Leçon 91.   La conscience et l'observation        

    Dans un sketch de Raymond Devos, on peut lire ceci : "il y a observer et observer, par exemple, quand on demande aux gens d'observer le silence, ils l'observent, et tête baissée en plus ! » Il y a bien sûr un jeu de mots qui implique un double sens du terme observer. Observer est un terme qui renvoie à la perception d’un objet, mais pris dans un autre sens, il désigne s’arrêter pour se recueillir : observer une minute de silence, le paradoxe étant qu’alors, il n’y a plus d’objet et rien à voir ! Ce qui resterait alors de l’observation, c’est seulement un acte de l’attention sans objet.

    Seulement, la conscience de l’état de veille est avant tout une conscience de quelque chose, une conscience d’objet. Pas une conscience de rien. Pas une attention libre. Cette conscience de quelque chose est fondée sur ce que l'on appelle l'intentionnalité. En vertu de l’intentionnalité, il semble que la conscience ne peut-être dans l’observation que dans la relation à un objet.

    Est-ce à dire qu’il est impossible de s’observer soi-même ? Peut-on se prendre soi-même pour objet d’observation ou bien est-ce que cela ne veut rien dire ? La question est donc de savoir si la conscience de soi se définit aussi par l’intentionnalité ou bien si elle est différente. Peut-on définir la conscience de soi par l’attention à l’objet ? Y a-t-il une forme de conscience intime qui rendrait possible une observation de soi ? La conscience excède-t-elle les limites prescrites par la conscience de l’objet ? Est-il possible qu’il y ait une attention non-dirigée ? Une attention sans objet ?

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A. L’attitude naturelle, la science et l'observation

    Commençons par examiner ce qui se produit communément au sein de la perception. Qu'est-ce qu'observer dans l'attitude naturelle? Autre question corrélative, y a-t-il une différence entre l'observation dans la vigilance et l'observation scientifique?

    1) Dans la vigilance quotidienne, nous disons observer pour désigner une perception attentive et soutenue d’un objet. Ce peut-être le fait de grappiller un maximum de détails, ou surtout de ne pas perdre de vue un objet. Le pêcheur observe le bouchon qui flotte, relié à l'hameçon. Le chasseur observe la trouée entre les arbres dans laquelle il attend un vol de perdrix. La secrétaire de l'agence immobilière observe à sa façon son objet privilégié, un client, le monsieur qui attend sur la chaise. Elle a noté qu'il est nerveux, qu’il ne tient pas en place. Elle a observé que sa tenue et sa manière de parler indiquent une personne plutôt aisée. On va lui faire les offres les plus hautes d'abord et on négociera après ! Dans l’attitude naturelle, l'observation suppose donc une identification de l'objet, l'observé et une position de l’observateur. Ce qui est très caractéristique, c’est que l’observé est posé dans une dualité nette vis-à-vis de l'observateur. Le sujet se distingue et s’oppose à l'objet. Les moineaux que j’observe depuis un moment jouer dans la flaque ne sont pas moi. « Moi » est un concept qui se pose dans la dualité. La secrétaire qui observe le client se prend pour la secrétaire de l’agence, et elle n’est pas le client, elle le regarde en secrétaire, en le jugeant, chez elle l'observation est une évaluation. Elle le regarde de « pied en cape", de "haut en bas" en se disant : "voyons ce que je vais lui proposer". Elle observe un objet qui est un "client" potentiel. Le pêcheur et le chasseur observent une proie, non pas en tant que tel un poisson ou un oiseau. L’objet répond à une intention du sujet. La proie est l'objet et l'objet ainsi posé, pose aussi le sujet, à savoir le chasseur et le pêcheur. Chacun de nous, dans la vigilance quotidienne, se met dans ce rail de perception duelle, et cela à partir du moment où le mental pense et interprète la perception. Ce serait évidemment très différent d’observer sans faire advenir la séparation dans la dualité, sans imposer une image de l’autre (un client, une proie, un rustre, un punk, un étudiant etc.), sans juger. Ce que nous ne faisons quasiment jamais dans l’attitude naturelle, car notre mode de représentation habituel nous porte à opposer, à observer tout en jugeant dans la dualité. (texte)

    ---------------2) On dit que la science s’oppose à la pensée commune. Il est aussi admis que la pensée commune est par nature très subjective par rapport à l’approche objective de la science. Cela doit se traduire par des distinctions dans le statut de l’observation. Il doit y avoir donc des différences nettes entre l’observation scientifique et l’observation en général. En effet, l’observation scientifique n’est pas fondée sur des jugements de valeurs, mais plutôt sur des jugements de fait, encadrés par une armature conceptuelle solide. Le scientifique observe avec une méthode, avec des instruments de mesure, et il se réfère à des théories qui sont la texture de sa représentation, le filet qu’il jette sur le Réel. A l’intérieur de la représentation scientifique, l’observation rejoint l’expérimentation, tout en ayant une portée plus large. On peut observer les étoiles sans procéder à une expérimentation. On peut observer le manège d’un couple de mésange auprès de leurs petits.

    Cependant, la science définit la notion d’observation dans le cadre de l’approche objective de la connaissance et qui dit objectivité, dit mesure. Le scanner du médecin spécialiste qui ausculte un malade qui mesure, localise une tumeur cancéreuse est une des prouesses de notre technique. Le télescope de l'astrophysicien, le microscope du biologiste, les instruments de mesure, sont la fierté de notre science de l'observation. Pour obtenir des instruments de mesure très sophistiqués, les pays développés sont prêts à faire des dépenses considérables. Nous avons une déférence presque superstitieuse devant tout ce qui relève de la mesure. Il est vrai que le sérieux parle dans les chiffres ! Une observation assortie de mesure acquiert le statut de l'objectivité et l'objectivité est la norme du savoir moderne. Dire "un groupe de dauphins s'est approché du canot" est une observation littéraire. Dire "un groupe de cinq dauphins, dont deux petits, s'est approché du canot" relève déjà d'avantage de l'observation scientifique, car on introduit de la mesure. D’autre part, l'observation scientifique ne peut pas se faire au petit bonheur, comme dans l’observation ordinaire, mais suivant un protocole bien précis. Elle est intentionnelle au sens où elle est organisée, où elle vise à repérer des constantes, à isoler un facteur spécifique. L’observation scientifique n'a rien à voir non plus avec l’observation diffuse du peintre par exemple, ou avec ce que Stephen Jourdain appelle « la perception omnidirectionnelle ». Elle n’est pas une forme de contemplation, elle est, dès son origine, une observation pensée, conceptualisée, théorisée par avance. Même en tant qu’observateur, le chercheur travaille à l'intérieur d'une théorie sur des hypothèses qu'il vérifie. Toute observation scientifique est encadrée par une théorie sans laquelle elle n'aurait guère de sens, car justement le sens vient de la théorie et pas de ce que l’on observe. Le rôle de l’observation est cependant important pour corroborer une théorie, car c’est à travers la relation aux faits que nous découvrons quand la théorie concorde avec nos observations et là où elle est prise en défaut. De toute manière, elle sert de guide à l’observateur qui ne trouve dans la Nature que ce que la théorie y a mis.

    Mais alors d’où vient la théorie, si elle n’est pas tirée de l’observation ? Quel rapport y a-t-il entre une théorie scientifique et l’observation ?De quelques observations et par induction, on pourrait peut-être dégager une sorte de loi générale. C’est ce qu’a cru pouvoir montrer l’empirisme. Seulement, une loi n’est pas une simple généralisation. On ne trouve pas une théorie en observant la nature, on doit l’inventer. L’induction n’explique en rien les audaces inventives des théories nouvelles. Il y a un saut entre ce qui est simplement observé et ce qui est inventé sur le plan des concepts. Comme le dit très bien Einstein, une théorie est une création imaginaire, une pure invention conceptuelle, mais dont la représentation possède ce caractère particulier de pouvoir se formuler en langage mathématique. Une théorie n’est pas pêchée dans l’observation, mais est une œuvre de l’imagination scientifique. Le problème du statut à accorder à l’observation dans les sciences se situe ailleurs que dans la question de l’origine des théories. Il se résume à demander quelle est la portée exacte des concepts qui structurent une théorie dans leur correspondance aux faits.

    Il n’est pas simple de préciser en épistémologie la relation que la théorie scientifique entretient avec l’observation. Les polémiques actuelles sur le statut de l’observation font apparaître plusieurs doctrines :

    a) Les partisans de l'instrumentalisme qui distinguent les concepts applicables aux observations et les concepts théoriques. Si le concept de relativité est théorique, celui de masse mesurable est applicable à l'observation et est susceptible de rendre possible la mesure. Il y aurait alors dans la théorie un noyau idéal qui ne serait pas concerné par la relation à l’observation.

    b) Les partisans du falsificationnisme inauguré par Karl Popper, considèrent que les théories peuvent être falsifiées par l'observation, ce qui revient à montrer qu'il est en réalité impossible d'établir la vérité absolue d'une théorie. Une théorie peut-être corroborée par des faits relevant de l'observation, mais cela ne lui donne qu'une probabilité de vérité. Il reste possible que des observations ultérieures nous obligent à la revoir.

    c) Les partisans du néo-positivisme (du Wiener Kreis, le Cercle de Vienne, sous l’influence notamment de Ludwig Wittgenstein) partent du principe que tout énoncé pourvu de sens doit se référer se référer à une donnée observable. C’est-à-dire que la mesure de tout énoncé est suspendue à une expérience possible qui le fait entrer dans le champ d’un savoir rationnel. Par expérience possible, il ne fait pas de doute que le Cercle de Vienne, comme Kant, n’entend que l’expérience empirique.

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    Si nous laissons de côté les polémiques, il y a tout de même un implicite dans ces différents points de vue. Personne ne remet en cause la nécessité de s’appuyer sur une instance qui permette un dialogue entre la théorie et les faits, l’instance de l’observation ou de l’expérimentation. Il y a aussi entente sur la rigueur nécessaire à l’établissement d’observations. Quand on admet la pertinence de la mesure, on admet les conditions qui assurent la détermination de l’objet. Mais dès qu’il est question de savoir comment user de manière satisfaisante de la mesure, il n’y a sur le fond pas de différence entre l’observation habituelle et l’observation scientifique, il n’y a qu’un prolongement. Il s’agit toujours d’opérer une distinction nette entre le sujet et l’objet. Toute observation renvoie à la nature même de l’état dans lequel elle est opérée, c’est-à-dire à la vigilance d'un observateur. Les instruments de mesure ne sont que des extensions de notre perception dans la vigilance. Le recours à un instrument de mesure ne change pas la manière dont nous pensons l’objet, ni la dualité sujet/objet qui traverse l’attitude naturelle. texte. Observable signifie toujours rattaché à la perception, à l'expérience telle qu'elle est structurée dans la vigilance. Il n’est donc pas étonnant que toute la science classique se soit construite sur la dualité, sur la séparation du sujet et de l’objet dans l’observation. C’est même sur cet a priori que repose l’idée d’objectivité absolue dans laquelle la science moderne s’est développée pendant très longtemps. Que veut dire en effet objectivité absolue ? Que le savoir est posé indépendamment du sujet qui le constitue, de sorte que justement au bout du compte il ne reste que l’objet et que l’on a complètement perdu de vue le sujet. L’objet observé est décrit tel qu’il serait, « objectivement », indépendamment de tout observateur humain. L’objectivité absolue prétend parler de ce qu’est le monde en soi, comme si on pouvait détacher entièrement l’observation de l’observateur qui l’effectue. Le « monde objectif » de la science classique est sensé rester identique, même si il n’y avait personne pour l’observer ! Le soleil reste rond, la rose reste rouge et le mur blanc même si personne n’est là pour les voir !

    Il faut s’éveiller de cette d’illusion ; il n’y a pas d’objet sans sujet, pas d’observé sans observateur et il n’y a pas de séparation réelle entre l’observateur et l’observé. Ayons un peu d’audace. Et si il n’y avait pas de dualité réelle ? Dit autrement : s’il n’y avait pas d’objectivité absolue ? Pas d’objectivité forte, comme dit Bernard d’Espagnat ? Et si ce que nous savons sur le monde demeurait à jamais une représentation? S’il n’y avait d’objectivité que faible, relevant d’un consensus intersubjectif entre les savants ?   

    Il est assez stupéfiant que ce soit la physique elle-même qui ait proposé cette extraordinaire révolution de point de vue, à travers la théorie quantique. La théorie quantique a le mérite de remettre sur pied la notion d’observation en rétablissant la dimension de la subjectivité de l’observateur. Elle a le mérite de mettre le doigt sur le caractère fictif de la dualité observateur/observé. Comme l’écrit Catherine Chevalley « Le propre de la théorie quantique est de rendre caduque la situation classique d’un « objet » existant indépendamment de l’observation qui en est faite ». Si le schéma classique de la science était observateur/observé, ce que la théorie quantique invite à considérer serait plutôt observateur-observation-observé. Ce renversement revient à regarder l’observation comme un processus qui lie de manière inséparable l’observateur et l’observé. Ce lien est réel, c’est l’idée de séparer l’observateur et l’observé qui est fictive, qui repose sur une illusion. C’est la pensée qui produit cette illusion en opérant une fragmentation là où il n’en n’existe pas, là où n’existe qu’un continuum d’expérience.

B. Perception interne et observation externe

    Pourtant, depuis Socrate, dans la tradition occidentale, il est constamment fait mention de la nécessité d’exercer sur soi un effort de réflexion pour se prendre soi-même pour objet et tenter de mieux se connaître. Tel est le sens de l’examen de conscience, de l’introspection, de la psychanalyse existentielle de Sartre, des formes de l’auto-analyse sur le plan psychologique. Nier la dualité entre observateur et observé, est-ce que ce n’est pas du même coup renoncer à la possibilité pour le sujet de se connaître lui-même ?

    A partir du moment où on définit le savoir à partir du modèle de l’objectivité absolue, il est évident que l’appréhension de la subjectivité devient problématique, car il est très difficile d’opérer dans le domaine de l’intériorité la même distinction sujet/objet que celle dont on se sert dans le domaine de l’extériorité. Auguste Comte, dans un texte célèbre, prend à parti Maine de Biran, Victor Cousin, le spiritualisme et toutes les approches fondées sur l’introspection en ces termes : « par une nécessité invincible, l’esprit humain peut observer directement tous les phénomènes, exceptés les siens propres. Car par qui serait faite l’observation ? On conçoit, relativement aux phénomènes moraux, que l’homme puisse s’observer lui-même sous le rapport des passions qui l’animent, par cette raison anatomique, que les organes qui en sont le siège sont distincts de ceux destinés aux fonctions observatrices ». Comte s’appuie sur la théorie de Gall selon laquelle, à chaque faculté distincte correspond une case, ou une bosse du cerveau. Les facultés intellectuelles sont sensées être localisées dans la région frontale, les facultés affectives dans le cerveau moyen et postérieur. Quand l’intelligence observe une passion, c’est un « organe » (frontal) qui est impressionné par un autre organe (occipital). Ce genre de vue est balayé par la compréhension systémique du cerveau.

    Ce qu’il faut surtout en retenir, c’est que pour Comte, le concept de phénomène observé doit être posé dans la représentation de l'extériorité perceptive. Dans l’ordre de l’objet quantifiable, mesurable. Même quand il évoque les passions, Comte ne les regarde que d’un point de vue biologique. Disons alors que l’amour, la peur, le désir, la joie, ne sont que des résultats de modifications des hormones ou des transformations chimiques du cerveau, de l’homme neuronal. Ce que l’on peut objectivement mesurer. Ou bien, on regardera la passion uniquement du dehors, comme un comportement. Ce qui est le projet de la psychologie du comportement de Pavlov à Watson, le béhaviourisme. Ainsi, « le meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les observer en dehors ». Ce que Comte met alors entre parenthèses, c’est précisément l’épreuve intérieure de la passion, la Vie donnée à elle-même dans la passion et la possibilité qu’elle aurait de se connaître au sein de sa passion, dans sa pure subjectivité. Pour Comte, il faut d’emblée se méfier de la subjectivité et des passions. « Tout état de passion prononcé, c’est-à-dire précisément celui qu’il serait le plus essentiel d’examiner, est nécessairement incompatible avec l’état d’observation ». Nous comprenons bien que, par exemple dans le vécu de la colère, dans l’identification de l’esprit aux émotions, l’esprit soit emporté et ne puisse rien connaître. Mais qu’en est-il des vécus de conscience au pathos plus apaisé, tel que le calcul intellectuel ? Comte est encore plus radical. « Quant à observer les phénomènes intellectuels pendant qu’ils s’exécutent, il y a impossibilité manifeste. L’individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l’un raisonnerait et dont l’autre regarderait raisonner. L’organe observateur et l’organe observé étant, dans ce cas, identiques, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu ? ». Si on devait s’en tenir à la physiologie naïve de Comte, la remarque ne porterait pas. Il faut prendre la critique sur un plan psychologique. Dans la possibilité d’éprouver un vécu et de le penser.

    Ce qui est étrange dans pareil texte, c’est le manque de connaissance des processus conscients sur lequel il repose. Souffrir est un vécu de conscience, penser que l’on souffre, ce n’est pas la même chose. La douleur fait mal, mais la pensée de la douleur n’est pas douloureuse. Faire une erreur d’addition est une chose, penser l’erreur d’addition en est une autre. Si on est attentif à ce qui se produit dans l’état de veille, nous verrons que nous ne nous contentons jamais de rester dans le ressenti et qu’immédiatement après nous créons le penseur. C’est une opération somme toute très banale et qui ne demande pas des aptitudes psychologiques prodigieuses. Par nature le penseur suppose la mémoire, il n’existe qu’avec la mémoire. Pas de penseur sans temps psychologique. Au fond, ce que l’on appelle introspection, ce n’est jamais que la reprise après coup que nous opérons par la pensée sur le souvenir vécu. Et si nous prenons en compte le temps, nous ne voyons plus alors où se situe la contradiction dont parle Comte. Cependant la pensée peut inventer deux « moi ». Quand je me prends pour celui qui fait ce travail d’introspection, quand je me place en apparence comme au dessus de ma vie subjective, je me pose comme un « moi juge ». Quand je ne regarde que l’épreuve éperdue de ma vie subjective, je me pose comme un « moi condamné ». Alors qu’il ne s’agit d’évidence que de la même personne et de la même temporalité. Autre manque de connaissance des processus conscient dans ce texte de Comte, l’idée implicite que l’observation extérieure d’un objet serait un modèle, parce qu’elle serait exempte d’erreur. Mais l’observation externe est sujette à l’erreur et cela d’autant plus qu’elle est scientifique ! Cela d’autant plus qu’elle est opérée avec des instruments de mesure sans soin ni attention. Sans compter que, de toute manière, l’observation purement objective, cela n’existe pas en soi. Toute observation est encadrée par une théorie et soumise à une interprétation.

    Ce qui échappe entièrement à Auguste Comte, c’est toute l’importance de la phénoménologie de l’observation. C’est exactement sur ce point que Brentano, répond exactement à Comte, tout en dépassant les limites du positivisme. Ce que Brentano montre, c’est que c’est une grave erreur que de transporter les conditions de l’observation scientifique, telles qu’elles sont impliquées en physique, dans le domaine de l’intériorité. Aussi préfère-t-il se débarrasser du terme « d’observation interne », bien trop lesté de présupposés positivistes pour préférer le terme de perception interne pour désigner la source de connaissance sur laquelle la psychologie peut-être fondée. « Comme toutes les sciences de la nature, la psychologie repose sur la perception et sur l’expérience. Mais sa source est la perception interne de nos propres phénomènes psychiques. En quoi consistent une représentation, un jugement, et ce que c’est que plaisir et douleur, désir et aversion, espoir et crainte, courage et découragement, décision et intention volontaire, nous ne le saurions jamais, si la perception interne de nos propres phénomènes ne nous l’apprenait ».

    ---------------Vouloir tenter de pratiquer un dédoublement objectif entre observateur et observé, dans le domaine de la conscience est une pure illusion, et la seule idée de vouloir tenter cette séparation ne peut conduire qu’à l’échec et aux maux de tête : « je connais des exemples de jeunes gens qui, désirant se consacrer à l’étude de la psychologie allaient au seuil de la science, désespérer de leurs propres aptitudes. On les avait dirigés sur l’observation interne ». C'est-à-dire l’observation duelle, celle qui, comme le dit plus loin le texte, regarde les vécus de conscience « comme des phénomènes physiques ». Ce qui est une absurdité. Brentano continue : « Ils avaient tenté l’expérience à grand peine et à plusieurs reprises ; mais c’est en vain qu’ils s’étaient donné tout ce mal ; ils n’avaient récolté qu’un tourbillon d’idées confuses et de maux de tête ». C’est une absurdité que de vouloir introduire une division dans le flux de la vie subjective, là où la division n’existe pas. Si, à la rigueur, le modèle de l’objectivité absolue peut valoir dans l’ordre des sciences de la Nature, il ne peut pas s’appliquer à l’exploration, à la connaissance de la subjectivité.

    Mais alors qu’est-ce qui rend possible une connaissance de la subjectivité, une description de la subjectivité ? Et puis, cette perception interne dont parle Brentano, qu’est-ce que c’est si ce n’est une observation non-duelle ? Comment peut-on connaître ainsi, et se connaître, sans objectivation ?

    Il faut justement examiner comment l’objet est posé par le sujet, comment l’objet est constitué par le sujet. En vertu de quoi ? Et c’est là que Brentano fait une découverte géniale qui sera largement exploitée par Husserl, c’est que la conscience vigilante est fondée sur un caractère fondamental, l’intentionnalité qui est le lien entre le sujet et l’objet. « Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les Scolastiques du moyen âge ont appelé la présence intentionnelle (ou encore mentale) et ce que nous pourrions appeler nous-même … direction vers un objet (sans qu’il faille entendre par là une réalité) ou objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon ». Toute conscience – au sens de l’expérience de l’état de veille - est conscience-de-quelque-chose et certainement pas conscience de rien. La nuance faite entre objet et réalité est importante. Il n’est pas nécessaire que l’objet soit réel, objectif, extérieur, comme dans l’observation scientifique : la trajectoire du pendule, le jet de vapeur de souffre, la paramécie, la colonne de fourmis. L’objet n’est objet que pour la conscience qui le pose, parce qu’il est la visée d’une intention. En un sens, dans la rêverie, ma conscience a toujours un objet, un objet qui est l’image. L’intentionnalité à l’œuvre dans la perception d’une chose prend une forme différente de celle qui est à l’œuvre dans la conscience d’image. Percevoir, ce n’est pas imaginer. Cependant, dans les deux cas, elle demeure conscience intentionnelle. Quand je perçois, je perçois quelque chose visé à titre d’intention. Quand je pense, je pense à quelque chose. Quand je désire, je désire quelque chose. Quand je me souviens, je me souviens de quelque chose. Percevoir, désirer, se souvenir, imaginer, réfléchir sont des formes différentes de l’intentionnalité. Ainsi, « dans le jugement, c’est quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré et ainsi de suite ». Il devient dès lors possible de comprendre les phénomènes psychiques en suivant le fil conducteur de l’intention. L’intention est comme une flèche dirigée du sujet vers l’objet.

                      

      Qu’est-ce que l’amour pour autant qu’il est déterminé par la structure de la vigilance, qu’est-ce que l’amour pour autant qu’il est intentionnel ? L’amour de quelque chose, c'est-à-dire en fait l’attachement qui me lie indéfectiblement à l’objet de mon amour. Ce lien est tissé par une intention consciente. Si mon intention s’éteignait, si mon intention se déplaçait vers un nouvel objet, pour se cristalliser sur une autre personne, pour se chercher ailleurs, je cesserais de m’attacher à A pour m’attacher à B. Qui dit intentionnalité dit visée d’une fin, dit finalité consciente, qui dit visée d’une fin, dit aussi motivation pour l’atteindre. Il devient dès lors possible de décrire les opérations de la conscience sur la base de l’intentionnalité. Comprendre, c’est de ce point de vue saisir une intention. La causalité que nous utilisons dans les sciences de la Nature ne permet pas de comprendre une personne de l’intérieur, elle permet seulement d’expliquer un phénomène naturel, sans introduire la dimension consciente. Mais l’intentionnalité oui, parce que l’intentionnalité est la conscience en acte dans la vigilance. Cette forme de conscience implique la motivation. Et la compréhension de l’attitude naturelle dans la vigilance cherche des motivations derrière les actes. La psychologie trouve ainsi dans la phénoménologie la voie d’un renouvellement complet, la voie de la description des vécus de conscience, pour autant qu’ils sont fondés sur l’intentionnalité. Qu’est ce que la violence en ce sens ? Ce qui est construit sur l’intention de nuire. L’intention vise la négation de ce qu’elle considère comme un obstacle à détruire, à blesser, à outrager, à insulter. Je peux très bien voir cette intention, car elle accompagne mes actes violents. Elle les traverse de part en part. Je peux tout à fait la voir sans pour autant me diviser en deux. Sans avoir besoin, selon l’image d’Auguste Comte, de me mettre au balcon pour me voir passer dans la rue.

    Mais l’intentionnalité n’est pas seulement importante pour le renouvellement de la psychologie. Elle est au fondement même de la structure de la représentation. De toute représentation érigée sur la structure de la vigilance, y compris la représentation scientifique. Mais si la Vie en moi précédait toute intentionnalité ? Et si la Vie demeurait Soi sans jamais entrer dans la représentation, dans la dualité du sujet et de l’objet ? Et si la Vie était l’Invisible qui jamais ne se montre dans la forme du sujet et de l’objet ? S’il s’avérait que l’intentionnalité est incapable de rendre compte de l’intériorité pure du sujet, c’est le procès radical de la représentation qu’il conviendrait de conduire. Or c’est tout le sens de l’œuvre de Michel Henry que d’avoir conduit cette remise en cause.

C. Observation et non-dualité

    Mais avant d’aller jusque là, essayons de comprendre ce que pourrait être une observation sans la dualité sujet/objet. Pour tenter d’entrer plus avant de manière concrète dans l’appréhension du continuum vivant de l’expérience, j’emprunte à Arnaud Desjardins un court récit :

    « Près de l’ashram de Swami Prajnanpad se trouvait un arbre ‘exotique’, inconnu en France. J’aimais le contempler et je remarquais un jour un jeune villageois des environs qui ne lui jetait même pas un coup d’œil. Je devinais que, par contre, un sapin du Jura ou des Vosges eut été pour lui on ne peut plus étrange. Je compris que nous ne voyons pas le même arbre : je ne vois pas ‘le’ banyan, mais ‘mon’ banyan.

    J’ai partagé ce constat avec Swamiji qui a simplement laissé tomber ces mots : ‘pas je regarde l’arbre, l’arbre est regardé’. Cette parole peut paraître d’abord difficilement compréhensible mais, en vérité, son contenu, sa richesse, son efficacité concrète, sont immenses. Pas ‘j’observe ma respiration’, mais ‘ma respiration est observée’. Pas ‘j’écoute (même avec bienveillance) Simone’, mais ‘Simone est écoutée’. Pendant un instant l’ego n’est plus là. Et ces instants peuvent devenir de plus en plus fréquents et prolongés ».

    Voir « mon » banyan, c’est le percevoir en l’identifiant dans la dualité sujet/objet. C’est là un acte commun que nous accomplissons en vertu même de la vigilance. Moi, je vois un banyan, lui, n’y fait pas attention. L’intervention de S. Prajnanpad surprend ce cours de la pensée. L’accent est tout de suite mis sur l’observation seule et non porté sur l’observateur comme entité séparée ou sur l’observé comme objet séparé, car le lien réel est l’observation. L’ego a besoin pour exister de se poser dans la dualité. Déplacer l’attention vers l’observation seule suspend la manifestation de moi en tant que sujet face à l’objet. Que reste-t-il ? Il reste ce qui est sans que la dualité intervienne. Il n’y a en réalité qu’un état d’expérience vivante.

    Cela signifie que si l’observation est vivante, pleinement consciente, il n’y a plus de dualité, il n’y a que le continuum vivant de l’expérience. Une ouverture complète apparaît, ce n’est plus la vigilance ordinaire, mais c’est la lucidité. Dans De la Connaissance de soi, Krishnamurti le précise très clairement. Il dit de la lucidité qu’elle « est l’observation sans la condamnation. La lucidité engendre la compréhension, car elle ne comporte ni condamnation, ni identification, mais une observation silencieuse. Si je veux comprendre quelque chose, je dois évidemment l’observer, je ne dois pas critiquer, je ne dois pas la poursuivre comme étant un plaisir, ou l’éviter comme étant un déplaisir. Il faut qu’il y ait simplement la silencieuse observation d’un fait. Il n’y a pas de but en vue, mais une perception de tout ce qui survient ». Dans la vigilance, ce que nous appelons « observation » est seulement une perception fondée sur un but, sur la projection de l’intentionnalité, elle enveloppe alors le jugement et l’évaluation. La lucidité est une suspension de l’intentionnalité qui se maintient dans l’ouverture sensible, libre et accueillante de la Présence (texte). Une observation sans objet. Une vigilance passive.

    Y a-t-il une entrée progressive dans la lucidité ? S’agit-il d’une sorte de saut au-delà de la perception habituelle ? D’une sorte d’effort supplémentaire ? D’un exercice ? Fausses questions suggérées par le conditionnement habituel de la perception. L’observation non-duelle est infiniment plus simple, plus sensible, plus proche. « Cela n’est pas difficile : c’est ce que vous faites tous lorsque quelque chose vous intéresse, lorsque cela vous intéresse d’observer votre enfant, votre femme, vos plantes, vos oiseaux. Vous observez sans condamnation, sans identification ; par conséquent, dans cette observation, il y a une complète communion, l’observateur et l’observé sont complètement en communion ». Qu’y a-t-il donc dans l’observation lucide ? Dans l’intérêt il y a la Passion. Ce n’est pas un jeu de l’intellect posant face à lui un objet à analyser, mais un contact du cœur. Aussi, le texte continue en disant : « vous ne pouvez faire cela que lorsque vous aimez ». L’amour ne crée pas de séparation, de division. Cependant, parce que la dualité sujet/objet se met très vite en place dans l’ordre de la perception, Krishnamurti donne une invitation progressive : « Cette lucidité commence avec les choses extérieures, elle consiste à être … en contact avec les objets, avec la nature. Tout d’abord on perçoit avec lucidité les choses qui nous entourent, on est sensible aux objets, à la nature, ensuite aux personnes, ce qui veut dire être en relation, et ensuite il y a la perception lucide des idées ». Je peux très bien observer un oiseau se poser dans le jardin, sentir le tremblement de son aile, sans introduire de jugement, d’évaluation. Sentir le pain grillé, avec le beurre qui fond, sous le miel. Il est déjà plus délicat d’observer dans la même neutralité le collègue de bureau, justement parce que la pensée pose très vite « collègue de bureau » et occulte la relation humaine, la relation sensible, celle de Jacques qui est là, assis devant un monceau de papier. Et le virage est très rapide. Je n’observe plus, je juge, j’évalue, je condamne : « il est encore débordé, incapable de faire les choses au fur et à mesure. C’est un incapable ». Je suis entré dans le schéma duel identification/condamnation et il n’y a plus la moindre affection dans ce regard. Et pourtant, l’appréhension sensible de la présence est toujours possible.

    Faut-il faire des différences entre ces différentes formes d’observation ? Non. « Cette lucidité – qui consiste à être sensible aux choses, à la nature, aux personnes, aux idées – n’est pas composée de processus différents, mais est un seul processus unifié. C’est une constante observation de tout, de chaque pensée, sentiment et acte à mesure qu’ils surgissent en nous-mêmes ». Ce n’est pas un exercice. « La lucidité est d’instant en instant et par conséquent n’est pas obtenue par des exercices ». Elle est la conscience elle-même et rien d’autre. Être lucide c’est être. Observer, c’est être intensément conscient, (texte) le mot « intensément » ici n’ayant pas du tout le sens d’un effort à faire, mais seulement d’un éveil plus vif que la vigilance habituelle qui, elle, reste assez terne. La répétition d’un exercice rend l’esprit mécanique, l’inscrit dans une routine et un esprit routinier cesse d’être sensitif, tandis que la lucidité demande une très grande souplesse, une grande vivacité, une disponibilité toujours renouvelée.

    Quel est alors le rapport entre la lucidité, comme processus d’observation unifié, avec la disparition du moi ? Dans le texte, Krishnamurti répond successivement à deux questions qui lui sont posées : a) Quelle est la différence entre la lucidité et l’introspection ? b) Et qui est lucide, lorsqu’il y a lucidité ? Pour un auditeur occidental soucieux d’introspection au sens du Journal intime d’Amiel, la question se pose. Quand on a lu les Confessions de Rousseau, on se pose aussi ce genre de question. « Qui est lucide dans la lucidité ? » Parce que nous sommes habitués à penser en terme d’ego, de complaisance ou d’auto-condamnation. Maintenant, si nous laissons de côté toutes les références d’autorité, pour en rester aux choses mêmes telles qu’elles se donnent dans le vécu, il en est tout autrement. Se demander « qui est lucide dans la lucidité » est évidemment une fausse question. La lucidité est justement la mise entre parenthèses de l’intervention du moi. Au sein de l’expérience vécue, en état d’expérience vécue, il n’y a que l’épreuve passive, l’auto-affection du vécu et rien d’autre. Ce n’est qu’après que nous séparons l’expérimentateur et l’expérimenté et que nous nous posons l’entité appelée ego. « Au moment de l’expérience, il n’y a ni l’observateur, ni la chose observée : il n’y a que l’acte vivant de l’expérience ». La lucidité n’est donc pas l’introspection. L’introspection, en introduisant la dualité sujet/objet, introduit le souci de l’évaluation, la justification et la condamnation de soi. Je ne pratique l’introspection que parce que je cherche à m’examiner dans le souci de m’améliorer, de devenir autre chose que ce que je suis. « Je suis en colère et je me livre à l’introspection afin de me débarrasser de la colère… il y a toujours un but en vue ; et lorsque ce but n’est pas atteint, il y a de la mauvaise humeur, une dépression. Ainsi l’introspection va ---------------invariablement de pair avec la dépression… Il y a donc toujours une dualité en état de conflit, et par conséquent un processus de frustration ». La lucidité est entièrement différente, elle est observation sans condamnation, la lucidité engendre la compréhension, parce qu’elle n’introduit pas la dualité identification/condamnation. Par conséquent, « l’introspection est une amélioration de soi, et par conséquent, l’introspection est égocentrique. La lucidité n’est pas une amélioration de soi. Au contraire, c’est la fin du ’moi ‘ ». La lucidité signifie coïncider sans distance avec le continuum vivant de l’expérience. Dans ce contact, il n’y a que l’épreuve passive de l’expérience vécue, sans division introduite par la pensée. Cela se produit spontanément quand je suis réellement touché intérieurement, passionnément. « Au moment où il y a expérience vivante, il n’y a ni la personne qui est lucide, ni l’objet de sa lucidité. Il n’y a ni l’observateur ni l’observé, mais seulement un état d’expérience vécue ». Cet état d’expérience vécue consciemment, sans division n’est pas stupide. Il est au contraire d’une extrême intelligence, car c’est seulement en lui que la compréhension prend place directement. Nous trouvons peut-être qu’il doit être très difficile de vivre en état d’expérience vécue, car cela exige un éveil constamment renouvelé, une grande promptitude, un très haut degré de sensibilité. « Et cela vous est refusé lorsque vous êtes à la poursuite d’un résultat, lorsque vous voulez réussir, lorsque vous avez un but en vue, lorsque vous êtes en train de calculer ». Dès l’instant où la pensée intervient sous la forme de la projection d’une intention, d’un but, la dualité se déploie et nous quittons le foyer du continuum vivant de l’expérience. Nous pouvons tout de même imaginer ce que serait concrètement cette coïncidence avec la Vie en nous, ce que vivrait un homme en état d’observation vivante. Dans cette métamorphose de la vigilance, tout change. « Un tel homme est dans un état de continuelle expérience vivante. Alors tout a un mouvement, une signification, et rien n’est vieux ; rien n’est tracé, rien n’est répétition, parce que ce qui est n’est jamais vieux. La provocation est toujours neuve ».

    L’état d’expérience vécue n’a rien d’exceptionnel. Il n’est pas consigné seulement dans quelques expériences privilégiées, les expériences verticales que nous avons pu connaître. Quelques étincelles qui parsèment une vie plutôt terne. C’est ici et maintenant. Ce qui se passe d’ordinaire, c’est que lorsque nous connaissons une expérience intense, nous avons tôt fait de chercher à l’analyser. « Et alors, vous avez immédiatement créé l’observateur et l’observé… » Lorsque cette division est faite, l’entité posée par la pensée cherche à modifier, à maîtriser, à changer : un ego apparaît ; ce faisant, « elle maintient une division entre elle et ce qui a été éprouvé ». Si aucun jugement n’intervenait, mais que le flux de l’expérience vécue coulait de lui-même, nous verrions que « dans cet état sensible d’expérience, …l’observateur et la chose observée sont un seul phénomène unifié, et il n’y a que de l’expérience vécue ». Pas « je regarde l’arbre », mais « l’arbre est regardé ».

    Dans l’observation non-duelle, l’intelligence atteint sa plus vive acuité, car elle n’est pas séparée du vif de l’expérience. Elle est une ouverture qui constamment révèle ce qui advient à l’extérieur, comme à l’intérieur. Dans l’avidité d’ordinaire, je suis comme oublieux de moi-même, car divisé. Sans la division je vois le désir rapace, la veulerie, la grossièreté, je le vois très clairement sans condamner, en m’autorisant à être ce que je suis : stupide et avide. Je ne désire pas le changer, il y a juste une mise en lumière pathétique, parce que je ne m’éloigne pas de ce que je suis pour le juger et le penser, le nier, le modifier ou le cacher. Il y a cette avidité qui voudrait tout avaler, qui réclame et en même temps, qui a honte et voudrait se cacher. Il y a toutes les motivations inavouées qui remontent avec elles, toutes ces pensées si petites et mesquines. Le placard à balais est ouvert et éclairé. Tout cela est vu, saisissant. Tellement pathétique et pitoyable. A en pleurer. Il est hors de question que dans ce cas l’observation laisse intact l’observateur puisqu’elle ne fait qu’un avec lui. Nous ne sommes pas dans la position de l’observateur de la science classique l’œil rivé sur son microscope, se séparant entièrement de ce qu’il observe. L’observation non-duelle ne peut pas me laisser intact. Elle ne peut pas laisser intact l’ego. Elle le brûle en tant qu’entité séparée cherchant à perdurer sous une forme. Dans ce qui est vu instantanément, la compréhension se fait jour et cette compréhension est l’aube de la connaissance directe. Cette connaissance là, n’est pas « objective » à la manière de l’objectivité de la science, et détachée de ce que je suis. Elle retentit sur ce que je suis. Ainsi se résout la difficulté soulevée par A. Comte. Il est parfaitement possible de s’observer soi-même en observant les mouvements de la pensée. Nier la dualité entre l’observateur et l’observé, ce n’est pas renoncer à la connaissance de soi.

    C’est se tenir dans une ouverture qui est aussi Présence, témoin étonné d’une manifestation qui ne cesse de surgir en soi-même, toujours neuve, extraordinairement complexe, riche et vivante. Au sein de la pure observation se manifeste alors le pressentiment de l’unité de ce qui est. Peut-être qu’au fond, c’est ce que nous avons toujours cherché. Peut-être que la recherche fiévreuse qui mobilise nos intentions dans le domaine de l’action n’a en réalité pour fin que cette contemplation. Peut-être que la projection éperdue du désir ne vise en fait que son extinction dans la contemplation. Dans la conscience d’unité. Il y a chez Plotin dans la troisième Ennéade un texte magnifique qui nous incline dans cette direction :

    "On n'agit que pour contempler ou pour avoir un objet de contemplation; la contemplation est la fin de l'action; nous tournons autour de ce que nous n'avons pas pu saisir directement et nous cherchons à nous en emparer; et lorsque nous avons atteint l'objet de notre désir, on voit bien ce que nous voulions; C'était non pas l'ignorance, mais la connaissance de cet objet, sa vision actuelle par l'âme ; nous voulions le placer en nous pour le contempler ».

    L’âme en nous ne cherche pas à posséder, mais à révéler, à se révéler à elle-même. Le bien que nous cherchons en dehors de nous, c’est celui-là même que nous cherchons à réaliser en nous. « Nous n’agissons qu’en vue du bien, et nous agissons, non pour que le bien reste en dehors de nous-mêmes et de notre possession, mais afin de posséder ce bien comme résultat de notre action. Où est-il alors ? Dans l’âme ; l’âme, par le circuit de l’action, est donc revenue à la contemplation ; car si l’âme est une raison, que peut-elle recevoir en elle, sinon une raison sans parole, et d’autant plus silencieuse qu’elle est davantage une raison ? » L’âme se nourrit de ce que l’intelligence lui délivre. Quand le pressentiment de la conscience d’unité se fait jour, toute l’agitation qui engendre la projection des intentions vers le monde, la poursuite des objets, prend fin. Dans la conscience d’unité, cela même qui était cherché est directement obtenu. « Alors l'âme cesse de s'agiter, elle ne cherche plus rien, elle est comblée ; alors, sa contemplation reste en elle-même, et elle est sûre de la posséder ; plus cette assurance est claire, plus calme est la contemplation, et plus d’unité elle introduit dans l’âme ; alors toute la partie par laquelle l’âme connaît ne fait plus qu’un avec l’objet connu. Et cela doit être pris tout à fait au sérieux ; s’il y avait dualité, le sujet serait différent de l’objet, et ils seraient en quelque sorte juxtaposés ». La dualité se maintient tant que les Idées ne sont pas assimilées et nous restent extérieures, tant que l’intelligence en nous « voit ces notions comme des choses différentes d’elle-même ». Tant que la connaissance n’est pas une connaissance directe puisée aux sources vivantes de l’observation, tant que la connaissance n’est qu’une connaissance par ouï-dire et que les mots qui nous servent dans l’expression ne vivent pas de l’intuition qui les porte, la connaissance n'est que savoir fragmentaire. Tant que les mots ne sont que des coquilles vides, le savoir est encore irréel. Le pressentiment de l’unité fait de toute connaissance une contemplation et toute contemplation, en définitive se fond, se déplie dans l’Unité. L’observation invite la contemplation et « la contemplation est en progrès de la nature à l’âme, et de l’âme à l’intelligence ; elle devient chaque fois plus intimement unie à l’être qui contemple ; dans l’âme sage déjà, les objets connus en viennent à être identiques au sujet qui connaît, parce qu’elle aspire à l’Intelligence. Dans l’Intelligence, sujet et objet sont évidemment un, non plus par une intime union comme dans la meilleure des âmes, mais d’une unité substantielle ; ‘être et penser, c’est la même chose’ ; le sujet n’y est plus différent de l’objet ».

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    La manière dont nous définissons l’observation dans l’attitude naturelle est très superficielle. Nous ne sommes à tout prendre que capables d’y projeter la structure de la perception intentionnelle. Il est aussi clair qu’il manque à l’épistémologie contemporaine un fondement solide dans la connaissance de la conscience. La science classique s’est bâtie sur une complète ignorance de ses propres fondements dans la subjectivité connaissante. La révolution de point de vue de la théorie quantique doit être radicale et étendue à toute science de l’observation. Il est temps de changer notre paradigme de l’objectivité et de le renouveler.

    L’élan donné par la phénoménologie à la description des vécus de conscience n’a pas eu de prolongement solide. Il s’est perdu dans les marais d’une complexité inutile et du coup, le renouvellement que l’on pouvait en attendre dans la compréhension de l’observation ne s’est pas produit. Sans une exploration complète des états de conscience, sans une appréhension fine de la structure de la vigilance, nous ne pouvons même pas tirer parti de ce que l’observation scientifique nous délivre. Dans le domaine de la psychologie, l’introspection a longtemps subit un discrédit complet. Elle n’a droit à aucun article dans les encyclopédies courantes. Il est exact qu’elle comporte une redoutable complexité. Cependant, l’observation intérieure n’est pas une illusion pour autant. Mais elle ne prend toute sa valeur que si elle est une lucidité vivante, que si elle est observation non-duelle.

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  © Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan.
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