j'ai terminé le script, je peux tourner le film dans ma tête. J'ai déjà "vu" le film. Donc quand je dirige le film, ou que je passe au montage, je sais déjà de quoi ça aura l'air."
Il n’y a pas d’art en effet sans cette vision dans laquelle la création se fait jour. Ce qui est original, c’est que dans l’art, la vision n’est pas un concept entièrement achevé, comme c’est le cas dans les inventions de la technique. L’œuvre se dévoile en même temps qu’elle est crée. Une création qui vient au monde à partir d’une vision, s’anime de sa propre manière :
"La difficulté est que le vrai film ne se présente pas aussi bien que le film dans votre tête. Il y a un tas de frustrations à cause des compromis que vous devez faire, ou de choses qui ne tournent pas comme vous le voudriez... Vous avez à vivre avec ça, et vous devrez apprendre. Même en écrivant vous avez à apprendre qu'une fois que vous commencez à écrire quelque chose, les personnages prennent leur autonomie!"
Et tout commence ici dans l’écriture du script, avec seulement crayon et papier « Pour diriger un film, vous avez à l'écrire. Et cela aide beaucoup, parce que le noyau du film commence avec le script, commence avec cette idée initiale. Si vous pouvez faire ça, vous êtes votre propre studio. Personne ne peut vous arrêter, parce que tout ce dont vous avez besoin c'est un crayon et du papier, ou de quoi noter, et vous suivez votre voie. Et vous pouvez simplement créer ». Les effets spéciaux, sont la technique, comme le sont les tubes de gouache en peinture. La technique pour la technique ne donne rien. La technique au service de la création donne une œuvre. Mais la relation entre l’inspiration d’une vision et la création concrète est loin d’être facile. Il faut un travail acharné. Or, ce travail est complètement effacé quand l’œuvre apparaît à l’écran et s’anime sous les yeux du spectateur.
2) C’est un préjugé courant que d’assimiler le monde créé par l’art à une création onirique, de s’imaginer que l’art est un divertissement. Mais c’est compter sans l’expérience de la création, l’investissement de soi qu’elle comporte, le travail qu’elle exige, la passion qu’elle développe, passion qui diffère radicalement dans sa nature de la fuite extatique dans le rêve. Si n’importe lequel d’entre nous peut sans effort rêver chaque nuit et peut chaque jour avoir l’opportunité d’apprécier les créations de l’art, ce n’est pas pour autant que cette expérience passive suffise pour devenir un créateur. Ce n’est pas en visitant toutes les galeries de peinture que l’on deviendra peintre, ni en passant son existence dans les salles obscures que l’on devient cinéaste. Il faut se mettre au travail et apprendre un métier. Et pour le coup, nous pouvons vraiment dire que le mot « métier » reprend ici un sens, même si ailleurs, il l'a largement perdu. En effet, que reste-t-il à l’ouvrier sur son poste de travail à la chaîne ? Il n’a aucune part à la conception, le bureau d’étude s’en charge. Il n’a pas de possibilité d’initiative. Ses potentialités subjectives d’individu vivant sont occultées, il est un exécutant anonyme, qui se contente de réaliser des tâches qui pourraient être tout aussi bien accomplies par une machine. Il n’a plus de métier. Il ne créé rien. C’est en lui mentant que l’on prétend qu’il « travaille », car où est le travail quand sa dimension subjective a disparu ? Où est le travail quand il n’y a plus d’investissement de soi et de création ? Où est le travail quand la seule action consiste à attendre et surveiller pour pousser de temps à autre un bouton de commande ? Que lui reste-t-il, quand son « travail » a été si bien été vidé de sa substance, sinon la possibilité d’être diverti, lui qui justement ne s’est jamais investi.
Et c’est là que la leçon de l’art restitue le sens plein du travail, car l’artiste possède en jouissance tout ce que l’ouvrier a irrémédiablement perdu. La suprême jouissance de pouvoir créer en se donnant corps et âme à une œuvre. Passionnément. De cette passion qui manque tellement au travail rationalisé par la technique. Et c’est là que gît le secret même de la création artistique. Que nous nous demandions dans quelle mesure l’art est ou non une imitation, imitation de la réalité ou imitation de l’art est au fond une question futile. Une considération accidentelle sur l’art et non une question essentielle. La vraie question du sens de la création réside plutôt dans ce miracle et cette
transfiguration par lequel un être humain se hausse au sommet de lui-même et tire des infinités de l’esprit cette puissance d’imagination qui prendra la forme d’une œuvre. Telle est le sens de la Passion dans laquelle la Vie s’étreint elle-même et se dévoile, se manifeste au secret même de son intériorité la plus vive. On n’ose plus le dire aujourd’hui, mais le mystère de l’art se tient dans cette étreinte qui est aussi proche de l’amour que la Vie se donne à elle-même, pour le pur délice d’exister.
Il n’y a pas d’art authentique sans amour de l’art. il n’y a pas d’art authentique sans l’aptitude à
vivre de son amour et à créer dans l’amour. Tout le reste est futilité et suffisance, enflure et mesquinerie. Et c’est justement là que l’art rejoint le sentiment du Sacré. La tradition indienne rapporte que le dernier mot que nous puissions prononcer sur la Création est qu’elle est lila, un Jeu cosmique, un jeu créatif de la Vie avec elle-même, pour la Joie du jeu. Un Jeu dans lequel la Vie explore ses infinies possibilités d’être, l’infinie possibilité de ses formes et de ses pouvoirs. C’est pour cette raison que l’on a parfois dit que Dieu était le suprême artiste. Non pas qu’il ait besoin de copier quoi que ce soit ou d’imiter quoi que ce soit. Non qu’il est besoin de se montrer et de faire l’original. Parce qu’il est dans la nature même de la Vie de se donner éperdument à elle-même dans une création et que cette Joie est une joie parfaite qui n’a besoin de rien d’autre.
* *
*
Le culte de l’ego a trouvé dans l’art contemporain une expression toute désignée, et l’idée même que l’art soit originalité absolue y trouve une satisfaction replète. On a beau jeu de se moquer de l’imitation de la Nature chez les artistes de l’antiquité. En matière d’originalité, ils n’arrivent pas à la cheville de nos artistes, qui rivalisent d’imagination pour nous surprendre, en cherchant dans la provocation l’audace de l’inédit, contre la bienséance et les bonnes mœurs. C’est vrai, dans notre avant-garde artistique, l’art ne ressemble plus à rien ! il faut le dire avec ironie !
Cependant, il faudrait pouvoir mettre entre parenthèses les préjugés de notre époque, le conditionnement médiatique, l’émulation commerciale et la surenchère tapageuse. L’art antique n’est pas si « imitatif » que l’on voudrait bien nous le faire croire. Sous des dehors officiels, il cache souvent une aspiration idéale qui n’a pas de compte à rendre à la stricte imitation. On a beau dire, tout de même, le sourire indéfinissable de Mona Lisa de La Joconde, c’est un vrai prodige. Malgré les tonnes de commentaires déversés à son sujet, la fascination reste. C’est justement pourquoi, en désespoir de cause, on n’en finit pas de la caricaturer… ce qui est un hommage au génie de Léonard de Vinci.
Nous n’avons pas à faire un procès d’intention à l’art d’imitation, quand il s’agit d’influence. On ne maîtrise les règles de l’art que lorsque l’on parvient avec une habileté sans égale à imiter les anciens. Si Picasso a parfois rejoint un style qui ressemblerait presque à la manière malhabile des enfants, il savait parfaitement dessiner comme les anciens. Au fond, ce qui importe vraiment, ce n’est pas l’imitation en tant que telle, mais la création et la flamme qui l’inspire, le surcroît d’âme qui la porte.
* *
*
© Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan.
Accueil.
Télécharger,
Index thématique.
Notion. Leçon suivante.
Le site Philosophie et spiritualité autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon ou de l'article. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive..