Leçon 28.   Le pouvoir de l’abstraction et l’idée      

    Dans l’attitude naturelle, nous sommes si imbus du besoin de nous sentir en présence de « choses » concrètes, que nous nous méfions des idées, parce que nous les jugeons comme trop « abstraites ». L’attitude naturelle est éperdument chosique.

    Mais qu'est-ce qu'une chose, si ce n'est une identité d'objet? Et une identité d'objet n'est-ce pas un concept? Nous nous croyons peut-être plus réaliste que nous ne le sommes vraiment. Nous n’avons guère conscience, par exemple, de l’influence qu’a sur nous le langage. Si nous en avions davantage conscience, nous verrions que nous vivons beaucoup dans les mots ! Notre perception ordinaire à l’état de veille est tout imprégnée d’idées.

    Quand on nous demande ce qu’est une idée, et que nous répondons que c’est une « abstraction ». Nous croyons être dans le concret et pouvoir placer l’idée loin de nous, comme une chose fantomatique qui n’est pas notre « réalité ». L’idée doit avoir quelque rapport au concret et nous croyons vivre d’emblée dans le concret. Mais justement notre soi-disant rapport au concret a été fortement travaillé par toute notre culture et par nos idées !

    La question du statut de l’idée est donc plus complexe qu’il ne paraît. Il est tout à fait possible que l’idée ne soit pas du tout un dérivé de la perception. Y a-t-il un processus par lequel se forment nos idées ?

*  *
*

A. Abstraire et généraliser

    La réponse qui semble d’abord s’imposer à une telle question consiste à dire que l’idée se forme par abstraction à partir d'une donnée première, la sensation. Le concept est en effet abstrait. (R) Pourquoi alors ne pas penser qu’il est dérive de ce qui st concret, de la perception ?

    Les éléments de la représentation sont complexes. L’idée de maison est différente de l’image d’une maison. Le concret c’est tout ce qui peut m’être donné par les sens, ou se qui vient des sens, ce qui est imprégné de sensibilité, de sentiment. Concrète est la perception de la cascade et de la forêt sous la neige. Concrète est aussi une image d’un lever du soleil d’un enfant de Sarajevo qui joue au milieu des ruines de la maison de ses parents. Un sentiment aussi est concret. (R) La tristesse est un vécu qui n’a rien d’abstrait.

    Mais si maintenant j’observe ce qu’est la tristesse, et surtout, si j’en fais l’analyse, ce qui va être l’objet de ma pensée est l’essence de la tristesse et justement cette essence n’est pas triste. C’est une idée. Seule la tristesse est triste, car elle est un vécu pathétique de conscience. Dans la perception il a une force de présence de ce qui est, celle les nuages dans le ciel, celle aussi d’un tilleul dans le parfum qu’il dégage aux beaux jours du printemps. Si j’étais botaniste, je verrais en lui un exemplaire d’une classe, "le" tilleul, un tilleul de telle ou telle espèce. Je me servirai d’un genre et ensuite d’espèces dans le genre. Mais, que l’on découpe comme on veut, de toute manière il y restera toujours de la généralité, l’idée restera l’idée, c’est-à-dire une abstraction. En pensant par idées, je vois dans la donation sensible de ce qui est (en moi ou hors de moi) une représentation intelligible et impersonnelle. Je ne suis pas exactement sur le plan  sensible et personnel du vécu. Je laisse la perception concrète de du tilleul, de la maison, pour l’idée du tilleul, de la maison. (texte)

    ---------------Cela revient à dire que, de la totalité concrète donnée dans la perception, j’ai abstrait certains éléments communs à un genre, résumés dans un nom particulier. Le tilleul est une catégorie définie en regroupant les particularités d’un certain arbre, la maison est définie par sa fonction consistant à fournir un abri pour l’homme sédentaire. On définit l’abstraction comme étant l’opération par laquelle l’esprit se saisit de certains éléments du perçu, les isole par la pensée et les rassemblent sous un nom. Ce qui se présente comme une totalité dans la perception,comme une totalité concrète est décomposé en éléments qui eux-mêmes ont été clairement été identifiés sous un terme précis. la pensée fragmente, généralise et isole. On abstrait un concept grâce à d’autres concepts. Le concept de maison conserve ainsi les traits qui pourront s’appliquer à toutes les maison possibles : fondation, fenêtres, façade, toit, porte etc. Les particularités concrètes de telle ou telle maison particulière sont délaissées. Ainsi le matériau importe peu, la couleur, l’inclinaison du toit, la hauteur des fenêtres, le revêtement de tuiles ou d’ardoise etc., tout cela est au dehors. Ou alors, il faudra former un nouveau concept plus particulier : la maison landaise, la maison basque, suisse ou bretonne. Une fois formé, le concept délivre une identité-d’objet, qui va permettre une identification au sein de la perception. Le concept résume un certain savoir qui, une fois qu’il est possédé, peut-être aisément appliqué à d’autres objets semblables, par simple comparaison. Une fois que je sais ce qu’est une maison landaise, je suis à même d’identifier parmi plusieurs maison celle qui peut recevoir cet attribut et la différencies de celle qui n’en possède pas les caractéristiques. Quand l’esprit abstraits des caractéristiques, il tend aussitôt à les réunir sous un terme commun, qui devient alors une classe, un genre donné. On dit qu’il effectue alors un travail de généralisation. La généralisation consiste à réunir sous un concept commun des caractères observés sous plusieurs objets singuliers.  

    Les caractéristiques retenues dans un concept ne sautent pas aux yeux, elles sont délibérément choisies, repérées, identifiées. On ne peut pas par exemple retenir dans le concept de moulin à vent un toit en flèche, une terrasse et une véranda. Ces éléments ne sont pas nécessaires au moulin à vent. On peut fort bien concevoir un moulin qui soit un moulin et qui n’ait pas ces caractéristiques. Par contre il y faudra une grande roue exposée au vent montée sur une construction élevé, un dispositif pour convertir l’énergie éolienne. Le concept doit envelopper l’essence de l’objet, il est le produit d’un jugement rapporté à un objet considéré comme exemplaire d’une classe définie. Le concept fixe donc dans un symbole abstrait et général, le mot, une somme de savoir avec lequel nous pensons un objet. Il permet la constitution d’une classe, de telle manière que le concept de maison ou de moulin à vent s’appliquera à toutes les maisons et tous les moulins à vent.

    Si toute connaissance découle de l’expérience, on peut alors penser que le concept est simplement « extrait » des perceptions renouvelées, ou plus exactement, il est ce qui permet de dénoter une élément qui est commun. Cet extrait ne peut-être obtenu que si d’abord nous avons perçu des choses dans la réalité. Les différences, les ressemblances, les analogies existent au sein même de la perception. Pour dégager l’élément commun par abstraction, il faut d’abord l’avoir constaté dans la perception d’une série d’objets. Ce sont les mots du langage qui rendent possible la généralisation de l’idée. Hume écrit ainsi : « quand nous avons découvert une ressemblance entre plusieurs objets qui se présentent souvent à nous, nous appliquons le même nom à tous ». Il nous suffit de l’habitude de la répétition des perceptions, de l’habitude de la répétition des noms et nous voilà muni d’idées générales".

    On appelle empirisme une doctrine qui prend le parti de dériver l’idée de l’expérience de la perception. De ce point de vue, on peut considérer que l’expérience introduit dans une sorte de capacité vide, qui est l’âme, des marques qui seront à l’origine des idées. Selon Locke, (texte) l’expérience inscrit sur la tablette vierge de l’esprit tous les éléments de la pensée, les idées. Il concède seulement une distinction, l’expérience étant de deux sortes : la sensation, dans le cas de l’expérience de perceptions sensorielle et la réflexion quand l’esprit fait retour sur lui-même. Fondamentalement, l’esprit serait alors passif et dépendant de l’expérience pour la formation des idées. « L’esprit est à cet égard purement passif, sans pouvoir d’avoir ou de ne pas avoir les rudiments, pour ainsi dire les matériaux de la connaissance. Car ces idées particulières des objets des sens s’introduisent dans notre âme, que nous le voulions ou que nous ne voulions pas ». Il n’est pas en notre pouvoir de mette fin au flux des sensations qui nous assiègent et nous ne pouvons guère les refuser. « Pas plus qu’un miroir ne peut refuser altérer ou effacer les images que les objets produisent sur la glace devant laquelle ils sont placés. Comme les corps qui nous environnent frappent diversement nos organes, l’âme est forcée d’en recevoir les impressions et ne sauraient s’empêcher d’avoir la perception, des idées qui y sont attachées ». Les idées simples viennent donc soit d’un seul sens : le son, la couleur, l’odeur, le froid ou le chaud. Ou bien elles viennent de plusieurs sens tels que le mouvement, le repos, l’espace etc. Enfin, Locke voit dans certaines idées l’intervention de la réflexion : telle le concept d’existence, d’unité, de puissance de succession. Si l’entendement est d’abord passif dans les idées simple, il devient actif dans la formation des idées complexes, composées d’idées simples. (texte)

    Cette analyse empiriste est assez satisfaisante en ce qui concerne les idées simples (texte) qui effectivement n’ont guère de sens détachées de la perception. Telles que "rouge", "lourd" ou "léger". Elle l’est moins si l’on considère les idées les plus abstraites. D’où peuvent bien venir les idées de « Dieu », de « racine carrée », de "potentiel" ? On ne voit pas non plus pourquoi il faudrait parler « d’expérience » quand il s’agit d’un travail de la réflexion. Il est assez difficile de com­prendre par quel procédé ont pourrait dériver les idées les plus abstraites de l’esprit. Comment dériver par exemple les concepts mathématiques ? N’est-ce pas une entreprise plus ou moins absurde, que de vouloir à tout prix ramener les idées à des formes d’expériences ? N’y a-t-il pas dans l'intellect une faculté de concevoir distincte de la perception ?

B. Concevoir et penser

    Pour concevoir ce qu’est la Nature, il ne suffit pas de la  regarder, de refléter son souvenir dans notre esprit, il faut l’expliquer scientifiquement ou la comprendre et formuler cette compréhension dans un langage. Pour cela l’esprit isole certains éléments communs, des ressemblances et les nomme. Platon fait dire à Socrate désignant des osselets : « je vois des osselets, je ne vois pas le nombre cinq » ! Je vois certes des objets que j’identifie comme étant des osselets, mais je ne peux pas voir un concept qui me sert à penser la perception Encore, on peut-être plus sourcilleux : osselet est déjà un concept ! Osselet est pour moi une chose douée d’une forme très particulière à partir du moment où je l’ai correctement identifié par un nom. Osselet est un nom significatif que je puis comprendre dans la mesure où il se rapporte à un certain nombre d’objets groupés par cinq qui servent à jouer. C’est déjà un concept. L’esprit est capable d’appliquer un même nom à des réalités distinctes dans la perception parce qu’il possède une aptitude première à percevoir des ressemblances en écartant les différences. Il a ce pouvoir en vertu de son intentionnalité chosique qui le dirige vers l’identification d’un objet au moyen du nom. (texte)

    Le « mot », en tant que simple son, ne signifie rien, pour qu’un nom donné serve de substitut à une réalité diversifiée, il faut qu’il ait déjà une signification, et pour cela il faut qu’il se rapporte à un certain contenu de savoir que je possède sur l’objet. La signification d’un nom contient un jugement virtuel. Le concept n’est pas une perception, ni une image passive, ni une image auditive, c’est essentiellement une création mentale qui enveloppe un savoir.

    Pour mieux le saisir, il faut tout d’abord distinguer comme le fait Leibniz, vérités nécessaires et vérités de fait Les vérités de fait sont relatives à des observations, à des constatations de l’esprit, celles-là même que l’on rencontrent dans toutes les sciences empiriques liée à la mesure de certains phénomènes C’est un fait que le ciel est bleu aujourd’hui, pour l’historien que Louis XVI a été guillotiné, ou pour le chimiste que le sel ajouté à l’eau attaque le fer et le fait rouiller plus vite. On dit des vérités de fait qu’elles sont a posteriori parce qu’elles dépendant de l’expérience. (texte)

    Les vérités nécessaires, elles,  sont seulement relatives à l’esprit lui-même et relèvent plus de la logique, que des faits. Les concepts d’égalité, de proportion, de cercle sont de pures idées de l’esprit. Tout raisonnement suppose le principe de non-contradiction. Est-ce là un concept tiré de l’expérience ? Non. C’est là un principe et un principe n’est pas tiré de l'observation de la nature, mais d'une intuition de l'intelligence ou d'une exigence posée par l’intellect. Tout homme, même le plus inculte, sera choqué si dans une transaction il voit qu’il a affaire à un menteur qui se contredit. L’esprit fait l’expérience de la contradiction et ce n’est pas une expérience sensible, c’est une expérience intellectuelle. Ce principe de contradiction est davantage en nous qu’il ne peut-être dans les choses. Sitôt que nous avons reconnus de cette manière ce qui est a priori, donc qui précède l’expérience, nous sommes à même de nous rendre compte qu’il y a un grand nombre d’idées qui sont a priori. Que penser en effet des idées mathématiques ? A-t-on pu jamais tirer de l’observation le concept de nombre ? de racine carrée ? Ne faut-il pas dire que les notions mathématiques sont tirées de l’esprit lui-même et non des faits ? (texte) Cf. Saint Augustin. En ce sens, « on doit dire que toute l’arithmétique et toute la géométrie sont innées et sont en nous de manière virtuelle, en sorte qu’on les y peut trouver en considérant attentivement et rangeant ce qu’on a déjà dans l’esprit sans se servir d’aucune vérité apprise par l’expérience ou la tradition d’autrui, comme Platon l’a montré ».

    --------------- Platon donne dans le Ménon, une remarquable démonstration en ce sens. Socrate, parlant avec Ménon, fait venir une jeune esclave et il se met à lui poser des questions en traçant des figures par terre. Socrate ne lui apprend rien, il le pousse à chercher en examinant les relations. L’esclave finit par trouver de lui-même la solution du problème de la duplication du carré. Le processus de l'interrogation soutenue fait que littéralement il découvre de lui-même une relation intelligible. L’esprit tire l’idée de son propre fond. En considérant les choses de cette manière, on dira que toutes les vérités qui viennent de l’esprit avec ce caractère sont des vérités nécessaires. Ce n’est pas l’expérience qui m’apprend que les trois angles du triangle font 180°, cette vérité n’a pas résulté du fait d’avoir mesurer des milliers de triangles avec un rapporteur ! Il suffit d’une très simple démonstration de géométrie à partir de parallèles pour le percevoir. Quel est alors le rôle de l’expérience ? Elle fournit seulement des exemples, des cas particuliers auquel vient s’appliquer l’idée. L’inverse ne serait pas vrai. En accumulant des exemples, des observations, on n’obtiendra jamais que des vérités générales et non des vérités nécessaires. « Tous les exemples qui confirment une vérités générale, de quelque nombre qu’ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette vérité : car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de même ». Cela signifie qu’alors la certitude et la vérité vient de l’esprit lui-même. Les idées sont présentes en nous de manière virtuelle et c’est à l’occasion de l’expérience qu’elles se réveillent. La seule expérience n’est pas ce qui fait avancer la physique, elle ne serait rien sans la puissance d’inventer et de conceptualiser que possède l’esprit. Le concept est une production qui naît de l’esprit mais s’applique à l’expérience.

    Il faut rendre justice à ce que le mot concept indique déjà, l’intellect possède un pouvoir de conception avec lequel il tisse une représentation du réel. Lorsque nous parlons d’une idée claire et distincte, ce n’est pas en relation avec la perception de l’objet correspondant, mais en relation avec la connaissance précise que nous en avons. Est claire une idée qui est présente et manifeste à un esprit attentif, est distincte une idée qui est différentiée de toute les autres et qui ne se confond pas avec elles. Le modèle de l’idée claire, c’est l’essence mathématique, ce n’est pas une perception. Les idées claires et distinctes ne viennent pas des sens, car ce qui vient de la seule sensation est assez confus. L’idée de chaud ou de froid de la température du bain par exemple est une idée assez vague, relative à ma condition, à mes dispositions etc. 40° est une idée plus claire. Chaud exprime ma relation momentanée à l’expérience, sans décrire avec précision un phénomène mesurable que je pourrais objectivement rapporter à l’eau. Aussi, quand l’esprit pense par concepts clairs et distincts, il tend à penser de manière rationnelle.

    On appelle rationalisme la doctrine qui prend le parti de montrer que l’idée est essentiellement conception de l’esprit et n’est pas seulement dérivée de l’expérience. Le concept est de ce point de vue davantage forgé par l’esprit, plus qu’il n’est dégagé de l’expérience. Le point de vue rationaliste rend semble-t-il mieux compte de la nature de l’idée et il permet de mieux saisir ce que peut-être la construction théorique qu’est la science.

    Plus généralement, si nous examinons attentivement le mode d’opération de l’intellect, nous verrons qu’il est dans son pouvoir de construire sans cesse des représentations. Il est dans la nature de l’esprit d’élaborer des constructions mentales dont la charpente est soutenue par des idées.

C. Le statut des idées

    Si l’idée n’est pas un reflet du réel, mais une conception du réel, si l’idée enveloppe un certain savoir et permet une représentation, son statut paraît avant tout logique. Mais qu’est-ce qu’une idée d’un point de vue logique ? Nous avons parlé plus haut de genre et de classe. De ce point de vue, il y a un statut logique des idées. Les caractéristiques logiques des concepts peuvent s’analyser en terme de classe et de classification. Un concept peut-être caractérisé sous deux  aspects :

    1) Parler de genre implique d’abord que le concept possède une extension, ou dénotation. Le concept d’homme s’applique à un nombre important d’individus, aux quelques cinq milliards d’homme qui vivent sur terre. L’extension du concept d’homme est donc très large. L’extension du concept d’américain ou de français est nettement plus petite. Celle de d’albigeois ou de parisien est encore plus petite.

    ---------------2) Le concept rassemble des connaissances, on dit qu’il possède une compréhension ou une connotation. Dans la compréhension du concept de chien, entre l’ensemble des qualités, des attributs qui définissent ce concept. Le chien est un vertébré, mammifère, quadrupède, omnivore, qui est un animal domestique pour l’homme, le chien est l’animal qui aboie et permet de garder la maison etc. Quand je me sers du concept de chien, je dois envelopper toute sa compréhension. N’y entre pas par exemple l’attribut « capable de voler avec des elles », ou « munis de nageoires ». Ces deux attributs entrent par contre dans la compréhension du concept d’oiseau et de poisson.

    Que faisons-nous quand nous jugeons ? Nous mettons en rapport des concepts, nous établissons des relations de concepts, nous tirons des déductions à partir des propriétés des concepts.

    (N°1) La chienne doit avoir des mamelles, puisque c’est un mammifère.

    (N°2) La pie doit pondre des œufs, car c’est un oiseau.

    (N°3) Un "américain" est un homme qui réside aux U.S.A et possède un statut légal de citoyen américain.

    Dans ces jugements courants, à chaque fois nous nous prononçons sur la réalité en posant un jugement qui est susceptible d’être vrai ou faux. Celui enveloppe nécessairement des concepts. Dans a) chienne, mamelle, mammifère ; b) pie, œufs, oiseau ; c) américain, homme, U.S.A. Nous ne pourrions pas émettre de jugement sans disposer de concepts. Inversement, un concept, c’est surtout un jugement condensé, la forme ramassée d’un savoir qui est le produit d’une activité judicatoire, d’activité de jugement. L’idée contient en elle un ensemble de jugements virtuels que le jugement va rendre actuels dans une série de propositions.

    Qu’est-ce donc que penser ? C’est développer des idées, établir des relations entre des idées, c’est affirmer ou nier avec des idées, en sorte que se développe un savoir. Penser revient pour l’esprit à se représenter conceptuellement la réalité. C’est accéder à l’intelligible au delà du sensible qui nous est offert dans la perception, l’imagination ou le souvenir. C’est la signification que l'on retient le plus souvent de la théorie des Idées de Platon. Nous pensons le sensible au moyen des idées. Comme le monde sensible est changeant, fluent, comme il est un domaine ou la différence est partout présente, nous nous servons des idées pour structurer une identité d’objet au sein des phénomènes. Ce phénomène météorologique qui a lieu dehors, dans ce moment unique qu’est l’instant présent, je le relie à d’autres, semblables, déjà catalogués dans le passé et je dis que dehors il pleut. Pluie est un concept qui me permet de subsumer un ensemble de phénomènes semblables. Je dis que Paul est « avare » en rapportant sa manie de posséder l’argent, de thésauriser à une catégorie générale, le concept « d’avare ». Je prétends connaître quelque chose de lui en posant ce jugement. est-ce que cela veut dire que le langage est une sorte de médiateur entre le sensible et l'intelligible?

    Chacun d’entre nous possède un grand nombre d’idées sur tout et n’importe quoi : ce sont nos opinions. Quand nous avons une idée, mais pas vraiment conscience de nos raisons de l’avoir, nous avons une opinion. Quand par contre l’idée est possédée avec des raisons précises dont nous sommes conscients, on dit que nous avons des convictions. Aussi l’idée joue-t-elle un rôle  en tant que construction mentale pour l’esprit qui la pense, mais cette construction mentale possède ou non une certaine vérité, que nous pouvons ou non posséder. Il est tout à fait possible de manipuler des idées sans avoir clairement à l’esprit ce qu’elles représentent. C’est la réflexion qui, par un retour sur soi, impose à l’esprit de porter à la conscience ce qui est irréfléchi, de faire la part de l’ignorance et de la connaissance. Penser, c’est mettre constamment en avant un souci de justification. La clarification de l’intellect exige ce souci d’auto-justification de la part de la Pensée. Plus généralement, nous pouvons dire que toute démarche philosophique est ce souci d’auto-justification systématique que la Pensée nous impose.

*  *
*

    La recherche de "l’origine des idées" nous entraîne vers une interprétation mythique et nous éloigne trop de la conscience exacte de ce qui est. L’important, ce n'est pas de spéculer sur l'origine des idées, mais de surtout prendre conscience de ce qu’est l’idée et du rôle qu’elle joue dans notre vie.

    Il est dans la nature du mental d’opérer des constructions et toute construction mentale enveloppe des concepts. Former des concepts n’est pas une opération qui est l’apanage de la science ou de la philosophie. Tout homme pense par idées, qu'il le veuille ou non, que celles-ci soient confuses, claires ou distinctes. Dans la question de savoir ce qui joue un rôle dans la formation des idées, nous devons porter notre attention sur le pouvoir de notre propre pensée. Les mots employés ont une valeur : le mot de concept désigne une conception précise  élaborée par l’intellect, l’idée est un terme plus intuitif (R) désignant le produit d’une idéation en relation avec une essence intelligible. Quand nous mettons l’accent sur le concept, nous voyons les constructions de l’intellect, nous voyons dans la pensée son caractère systématique. Quand nous mettons l’accent sur l’idée, la pensée nous parait moins une construction de l’intellect humain que la reconnaissance d’une trame du réel qui existe par elle-même, indépendamment des constructions mentales humaines.

    L'idée a-t-elle une existence en soi qui nous serait accessible par intuition? Peut-il y avoir une perception lucide des Idées? Quel rapport l'Idée entretient elle avec le domaine relatif de l'existence?

*  *
*

Vos commentaires

Questions:

1. Les termes de concept et d'idée sont employés indifféremment l'un pour l'autre, mais que suggèrent-ils pas différence?

2. En quel sens serait-il possible de prêter des idées à l'animal?

3. L'idée peut-elle être la même chose que le mot?

4. Serait-il possible que l'esprit développe des constructions mentales complexes sans l'appui du langage et de l'imagination?

5. En quel sens pouvons-nous accorder une réalité au monde des idées?

6. Les idées mènent le monde, mais il n'est pas nécessaire que ce soit des idées vraies a dit Paul Valéry. Quelles sont les implications de ce jugement?

7. Est-il possible de produire une situation où nous aurions la tête bourdonnante d'images, mais par d'idées?

        © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
Accueil. Télécharger, Index thématique. Notion. Leçon suivante.


Le site Philosophie et spiritualité autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon ou de l'article. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive..