Il est de bon conseil de dire à celui qui avance sur le chemin de la vie : « tu dois avoir tes propres opinions ». C'est un préjugé ordinaire. Il est de toute manière entendu que nous devons avoir une opinion sur à peu près tout. Cela permet de pouvoir discuter de tout et de rien, de donner son avis, de se prononcer, de montrer que l’on s’intéresse à toutes sortes de choses et que l’on a son mot à dire. L’opinion a une valeur: elle permet de s’exprimer !
Seulement d’un autre côté, s’en tenir à des opinions ne suffit pas. Que valent les opinions sur des sujets techniques où on est incompétent ? S’agit-il d’avoir une opinion pour être capable de parler pour ne rien dire ? Il ne vaudrait pas mieux se taire? Une opinion, cela reste une vague idée sur quelque chose, ce n’est pas encore une conviction fondée. Dire que l’on n’a pas d’opinion serait peut-être parfois plus modeste, plus juste, que de prétendre en avoir sur tout. D’autre part, il y a peut-être des domaines où l’opinion a une valeur et d’autres où elle n’a pas sa place.
On ne peut pas mettre toutes les opinions sur le même plan. Toutes les opinions se valent-elles ?
* *
*
1) Commençons par apporter quelques précisions. Il importe d’abord de savoir ce qu’est l’opinion. Mais qu’est-ce qu’une opinion ? On dit opiner de la tête pour marquer son accord. Une opinion, c’est un avis sur lequel nous sommes d’accord. Nous disons « moi je pense que ». L’opinion suppose que je me prononce sur le terrain de la vérité en formulant un jugement. C’est aussi cet avis que nous reconnaissons à titre de désaccord dans l’avis de quelqu’un d’autre. « Je ne suis pas d’accord avec ses opinions». Quand nous disons « avoir une opinion », nous sentons immédiatement nos limites. Nous ne sommes pas très assurés des fondements, des raisons pour lesquelles nous tenons à telle ou telle idée. « Avoir une opinion, c’est affirmer de façon sommaire, la validité d’une conscience subjective limitée dans son contenu de vérité ». Nous sentons bien qu’un autre pourrait aussi bien avoir une opinion différente, toute aussi valide. Mieux, en disant « moi je pense que », que mettons-nous en valeur ? Est-ce l’idée que nous avançons, ou bien est-ce nous-mêmes que nous cherchons à faire valoir ? L’opinion participe du besoin de se faire valoir autant que du besoin de dire quelque chose et de donner un avis. (texte) (exercice 4d)
Il y a cependant deux situations bien différentes :
---------------a) le plus souvent, dans l’opinion, nous avons conscience du caractère seulement probable, hypothétique de nos affirmations : « Lorsque quelqu’un dit qu’à son avis, le nouveau bâtiment de la faculté a sept étages, cela peut vouloir dire qu’il l’a appris cela d’un tiers, mais qu’il ne le sait pas exactement».
L’opinion trouve son usage correct sur le terrain privilégié de la connaissance par ouï-dire,
là où l'incertitude demeure.
(texte)
Cf.
Hannah Arendt. Elle relève de la croyance.
"J’ai entendu dire que", alors je bâtis à partir de ce que j’ai entendu des
opinions. Si nous faisons le tour de ce que nous savons par ouï-dire, ce que
nous savons sans en avoir l’expérience directe, sans en avoir les raisons
précises, nous ferons le compte exact de nos opinions. Il n’y a jamais
d’exactitude dans l’opinion. elle n’est pas de l’ordre d’une constatation ni d’une expérience vécue. Elle est encore moins le résultat d’un raisonnement fondé. C'est tout juste si elle permet de se ranger dans le consensus commun.
(texte)
b) Mais ce n’est pas ainsi que fonctionnent les opinions
racistes,
les opinions brutales qui sont des jugements à l’emporte-pièce, sans nuance ni
justification. «Le sens est tout différent lorsque quelqu’un déclare qu’il
est d’avis quant à lui que les juifs sont une race de parasites ». C’est là une manière d’affirmer qui se rencontre dans les blagues racistes, les brèves de comptoir. Dans ce cas, il n’y a plus de restriction au sein du jugement, plus de perception de son caractère purement hypothétique. Le poids qui est mis dans un tel jugement est fondé sur un faire-valoir brutal, c’est le « moi, je » qui se pose face à un autre en cherchant à se singulariser par la provocation. C’est une affirmation de l’ego qui par là prétend « avoir le courage de ses opinions, le courage de dire des choses déplaisantes ». Dans les termes d’Adorno : « Lorsqu’un individu proclame comme sienne une opinion aussi rapide, sans pertinence, que n’étaye aucune expérience, ni aucune réflexion, il lui confère …une autorité qui est celle de la profession de foi ». Mais ce qui est cynique, c’est justement que ce faire-valoir entre dans une complaisance malsaine avec l’autre en sollicitant de sa part une adhésion raciste identique.
Quand nous ne pouvons pas étayer un jugement, nous avons tendance à le présenter sous la caution d’un argument d’autorité.
« Moi je pense que ». Pourquoi ? C’est comme çà ! Ce sont
mes opinions à moi ». Si on ne pouvait pas mettre le poids de son
ego, on n’aurait rien à dire. Nous sentons bien la faiblesse de notre position et c’est pour cela que nous nous mettons sur la balance pour peser sur autrui.
Inversement, remarque Adorno, quand nous sommes en présence d’une idée qui nous dérange, que nous ne savons pas réfuter, quel est notre dernier recours ? Nous disons que « ce n’est qu’une simple opinion… comme une autre ». nous relativisons exprès, pour ne pas être effleuré par une vérité qui nous obligerait à une remise en cause. L’opinion, c’est le domaine de refuge pour le moindre effort, pour la paresse de la pensée. Elle offre des idées toutes faites qui permettent de répondre à toutes les questions sans prendre la peine de réfléchir à quoi que ce soit, sans se poser de questions. Elle donne aussi une petite satisfaction égocentrique, celle de faire partie de ceux qui pensent ceci ou cela, « de ceux qui savent ». Elle permet de se ranger dans un camp pour qui la cause est entendue. L’opinion a ses adeptes, car elle fonctionne collectivement. (texte). Pas d’opinion sans conscience collective. C’est la voix du On, la voix qui dit ce que On pense, ce sont ces idées toutes faites qui circulent et qui donnent le sentiment de faire partie de ceux qui « sont au courant ». L’opinion est « branchée », elle est branchée sur la conscience collective.
Convenons donc de ce que l’opinion constitue un stade élémentaire du rapport de l’homme à la vérité, mais un stade qui doit être dépassé, celui de la connaissance par ouï-dire. Son domaine de justification, c’est seulement celui de la probabilité. Là où nous n’avons pas de connaissance de première main, là où nous n’avons pas de raisons solides, là où nous manquons de justification suffisante, s’étend le domaine de l’opinion. Ce dont nous devons avoir une claire conscience, c’est d’être dans un ordre d’affirmation qui reste purement hypothétique. Aussi pouvons nous être capables de prendre conscience de ce que représentent notre pensée quand elle se réduit à des opinions. Une fois que nous en avons conscience, nous devrions pouvoir : a) mettre entre parenthèses nos jugements, b) et avouer aussi notre ignorance. Prenons des exemples :
1. « je pense que le nouveau bâtiment fait sept étages », mais je n’en suis pas sûr, en fait je n’en sais rien ». Donc, « je préfère ne pas me prononcer sur cette question ».
2. « Je pense que l’ange gardien existe ». « C’est juste mon opinion, mais j’avoue que je serais bien en peine de donner une preuve quelconque ». « J’y crois et c’est tout ».
3. « Je pense qu’il y a de la conscience, même dans la matière ». « C’est une opinion personnelle, mais il faudrait que réfléchisse à cette question pour en faire une véritable thèse que je pourrais soutenir en apportant des éléments pour la justifier ».
4. « Je pense que la racine carrée de 2 doit faire 1,414102 ». C’est encore une opinion, mais je ne suis pas très assuré en la tenant, il faudrait que je vérifie.
A supposé que nous devenions capable d’argumenter solidement dans le sens d’une idée, l’opinion devient une conviction. La conviction, c’est l’opinion en tant qu’elle a été mûrie et réfléchie, l’opinion dont nous pouvons discuter, que nous pouvons partager, l‘opinion entrée dans le domaine de la communication des esprits car elle est enfin pourvue de justifications en raison. Les attaches de l’opinion sont affectives, les attaches de la conviction sont par contre rationnelles, logiques. Avoir des convictions, c’est avoir de bonne raisons de penser qu’une idée est juste, qu’une idée possède une valeur de vérité.
Dans le Ménon, Platon fait une différence entre trois ordres. L’opinion, l’opinion droite et la connaissance. Il prend l’exemple du voyageur qui demande la direction de Larissa.
Une première personne peut lui réponde « c’est par là je pense, à ce que l’on m’a dit ». Cette réponse n’est qu’une opinion, elle est vague, ne comporte pas de justification, si ce n’est dans le ouï-dire. Platon prend l’image d’un colombier où volent des oiseaux en bandes séparées. Les opinions sont sans attaches solides, elles sont flottantes et on en change comme de chemise.
Une seconde personne dira : « c’est dans cette direction je crois » en indiquant effectivement la bonne direction sans se tromper. C’est encore une opinion, mais une opinion qui tombe juste, une opinion droite, bien qu’elle ne comporte pas de justification précise de ce qu’elle avance. Ainsi en est-il, explique Platon, des politiques qui sont habiles et prennent d’instinct des décisions correctes, mais ne savent pas exactement pourquoi parce qu’ils n’ont pas de science politique, mais seulement une inspiration juste de ce qu’il fallait faire. Si Périclès avait eu une science politique il aurait su la transmettre à ses enfants, ce qu’il n’a pas su faire, parce qu’en fait il n’avait qu’une disposition naturelle, il n’avait que l’opinion droite sans la science.
---------------Une
troisième personne dit « cela se trouve dans cette direction », mais elle, l’affirme parce qu’elle s’est déjà rendue à Larissa, elle a une
connaissance du chemin qui y mène, elle possède donc des raisons certaines de penser que la route se trouve par là. Ainsi en est-il de la science quand elle entend démontrer par raisonnement une affirmation. Le mathématicien peut démontrer dans le cadre de la géométrie d’Euclide que nécessairement les trois angles du triangle doivent faire 180°. Ce n’est là ni une opinion, ni une opinion droite, c’est une vérité scientifique. Elle est pourvue de raisons logiques. Platon dit de la science qu’elle est munie de « raisons de fer et de diamant ». Contrairement à l’opinion, la connaissance est enchâssée dans des raisons, comme le bijou est serti dans le métal. Elle a des attaches solides, si bien que l’esprit ne peut la modifier selon son gré et faire ce qu’il veut.
(R) Connaître, c’est précisément tisser des relations entre toutes choses.
L’intelligence, est inter-ligare, ce qui relie, la capacité de relier, au sens où elle est capable de voir des relations. Un esprit intelligent, c’est un esprit qui est capable d’établir des relations intelligentes. Une intelligence brillante fait rapidement des liens, ce qui lui permet de comprendre un phénomène. Quand nous ne comprenons pas, que se passe-t-il ? Nous ne faisons pas de relation, nous ne voyons pas les relations intelligibles, ce qui fait que les choses restent dans leur état séparé. Ayant perçu un lien, nous devenons capables de formuler des raisons de justifier ce qui nous apparaît dès lors comme une vérité.
Platon ne disqualifie pas complètementl’opinion en général, et encore moins l’opinion droite au privilège de la seule connaissance, de la science.
Nous ne pouvons pas dire en bloc que l’opinion est « fausse ». On y trouve toutes choses et aussi son contraire. Elle peut contenir des idées justes, mais aussi des préjugés grossiers, des idées fausses, des affirmations creuses et superficielles. Elle est un prêt à penser comme on dit qu’il y a un prêt à porter. Comme l’opinion peut accidentellement croiser des intuitions justes, tomber sur une idée vraie, nous ne pouvons pas la rejeter en bloc. Son seul tort, c’est surtout qu’elle n’est pas consciente d’elle-même. Celui qui est dans l’opinion ne se rend pas compte qu’il a dans l’esprit seulement des opinions. Or à ce stade, l’esprit manque de fermeté, de rigueur, de clarté. L’opinion laisse l’esprit sans repère, égaré dans des idées flottantes. Parce qu’elle est multiple, parce que dans l’opinion tout paraît relatif,
l’opinion laisse l’esprit confus. De plus, l’opinion n’éclaire pas, elle ne donne aucune
évidence intellectuelle. En rester à l’opinion laisse l’esprit dans l’obscurité. Aussi l’esprit ignorant n’est il en réalité jamais vide. Il est au contraire farci d’opinions de toutes sortes. S’il était vide, il serait certainement plus clair et distinct. L’ignorant, ce n’est pas celui qui dit qui ne sait rien, c’est celui qui croit savoir et qui n’a que des opinions en guise de connaissance. L’opinion donne une suffisance qu’il faut donc dégonfler pour que l’esprit se mette en quête de la vérité. Chez Socrate, l’ironie c’est l’art de poser ces questions qui mettent en cause l’opinion en lui demandant d’exhiber ses raisons. L’ironie se moque de l’opinion. Socrate se présente comme un taon qui pique l’amour-propre de celui qui s’en tient à ses opinions sans aller au delà. L’ironie est le pendant de la flatterie de l’amour-propre qui fait que l’on « croit savoir », elle démasque cette flatterie et reconduit l’esprit à une conscience plus vraie : « au fond, c’est vrai, tu as raison Socrate, ce qu’est la justice dans son essence, je croyais le savoir, mais maintenant je me rend compte que je n’en sais rien ». L’ironie n’est cependant pas négative au sens où elle pique la curiosité, où elle fait venir le désir sincère de
connaître. (texte)
L’opinion droite, même si elle n’a pas de justification, a pourtant une portée importante dans tous les domaines où l’homme doit agir, même s’il ne dispose pas pour autant de connaissance certaine. Elle fait que l’homme peut trouver une habileté, sans posséder pour autant une science complète. Or il y a bien des domaines de la vie dans lesquels nous devons nous contenter d’opinions probables à défaut de certitudes. Nous devons accepter l’incertitude. Il y a bien des domaines de la vie dans lesquels nous devons nous contenter d’opinions probables à défaut de certitudes.
a) C’est le cas du champ de l’action morale, le domaine des décisions en fonction de ce que nous pouvons considérer comme bien ou mal. Savons nous clairement où se trouve le choix juste ? Qu’en est-il de la vertu ? Repose-t-elle vraiment sur une connaissance du bien ou du mal ? ou bien est-ce sur une qualité morale, un don ? L’homme qui se précipite dans une maison en flamme pour sauver un enfant n’a pas besoin de savoir ce qu’est la vertu pour faire un acte de bravoure. Il a peut-être seulement une disposition à la vertu, une bonté d’âme, mais pas de connaissance de ce que serait la bonté. Il répond d’une manière juste, noble à une situation. Dès lors, on ne voit pas comment la vertu pourrait s’enseigner, si elle est de l’ordre d’une inspiration heureuse pour faire le bien. Il pourrait y avoir des professeurs de vertu – c’est la prétention qu’affichaient les sophistes – si la vertu était une science ou résultait d’une science qui pouvait se transmettre et donc s’enseigner. Mais où sont les professeurs de vertu ? Socrate montre donc que l’on ne peut qu’inciter à la vertu et non enseigner la vertu.
b) De même, l’inspiration artistique qui donne au poète ses ailes pour écrire ne résulte pas non plus d’une science, mais plutôt d’un talent divin. Si elle était une science, elle pourrait se transmettre et s’enseigner, or ce que l’on transmet, ce sont seulement des techniques et des méthodes, et non le génie capable de s’en servir.
c) Il en est de même des pratiques traditionnelles qui ne reposent pas sur une science, mais sur une aptitude particulière, sur un savoir-faire résultant d’une pratique : par exemple celle du rebouteux qui sait remettre droite une articulation, mais n’a pas fait d‘école de médecine. etc.
Dans tous ces domaines, nous avons affaire à l’opinion droite plus qu’à la connaissance. Ce qui regarde donc la connaissance, c’est le domaine de ce qui peut-être fondé rationnellement par l’esprit. Le domaine de la connaissance c’est tout à la fois la connaissance de soi et la connaissance du monde. (texte)
Si nous pouvons opiner dans l’opinion, c’est que nous choisissons de l’avoir, c’est que nous sommes libres de la tenir. Nous sommes donc responsables de nos opinions. D’où nous vient cette liberté ?
Cette liberté vient de ce que nous pouvons par la volonté prendre position, même sur des sujets sur lesquels notre entendement n’est pas suffisamment éclairé. Cet acte de la volonté c’est celui du jugement. Descartes dans les Méditations Métaphysiques, fait une distinction nette. Il appelle entendement la faculté de comprendre de l’intelligence. L’entendement de par sa nature est limité, il se tient dans les limites de ce qu’il est capable d’embrasser. L’entendement conçoit. Descartes appelle volonté l’acte qui fait que l’esprit est capable librement d’affirmer ou de nier quelque chose. Ce qui se traduit sous la forme d’un jugement. La volonté juge. La volonté, à la différence de l’entendement, n’est pas contrainte. Nous ne pouvons pas tout comprendre, mais nous pouvons vouloir n’importe quoi. Nous ne pouvons pas tout concevoir, mais nous pouvons juger à tort et à travers. La volonté est, selon Descartes, le seul pouvoir qui soit infini en l’homme. De sorte que nous sommes tout naturellement portés à juger bien au-delà de ce que nous connaissons réellement. Un pouvoir qui n’a pas de limite naturelle a besoin d’être réglé, sinon il peut nous égarer..
---------------C’est la cause métaphysique de
l’erreur. « D’où est-ce que naissent mes
erreurs ? C’est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l’entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas ». Ainsi, la volonté « s’égare fort aisément et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai ». Il en résulte que la règle que nous devrions suivre pour éviter l’erreur, c’est de maintenir la volonté dans les limites de l’entendement. Concrètement : ne pas juger au delà de ce que je sais. Nous avons la liberté de pouvoir affirmer et nier, ce qui veut dire que nous avons aussi la liberté de pouvoir
suspendre notre jugement en des sujets où ne se rencontre pas de clarté ni de distinction suffisante.
La première règle du Discours de la méthode de Descartes pose le précepte suivant : « Ne recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est à dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ». Le mot « évidemment » se réfère ici à l’évidence, cette expérience intellectuelle qui fait que l’esprit est illuminé par la clarté de l’idée. L’idée claire, c’est elle qui s’impose avec évidence à l’entendement. « Recevoir pour vrai », veut dire juger, ce qui est l’acte propre à la volonté. Que se passe-t-il quand je ne respecte pas cette règle ? Je tombe dans la prévention ou dans la précipitation. Un jugement précipité est un jugement trop hâtif, qui ne résulte que d’un examen rapide et superficiel, qui n’a pas été assez soigneux. Bien souvent, nous ne nous donnons pas assez le temps de l’examen attentif, de la réflexion et nous jugeons brutalement, sans nuance, dans la précipitation. D’où des erreurs d’appréciation. Un jugement prévenu est un jugement tout fait, avant même qu’il y ait un quelconque examen. Littéralement, c’est ce qui s’appelle un préjugé. (texte) Le jugement est venu avant, jugé avant : pré-jugé, pré-venu. Or il est de bonne méthode à l’inverse qu’un jugement ne vienne qu’après un examen sérieux. Si, abordant une personne, j’ai déjà l’idée « c’est un contrôleur du fisc», « c’est une vedette du show business », « c’est un prof », la rencontre repose sur le terrain des préjugés, elle est artificielle parce que j’ai fabriqué à l’avance une image de l’autre au lieu de l’écouter dans ce qu’il est et ce qu’il a à me dire. Si j’aborde un fait d’actualité seulement à travers ce qu’on en dit, j’en reste à des pré-jugés. Si je m’en tiens à la réputation que l’on a pu faire de A, sans le rencontrer, je pense sur la base du préjugé. Pour comprendre, il faudrait d’abord s’abstenir de juger avant tout examen sérieux. Cela veut dire garder une certaine retenue, ne pas se prononcer de manière hâtive, brutale, sans nuance comme nous avons trop souvent tendance à le faire. La Vie dans son processus naturel et sa complexité ne peut pas être comprise à l’intérieur des préjugés. Elle doit être suivie avec une attention complète, une intelligence perspicace, une intelligence souple et rapide. Comprendre, ce n’est pas condamner, ni s’identifier à quoi que ce soit. Or il est en nous une propension habituelle à tout ranger dans des catégories tranchées dans des jugements sommaires. La Vie ne se résout pas à des schémas duels simplistes, à des alternatives d’opinion du genre : c’est génial/c’est nul, c’est très bien/c’est mal, il fallait le faire/il ne fallait pas le faire etc.
Parce que le jugement est une libre décision de notre part, parce que le jugement nous appartient, il nous est possible d’éviter la précipitation et la prévention en pratiquant la suspension de jugement, l’époké. Par là il nous incombe d’éviter l’erreur consistant à donner son adhésion trop vite à des idées somme toute assez confuses. Donner son opinion c’est en ce sens faire un usage intelligent, rationnel de sa liberté de choix, de son libre arbitre. « Si je m’abstient de donner mon jugement sur une chose, lorsque je ne la conçois pas avec assez de clarté et de distinction, il est évident que j’en use fort bien, et que je ne suis point trompé ; mais si je me détermine à la nier, ou assurer, alors je ne me sers plus comme je le dois de mon libre arbitre ». Les opinions fausses ne sont donc pas en nous sans que nous les ayons installés sous la forme de jugements erronés. Nous sommes responsables de nos opinions. Nous avons une maîtrise sur nos pensées et celle-ci suppose que nous soyons capables de maintenir nos jugements dans les limites de ce que nous pouvons comprendre. (texte)
Si nos opinions ne sont pas éclairées, elles risquent toujours de surgir de parti-pris irrationnels. L’examen attentif de notre pensée peut nous révéler ce fonctionnement impulsif du jugement, peut faire apparaître ce qu’il peut y avoir en nous de grossier, de violent, d’impulsif, ce qui ne manque pas de se traduire par des opinions de même couleur. Nous pouvons très bien mettre en lumière le contenu de notre pensée et en prendre conscience. Tant que nous n’avons pas pris conscience de notre fonctionnement mental, nous en sommes nous-mêmes victimes. Si nous voulons mettre un peu plus de sagesse dans nos actes, il faut mettre plus de conscience dans nos jugements.
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En résumé, l’opinion en général est bien sûr acceptable au sens où il est possible que nous ayons parfois une idée juste, bien que nous n’ayons qu’imparfaitement accès aux raisons qui la fondent. Platon appelle opinion droite ce type d’opinion qui ne rencontre en quelque sorte la vérité que de manière accidentelle. L’opinion droite est l’intermédiaire entre l’opinion en général et la conviction fondée qui pourrait revendiquer le titre de connaissance, ou même de science. Pourtant, se contenter d’opinion, c’est en rester à un stade élémentaire de la recherche de la vérité (texte).
Il ne saurait être question enfin de mettre sur le même plan l’ignorance où nous sommes, la nécessité de devoir parfois se contenter d’opinions et les prises de parti de la violence morale plus ou moins déguisée qui se permet de porter atteinte à la dignité de l’être humain. Une opinion raciste, un jugement insultant ne sont pas des opinions comme les autres. De toute manière, l’opinion n’est pas là à notre insu, elle suppose de notre part une libre adhésion, une adhésion donc nous sommes responsables, dont nous devons pouvoir rendre compte.
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Questions:
1. Dans quel domaine l'opinion a-t-elle sa justification?
2. Qu'est ce que mettre entre parenthèses une opinion?
3. Le conflit tire-t-il son origine dans une divergence d'opinion?
4. Faut-il croire ceux qui disent que toute vérité est une opinion déguisée?
5. Un sondage d'opinion a-t-il une réel valeur sur le plan de la vérité? Que révèle-t-il?
6. Faut-il accepter l'idée selon laquelle l'homme n'est pas maître de ses opinions?
7. La lucidité consiste-t-elle à se débarrasser de ses opinions où à être conscient de leurs limites?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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