Nous vivons à travers une continuelle projection dans nos désirs. Nous avons conscience de nos désirs, mais seulement dans le sens où nous sommes jetés à la poursuite de leur satisfaction. Nous sentons en nous cette traction du désir, cette inquiétude qu’il provoque ; nous vivons dans cette instabilité que le désir provoque, ballottés par nos désirs et c'est encore ce tiraillement du désir que nous trouvons dans l'agitation de nos pensées. Nous souffrons de nos frustrations et voudrions toujours être là où nos désirs seraient satisfaits, toujours mécontents de ce que le présent nous offre.
Mais être jeté dans nos désirs nous a-t-il jamais appris ce que nous désirons exactement ? Par exemple, l’adolescent qui veut absolument une moto sait-il exactement pourquoi il la veut ? Est-ce vraiment sûr que c’est la moto qu’il désire et pas le gain d’une certaine fierté, d’une assurance devant ses copains, d’un sentiment de force et même de virilité ? Si c’est le cas, cela veut dire qu’il désire en fait une chose pour une autre sans savoir exactement dans quelle direction va exactement le désir.
La difficulté est donc tout d'abord de savoir quel est l'objet réel du désir. Avons-nous donc conscience de l’objet de nos désirs ? Que cherchons-nous à travers nos désirs ?
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Trivialement, nous pourrions nous entendre répondre "quoi? On désire ce dont on a besoin ... et c’est tout !" Dire que le besoin est l’objet du désir est en effet une réponse commode, mais est-elle pertinente ? (texte)
1) Le mot besoin implique l’état d’un être vivant à l’égard de ce qui est nécessaire à sa conservation. L’animal a des besoins, comme l’homme peut aussi en avoir. Le besoin de sommeil, le besoin de manger, le besoin de boire, le besoin de respirer sont des besoins au sens strict. Un besoin se signale par des sensations spécifiques : soit dans l’ordre ici de la fatigue, la faim, la soif, l’étouffement. Il réapparaît de manière cyclique ou périodique, suivant l’horloge biologique de l’organisme. L’apparition d’un besoin appelle une réaction appropriée devant laquelle l’animal ne se dérobe pas. A l’inverse, l’homme, quand bien même il recevrait les signes avant-coureurs du besoin, est tout à fait capable de les outrepasser (texte) ou de les négliger. Nous n’écoutons pas nos besoins et nous les connaissons mal. L’animal ne s’en écarte pas. Le chien qui se sent malade se met à jeûner de lui-même, tandis que l’être humain peut faire le contraire de ce que son instinct lui dicterait, s’il pouvait l’écouter. L’homme dispose d’une liberté de choix, d’un libre-arbitre, il n’est pas complètement esclave des besoins, il peut les contrôler, les refuser ou les accepter. Le besoin caractérise la conscience vitale, il est par définition organique ou biologique. (texte) Or, parce que nous sommes essentiellement une conscience mentale, nous nous posons aisément face à face avec la conscience vitale. Il n’en reste pas moins pourtant que nous sommes bien des êtres incarnés et nous ne pouvons pas indéfiniment faire fi des exigences du corps. La privation de sommeil conduit à la mort au bout de quelques jours. Le corps ne pouvant éliminer les toxines dans le sommeil finit par s’empoisonner lui-même. La privation de l’état de rêve conduit semble-t-il, l‘homme à la folie, dans une sorte d’intoxication mentale. La privation de veille rend l’homme apathique. Nous devons assurer la satisfaction du besoin de nourriture et d’eau, sous peine d’encourir des troubles, puis la mort. Ce qui est en cause dans la satisfaction du besoin, c’est l’intégrité du vivant, l’intégrité de la vie biologique. Toute mise en cause à l’égard des besoins de l’individu, se traduit par une série de sensations douloureuses. Les sensations que le corps envoie sont des signes de ce que son intégrité est mise à mal et qu’il faut remédier à cette situation pour la retrouver. Quand un malaise s’installe dans l’organisme, il se perpétue comme douleur.
Cette relation à l’intégrité du corps nous montre que le besoin est inséparable
de la tendance naturelle à la conservation de soi qui régit tout être vivant. Le
vivant veut toujours se conserver et s’accroître, et elle le fait en
entretenant constamment ses propres structures. Or ce maintien de la structure du
vivant suppose un échange constant avec le milieu, une régulation du corps, ce
qui se traduit par de multiples besoins.
Nous pourrions alors appeler par extension besoins matériels l’ensemble des satisfactions nécessaires à la conservation de l’être humain, ce qui engloberait les différents besoins. En d'autres termes, ce sont les "conditions de vie" .A ce titre, il est indéniable que l’homme a besoin de : se vêtir, de bénéficier d’un abri, d’être secouru dans la maladie, de recevoir une éducation correcte, des soins et d'une culture etc. Bref, il y a des besoins qui semblent nécessaires pour vivre (texte) et sans lesquels on ne voit pas comment une vie proprement humaine pourrait s’établir. Le médecin a compétence pour apprécier la mesure des besoins biologiques. Il revient à l’économie politique de veiller à la répartition et à la satisfaction des besoins en société, car une société est structurée sur l’échange et c’est l’échange qui permet la satisfaction des besoins de tous.
Cependant cette acception du terme de besoin a un inconvénient en raison de son extension abusive. On finit par y incorporer tout et n’importe quoi. Il est très facile de poser une multitude de besoins et de dire qu’ils sont « nécessaires ». Pourquoi ne pas parler d’un " besoin vital " au sujet du téléphone portable, de la télévision, de la chaîne hi-fi, de l’ordinateur ou du four à micro-onde etc. ? On peut alors se demander ensuite si l’on ne fait pas passer pour des besoins ce qui est en fait plutôt relatif à un ordre qui est celui du désir. Faut-il se battre pour que chacun puisse avoir tel ou tel objet technique, en considérant que c’est un besoin essentiel à notre vie ? Qu’est-ce qui est réellement essentiel à la vie et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Comment définir le besoin par rapport au désir ?
Il y a un point très important que nous pouvons examiner, c’est le passage du besoin au désir. Le besoin se manifeste de manière périodique et implique la structure de l’habitude. Le corps fonctionne de manière très répétitive et avec régularité il impose des cycles de sommeil, de veille, de nourriture, de saisons. Il est possible de se servir de sa docilité pour imprimer dans le corps de nouvelles habitudes qui dès lors se manifesteront alors comme de nouveaux besoins, tout aussi impérieux que les besoins biologiques. C’est exactement ce qui se produit dans toutes les formes d’accoutumance. Le fumeur invétéré n’a pas seulement un désir de fumer, il a inscrit dans son corps un besoin de fumer. Il a habitué son corps à sa dose de nicotine, à sa dose de calmant pour états anxieux. Quand il ne peut pas fumer pendant deux ou trois heures, il ressent un véritable malaise dû au manque. Ce n’est pas la simple velléité d’un désir. Un sillon a été tracé par les habitudes dans la mémoire du corps ; le corps a pris l’habitude de répéter l’absorption du tabac. Immanquablement, il en résulte une désensibilisation. Il faut alors augmenter la dose pour obtenir le plaisir que l’on attend ce qui ne manque pas de etc. Un besoin artificiel a été créé qui est ressenti exactement comme les autres besoins. Le fumeur qui ne peut fumer se sent très mal, très nerveux, il se sent diminué dans son sentiment d’exister, comme il se sentirait diminué au cours d’un jeûne prolongé. Cela explique pourquoi le sevrage doit être progressif. Il doit remplacer les mauvaises habitudes par de bonnes habitudes, qui seront encore des habitudes. De même, la drogue, qu’elle soit légale ou illégale, devient un besoin pour ceux qui deviennent dépendants.
---------------Il en est de même pour tous les comportements répétitifs, compulsifs, pour ces manies "dont on ne peut plus se passer "et qui relèvent d’une sorte de dépendance. Cela va du besoin compulsif d’acheter,
(texte)
au besoin compulsif d'aller au cinéma, de marcher etc. Tous ces conduites impliquent une répétition d’habitudes qui, d’elles-mêmes, de part leur propre
inertie, engendrent un "besoin" régulier qu'il devient nécessaire de satisfaire.
Comme dans ce processus, ce qui est en cause, c’est la propension de la
conscience à se procurer une satisfaction à travers une action répétée, il n’y a
guère de limites à cette création d’un besoin et il peut prendre n’importe
quelle forme : besoin compulsif de courir, d’écrire, de peindre, de faire du
mal, de boire, d’assouvir sa sexualité etc. C’est d’ailleurs ce que la plupart
d’entre nous nommons aussi nos " passions ".
2) Curieusement pourtant, le désir est entendu couramment comme la dimension de ce qui est superflu, - voyez la contradiction dans l'opinion commune - comme ce qui est artificiel et non pas naturel, il est alors opposé au nécessaire qui est la dimension du besoin. Nous voyons bien que cette opposition est insuffisante. Il y a un passage depuis l’ordre mental du désir, vers le plan vital du besoin. Le désir caractérise la conscience mentale.
Comment passe-t-on alors du besoin au désir ? Dans le langage de Hegel, cela revient à différencier le moi-naturel (celui du désir naturel) du moi-humain. Tant que la conscience en reste à la seule satisfaction de ses tendances, elle est enfermée dans le narcissisme du besoin. Elle est prisonnière du corps. Il n’y a que la conscience de l’individualité organique. Elle s’affirme certes, mais par une simple négation de son objet corrélatif. Je me pose face à l’objet, la pomme, et je la consomme et c’est ainsi que mon
moi-vital se constitue. Cependant, en tant qu’être humain, je ne peux pas me contenter de la seule satisfaction de mes besoins. J’ai peut-être besoin d’un abri, mais je désire plutôt un palais qu’une cabane. J’ai besoin de manger, mais je désire une nourriture raffinée plutôt qu’une simple bout de pain. Où est la différence ? La réponse de
Hegel a une certaine importance. Le moi ne désire pas tout seul,
le moi désire par rapport à un autre moi. L’entrée en scène du désir est l’apparition de la conscience de l’autre et donc de la sociabilité. Le palais est désirable, parce qu’il contribue à ma fierté, au sentiment de mon importance devant l’autre. Il me permet d’être envié. Mieux, il me permet d’être moi-même désiré. La nourriture raffinée de même, prend tout son sens dans l’enthousiasme et les commentaires qu’elle va susciter, dans la convivialité qui est présente dans le cérémonial du repas. La nourriture raffinée joue le rôle de médiateur, pour le faire-valoir de chacun. Le désir implique la relation intersubjective du
moi avec
l’autre moi. En un mot : il y a dans le désir le plus simple une dimension qui est celle du
désir de reconnaissance propre à l’ego.
(texte) Ce que l’ego cherche, c’est à se
faire valoir devant un autre ego Le désir suppose une
demande à l’égard de l’autre capable de nourrir le sentiment du moi. A travers ses désirs ce que le moi désire vraiment, davantage que l’objet qu’il recherche, c’est une reconnaissance de sa propre valeur. Le moi doute tellement de sa propre valeur qu’il veut se voir confirmé dans sa valeur par autrui : être enfin reconnu sous une forme flatteuse
(texte).. En posant mon désir devant un autre, je ne suis plus rien, je deviens quelqu’un, je prends l’importance du propriétaire du palais, du cuisinier dont on fera l’éloge. Je ne suis plus un type quelconque, je me pavane en moto et tous les regards sont sur moi. Chacun de mes désirs peut être l’exhibition de ma fierté, de mon orgueil, peut me donner un sentiment de mon importance et de ma supériorité.
Cette analyse explique la valeur du luxe, du superflu qu’est l’artifice et le faire-voir. La reconnaissance se sert de l’artifice comme d’un faire-valoir. Qu’importe ce que vaut l’objet au fond. Ce que le moi cherche c’est à se faire-voir sous un jour qui soit le plus valorisant possible. Aussi est-il amené à désirer ce qui "en met plein la vue ", c’est-à-dire la représentation qui donne le plus de valeur. Cela explique pourquoi le désir s’écarte si loin du simple besoin. Nous ne désirons que rarement ce dont nous avons vraiment besoin. Ce que nous désirons est plutôt dans ce que nous nous représentons comme indispensable pour avoir une valeur devant autrui. (texte) Le gadget d’enfant que l’on montre à la récréation sert surtout à cela ! Il sert à aider le moi à pouvoir s’affirmer vis-à-vis des autres en exhibant un objet fétiche. L’objet du désir prend son sens dans la relation. Il renforce l’ego. Aussi, quand le moi perçoit comme nécessaire la satisfaction d’un désir, ce n’est évidemment pas du tout dans un sens biologique, mais purement mental. Je dis que j’ai « besoin » de cet objet, mais en fait, ce qui compte, ce n’est pas l’objet, c’est le sujet : pour me sentir davantage reconnu, pour me sentir un homme, ou pour me sentir davantage femme etc. Cette dimension mentale du désir est sa vraie marque distinctive d’avec le besoin. (texte)
Comment caractériser alors ce qui fait en propre l’objet du désir ? Tout désir naît d’un manque. On ne désire pas ce que l’on possède, on ne désire que ce qui nous manque. Il faut qu’il y ait la représentation d’un manque pour faire naître l’envie, pour faire naître le désir. Il faut aussi et surtout, que le sujet croit très fermement que l’objet de son désir est l’incarnation de ses attentes. Plus cette croyance est vive et plus le désir est intense. Pour comprendre le désir, il faut discerner avec exactitude la nature du manque qui en est l’origine, car c’est ce manque qui donne au désir son élan et sa valeur.
1) Considérons l’envie. C’est une forme de conscience très particulière qui naît quand je me compare à un autre. Je vois qu’il possède ce que je n’ai pas, un objet pour ma conscience dont l’importance est formidable pour donner du sens à l’existence. Il a une voiture splendide (ou une fonction, une femme, un compte en banque, un physique etc.) et moi je suis réduit à mon vieux tacot, mon poste minable, ma misère, mon physique plutôt laid etc. En fait je l’envie lui. Quand on le voit passer, lui, tous les regards sont sur lui, il est admiré, il est aimé, il a tout ce que j’aimerais avoir. Alors j'ai honte et je l’envie, j’ai envie d’avoir ce qui donne tellement d’importance, qui fait de moi un dieu parmi les hommes. Et l’envie me tenaille, parce que je peux pas me débarrasser de mes désirs, parce que je suis obsédé par mon désir. Le manque, je l’appréhende physiquement, comme un creux au ventre. J’ai l’impression que si mon désir était satisfait, tout me serait donné et je serais enfin heureux. L’envie est ce désir qui serre le ventre, cette conscience douloureuse, obsessionnelle du manque. Quand je suis dans l'envie, je suis hanté par mes désirs, obnubilé par la représentation de mes manques. L'envie investit toute la valeur à laquelle j'aspire dans l’objet. C’est ce qui me donne ce regard halluciné de l'envieux que je rencontre parfois dans la glace; ce regard qui brûle quand il m'est donné de voir l’objet de mes désirs, cette fascination qui fait que ce n’est plus là une voiture, de l’argent, une femme, etc. mais une sorte de divinité devant lequel je suis en adoration, devant laquelle je bave d’envie, devant laquelle je suis presque capable de prier en pensée et qui me projette dans le fantasme. Cette divinité de l'objet est l’incarnation de la satisfaction de tous mes désirs secrets, elle est la fin de mon mécontentement, elle sera même l’occasion d’une future vengeance contre la vie, contre l’injustice qui a fait que je me se sens si limité, si misérable, seul avec ma petite vie qui manque de tout. Alors, avec mon envie, il y a un immense besoin de compensation du manque d’être. Ce que mon envie poursuit c’est le moyen d’éteindre la flamme du mécontentement, de tenter de mettre un baume sur la blessure lancinante du désir. On dit de l’envie qu’elle nous ronge. Elle est comme un acide distillé dans mon sang, le fiel secret de mes manques et qui vient me brûler le cœur et me remplir d’amertume.
Mais c’est exactement par là que le manque se montre le plus nettement dans le processus du désir. Quel que soit le manque, même s’il n’a pas de fondement en dehors de la représentation d’une insuffisance, son action s’exprime et s'exprime dans ce creux au ventre que nous ressentons quand le désir nous envahit. Et nous tirons semble-t-il de la conscience de ce manque une énergie extraordinaire, nous en tirons toute la vigueur de nos luttes pour accomplir nos désirs.
Pourtant, ce manque psychique peut s’interpréter en un sens qui n’est pas seulement psychologique, comme nous venons de le voir. Il y a une dimension métaphysique du désir. Les différentes valeurs du désir ont été décrites par Platon dans un texte célèbre du Banquet. Platon se sert d’un mythe, donc d’une représentation imagée pour évoquer la nature du désir.
2) Platon fait raconter à l’un des protagonistes du Banquet, le mythe de la naissance d’Eros, (texte) le symbole du désir amoureux, pour mieux nous parler de l‘origine du désir. Il est dit qu‘Éros a été engendré sous le patronage d’Aphrodite, lors d’un banquet des dieux. Poros, le père du désir, l’un des dieux présents au banquet en l’honneur d’Aphrodite se retire et enivré de nectar s’effondre dans l’herbe. Une mendiante, Pénia qui est la pauvreté et l’indigence, veut tirer part de l’occasion pour avoir un enfant de lui et elle se couche près de lui pour concevoir Éros.
Un mythe demande que l’on tente une interprétation pour remonter de son sens patent, à un sens latent. Parler de la naissance du désir, c’est tenter de clarifier sa nature. Pénia, la mère, symbolise la pauvreté, la limitation, car le désir porte en lui le manque. Poros à l’inverse symbolise la plénitude sans limite, car il y a dans le désir une Force divine qui est l’énergie d’une vie qui est rayonnante. Le désir porte cette ambiguïté de participer à la fois de la plénitude et du manque et cela de manière indissociable. Il y a en lui l’abondance de la Vie et en même temps, le manque. Il semble qu’il y ait là contradiction, mais c’est bien cela la nature du désir que d’être contradictoire.
Éros n’est pas un dieu, il
n’est pas Poros. Poros, dieu de la richesse, est comme tous les dieux parfait.
Étant la plénitude, il n’a pas à désirer. Si Éros tient de son père, ce n’est pas qu’il possède la plénitude, c’est plutôt qu’il est une aspiration à la plénitude, il est plutôt un élan vers la Plénitude. Le désir est par nature idéaliste. Il veut le meilleur et le parfait, il tend vers le meilleur et le parfait. Mais tendre vers la plénitude ne veut pas dire posséder la Plénitude. C’est toute la différence entre
Éros et Poros. Aussi Platon nous avertit qu’Éros n’est pas si beau et si glorieux qu’on se l’imagine. Il est dur, sec et sans soulier. Il dort sous les toits. Il peut-être un jour bondissant et plein de vie, donner de l’esprit et de la force à celui qu’il possède ; mais il peut
aussi le lendemain révéler sa nature indigente et jeter l'homme dans le désespoir, l’errance et l’affliction. Petit détail révélateur :
Éros n’a pas été conçu à l’initiative de Poros. La Plénitude est au delà du désir. Elle ne saurait faire naître un désir, elle est l’état où tout désir est comblé. C’est de Pénia qu’est venue l’initiative. Mais cela ne fait pas du désir une simple " pulsion biologique " comme le dirait un matérialiste. Il y a une dimension spirituelle du désir. Le désir est traversé d’un élan vers la perfection. Autre point important, le désir est compagnon d’Aphrodite et Aphrodite est belle. Ce n’est pas par hasard. Le désir secrètement cherche la Beauté et la perfection. Même quand il prend les voies détournées du larcin, il est encore au fond en recherche de la Beauté, de la Plénitude et du Bien. C’est un privilège de l’homme que de pouvoir désirer. L’animal, enfermé dans sa finitude, sans conscience de sa finitude ne saurait désirer. Les dieux, sont de même enfermés dans leur perfection, ils ne sauraient désirer puisqu’ils ont déjà tout. Seule une créature, qui est à la fois mortelle, parce que vivant dans un
corps de chair et qui a par son
âme parenté avec l’éternel, peut désirer. Le désir porte en lui une aspiration au parfait, une élévation vers la Perfection.
3) Une seconde interprétation du manque est décrite dans un autre passage du Banquet, à travers le mythe de l’androgyne (texte). On nous raconte qu’auparavant il existait des créatures à la fois mâle et femelle, sphériques ayant quatre pieds, quatre mains, deux têtes etc. Ces êtres étaient devenus trop puissants. Zeus dû se résoudre à leur infliger une leçon. Il décida de les couper en deux par le milieu pour les affaiblir et Apollon fut chargé de recoudre la peau pour faire ce que nous appelons maintenant un homme et une femme.
Que signifie l’androgyne ? Il est sphérique, forme de la complétude, il est unifié et fort. L’androgyne figure la plénitude de la Force de la créature qui le rend capable de défier les dieux eux-mêmes qui sont symbole de la perfection. Zeus se fâche de tant d’orgueil de la part d’une créature qui est terrestre. Il décide de réduire la suffisance des androgynes. Il les coupe en deux dans le dos et demande à Apollon de recoudre les morceaux. Il en résulte ce que nous connaissons maintenant, des hommes tout d’une pièce se tenant sur deux jambes. La condition de l’homme, n’est plus la même, il a été puni en étant divisés, ce qui le rend immédiatement plus faible. Cela veut dire que la dualité une fois introduite dans l’affectivité fait que chacun manque de sa moitié et se met alors à la chercher. Il y deux manières de comprendre, deux interprétations possibles de ce manque intérieur :
a) celle de la légende de l’âme
sœur qui dit qu’ici bas chacun a sa moitié complémentaire
(texte) et qu’il désire s’unir à elle pour retrouver l’unité. C’est le thème de l’amour fusionnel
d’une complétude par la recherche de l’autre C’est l’interprétation
romantique par excellence, celle de la midinette qui
attend son prince charmant et rêve d’amour sans nuage et d’entente parfaite entre des êtres qui se complètent. L’imagination peut se faire plaisir sur cette idée d’un
amour qui permettra par la confusion avec un
autre, de revenir à une unité primitive dont on sent bien le manque dans l’ordinaire d’une petite vie assez triste et grise. Seulement, ce désir fusionnel se heurte d’emblée à une réalité, l’autre est différent. Il y a lui (ou elle) et moi. La tentation est grande dans la
passion amoureuse de tenter d’absorber l’autre ou, dans un rituel romantique de sacrifice, de tenter dans la mort de consommer une fusion qui ne parvient jamais à se réaliser ici bas. Quand, dans la littérature on trouve exacerbé l’amour fusionnel, il n’est pas rare de le voir culminer vers la fin du roman dans l’autodestruction. C’est une issue logique, s’il y a 1 face à 1, cela fait toujours 2 alors que les amants recherchent l'unité. La fusion n’est pas l’unité.
b) ou bien, la dualité signifie autre chose, l’idée que la complétude du Soi a été comme brisée, que l’âme est comme coupée d’une part de soi, de sa part divine. Le cheminement du désir prend alors un tout autre sens. Si l’âme désire, ce n’est pas qu’elle est en recherche de "l’autre", c’est qu’elle est en quête de sa propre totalité, de la Totalité non-scindée qu’est son propre Soi. Ce n’est pas deux individualités qui cherchent à se fondre, c’est une unité qui enveloppe à la fois masculin et féminin qui cherchent à se recomposer. " La raison en est que notre ancienne nature était telle que nous étions un tout complet : c’est le désir et la poursuite de ce tout qui s'appellent "amour". Sans le savoir, à travers le cheminement de ses désirs, chacun est ainsi en quête d’une partie perdue de lui-même. Ainsi, quand nous désirons quelque chose, c’est que nous cristallisons dans l’objet (une femme, de l’argent, le pouvoir etc.) une attente en vue de la Plénitude. Mais l’expérience nous montre très souvent que rien dans ce monde ne peut combler notre désir. Nous mettons trop d’absolu dans ce qui n’est que relatif. Nous allons chercher au dehors de soi ce qui se situe au dedans. Nous ne savons pas ce qu’est cet absolu que nous cherchons. Il y a des petites joies passagères, mais la déception renaît sans cesse et elle renaît de l’illusion consistant à élever ce qui est relatif au rang de l’absolu. De là l’éternelle répétition du désir. Ce que nous cherchons dans le désir n’est pas dans l’ordre des choses, mais dans l’ordre de la Plénitude de la conscience, ce que nous cherchons en vérité, c’est nous-mêmes. Nous voulons guérir l’ancienne blessure qui fait que le moi est coupé de son Origine et condamné à errer en ce monde sans y trouver de satisfaction. Nous cherchons non pas une étreinte fusionnelle avec un autre, mais une réconciliation totale avec Soi, (texte) car c’est dans la réconciliation pleine avec Soi que gît la Plénitude. Le monde du désir n’est donc pas celui de la naturalité, mais c’est le monde des aspirations d’un être humain qui est en quête de sa divinité.
4) Mais cette interprétation paraîtra sûrement trop simple pour nos esprits compliqués ! Nous préférons croire que le désir porte la promesse d’une satisfaction qui est cette récompense que nous appelons le bonheur. Nous aimons nous tromper nous-mêmes afin de pourchasser des désirs sans nombre, en pensant que cette chasse tournera toujours à notre avantage. Cela laisse libre cours aux fantasmes de notre imagination. Même si cela rate presque à chaque fois.
---------------Et puis cette image d’une course poursuite est dans l’air du temps. C’est le reflet de notre monde
postmoderne. Elle correspond aussi exactement à ce que les images de la publicité et des médias nous montrent. Examinons la manière dont le désir fonctionne dans la consommation. Regardez les publicités : " rêvez et on fera le reste ! " dit une agence de voyage. Sous entendu : " Fantasmez donc le plus possible, vous vous enivrerez de vos
désirs et... vous serez ainsi nos meilleurs clients !... Autre exemple : "donnez-nous votre corps et nous ferons le reste".
"On est là pour vous vendre du fantasme sur mesure !" Regardez les noms des produits. Pourquoi nommer une crème de beauté "plénitude " ? Parce c’est exactement ce que secrètement au fond de soi ce à quoi chacun aspire. Si quelque part, inconsciemment, peut se glisser la croyance que la
consommation peut contribuer à ma plénitude, comme les choses deviendront effectivement désirables ! La
publicité se sert constamment des aspirations spirituelles de l’être humain, sa ruse - qui est une connaissance psychologique très exacte - consiste à associer la consommation d’un objet (un pot de yaourt, un vêtement, un shampooing, un voyage lointain etc.) à une aspiration intérieure, de telle manière que dans le fantasme ils s’identifient. La publicité stimule la projection dans l’ailleurs. Il y a en nous tant d’aspirations déçues qui demandent à être satisfaites, notre vie actuelle nous paraît tellement nulle en comparaison de celle de ces merveilleux modèles de la publicité, de ces images éblouissantes de la vie! Nous avons pris l’habitude de nous satisfaire dans le fantasme. Que l’on nous serve du fantasme sur mesure nous fait rêver, et économiquement cela marche très bien : cela nous fait
consommer. C'est ce qui motive le consommateur
obéissant. C'est ce qui donne à la consommation elle-même une portée exaltante qu’elle n’aurait certainement pas sans cela. Titrer par exemple dans une publicité : " meubles X un signe de richesse intérieure " est bien trouvé. Au delà du jeu de mots, c’est très astucieux. C’est assez habile de laisser croire inconsciemment qu’un fauteuil, un canapé, une table vous donneront la richesse intérieure ; car c’est bien la richesse
intérieure que nous cherchons à travers nos désirs ! C’est bien ce qui rendrait la vie confortable et non pas les meubles, une crème de beauté où des pots de yaourts. Une chose, ramenée à sa seule matérialité,
à son utilité, peut bien satisfaire un besoin, mais sûrement pas un désir. Pour qu’elle devienne désirable il faut qu’elle soit le
symbole fantasmé d’un désir, qu’elle évoque une aspiration intérieure de la conscience. L’art de la manipulation publicitaire c’est de développer toute la séduction qui fera de l’objet le symbole d’une aspiration spirituelle.
Cependant, une question reste en suspend. Suffit-il pour décrire le désir, de le caractériser à partir du manque ? Le désir, même s’il est lié à la représentation fantasmé d’un manque n’est pas le manque. Ne voir dans le désir que le manque, c'est seulement déceler la négativité du désir. Le manque n’est pas une élucidation satisfaisante du désir, car il ne rend pas justice à la puissance positive et créatrice que contient le désir. Dans le Banquet, le désir n’a pas été conçu par Pénia seule, il porte en lui Poros. Ne peut-on pas aussi voir dans le désir l’expansion d’une Force plutôt que l'expression d'un manque?
1) Le désir porte en lui un élan créateur, un élan positif par lequel il se veut lui-même et il porte en lui une puissance de transformation. Nous croyons d’ordinaire que seul l’objet est pour le désir une motivation, mais justement, poursuivre un objet et en faire dépendre sa satisfaction c’est manquer. Ce n’est pas là que se situe la force d’affirmation du désir. La puissance du désir ne tient pas à la visée de l’objet, mais au débordement d’un élan, d’une force, qui n’est rien d’autre que la Vie se donnant à elle-même en nous. La véritable joie qu’offre le désir, ce n’est pas d’obtenir ce qui est attendu, c’est la joie de désirer. Ce n’est pas seulement de trouver au bout du compte une satisfaction, ce qui ne fait que masquer une réalité, celle de l’insatisfaction. Le désir contient en lui la puissance d’affirmation et c'est là que gît son mystère.
Seulement, il y a désir et désir.
(exercice 9a) Il est tout à fait possible que
se soit implanté en moi des désirs qui sont purement artificiels et ne correspondent en rien à ce que je suis et ce à quoi j’aspire. Il y a des désirs centraux et des désirs périphériques,
des désirs qui sont de vrais élans de l’âme et d’autres qui sont des
excroissances anarchiques de l’intellect, des pousses qui n’ont pas leur racine dans le soi.
Au sein même de l’intériorité qui se donne et s’affirme dans le désir, il doit y avoir moyen de faire la différence entre les vrais désirs et les faux désirs. Pour reprendre une métaphore de Stephen Jourdain dans ses Cahiers d'éveil, le vrai désir, c’est celui qui pousse dans le cœur, le faux désir, celui qui pousse dans la tête. L’un correspond à une affirmation vraie, centrale de soi-même, l’autre n’est qu’une suggestion intellectuelle sans résonance dans l’intériorité. Le faux désir est engendré par la pensée imaginant un manque et se faisant peur en représentant la privation de l'objet du désir dans le futur. Le faux désir peut très bien ne résulter que d’une comparaison désastreuse avec autrui. Il peut simplement relever de la catégorie du
désir mimétique et n’être qu’une suggestion en l’air. Comme il ne met pas en rapport un élan du dedans avec une nécessité poussée au dehors, il porte en lui un manque, il transporte du vide. Il surfe sur la vague de la vie en ayant sous lui un vide qui l’enroule. C’est pourquoi, dit Stephen Jourdain, le faux désir est "indissociable de la sensation de séparation et d'incomplétude"
(texte). Et c’est là que Stephen Jourdain apporte un éclairage remarquable car, c'est justement la considération de la torture que nous infligent le faux désir qui a dû inspirer "cette conception pessimiste de la vie qui le montre comme fondamentalement incapable de s'assouvir, comme irrémédiablement contradictoire et pervers". De là une déconsidération du désir qui n’est alors plus regardé que sous l’angle du manque. Mais un vrai désir n’est pas marqué par la séparation ni l’incomplétude,
il n'est pas une compensation ou une
compulsion, il cohère avec Soi, il porte la complétude du soi, il ne va pas négativement vers son objet, comme pour fuir une souffrance, mais positivement vers lui, car il est aventure, conquête, il est une étincelle de passion sans motif autre que la joie de désirer. Bien sûr, ici les termes de « vrai » et « faux » appliqués au désir n’ont pas de consonance morale, ils sont à prendre au sens d’authentique et inauthentique. La remarque de Stephen Jourdain a un mérite essentiel, elle nous montre que nous aurions tort de ne voir le désir que sous l’angle d’un manque. Il est une puissance de création et même de création de soi par soi. Stephen Jourdain dit d'ailleurs que c'est à la considération seule du faux désir que l'on doit l'interprétation traditionnelle du désir comme manque, séparation, incomplétude, et non à la considération du vrai désir.
Il faut aussi prendre garde à une autre distinction qui a une portée morale cette fois. On ne peut pas mettre tous les désirs dans le même panier dans un second sens. Il peut y avoir plusieurs formes de désirs. Il y des désirs qui semblent seulement centrés sur l’ego, ses manques, ses frustrations secrètes, ses attentes : tout ce qui est immanquablement liée à un passé douloureux. Quand le désir est seulement l’expression de l’ego, il est marqué par le manque et lié au passé. Mais il est aussi d’autres désirs qui vont plus loin que le moi et la considération de la petite personne. Le désir généreux, n’a rien d’une faiblesse ni d’un manque. Il participe d’un mouvement d’expansion du cœur qui cherche à étendre la vie et à l’accroître. Désirer pour soi, c’est enfermer la puissance du désir dans des limites étroites. Il en va tout autrement quand le désir va au-delà de soi, que l’on désire sur un plan qui n’est plus strictement personnel, mais met en jeu le bonheur d’autrui et peut-être plus encore : toute la joie de la Terre. Quand le désir va au-delà de l’ego, il libère la puissance d’affirmation et de transformation que la Vie contient en elle. Le désir n’est alors plus un prédateur, comme il l’est la plupart du temps, le désir donne, il devient don.
2) Ne peut-on pas tout aussi bien dire au fond en ce sens que le désir ne manque de rien ? Que tout désir à sa racine même est porté par une tendance à l’expansion, à l’affirmation ? Il est d’usage, pour analyser ce point de vue, de s’arrêter sur les thèses de Spinoza. " Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être " dit Spinoza. Cet effort, Spinoza le dénomme conatus. (texte) Toute chose tend à s’affirmer et pas seulement l’homme. La Vie se veut elle-même, cherche sa propre expansion. Cette puissance d’expression infinie est l’essence même de l’homme. Cet effort est constant, même s’il revêt des formes variées. Il est appelé volonté quand il désigne la puissance de l’âme seule, il est appelé besoin (le terme de Spinoza est appétit) quand il est envisagé dans la relation de l’âme au corps. Spinoza ajoute encore que de ce point de vue, il n’y a guère de différences entre le besoin et le désir, si ce n’est que " le désir se rapporte aux hommes en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits et peut pour cette raison se définir ainsi : le désir est l’appétit avec conscience de lui-même ". Si rien ne précède le Désir et que c’est au contraire de lui que procède cet élan positif qui constitue la Vie, de là suit que le désir est le fondement de la valorisation de son objet. Nous ne désirons pas une chose parce qu’elle possède une valeur en soi, avant tout désir. Une chose prend sa valeur à partir du moment où elle est désirée. Plus je désire une chose et plus elle prend de la valeur à mes yeux. De là vient que le désir tend à cristalliser la valeur sur l’objet.
Si le désir participe de la puissance universelle d’affirmation de la Vie, il est une affirmation positive du Soi le plus intime de la Vie. Il est comme la sève qui vient se ramifier en des milliers d’expressions particulières, sous la forme de feuilles, de branches et de fruits. Toutes les expressions du désir traduisent la nature du conatus, la tendance de la Vie à persévérer dans son Être et à accroître toujours davantage son être propre. En ce sens précis, Spinoza dit que le Désir est l’essence de l’homme. C’est le mérite de Spinoza, à la différence d’une longue tradition ascétique, d’avoir vu dans le désir l’expression de la puissance d’affirmation de la Vie, contre une interprétation qui ne voit dans le désir qu’un manque ou pire, un péché de la chair. Or si le désir est l’essence de l’homme, nier le désir reviendrait à nier l’humanité. Condamner le désir, c’est le regarder comme ne faisant pas partie de la Nature, et comme ne faisant pas partie de la nature humaine. Mais le désir est naturel et il est très humain. On ne peut pas moralement partir du principe que les hommes pourraient ne pas avoir de désir, ou devraient ne pas avoir de désirs.
--------------- Il n’y a rien au fond qui ne doive être nié dans le désir pour autant qu’il est affirmation, qu’il transporte en lui le vouloir central de la Vie. Mieux, de toute manière, il est même dans la nature du faux désir de dépasser ses propres limites, de trouver à un moment sa propre sublimation. Quand le désir se sublime lui-même, il brûle son artifice, il ne vise plus de petites passions, quand il brûle comme pure Passion, il devient ardeur généreuse
qui aspire à une transformation de ce qui est dans un état meilleur.
3) On ne peut pas renier le désir sans renier la Vie. Nul mieux que Nietzsche n’a compris cet enjeu. Dans Le Crépuscule des Idoles, il conduit un procès très sévère de la représentation ascétique du Désir telle qu'on la trouve dans la religion : " L’Église combat la passion par l’excision : sa pratique, son ‘traitement’, c’est le castratisme, Jamais elle ne se demande comment spiritualiser, embellir, diviniser un désir ". (texte) Nietzsche n’ignore pas ce qu’il appelle la bêtise des passions. Il ne s’agit pas de faire l’éloge des désirs en général, sans regarder de près tout ce qu’il peut y avoir de mesquin, de stupide, de violent dans le désir. Seulement, dès que le désir se met en mouvement, il prend aussi nécessairement conscience de lui-même et il ne peut pas rester en l’état. Un désir mûrit. Un désir, cela grandit et s’affirme ou cela tombe comme une feuille morte. S’il était possible de spiritualiser le désir, de le porter consciemment, en bref de désirer délibérément, c’est de lui-même que le désir se dépouillerait de sa négativité. Si le désir était porté dans la flamme de la lucidité, il se dépouillerait de ses limites, il se révélerait comme une Force qui est celle-là même par laquelle la Vie ne cesse de se vouloir elle-même, de s’éprouver elle-même, de se désirer elle-même davantage et davantage. La représentation ascétique est morbide, elle fait du Désir un élément inessentiel à la vie, elle n’y voit que la marque du péché et du mal. Mais le désir est si essentiel, si essentiellement humain qu’il est la sève de la Vie, et donc que nier le désir, c’est pour un être humain devenir desséché comme du bois mort, c’est ne plus être habité par la Vie. Il est vrai que des hommes religieux tentent parfois cette destruction du désir en eux, mais que font-ils, si ce n’est dessécher leur corps et dévitaliser leurs sens. Krisnamurti a écrit sur ce thème des pages magnifiques dans Première et dernière Liberté. L’ascétisme religieux n’a pas vu la possibilité d’une transfiguration, d’une divinisation du désir, parce qu’il a commencé par poser le désir comme un péché et comme un élément ne faisant pas partie de la vie sacrée, mais seulement profane. Pour Nietzsche, en introduisant cette dualité entre le profane et le sacré, en plaçant le Désir dans l’ordre profane, et en voyant dans la sainteté un état où le désir a été extirpé, la religion a imposé le rigorisme de la morale ascétique avec toute sa puissance de répression et de reniement de soi. Le désir a été identifié aux tentations de la chair et au péché, la sexualité renvoyée au mal, à la damnation de la concupiscence et a été perdu ce qui est proprement divin dans le Désir.
Qu’adviendrait-il si nous cessions de nous représenter la vie dans la dualité profane/sacré ? Ou bien la Vie est tout entière sacrée et le désir possède en lui-même une dimension spirituelle, ou bien le Vie est tout entière profane et le désir en fait naturellement partie et y a sa place. Nietzsche remarque que la religion grecque ignorait le concept de péché. Elle célébrait sans honte le Désir comme la puissance de Dionysos. Dans d’autres cultures que la nôtre, comme en Inde, le désir n’a pas été relégué en dehors de la vie, au rang d’une forme de péché, mais a été bien au contraire célébré et magnifié. Dieu lui-même crée le Monde en émettant un Désir, en se désirant lui-même indéfiniment, c’est le Désir divin qui féconde la Nature et donne naissance à la diversité de la Manifestation. Certes, de notre point de vue, une représentation religieuse qui célèbre l’union sexuelle de Shiva et de Parvati, semblent choquantes, choquante d’un point de vue ascétique. " Horribles divinités lubriques ! " disaient les missionnaires ! Du moins cette représentation ne renie rien, elle introduit la dimension sacrée du Désir jusqu'à voir dans la relation amoureuse un chemin initiatique. Non pas qu’il s’agisse pour autant de sanctifier la débauche ! C’est plutôt élever au rang d’un rituel sacré l’acte amoureux en sublimant le Désir jusqu'à identifier l’élan de l’amour humain à l’expression de l’amour divin. On ne sanctifie la débauche, on ne voue un culte à l’éternel inassouvi que lorsque l’on a oublié la dimension sacrée, la dimension verticale et divine du Désir. Il y a dans la puissance du Désir un mystère qui excède de beaucoup sa récupération matérialiste dans la consommation, dans sa récupération individualiste sous la forme de désirs égocentriques. Le désir n’est pas un sous-produit de la consommation et de la société de consommation, même si on voudrait pourtant nous persuader du contraire.
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Le véritable objet du désir n’est pas forcément ce qu’il poursuit à titre d’intention immédiate. C’est pourquoi nous ne savons pas toujours ce que nous voulons. Si nous pouvions porter nos désirs dans la pleine lumière de la conscience, nous commencerions à entrevoir que le processus du désir s’accompagne d’une projection de la représentation d’un manque. Manque de l’autre. Manque de reconnaissance. Manque d’affection. Manque de soi..
Mais il n’y a pas non plus que le manque dans l’objet du Désir. Il y a dans le Désir une Force qui ne peut-être réduite à la volonté de puissance individuelle et égocentrique. C’est la Vie qui se veut elle-même à travers le mouvement du Désir, la Vie qui cherche à se confirmer et à s’accroître. Le désir ne se réduit pas à un désir de "l'autre". Il ne suffit pas pour le caractériser de dire que l'on désire par rapport aux autres. Tout désir appartient au soi, même si certains contiennent une affirmation de soi plus riche et plus profonde. Est-ce que cela n’implique pas au fond que l’expression « objet du désir » est un malentendu ? L’essence du Désir n’est pas dans son objet, mais dans le sujet qui désire. Désirer c’est se manifester, se donner à soi dans une manifestation perpétuelle de soi, dans une création de soi par soi.
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Questions:
1. Comment comprendre que l'on puisse désirer sans vraiment savoir ce que l'on cherche?
2. En quoi la société de consommation transforme-t-elle nos désirs et nos besoins?
3. D'un point de vue juridique, comment pourrait-on définir les besoins matériels de l'homme?
4. Ne peut-on dire que le désir naît spontanément, mais qu'il est ensuite perpétué et maintenu par la pensée?
5. D'où nous vient ce sentiment d'être incomplet qui nous pousse à désirer encore et encore?
6. Qu'est-ce que le désir mimétique?
7. Qu'est-ce que la dimension sacrée du désir?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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