Leçon 165.  Recherches sur le corps émotionnel      

    Dans les précédentes leçons nous avons vu que le mental peut, sous le coup de l’émotion, entrer dans un mode réactif. Quand la tranquillité est bien établie, la relation à chaque situation d’expérience est juste, c’est-à-dire qu’elle est une réponse créative dans le présent. Elle est une action et pas une simple réaction. Cependant, la tranquillité, chez la plupart d’entre nous est superficielle. Il suffit de très peu de choses pour nous perturber.

    En d’autres termes, le corps émotionnel est la plupart du temps dans un état latent, ou dormant, jusqu’à ce qu’il soit activé. C’est le moment où nous nous emportons violemment, où nous perdons contrôle. L’activation du corps émotionnel est son passage à un état patent, ou excité. L’activation du corps émotionnel donne lieu au développement d’une énergie très particulière, l’énergie de la frustration. Celle-ci est très reconnaissable comme étant lié à l’entité appelé ego. L’ego est très réactif. Le corps émotionnel et l’ego ne sont pas séparables. En même temps, la tension contenue dans le corps émotionnel laisse penser qu’il est un corps de souffrance. Eckhart Tolle emploie l'expression pain body.

    Est-il possible de prendre conscience du corps émotionnel ?  Quels sont les éléments importants que nous devons repérer pour entrer plus avant dans la compréhension du corps émotionnel ? Quelle relation y a-t-il entre le corps physique et le corps émotionnel ? Nous avons communément tendance à ramener la réactivité excessive soit à un conditionnement biologique (la décharge d’adrénaline), soit à un conditionnement inconscient (la pulsion). Mais ne faudrait-il pas, plutôt que d’introduire une facteur extérieur, prendre en compte le mouvement du mental ? Ce mouvement n’est-il pas en définitive celui du  temps psychologique ?

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A. Le temps psychologique et les émotions

    Pascal l’a dit dans un texte célèbre, le plus grand malheur de l’homme est de ne pouvoir se tenir dans le présent. (texte). Nos pensées sont le plus souvent tiraillées vers le futur ou nostalgiques du passé. Nous appelons temps psychologique la dimension mouvante dans laquelle le mental ordinaire se déploie vers le passé ou le futur. Le retour vers le passé fait naître toute une série de modalités psychologiques : le regret de ce qui a été, les remords à l’égard de ce qui a été fait et que nous ne pouvons pas changer, l’amertume de voir le temps de notre existence écoulée, tandis que le sablier de la vie nous dit que notre durée est trop brève etc. La projection constante vers le futur crée le terrain de l’anxiété, de la crainte de ce qui pourrait arriver, la menace à l’égard de notre sécurité, mais aussi le caractère déficient de l’instant, en comparaison avec ce que le futur pourrait nous promettre.

     1) Aucune de nos pensées n’est tout à fait neutre, et ce qui l’est encore moins, c’est notre profonde identification avec elles. C’est l’identification au mental qui fait surgir, dans la relation au temps psychologique, l’explosion des émotions qui sont le lot de notre existence quotidienne. Me voici pris dans une file de voiture dans les encombrements d’un centre ville. Le mental dit : « Je pourrais déjà être rentré depuis une heure, et je dois supporter ces encombrements ! Mais c’est une horreur d’être coincé ici alors que je pourrais être ailleurs! ». Alors, c’est la tension, la colère, l’énervement, l’ébullition intérieure. « Ce n’est pas le moment de me faire des remarques dans la voiture ! Et le type qui fait des signes contre sa vitre à côté ferait mieux de rester tranquille. Je vais exploser !».

    Le mental effectue une comparaison : il met en balance le maintenant présent avec la représentation d’un autre maintenant possible un futur, un ailleurs : un autre lieu et un autre arrangement possible des événements : une autre causalité.  Les choses n’auraient pas dû se passer comme elles se sont passées. Le maintenant présent est pourtant seul réel. Il est là, dans la voiture, rue Carnot, en face d’une camionnette. Le possible, lui, n’existe pas, ce n’est qu’une représentation, comme je pourrais en imaginer des milliers d’autres, mais il a pris une telle importance qu’il est parvenu à biffer d’un coup le réel. La contradiction est là : entre une illusion à laquelle ma pensée est agrippée et la réalité qui ne lui correspond pas. Le temps psychologique veut dire ailleurs et autrement. Et la tension entre ici et maintenant et ailleurs et autrement, elle, est bien réelle, elle est patente dans mon irritation, dans l’agitation de mes doigts qui tapent sur le volant, dans le geste rageur d’écraser une deuxième cigarette. C’est devenu insupportable, mieux : inacceptable.

    N’est-il pas dans la nature du mental de ne pouvoir accepter le présent ?(texte) Ou bien est-ce une sorte de dysfonctionnement qui fait que la pensée s’en écarte ? En tout cas, si c’est un dysfonctionnement, il est très commun, au point que nous pourrions considérer qu’il est inscrit dans la condition humaine. Il est à l’origine d’une anxiété constante, de l’agitation mentale qui lui correspond et des cent mille dérivatifs et compensations qui gravitent autour. Bref, il est assez facile d'observer  qu'en dehors des considérations pratiques rationnelles, quand le mental intervient dans la vie quotidienne, c’est pour faire d’une situation un problème. Or  la situation d’expérience est ce qu’elle est. Elle n’est jamais un problème. Elle demande seulement de notre part une réponse juste, adaptée et créative. C’est différent. C’est le mental qui fait d’une situation un problème en l’interprétant de telle manière qu’elle devient problématique, parce qu’elle est inacceptable. Accepter d’être là où je suis ne requiert aucune intervention de la pensée, mais seulement la Présence. Nous n’avons pas à faire d’effort pour être, car l’acceptation est la spontanéité même. Il n’y a besoin d’aucun temps pour être ici et maintenant, par contre, il faut nécessairement du temps pour refuser d’être ici et maintenant.

    ------------------------------Nous pouvons même aller plus loin : il a aussi fallu du temps pour graver dans la mémoire les traces de l’expérience passée qui nous sert de référent pour soutenir qu’il y a de bonnes raisons (texte) pour  justifier notre agacement et notre impatience. Sans ces raisons tirées du passé,  qui mettent de l’huile sur le feu, il n’y aurait ni agacement, ni impatience. La non-acceptation (texte) a ses racines dans une histoire personnelle. Encore le temps psychologique. La résistance au maintenant  a une histoire. Elle peut par exemple évoquer une situation similaire vécue dans le passé qui n’a été que trop douloureuse et que nous ne voulons pas voir réapparaître. Si le passé n’existe plus, toutefois, la trace demeure dans la mémoire. De même, la justification qui dit que je devrais déjà être arrivé suppose la représentation d’un futur. Je voudrais être déjà là-bas où je ne suis pas encore. Le futur n’existe pas. Il n’existe que dans ma pensée qui lui donne une consistance. Il est porté par une attente et il prend la forme d’un espoir, d’une crainte, d’un agréable fantasme etc. Il n’est qu’une production de ma pensée et rien d’autre. La magie du mental est de pouvoir produire une illusion et de me convaincre que cette illusion a bien plus de valeur que le réel. L’agitation mentale devient illico une agitation émotionnelle. Cela s’observe dans le comportement déjà dans le fait de se ronger les ongles ou de mâcher un chewing-gum, de patauger dans les eaux saumâtres de l’ennui et d’avoir constamment ce regard vague qui dit que l’on aimerait bien être ailleurs. Somnolence de la rêverie et absence. Délit de fuite.

     Nous ne pouvons pas prendre la question à la légère. Il ne s’agit pas non plus d’en faire une question théorique, mais plutôt de considérer la vie quotidienne telle qu’elle est. La lucidité voudrait que nous sachions reconnaître à quel point nous sommes empêtrés dans ce type de problème. Dans la mesure où nous n’acceptons pas le présent, le mental active aussitôt le corps émotionnel et le fait passer de son état latent à son état patent, c’est-à-dire réactif. Une fois la réaction en chaîne déclenchée, et dans la mesure où nous sommes complètement identifiés à la projection émotionnelle, il n’y a plus que l’ego. (texte) Je suis  moi, livré pieds et poings liés à mes réactions. Condamné à les subir et à devoir les distribuer dans toutes sortes de comportements. Et, en disant moi, nous ne donnons pas une formule langagière.  C’est moi qui résiste, c’est moi qui se bat contre ce qu’il estime être un sale coup du sort, c’est moi qui veut être déjà là où je ne suis pas. Cette conscience qui accompagne la projection des émotions et finit par s’embrumer dans l’ennui est celle de l’ego.  

   2) La réactivité du corps émotionnel et la conscience de l’ego sont une seule et même chose. L’ego se manifeste dans les réactions et il rejoue le disque de ses conditionnements passés. Dans la conscience commune, nous le savons, mais seulement en ce qui concerne le rapport à autrui. Nous en jouons parfois sur le mode de l’humour et le jeu va jusqu’à la manipulation. En raison de la présence du corps émotionnel et de l’inconscience du processus qui l’accompagne, il suffit en effet d’appuyer sur le bouton pour déclencher une réaction chez autrui. Toujours la même. Cela marche très bien. C’est automatique, car les réactions ont effectivement un caractère mécanique. On dit couramment de certains parmi  nos proches « qu’ils démarrent au quart de tour » ! Comme un robot avec un bouton in/off. Un élément déclencheur et la séquence des réactions est automatique. C’est comme si la personne était tout d’un coup possédée par la prégnance du moi alors que, tranquille quelques minutes auparavant, elle était sans ce fardeau d’un ego. L’ego est éminemment prévisible. Ses modes d’apparition sont toujours les mêmes. Le moi apparaît surtout sur un mode défensif. Avec lui se manifeste une contraction physique très caractéristique. C’est très facile à observer autour de soi. Il y a toujours une tension qui accompagne la conscience de l’ego. Plus le moi est sévèrement affirmé et plus la crispation physique est forte. Nous pouvons ainsi remarquer que chez certaines personnes, le corps émotionnel presque constamment actif, tandis que chez d’autres, il reste « en pause ». L’hyperactivité du corps émotionnel nous fait dire que certains sont de véritables boules de nerfs et cet état se montre jusque dans les yeux injectés de sang d’une extrême tension accompagné d’une grande souffrance. Sa manifestation immédiate se traduit par une négativité qui n’attend qu’une occasion pour se déverser, retournée contre elle-même, elle colporte un déni, une tendance dépressive.

    La négativité n’est pas une action consciente, c’est une réaction inconsciente. L’action consciente ne prend place que dans l’acceptation complète du présent. Si je respecte entièrement le présent, si j’honore l’instant, je réponds immédiatement à la situation d’expérience, sans faire d’histoire, sans faire intervenir mes histoires personnelles. L’action juste n’intervient que dans un état alerte dans lequel chaque situation est sa propre urgence, une urgence qui ne laisse pas l’opportunité au mental de se déverser et de s’épandre en réactions. Ce n’est pas le moment de faire des histoires et de rejouer les vieux disques des comportements habituels. Je fais exactement ce qui doit être fait. Quand j’honore l’instant, la toile de fond de la conscience est impersonnelle. Elle est Présence et la Présence est une conscience tout à fait nouvelle et différente. La Présence met fin à l’identification au corps émotionnel et permet de le voir tel qu’il est. Parce que l’ego a partie liée avec le corps émotionnel et que sa hargne est de vouloir persister dans ses revendications, l’ego craint la lumière de la Présence qui le révèle. Il ne peut rejouer ses compulsions que dans l’inconscience.

    Voici ce qu’en dit Eckhart Tolle :

    « En fait, le corps de souffrance, qui est l'ombre de l'ego, craint la lumière de votre conscience. Il a peur d'être dévoilé. Sa survie dépend de votre identification inconsciente à celui-ci et de votre peur inconsciente d'affronter la douleur qui vit en vous. Mais si vous ne vous mesurez pas à elle, si vous ne lui accordez pas la lumière de votre conscience, vous serez obligé de la revivre sans arrêt. Le corps de souffrance peut vous sembler un dangereux monstre que vous ne pouvez supporter de regarder, mais je vous assure que c'est un fantôme minable qui ne fait pas le poids face au pouvoir de votre présence…

    En somme, le corps de souffrance ne désire pas que vous l'observiez directement parce qu'ainsi vous le voyez tel qu'il est. En fait, dès que vous ressentez son champ énergétique et que vous lui accordez votre attention, l'identification est rompue. Et une dimension supérieure de la conscience entre en jeu. Je l'appelle la présence. Vous êtes dorénavant le témoin du corps de souffrance. Cela signifie qu'il ne peut plus vous utiliser en se faisant passer pour vous et qu'il ne peut plus se régénérer à travers vous. Vous avez découvert votre propre force intérieure. Vous avez accédé au pouvoir de l'instant présent ». (texte)

     C’est cette question que nous allons explorer au cours de cette leçon. Que veut dire « revivre sans arrêt » ? Nous avons déjà abordé la question de la répétition du modèle en traitant de l’inconscient. C’est une clé importante permettant de mieux comprendre le lien entre les dérapages émotionnels et leur cause dans un traumatisme situé dans le passé. Ici, nous n’avons pas besoin de fouiller le passé, ce que nous considérons, c’est seulement l’aspect compulsif du mental, en liaison avec le corps émotionnel. Dans le présent. Ce que nous pouvons observer, c’est qu’il existe bel et bien un conditionnement mental qui convoque sans arrêt les mêmes réactions. Il ne nous est pas non plus utile de prendre en compte le savoir concernant les mécanismes biologiques qui interviennent dans les réactions. Ces mécanismes n’éclairent pas l’expérience directe. Ils font intervenir un facteur externe que la conscience ne saisit pas. Par contre, ce qui est ouvert à la lucidité, c’est « la peur d’affronter la douleur qui est en vous ». Le corps émotionnel n’a d’empire que dans l’inconscience, c’est dans l’inconscience que se produit l’identification. La mise en lumière du corps émotionnel  a un pouvoir. Non seulement elle rompt l’identification qui se produit habituellement qui fait que le Je tombe dans le mélodrame de l’ego, mais elle libère aussi une intelligence qui appartient à la Présence. Schopenhauer disait avec finesse que vivre dans l’ennui est ennuyeux, mais que la contemplation de l’ennui ne l’est pas ! La compréhension du corps émotionnel n’est pas émotionnelle, elle est neutre et profondément instructive.

B. Champ énergétique et émotionnel

    Poursuivons. Qu’est-ce que « le champ énergétique » du corps émotionnel ? Dans ce qui suit, nous n’allons pas considérer cette expression comme une métaphore. Nous avons examiné dans une leçon précédente la théorie de la causalité formative de Rupert Sheldrake et son recours, dans le domaine de la biologie, aux champs  morphiques et morphogénétiques. Nous avons déjà montré qu’il est tout à fait légitime de parler de champ dans le domaine de la conscience, mais la dimension énergétique de l’émotion permet de faire un pas de plus dans cette direction.

    ------------------------------1) D'un point de vue réductionniste, on dirait que l'expression « champ énergétique » désigne l’étage instinctif du corps-physique. Après tout, chez l’animal nous observons des réactions  semblables aux émotions humaines : la colère, la peur, le plaisir. Nous savons aussi que dans quelques situations un être humain a aussi des réactions instinctives. Nous avons examiné précédemment cette question au sujet de la peur. Au milieu d’un danger, le cœur se met à battre à toute allure, les muscles se tendent, la respiration s’accélère en vue du combat ou de la fuite. Cependant, ce serait se méprendre gravement de raisonner sur l’être humain comme on le fait sur l’animal. Un être humain peut, par le seul pouvoir de sa pensée, provoquer des émotions. C’est pourquoi il vaudrait mieux dire : « une réaction instinctive est la réaction directe du corps à une situation extérieure quelconque. Une émotion est la réaction du corps à une pensée ».

     Notre perception du monde est très rarement innocente. Le plus souvent, elle est interprétée par la pensée. « C’est-à-dire qu’elle sera filtrée par les concepts mentaux de bien et de mal, des goûts particuliers, de « moi » et de « mon ». Par exemple, il est très probable que vous ne ressentirez aucune émotion si on vous dit que la voiture de quelqu’un a été volée. Par contre, si on vous dit que c’est votre voiture qui a été volée, vous serez probablement énervé. C’est inimaginable à quel point un petit concept mental comme « ma » peut susciter de l’émotion !»

    Le corps-physique  lui « ne peut pas faire  la distinction entre une situation réelle et une pensée. Il réagit aux pensées comme s’il s’agissait de la réalité. Il ne sait pas qu’il s’agit d’une pensée. Pour le corps, une pensée véhiculant de l’inquiétude et de la peur signifie « je suis en danger » et il réagit en conséquence, même si vous êtes détendu dans un lit bien chaud et bien confortable la nuit ». Dans une situation réelle, l’intensification de l’énergie trouve immédiatement un exutoire, comme par exemple dans la fuite devant le danger. Elle est donc rapidement déchargée et n’a pas un caractère durable. Cela se vérifie très bien chez l’animal chez qui l’agressivité s’éteint assez vite. (texte) L’aptitude d’un chat à revenir à la tranquillité est étonnante. En revanche, chez un être humain, quand le danger est une fiction du mental, la montée d’énergie ne trouve pas facilement un exutoire et elle est en grande partie renvoyée vers le mental qui la met aussitôt à contribution pour générer encore plus de pensées anxieuses. Dans une conversation qui tourne mal, cela s’appelle mettre de l’huile sur le feu. (texte) Peu importe le contenu des rationalisations conscientes. Ce qu’il faut voir, c’est l’irruption de ce quota d’énergie qui devient toxique et interfère avec un fonctionnement normal du corps. Le champ énergétique du corps émotionnel est alors fortement polarisé et c’est lui excite le mental. L’intellect est submergé par l’émotion, il est aveuglé, car il ne fait que rationaliser ce que l’énergie émotionnelle  diffuse de façon chaotique dans le corps. Ce dysfonctionnement  se répand dans les structures de la pensée et altère le jugement. Le résultat ne se fait pas attendre : le corps réagit par des émotions négatives (texte) à la pensée dysfonctionnelle. C’est un cercle vicieux : la voix de l’ego alimente un discours et raconte une histoire à laquelle le corps réagit. La réaction est émotion. A son tour l’émotion nourrit l’énergie de la pensée qui a en premier lieu engendré l’émotion. Du coup, le mélodrame de l’ego prend une forme de plus en plus convaincante : il peut se persuader que c’est une vérité qui « lui sort des tripes » ! Mais ce n’est pas vrai. L’ego se raconte toujours des histoires. Il adore les mélodrames. Il y a un « cercle vicieux des pensées et des émotions non conscientisées, cercle vicieux qui génère la pensée émotionnelle et les mélodrames émotionnels ».  

    La rapidité du déclenchement du processus, l’ignorance complète du sujet à l’égard du travail des émotions, une bonne dose de complaisance et de mauvaise foi, font qu’il est au début très difficile de cueillir sur le vif la séquence toute entière. C’est après-coup, quand le retour au calme est effectué, que l’on peut, plus ou moins maladroitement, comprendre ce qui s’est passé. Pour la plupart d’entre nous, le processus est très rapide pour une autre raison : les pensées-mère qui contiennent les croyances opératoires dans l’émotion, sont nichées à un stade préverbal dans l’inconscient. On peut les qualifier de « suppositions inconscientes non-verbalisées ». Elles sont en rapport étroit avec les nœuds psychiques de l’expérience passée. « Elles prennent leur source dans le conditionnement de la personne, en général dans celui de la tendre enfance ». Les pensées-filles qui en naissent, et qui explosent en surface, relayées par des rationalisations conscientes, semblent donc assez peu lisibles. Eckhart Tolle donne quelques exemples de ces croyances inconscientes fortement enracinées dans le psychisme qui peuvent donner lieu à de puissantes réactions émotionnelles :

- « On ne peut pas faire confiance aux gens ».

- « Personne ne me respecte ni ne m’apprécie ». etc.

     Une fois le germe planté, il se développe. « Les suppositions inconscientes créent des émotions dans le corps qui engendrent ensuite une activité mentale et des réactions immédiates. C’est ainsi qu’elles créent votre réalité personnelle». Nous avons tendance à attirer les situations dans lesquelles les schèmes inconscients peuvent se manifester et il est naturel que cela se produise. Pour reprendre une formule donnée plus haut dans les leçons, ce qui a été ré-primé veut s’ex-primer. Nous pouvons seulement croire avoir enfermé dans notre placard à balais notre histoire. Mais seulement y croire, car en réalité, les pensées-mère  s’expriment en permanence dans des pensées-fille. Contre Freud, il faut dire que non seulement le psychisme n’est pas fragmenté, mais il n’existe pas de coupure entre le subconscient et le conscient.

     2) Nous voyons donc à quel point il est trompeur de chercher des réponses concernant le comportement humain en ne prenant en compte que des mécanismes biologiques. La manie de rabattre le comportement humain sur l’animal, de parler d’instinct ou de pulsion à toutes les sauces est une sottise. C’est la pensée qui fait l’homme, mais, comme nous l’avons vu, toute pensée s’auto-transforme dans le corps. Le corps est un dispositif admirablement intelligent capable de traduire la pensée en molécules. Les pensées les plus stimulantes, comme les pensées les plus dépressives. Le résultat est imparable. Il advient. Le corps possède sa propre intelligence, mais il est aussi incroyablement obéissant. A cet étage, il ne s’agit pas de raisonner en termes de positif/négatif dans le vague, comme on le fait trop souvent, pour diluer une appréciation morale en bien/mal. Cependant, il y a bien un sens à parler d’émotions positives et d’émotions négatives, eu égard au retentissement que l’émotion peut avoir dans l’organisme. Qu’est-ce qu’une émotion négative ? « C’est une émotion qui est toxique pour le corps et qui interfère avec l’équilibre et l’harmonie de ce dernier. La peur, l’anxiété, la colère, le ressentiment, la tristesse, la haine, la jalousie, l’envie, sont toutes des émotions qui dérangent la circulation de l’énergie dans le corps ». La médecine allopathique a très longtemps ignoré ces questions. Ne prenant pas en compte la conscience, elle devait passer complètement à côté du fonctionnement de l’ego. Le travail de Hans Seylié sur le stress a commencé à attirer l’attention sur ce problème. A l’heure actuelle, nul ne peut l’ignorer et dans les faits, le virage vers une médecine corps-esprit est largement effectué. Nous savons qu’il y a des émotions qui renforcent le système immunitaire et qui stimulent la vitalité. L’amour soigne et la tendresse guérit. La joie inonde le corps d’une cohérence qui supporte la vie et la promeut.

    Pourtant, la distinction entre une émotion générée par le mental et une émotion jaillissant spontanément de l’être est encore valide. Nous avons dit ailleurs qu’il y a tout de même une différence entre une gaieté artificielle, qui est une pure production mentale et une vraie joie spontanée. On peut, avec de la drogue, de l’alcool, des blagues de potaches, des spectacles débiles, se sentir "gai" un moment. A l’extérieur. Tout en éprouvant dans son for intérieur une grande souffrance. A dire vrai, si nous regardons attentivement la télévision, nous verrons que la plupart du temps, elle sert qu’à cela : vendre de la joie frelatée à ceux qui ne vivent qu’au niveau de l’ego. Eckhart Tolle précise  : « les émotions générées  par l’ego contiennent en elles-mêmes leur opposé en qui elles peuvent rapidement se transformer… ce que l’ego appelle l’amour est de la possessivité et de la dépendance pouvant basculer vers la haine en l’espace d’une seconde. L’anticipation, qui correspond à une valorisation trop grande d’un événement futur par l’ego, se transforme facilement en son opposé, la déception, lorsque cet événement est passé ou ne comble pas les attentes de l’ego… Le plaisir d’une soirée folle se transforme en noirceur et gueule de bois le lendemain matin ». Bref, ce qui vient du mental est soumis à l’empire de la dualité. On a beau se faire mousser avec des gloussements et des rires convenus, l’être refait surface et le plus souvent, le malaise revient parce que le corps émotionnel est très vite réactivé.

    ------------------------------Quelle est donc la différence avec une émotion spontanée ? Dans la formulation d’Eckhart Tolle, « Les émotions profondes ne sont pas des émotions mais plutôt des états de l’Être en nous. Les émotions se situent dans le domaine des opposés, alors que les états de l’Être se situent dans le domaine dénué d’opposés ». Nous avons vu que S. Prajnanpad propose dans le même sens de distinguer émotions et sentiments. Le sentiment est ce qui fait que nous nous sentons un avec ce qui est, tandis que l’émotion est très réactive. Le sentiment ne laisse pas de trace derrière lui, l’émotion elle suppose toujours une trace et reste marquée par la dualité. Le sentiment est non-duel, il est une affection spontanée du cœur qui va au-delà de la personne. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il peut y avoir une sympathie au niveau du sentiment et que nous pouvons partager des sentiments qui ne sont pas strictement les nôtres. Prajnanpad dit que si on ôte son caractère impur à l’émotion, ce qu’elle possède à titre de polarisation réaction issue du passé personnel, elle redevient une émotion pure, c’est-à-dire un sentiment. (cf. Prajnanpad texte) C’est aussi dans ce registre que se situent les sentiments esthétiques. Les trois principaux sentiments non-duels jaillissant de l’Être sont l’Amour, la Joie et la Paix. Dans les termes d’Eckhart Tolle, cela veut dire que l’Amour, la Joie et la Paix font partie de notre nature et ne dépendent pas d’un facteur externe. Si l’émotion est encore marquée par une dualité intentionnelle et sa polarité, le sentiment lui est non-intentionnel et n’a pas d’opposé. Ainsi l’Amour est un épanchement de l’unité qui n’a pas de contraire. C’est dans l’émotionnel que s’oppose attachement/haine. La Joie véritable, comme le titre un livre de Jean Klein est La Joie sans Objet qui ne dépend d’aucune cause si ce n’est l’épanchement libre du Soi. Dans la dualité émotionnelle, on ne trouve qu’exaltation/dépression. La Paix véritable est, dans le langage des Évangiles, « la Paix qui dépasse l’entendement », la paix immanente à l’Etre et qui ne dépend d’aucune cause. Dans la dualité, on ne trouve que des séries instables d’émotions comme : entente/conflit, tolérance/intolérance, armistices/guerre etc. Il est donc important de ne pas confondre réactivité émotionnelle et spontanéité. Un animal et dans une certaine mesure un enfant tant qu’il n’a pas absorbé une grande part du corps émotionnel de ses parents, sont très spontanés. Un adulte, lesté d’une longue histoire personnelle, soumis à un environnement dans lequel la tension est palpable, dominé par le mental et sa polarisation émotionnelle et centrée sur l’ego, est le plus souvent réactif. D’où vient ce regret qui nous dire que nous avons perdu la spontanéité de l’enfance. Si nous observons attentivement autour de nous, nous verrons que la grande majorité des personnes que nous côtoyons ont une grande rigidité. Une rigidité mentale tout à fait contraire à la spontanéité. La rigidité mentale va avec le port du masque qu’impose l’ego, car l’ego ne peut exister qu’en composant un personnage. La plupart d’entre nous s’imposent donc une discipline qui consiste à jouer un rôle ; il faut contrôler sévèrement la spontanéité, ce qui donne cette pose artificielle et guindée de ceux qui croient avoir réussi dans la vie en s’identifiant à une figure sociale admise et reconnue. C’est là que nous reconnaissons tout à la fois l’egomanie et la dictature du mental. Il est aussi logique que la rigidité mentale produise un corps émotionnel très réactif et que celui qui ne vit que dans son personnage soit astreint à des efforts surhumains  de contrôle. Jusqu’au jour où l’édifice mental s’effondre dans une crise de nerfs et quand le château de cartes du mental tombe à plat, la crise existentielle est majeure.

C. Libération et Présence

    L’émotionnel met en relief le pouvoir de toute conscience de produire un champ de forme qui s’imprime, enveloppe et retentit dans le corps-physique. Il n’est pas nécessaire d’aller chercher le concept oriental d’aura pour comprendre ce que cela veut dire. L’attention au corps émotionnel ouvre des perspectives inédites, très peu fréquentées par la philosophie occidentale. Elle nous invite à considérer la relation corps-esprit en dehors de toute interprétation chosique et mécaniste. Le corps émotionnel est davantage un champ qu’un objet. La matière elle-même n’apparaît comme objet que dans une analyse très superficielle. Elle est aussi un champ d’énergie. Il n’existe dans l’univers que des structures énergétiques vibrant à des fréquences allant des plus basses aux plus élevées. Le mental, que l’on croyait autrefois pouvoir isoler dans une sphère de concepts purs, possède sa propre énergie. Il ne peut être distingué des émotions que par abstraction. Dans l’émotionnel, nous faisons malgré nous l’expérience que toute idée est une idée-force. Notre souffrance tient autant à notre ignorance qu’à notre inconscience. Mais la conscience est-elle susceptible de modifier notre rapport au corps émotionnel ?

    1) Qu’est-ce que la conscience habituelle ? Nous avons examiné sept caractéristiques du vécu conscient : intentionnalité, immédiateté, intériorité, subjectivité, personnalité, temporalité et disponibilité. La description du corps émotionnel nous fournit maintenant une illustration concrète de ce que nous avions annoncé.

    Toute réaction émotionnelle est traversée par dualité sujet/objet et, pour cette raison, elle est vécue comme effort, lutte et résistance de l’ego face au monde. L’émotionnel durcit les caractéristiques de (1) l’intentionnalité et la transforme dans la lutte désespérée du moi en vue d’un objectif. Nous comprenons maintenant beaucoup mieux ce que veut dire (2) l’immédiateté du vécu dans la conscience habituelle. Effectivement, l’émotion jaillit si vite qu’elle est tout de suite là. Mais ce que nous appelons « conscience », dans l’attitude naturelle, c’est le résultat de ce jaillissement : ma colère, ma jalousie, mon inquiétude etc. En réalité, il y a tout un processus en amont de cette apparition. La bulle mentale éclate en surface, mais elle est issue des profondeurs de l’esprit. Notre vigilance habituelle est toute en surface. Nous ne sommes pas assez lucide pour nous rendre compte que la fulguration émotionnelle a une provenance et surtout, nous tombons très vite du côté contenu de l’esprit. Bref, la conscience-de-quelque-chose, l’émotion, voile et oblitère la conscience-de-soi. Nous disions de (3) l’intériorité, qu’elle prend communément une forme, l’intimité, qui est le rapport du moi avec lui-même. Si nous voulons comprendre l’intimité, examinons ce que représentent les émotions et nous serons servis ! Par contre, elle ne suffit pas pour comprendre la présence à soi de l’intériorité. L’intimité est un domaine très superficiel. Le mot (4) subjectivité ne fait désormais plus mystère et il prend un sens très concret. Le mélodrame émotionnel n’a de sens et de réalité que pour celui qui en est l’auteur et la victime. Tous les efforts qu’il déploie pour persuader autrui d’entrer dans son point de vue sont voués à l’échec. Si seulement nous avions assez de bon sens pour remarquer que ce que nous appelons : « nos » problèmes, « nos drames », « nos malheurs », n’existent plus guère pour quelqu’un d’autre, nous pourrions poser de vraies questions et nous déprendre de notre mélodrame. Quoi de plus subjectif que l’émotionnel ? De même, ce que l’on appelle la (5) personnalité, pour autant que l’on considère la construction de la petite personne centrée sur l’ego, s’éclaire admirablement, si nous voulons bien mener une investigation honnête de ce qu’est le corps émotionnel. Nous aurons alors la surprise de découvrir que ce que la plupart des gens appelle « personnalité » n’est rien d’autre qu’une représentation fondée sur le corps émotionnel. La psychologie la plus superficielle est celle qui est la plus empêtrée dans l’émotionnel.

    Nous disions que le vécu est marqué par la (6) temporalité. Nous venons d’en trouver une confirmation éclatante. L’inscription des schèmes émotionnels a son origine dans le passé sous la forme des nœuds psychiques entrevus par Freud dans l’inconscient. L’inconscient est la trace du passé en moi disions-nous.

    Mais ce n’est qu’un aspect de la question, car ce que nous venons de montrer, c’est que c’est que l’activité mentale du conscient est pour l’essentiel sous la domination implacable du temps. L’émotionnel est l’exaspération du temps psychologique. Il fait du sujet un possédé et le démon qui prend possession de l’homme dans l’émotionnel, c’est le temps psychologique. Souvenons nous de la prosopopée de la fuite du temps. Pascal disait : examinons nos pensées, nous les trouverons toutes occupées au passé ou au futur. L’éclairage qu’apporte Eckhart Tolle sur cette question est saisissant. « La petite voix dans la tête » est sans arrêt en train de produire des suggestions temporelles. Assis dans une salle, en train d’écouter un cours ou une conférence, la « petite voix » susurre : « qu’est-ce que je vais faire ce soir ?… ces vacances ? … il y a quoi au programme de la télé ?… ! » Chaque matin, des humains se lèvent en pensant : « encore une journée à devoir affronter… Quelle angoisse  quand j’y pense… C’est une agonie…». Nous dépensons une quantité d’énergie psychique prodigieuse pour alimenter l’usine de nos pensées parasites. Jusqu’à l’épuisement permanent. Le fait est que la plupart des gens que nous pouvons observer autour de nous sont toujours en train de « penser » de cette manière. Cela se voit, rien que dans le regard absent. Nous ne sommes presque jamais présents à ce qui est, ici et maintenant. N’étant pas présents, nous ne sommes pas attentifs et sans attention, nous n’apportons pas de soin à ce que nous pouvons faire. Nous sommes très négligents, ce qui engendre la médiocrité. Car pour qu’il y ait une vraie qualité d’excellence dans notre vie, il faudrait que nous soyons présents à chaque instant, d’où l’importance d’accorder soin et attention à chaque situation d’expérience. L’absence ne fait jamais rien de bon, elle génère de l’ennui et elle nous interdit d’apprécier quoi que ce soit, et surtout d’apprécier la Vie elle-même, telle qu’elle se donne à nous.

    La plupart d’entre nous ne connaissent de sursaut de conscience que dans l’extrême danger. Un feu qui s’allume, une explosion, un accident, une chute : pendant un bref moment, nous n’avons plus le temps de penser. La « petite voix » est réduite au silence. La situation requiert une action immédiate. Il y a dans cette intensité de vigilance une présence qui est parfois expérimentée comme l’émergence soudaine, au milieu même de l’action, d’un sentiment intemporel. Le goût des sports de l’extrême vient de là : se placer délibérément dans une situation où nous arrêterons la moulinette mentale pour être, pour une fois, intensément présent. Sur une pente verticale dans l’alpinisme. Projeté en l’air dans un saut en parachute. En apnée dans les profondeurs du Grand Bleu. Une seconde face à un camion sur une route de montagne. Nous avons besoin de l’extrême pour nous sentir vivre, car c’est le seul moyen que nous ayons pour faire taire la « petite voix dans la tête » et son monologue temporel incessant.

    2) Et s’il était possible de le faire délibérément ? (conte) Et s’il était possible de choisir délibérément la Présence ou au moins de ne rien faire pour entraver son expression ? Et si la Présence était perpétuellement ouverte à notre (7) disponibilité ?  Étant donné la confusion habituelle qui porte le sujet à s'identifier avec l'objet (texte), nous devons, dit Jean Klein, "faire connaissance avec nous-mêmes", et pour cela "procéder à une investigation sur le vif". La disponibilité porte en elle la Présence et la Présence est la lumière de l’attention. Dans l’attention, l’intelligence se tient dans la position de Témoin, de l’observateur sur le vif. La présence n’est pas la « petite voix » dans la tête. Le monologue du mental la recouvre. La présence est en retrait. Elle ne se réfléchit pas. La présence n’est pas ce que le mental saisit et construit. Ainsi, « Vous ne pouvez « réfléchir » la présence, et le mental ne peut la comprendre. Saisir ce qu’est la présence, c’est être présent». (texte) Cet être présent s’épanouit quand nous sommes libres de toute pensée, paisible, mais cependant très alerte. Ancré dans l’ici et le maintenant. Ce qui veut dire « habiter votre corps totalement. Avoir constamment votre attention en partie fixée sur le champ énergétique de votre corps. Sentir votre corps de l’intérieur, pour ainsi dire. La conscience du corps vous fait rester dans le présent et vous ancre dans le présent ». On raconte que des maîtres zen avaient l’habitude d’arriver en catimini dans le dos de leurs élèves pour leur asséner un bon coup de bâton afin de vérifier leur degré de présence. Si l’élève avait été intensément présent, il aurait remarqué que le maître arrivait derrière lui, ou il aurait évité le bâton. Si le coup pouvait atteindre sa cible, cela signifiait que l’élève était en réalité plongé dans ses pensées, donc en réalité absent. « Pour rester présent dans la vie quotidienne, il faut être bien ancré en soi, bien enraciné. Sinon le mental vous entraînera dans son flot comme une rivière en furie, car son mouvement d’entraînement est incroyable ». Être bien ancré ici et maintenant ne veut pas dire que nous nous identifions à la forme du corps-physique. Ce dont il est question ici, c’est du ressenti du corps-subtil. « Habiter son corps, c’est sentir le corps de l’intérieur, sentir la vie en vous et, par conséquent, découvrir que vous êtes autre chose au-delà de la forme extérieure ». Un champ d’énergie enveloppant qui se diffuse dans un fondu enchaîné à l’entour, dans le lieu d’inscription de notre situation d’expérience. Pour se réapproprier la présence, il est possible de « détourner votre attention de la pensée pour la diriger vers le corps, là où vous pouvez d’emblée sentir l’Être sous la forme du champ énergétique qui donne vie à ce que l’on perçoit comme le corps physique ».

    Eckhart Tolle conseille de commencer par ressentir la vitalité dans sa main, puis ses bras, ses jambes et ainsi de suite. Non pas y penser, mais juste ressentir. En déposant son attention sur le corps de cette manière, le ressenti est perçu comme un champ énergétique unique. La sensation n’a pas de forme, ni de limite réelle et elle est panoramique par nature. Un bon exercice consisterait à remplacer la projection des attentes vers le futur par une attention délibérée à la présence corporelle : « Chaque fois que vous devez attendre, peu importe où, utilisez ce temps-là pour sentir votre corps subtil. De cette façon, les embouteillages et les files d’attente deviennent très agréables. Au lieu de vous projeter mentalement loin du présent, enfoncez-vous plus profondément dans le présent en occupant davantage votre corps». Le paradoxe, c’est que c’est justement en étant bien ancré dans le corps qu’il devient facile de rester présent et d’observer le jeu du mental. Cela crée un hiatus temporel dans lequel l’activation des réactions émotionnelles est elle-même vue. Le plus drôle et le plus intéressant, c’est que bien sûr, suivant les circonstances, la présence sera chassée, le conditionnement mental des émotions reprend le dessus à la moindre contrariété. Il est cependant toujours possible ensuite de revenir à l’intérieur et dans ce va-et-vient tout le processus est éclairé. Quand un défi se présente, c’est toujours dans le délai que surgit « une réaction mentale et émotionnelle qui prend possession de vous ». Le délai laisse la place au temps psychologique. Avec un peu d’entraînement, il est possible de court-circuiter la réaction en portant l’attention sur le corps de manière globale. « Lorsque votre attention est dirigée vers l’intérieur, que vous sentez votre corps énergétique et désengagez votre attention du mental, vous retrouvez immédiatement le calme et la présence ». Plus nous différons la réponse à la situation d’expérience présente, moins la réponse sera juste, car le mental entrant en scène va compliquer les choses. Inversement, si nous sommes intensément présents, ce n’est plus l’intellectualité émotionnelle du mental qui va parler. La réponse à ce qui est émanera d’une source bien plus profonde et sera nettement plus inspirée. Eckhart Tolle dit : l’intelligence de l’Être.

    Ce que nous découvrons dans les réactions émotionnelles, c’est tout un nœud de résistances. Dans la traînée réactive des émotions, l’ego dit : « Non ! non ! non !... Pas cela ! Cela ne doit pas arriver comme cela. Non !  » La seule manière d’y entrer consciemment, c’est de lâcher-prise, et d’accepter ce qui est. Dire Oui. Dire Oui, c’est autoriser ce qui est. Au milieu de la déroute émotionnelle il y a deux degrés d’acceptation. a) Le premier se situe au niveau de la reconnaissance de ce qui est dans la situation d’expérience : j’accepte d’être là où je suis, dans le présent, et non pas ailleurs et à un autre moment. J’en viens à honorer le moment présent pour ce qu’il est. J’en viens finalement à comprendre qu’il n’y a rien à attendre, que le futur n’est qu’un mirage et que ce présent est d’un prix immense. b) Le second degré intervient quand le refus intérieur est si violent qu’il n’est pas possible d’accepter la réalité. L’exemple le plus important est celui de la séparation ou de la mort d’un proche, quand, de toutes les fibres de notre corps, cela crie « non ! non ! ». Eckhart Tolle dit qu’alors, si la violence de la réaction est trop forte, nous pouvons au moins accepter nos émotions dans le moment présent. Accepter la colère, la frustration, les larmes, le chagrin, la souffrance etc. sans entrer en contradiction avec nos propres émotions.  Elles sont là présentement. Donc s’autoriser à être ce que nous sommes, maintenant. Vivre l’émotion (texte) en lui permettant d’exister. Flotter avec elle en la laissant suivre son cours, mais sans l’alimenter outre mesure avec un discours mental supplémentaire. Laisser la souffrance se déverser et nous traverser. La souffrance pleinement acceptée peut alors raconter son histoire, se transformer d’elle-même et être une révélation. Une libération.  L’acceptation restitue la présence. Quand la présence accompagne l’émotionnel, celui-ci n’est plus tout à fait inconscient et ce qui est dès lors mis en lumière, c’est le nœud de résistance de l’ego. Prendre conscience de la résistance, c’est ne plus en être entièrement victime, c’est réaliser que, certes, le corps émotionnel réagit au quart de tour, mais intérieurement, je ne suis pas ce paquet de réactions. J’en suis témoin et c’est cela la lucidité. La conscience Témoin seule est libre, le moi, et son cortège de réactions, ne l’est jamais. Le moi fait partie du conditionné, il n’est pas la conscience inconditionnée. La conscience témoin et la Présence sont un. Cette conscience est bien plus impersonnelle que celle de l’ego. Elle est aussi plus incomparablement plus vaste. C’est l’espace de la Conscience. Elle est par essence détachée du mélodrame de l’ego ; et comme le mélodrame émotionnel de l’ego est inséparable du temps psychologique, la Présence, elle, porte dans son essence le parfum de l’intemporel. Dans la Présence, le défilé des états contradictoires du moi est vu comme une succession de formes. Comme des nuages qui passent dans le ciel, tandis que le soleil reste toujours présent. Les états du moi apparaissent et sont tous voués à disparaître dans le temps. Les états du moi font partie de la phénoménalité, mais ils ont simultanément une très haute valeur, puisqu’ils permettent au sujet de faire l’expérience de lui-même, tout en jouant le jeu de la phénoménalité. Ce qui change avec la présence, c’est que le sujet sait qu’il s’agit d’un jeu dont on peut finalement autant rire que pleurer. A l’inverse, l’identification de l’ego à son mélodrame est telle que justement, dans l’inconscience, il ne voit pas qu’il s’agit d’un mélodrame monté de toutes pièces. L’ego se prend très au sérieux. Il ne rit jamais. C’est justement quand le soi se déprend de l’ego qu’il se met à rire à gorge déployée ! La Présence n’abolit par le jeu, elle le révèle comme jeu, car elle libère le sujet de l’identification. En l’absence de toute identification, quand la Présence est rendue à elle-même, il y a justement la Joie du jeu, il y a une Paix. Et il y a aussi l’Amour.

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    Il est superficiel de ne considérer l’émotionnel que sous un angle biologique. Il y a incontestablement des mécanismes biologiques en jeu dans nos émotions, mais ils sont intimement liés au mental. A l’état de veille, l’activité mentale est harnachée au temps psychologique et il serait illusoire de vouloir les séparer. Comme la vigilance est inséparable de la conscience d’objet et qu’elle véhicule un processus constant d’identification, nous pouvons dire que notre conscience est d’ordinaire prise dans le flux des émotions. De là résulte qu’en fait la domination du corps émotionnel implique une inconscience qui aliène en permanence le sujet et le place dans une situation de servitude à l’égard de ses conditionnements passés. C’est ce qui explique notamment la tendance compulsive du mental.

    Pascal, dans une vision tragique, avait très bien compris le lien entre le temps psychologique et la misère de la condition humaine. Il ne pouvait en trouver la résolution que dans la foi en Dieu. Nous avons vu qu’il restait à approfondir le lien entre le temps psychologique, la souffrance et finalement son résultat dans la condition misérable de l’homme. Si Pascal a vu toute l’importance du présent, il a cru qu’il suffisait d’y « penser » pour que l’homme retrouve enfin profondeur et sérieux. Mais il ne s’agit pas d’une « pensée » au sens habituel, mais d’une attention : de la Présence. Le mérite d’Eckhart Tolle est, en partant de la même intuition que Pascal, de débrouiller l’écheveau en apportant une clé dont la portée n’est pas seulement psychologique, mais bel et bien métaphysique. Et ne nous méprenons pas : il est bien question d’une nouvelle conscience. L’importance de ces découvertes est telle qu’il faudrait lui ménager une place en philosophie. C’est un apport majeur pour la phénoménologie. (suite)

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Vos commentaires

Questions :

1.       Qu’est-ce que l’identification ?

2.       Peut-il y avoir colère sans justification?

3.       Comment se fait-il que nous confondions action et réaction émotionnelle ?

4.       Les croyances inconscientes peuvent-elles se maintenir quand elles sont mises sous le regard de la conscience ?

5.       Pourquoi est-il si important de travailler l’acceptation?  

6.       Revenir vers le corps est impératif dans une situation où la réactivité est fortement sollicitée. Pourquoi ?

7.       Quel est le contenu de « la petite  voix dans la tête » ?

 

     © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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