Pour nous protéger des assauts du monde, nous avons toujours la ressource de prendre refuge dans nos pensées. Le repli sur soi peut donner le sentiment que "je me comprends", parce que je me possède toujours moi-même, parce que ma pensée m'appartient, parce que j'y suis immergé. Mais cette intimité du moi est-elle vraiment intelligente et consciente d'elle-même ? Peut-il y avoir une pensée claire là où il n’y a pas d’expression ? Le repli sur soi pourrait tout aussi bien relever du mutisme et de la confusion. Il est bien facile de prétendre que l’homme peut s’exprimer parce qu’il « pense », mais encore faudrait-il que cette pensée soit consciente d’elle-même. Mais peut-elle être consciente en-deçà de l’expression dans un langage ?
Étrangement, la position inverse est tout aussi problématique. La linguistique, forte de ses succès, portée par la mode du structuralisme, a tenté de ramener toute la pensée au langage. Elle en vient à dire que l’homme ne pense-t-il que parce qu’il parle et qu'il est "parlé" par la langue. Mais un esprit rempli de mots et confus verbalise aussi beaucoup ! Comme l’écrit Sartre : « Il fut un temps où l’on définissait la pensée indépendamment du langage, comme quelque chose d’insaisissable, d’ineffable qui préexistait à l’expression, Aujourd’hui, on tombe dans l’erreur inverse: on voudrait nous faire croire que la pensée est seulement du langage, comme si le langage n’était pas lui-même parlé ».
Formulé dans une question le problème serait celui-ci: dans quelle mesure le langage contribue-t-il à la formation de la pensée ?
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Le premier point à considérer est la relation entre le vécu et le langage. Distinguons les termes. Par vécu il faut entendre le pâtir immédiat de la conscience, ce que la subjectivité éprouve, ce dont elle fait immédiatement l’expérience. Le langage, comme système de signes, semble relever d’emblée de ce qui est au contraire médiat, ( on parle même des médias ou mass média ), il est un intermédiaire dont se servent des sujets pour communiquer entre eux. Le langage est donc plus extérieur à soi que ne l’est le vécu.
1) Allons plus loin. Le vécu est-il la même chose que la pensée ? La plupart du temps, ce sont deux termes qui sont pris comme des équivalents. Le mot pensée désigne les constructions mentales. a) Les modes de conscience : ma perception de la pluie sur les carreaux ou ma démarche d’addition de mes comptes mensuels. Une image, un souvenir, sont mes « pensées ». b) Plus précisément, le mot pensée peut s’entendre comme les concepts, les idées, sur lesquels porte la réflexion. (texte)
Dans le premier sens, il est clair que je n’arrête pas de penser toute la journée ce qui inclut le fait de beaucoup verbaliser. Dans le second sens, je ne pense que lorsque je réfléchis vraiment, le reste du temps, je ne pense pas vraiment. La pensée c’est donc le flux de la conscience et son objet peut fort bien être une idée.
L’idée est l’objet de la pensée, ce que la pensée pense, en bref, la forme qu’elle a en vue, qu’elle tient sous le regard de l’intellect.
On ne voit pas très bien comment une idée pourrait être pensée sans des mots, sans un langage. (texte) Par contre, le flux de la conscience peut exister sans le langage, sous la forme de conscience immédiate. Le vécu, dans le flux temporel de la conscience, n’est pas toujours verbalisé. Il arrive qu’il ne le soit pas. C’est par exemple le cas des sentiments. Au moment où, marchant dans une rue de boutiques de luxe, je me trouve face à face avec un homme dans la misère qui me tend la main, je ne peux pas ne pas éprouver un trouble. Cet homme exprime tant d’angoisse, tant de souffrance et d’humiliation que je ne peux pas être indifférent. La misère, la souffrance sont présents entraînant avec eux un sentiment d’affliction, de compassion, un haut-le-cœur devant la possibilité d’un tel état de chose au milieu de tout cet apparat. Le sentiment est là de lui-même, il surgit et n’a pas été provoqué par le langage; il est là d’abord comme sentiment, comme affection du cœur. Ce qui fait que je l’éprouve ne vient pas des mots que je mets bien plutôt ensuite dessus pour commenter, voire détourner le regard, ou bredouiller en sortant mon porte-monnaie. (texte)
D’ailleurs, si bien souvent mon langage est maladroit, si je ne sais pas mettre les mots justes, cela n’empêchera pas le sentiment d’advenir de lui-même. Il me faudra trouver les mots pour le dire. Il y a donc un passage à l’expression du vécu à travers le langage qui fait qu’il est impossible de réduire l’un à l’autre. La pensée immanente au vécu n’est pas le langage. Le passage à l’expression peut réussir ou échouer, ce qui voudrait dire qu’il peut y avoir une sorte de déformation de la pensée dans le langage ou bien que la pensée s’accomplit dans le langage.
Ce passage du vécu à son expression dans le langage, d’un point de vue logique, va : a) depuis l’immédiat vers le médiat. Le vécu c’est l’immédiat de ce qui est éprouvé, ce qui se donne sans distance, tandis que le langage est par définition un médiateur de la communication, un intermédiaire. Il ne saurait être aussi intime que le vécu. b) du singulier au général. Le langage en effet est du côté de ce qui est général, tandis que le sentiment est dans le singulier. c) du subjectif vers l’objectif. Ce que je suis, c’est une subjectivité et le langage se présente à moi comme un élément qui fait déjà partie du monde et qui m’oblige à une objectivité.
Sous la forme d’un tableau : (à compléter)
Vécu |
Langage |
Singulier |
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Personnel |
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Subjectif |
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Banal |
Immédiat |
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Voué à la communication |
Sphère privée |
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Plan de l’extériorité |
La dualité est franche. Bergson peut écrire en ce sens : « Chacun d’entre nous a sa manière d’aimer et de haïr et cet amour, cette haine reflète sa personnalité tout entière. Cependant, le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine et des mille sentiments qui agitent l’âme ». Cf. La Pensée et le Mouvant. Chacun est un être singulier différent de tout autre, le poids des idiosyncrasies de l’ego vient marquer chaque vécu, et pour cette raison, le vécu est original. Le vécu est original, dans le caractère neuf de chaque instant, dans l’apparition même de sa nouveauté. Le langage, voué à la communication, ne peut suivre le fil du renouvellement constant du changement, il fournit donc d’abord des étiquettes commodes pour caractériser ce qui est, des étiquettes posées surtout dans le but d’entrer en relation avec autrui. J’appelle amour tout ce qui comporte une dose d’affection et haine ce qui est marqué par la répulsion. Mais ce sont des concepts abstraits par rapport à la réalité concrète. Le langage est fait de banalités utiles pour la communication, il n’est pas d’abord fait pour l’expression subtile des nuances du vécu.
Pour qu’il soit à la hauteur de l’expression du vécu, il faudrait qu’il dispose d’autant de nuances qu’il peut y avoir de degrés subtils dans les sentiments. C’est ce que disait Verlaine. Mais ce projet de Verlaine est en soi contradictoire. Demander autant de mots que de nuances singulières, reviendrait à multiplier les signes à l’infini. Cela ferait trop de mots à utiliser ; et quand bien même d’ailleurs nous arriverions à composer un tel langage, il resterait incompréhensible pour les autres ! Convenons donc des limites nécessaires du langage. (texte)
Les linguistes admettent que le langage est conventionnel. Il est conventionnel en tant que fait de signes arbitraires par rapport à la réalité, mais qui permettent la communication de ceux qui le parlent. C’est pourquoi il peut y avoir autant de langues. Si le langage était parfaitement calqué sur la forme de la chose, si le vécu pouvait porter cette identité, il n’y aurait qu’un seul nom et donc une seule langue naturelle. Chaque langue au contraire propose un mot différent pour désigner la même chose ou le même vécu. Ajoutons à cela que, de toute manière, les rapports pratiques n’exigent pas non plus beaucoup de subtilité dans l’expression. Dans un monde où chacun s’en tient à son rôle, à sa fonction sociale, il suffit qu’il y ait un code standard d’information véhiculant ce que la pensée commune est à même de rencontrer : c’est-à-dire surtout des stéréotypes. Le langage, dans les rapports pratiques, est aussi banal, qu’il est par nature pauvre, anonyme et impersonnel. (texte)
Si les ressources ne sont pas infinies, dans quelle mesure tout vécu peut-il entrer dans le dicible ? N’y a-t-il pas aussi de l’indicible ? Indicible signifie qui ne peut se dire, l’indicible peut-être repéré à différents niveaux :
a) Les sentiments s'inscrivent à la frontière de l'indicible, car ils sont le langage de l'âme. On peut admettre que les mots sont parfois un peu gourds, maladroits et que dans certains cas, il faudrait préférer le mutisme à l’expression. Si on considère que c’est le langage qui fait obstacle on peut en effet penser que l’expression comporte une trahison que l’on éviterait en cachant ses sentiments et ses idées. Brice Parain commente à ce propos un poème de Tucnev :
Tais toi, va-t-en et cache
Tes sentiments et tes pensées
Que dans le profond de ton âme
Elles se lèvent et se couchent
comme les étoiles de la nuit
Regarde-les et tais-toi
Ton cœur dira-t-il ce qu’il est ?
Un autre te comprendra-t-il ?
Comprendra-t-il de quoi tu vis ?
Pensée exprimée est mensonge
En fouillant tu troubles les sources.
Nourris-toi d’elle et tais toi.
Sache ne vivre qu’en toi-même
Ton âme contient tout un monde
De secrets et de visions
Le bruit du dehors les effraie
Les rayons du jour les aveuglent»
Ce poème laisse une impression glaciale, celle d’un désespoir secret à ne pouvoir parler. Il fait penser au repli définitif de l’autisme résolu de couper toute communication avec autrui. Il est en effet plus grave d’accuser le langage que de s’en prendre à soi-même et à sa propre incapacité. Si le langage est à ce point limité, alors il ne reste plus qu’à se taire, il ne reste que le mutisme. Parfois « nous échouons à traduire ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage". Mais pourquoi écrire un tel poème alors ?
b) De même, les phénomènes inconscients nous confrontent eux aussi au problème de l’indicible. Il y a l’ordre du dit et simultanément celui du non-dit. Il y a ce que j’affirme et tout ce qui est latent et que je cache ou que je connais mal. Il y a ce que j’exprime en ayant conscience de l’exprimer et ce que j’exprime sans en avoir clairement conscience. Dans la névrose s’expriment un double langage et la difficulté pour le sujet de dire, d’accepter ce qu’il refuse profondément. L’indicible ici n’est pas indicible en soi, mais relatif au discours du conscient. Les phénomènes inconscients nous confrontent avec l'ordre de l'infra-rationnel, en retrait du dicible, de la pensée inconsciente que le sujet ignore ou refoule, mais qui continue de dominer son comportement. Le névrosé peut affirmer bien fort qu’il va très bien et même s’insurger avec violence contre celui qui insinuerait qu’il est déséquilibré. Le corps, le comportement, est pourtant là qui peut exprimer le non-dit, traduire le malaise, le trouble, la souffrance dissimulée. Est psychologue celui qui ne se laisse pas prendre au piège d’une parole pleine de suffisance et discerne clairement le langage du corps, la portée de l’involontaire, de l’inexprimé. Le réprimé veut s’exprimer et il le fait à travers le jeu des émotions et des actes manqués. On ne peut pas rejeter en bloc l’existence de la pensée inconsciente sans naïveté, dans la mesure où elle est cause de souffrance.
---------------c) Il y a ce que l’on peut exprimer mais aussi ce que la pudeur convient de taire.
La vie éthique suppose le respect d’une dimension de secret à l’égard de la subjectivité d’autrui. Nous laissons dans le non-dit ce qui pourrait blesser profondément. Par respect pour l’autre, nous évitons d’ouvrir des blessures. Il est donc des régions indicibles qui sont posées par le sens moral. « Ce que l’on ne peut pas dire » peut s’entendre au sens non d’un pouvoir, mais d’un devoir (il ne faut pas le dire). La précaution à l'égard de l'autre peut laisser place à un
silence sur ce qui est susceptible de blesser.
d) Enfin, le problème de l’indicible se pose avec plus d’acuité encore dans l’ordre de l’expérience spirituelle ou de ce que la religion nomme la mystique. L'expérience verticale du rapport à l'absolu, à la transcendance, rencontre l'indicible. La mystique se trouve devant une difficulté à exprimer dans des mots qui sont d’abord orientés vers ce qui est relatif. Ce n’est pas dans ce cas que la pensée soit « confuse », au sens de l’infra-rationnel, elle est au contraire d’une clarté supra-rationnelle qui fait qu’elle ne trouve guère son chemin dans la limitation des mots ordinaires. Ici l’Indicible n’est plus un relatif au sens de l’impuissance de dire, l’indicible est marqué d’Absolu. S’il y a ici une tentation du silence, elle ne vient pas d’une pensée confuse, mais d’une compréhension de l’expérience intérieure qui fait qu’elle ne peut entrer aisément dans l’ordre du communicable. Dans l’Agenda de Mère, édité par Satprem, cet obstacle est constant. Les expériences se succèdent et se multiplient, et avec elles la difficulté de les expliquer, de les dire, justement parce que ce sont des expériences très nouvelles. On est là devant quelque chose qui relève du supra-rationnel. L’Agenda n’en reste pas moins un formidable document d’expériences spirituelles qui deviennent accessibles dans la mesure où le lecteur croise dans sa propre expérience l’expérience de la Mère. Cela explique que la mystique se soit souvent servie des métaphores pour rendre par l’image ce qui ne se dit pas dans les concepts tout préparés. La métaphore suggère au niveau du sentiment, par l’image, ce qu’est la chose même. L’image sert de pont vers la saisie intuitive d’une relation subtile que le mental ne peut pas appréhender à partir de sa logique linéaire et duelle. La saisie de l’expérience non-duelle ne se fait que par un saut intuitif, (R) par dessus les concepts. (texte)
Le langage est capable d’une grande souplesse d'évocation. Bergson ne se laisse pas abuser par la représentation duelle de l’opposition entre vécu et langage. Il reconnaît que ce qui fait justement la grandeur du romancier confronté à tant de limites de la langue, c’est d’être capable de les dépasser. « Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre, des sentiments et des idées ». L’expression littéraire est une véritable alchimie qui métamorphose le matériau brut reçu dans la langue ordinaire. Si les mots sont pris dans une gangue de rapports impersonnels et ordinaires, il faut toute la magie de la poésie pour les éveiller et les tirer de cette gangue primitive. Éveiller le langage tout en éveillant une pensée que l’opinion commune ne pense pas, telle est la mission de l’écrivain, de l’artiste des mots. La Parole poétique c’est aussi cette magie qui nous séduit quand nous écoutons un humoriste habile à déployer la langue, ou quand nous lisons un roman bien écrit ou de la poésie. Il y a un plaisir particulier que l’on trouve dans la beauté de la langue, plaisir que l’on ne rencontre pas dans le bavardage ordinaire ou les rapports conventionnels. Il faut louer la beauté du style, car elle nous guérit de la trivialité de la langue ordinaire!
Platon lui-même, philosophe rationaliste par excellence, recourt très souvent à l’usage du mythe, ou de la métaphore, pour passer au-delà des possibilités de la dialectique logique. L’utilisation du mythe chez Platon ne traduit aucunement une impuissance de la pensée, mais une manière habile, poétique, imagée, de suggérer un sens qui ne se découpe pas en concepts rationnels. Le mythe permet une approche du sur-rationnel que la logique n’autorise pas. Le mythe s’aventure au-delà du dicible de la rationalité. C’est ce que peut le langage poétique qui dans sa nature même s’émancipe des contraintes du langage du concept.
Pourtant, l’idée selon laquelle une pensée existerait indépendamment du langage est d'un certain point de vue très discutable. C'est la thèse de l'intellectualisme.. Par intellectualisme nous entendons ici la doctrine selon laquelle le sens est le privilège exclusif de la raison qui seule est à même de formuler une pensée digne de ce nom, ce qui ne saurait avoir lieu sans le langage.
Nous devons à Hegel dans son Esthétique une formulation très nette de l’intellectualisme. Que peut-il y avoir avant la formulation de la pensée ? N’est-ce pas là une pensée immédiate qui reste dans la confusion ? Le sujet conscient, tant qu’il n’a pas formulé ses pensées, demeure enclôt dans la sphère du pour-soi, dans son intimité, mais dans une intimité qui n’a pas été réfléchie. Or ce qui n’est pas réfléchi, reste à l’état subjectif et ne prend pas une forme objective. Enfermé dans le blokhaus imprenable du moi, baignant dans mon intimité personnelle, je puis croire disposer d’une pensée claire, mais ce que je retiens par-devers moi, je ne l’ai pas encore pensé, je ne l’ai que confusément éprouvé. Vis-à-vis de l’intimité personnelle, le langage semble de l’ordre de l’extériorité, il est l’en-soi. Par suite, s’exprimer revient à se différencier de son intériorité pour marquer la pensée d’une forme objective, celle du mot. Le concept n'est rien sans le mot. L’expression est la synthèse de l’en-soi objectif que donne le langage et du pour-soi subjectif qu’est la pensée immédiate. S’ex-primer, c’est sortir du moi pour prendre conscience de sa propre pensée à travers les mots. L’en-soi du langage ne serait qu’une coquille vide s’il n’était pas habité par une pensée véritable. Le pour-soi ne serait que fermentation obscure de l’intimité prise en elle-même, si elle ne venait pas au jour dans l’expression d’une parole. « C’est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l’externe et l’interne sont si intimement unis ».
De là suit que toute tentative pour définir la pensée indépendamment du langage mènera à l’échec. Il serait illusoire de croire que l’on puisse formuler une pensée ayant un contenu intuitif précis sans recourir à des mots. « Vouloir penser sans mots, c’est une tentative insensée ». Dès l’instant où il y a pensée, où la pensée veut entrer dans l’ordre du communicable, elle se doit de se mouler dans des mots et elle n’existe même qu’à partir du moment où elle a trouvé sa formulation dans des mots. On peut continuer à différencier deux formes de la pensée, une pensée immédiate et une pensée réfléchie. Mais il serait illusoire de croire que la pensée sous sa forme réfléchie puisse se passer des mots, où même puisse être seulement « gênée » par les mots. Elle n’existe que dans les mots. Il serait absurde de croire que les mots constituent une gêne pour la pensée. Il n’y aurait de gêne que si la pensée existait avant son expression dans le langage, mais est-ce possible ? N’est-ce pas une illusion de croire que l’on dispose d’une pensée, si elle n’a pas été formulée dans des mots ?
De ce point de vue, qu’est donc que l’ineffable ? « la pensée obscure et à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot ». Si la pensée est identifiée au concept, l’ineffable tombe dans l’irrationnel. Il n’y a de l’ineffable que dans une impuissance de la pensée, un état de confusion mentale qui est tel que le sujet ne sait même pas ce qu’il pense et en reste à patauger dans les miasmes d’une intériorité non-différenciée. Le réel, c’est le rationnel, et le rationnel, c’est ce que la pensée est à même de formuler par concept dans un langage adéquat fait de mots. « Le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie ». C’est dire que la pensée qui reste immédiate est d’un statut plus « bas », elle baigne dans les bas-fonds de l’intimité, et demeure dans le « faux » qui est toute cette confusion que l’on entretient vis-à-vis de soi-même, tant que l’on n’a pas trouvé les mots pour le dire. Nous ne pouvons pas faire l’économie de l’expression, tout en croyant conserver une soi-disant conscience de la chose-même. Le contenu proprement intuitif de la pensée en tant qu’elle vise une essence, ne se donne que dans le mot qui la supporte. « L’intelligence en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses ».
Que se passe-t-il, par exemple, pour celui qui ne dispose que d’un vocabulaire très limité ? Pour celui qui n’a pas de signes tels que les mots ? Peut-on avoir une pensée complexe, précise, nuancée, sans un langage complexe, précis, nuancé ? L’instruction passe justement par l’acquisition d’un langage et plus ce langage est riche plus la pensée peut-être riche. C’est se tromper soi-même que de croire que l’on dispose d’une pensée quand on en est réduit à bredouiller. Des grognements d’approbation ou de répulsion ne font pas une pensée. A l’inverse, un vocabulaire étendu laisse à la pensée une liberté et une souplesse d’expression qu’elle ne pourrait avoir sans cela, une souplesse qui la rend capable de tout dire. La pensée, dit Hegel, ne devient précise que lorsqu’elle trouve le mot, la pensée trouve sa réalité dans l’expression dans le langage, car avant, elle peut n’avoir qu’un fantôme d’existence et l’esprit peut-être dans la plus complète confusion tout en s’imaginant qu’il pense quelque chose alors qu’il ne sait même pas ce qu’il pense. Je ne suis conscient de ce que je pense que lorsque je suis capable de le formuler, de l’expliciter dans des mots. Si je n’ai pas de mots, si je suis incapable de trouver mon chemin dans l’expression, puis-je prétendre avoir conscience de ce que je pense ? Il faut avouer que non. Je ne sais pas ce que j’ai dans la tête, pas plus que je ne sais où commencent mes pensées, ni où se terminent celles d’autrui. Ma pensée reste à un état non réfléchi, de « fermentation obscure », elle ne s’est pas suffisamment clarifiée pour pouvoir se dire, soit dans mon esprit sous la forme d’une verbalisation intérieure (un dialogue entre moi et moi), soit sous la forme d’une verbalisation extérieure (un dialogue entre moi et autrui).
---------------Cependant, ne peut-on pas justement « en se remplissant de mots » se trouver dans une grande confusion ? La confusion mentale, n’est-ce pas aussi une cacophonie des mots dans un esprit qui n’y voit plus clair ? Hegel admet l’objection : « sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose ».. Nous pouvons parler beaucoup pour ne rien dire de clair et de précis. Le flux de la parole peut ne pas être inspiré par une pensée, mais se développer dans une prolifération qui est du
verbalisme.
Aussi, bien souvent la prolifération de la parole nuit à la clarté de la pensée, tandis que la retenue dans les mots peut conserver à la pensée sa clarté et sa précision.
Un discours pléthorique peut ne pas contribuer à une conscience plus élevée de la pensée. Il suffit pour cela que l’attention de celui qui parle se maintienne plus dans les mots que sur ce qu’ils signifient. Il y a là un défaut du rapport de la pensée au langage qui porte le nom de psittacisme. Il consiste à parler avec des mots sans avoir en vue clairement ce qu’ils représentent.
On peut parler sans avoir une intention de signification précise, en se servant de la parole pour porter un autre désir que celui de partager une pensée : désir d’être reconnu, désir de se justifier, désir d’exprimer une souffrance, désir de s’exprimer en général pour exister à part entière. Qu’en est-il par exemple de la boulimie de paroles dans le rap ? Beaucoup de mots, un torrent de mots, dans lequel la musique n’a qu’une importance secondaire : plus de mélodie, un rythme scandé y suffit. Le discours se développe comme un commentaire indéfini de la vie quotidienne : malaise de la vie dans les cités, plaisir de la mode, rapport quotidien aux autres, égarement et solitude dans le monde etc. Le ton est monocorde, résigné, comme si l’on ne pouvait rien changer, qu’il restait plus qu’à exprimer encore et encore cette vie qui se consume dans la rue, dans la cité. En désespoir de cause, il reste alors la créativité du langage, l’invention des mots dans le verlan et les formules trouvées dans la tchache quotidienne. Le rap dans son expression est un remarquable témoignage sociologique sur notre monde actuel. Il donne à penser, mais il a aussi l’ambiguïté d’une expression dont le flot semble étourdir la pensée.
Toute manifestation dans le langage rend possible un retour sur soi. Même en parlant beaucoup pour ne rien dire, il est encore possible de prendre conscience lucidement de notre propre verbiage. Le voir de l’intelligence peut saisir d’un seul regard cette expression qui est certes redondante, mais a du sens. Il est pourtant étrange de remarquer qu’une pensée puisse rester indéterminée, tout en s’exprimant dans les mots, de telle façon qu’elle ne se découvre nullement en s’exprimant. Dans le verbiage, la pensée se noie. L’expression n’achève pas nécessairement la pensée. L’expression peut demeurer confuse, imparfaite et cependant, elle a toujours pouvoir de se retourner sur elle-même pour prendre conscience d’elle-même. Ce dont elle a besoin, c’est d’un rapport de dialogue, mais aussi de la maîtrise plus complète de langue, d’une culture plus riche pour qu’elle puisse se comprendre elle-même.
Conséquence importante : même si nous disons que la vraie pensée ne se trouve que dans les mots, nous ne pouvons pour autant dire que la pensée, c’est le langage. Le langage et la pensée sont interdépendants, mais ils ne coïncident jamais. S’il peut y avoir verbalisme, cela ne vient pas d’un défaut qui tiendrait au langage. Ce n’est pas le langage qui parle tout seul pour ne rien dire, c’est la pensée qui tourne en rond et se répète : « la faute en est à la pensée imparfaite indéterminée et vide, elle n’en est pas au mot ».
Il y a ce que Hegel nomme la « vraie pensée », et il y a le « langage ». Dans une condition idéale : « si la vraie pensée est la chose même, le mot l’est aussi lorsqu’il est employé par la vraie pensée ». Mais la distinction subsiste. La pensée n’est pas le langage. On ne fait pas du sens en collant des mots au hasard les uns à la suite des autres. Le sens se structure dans le mouvement que suit une intention de signification de la part de celui qui s’exprime dans le langage.
Il faut reconnaître la pertinence de l’intellectualisme. Le langage impose à la pensée une ascèse, car il la fait passer à l’épreuve. La pensée qui veut s’exprimer doit tendre à l’objectivité. S’exprimer, c’est vouloir être compris. Nous ne pouvons pas en rester à la formule : « je me comprends ! » et nous imaginer communiquer alors que nous sommes enfermés dans le mutisme. Si je me comprends vraiment, je dois pouvoir être compris d’un autre. Le langage m’oblige à une clarification de ma pensée. La pensée doit donc laisser tomber ce qui est trop subjectif, trop confus, trop individuel, pour se diriger vers ce qui est plus universel et peut-être compris de tous. Vouloir s’exprimer, c’est vouloir dire quelque chose de vrai pour tous, et donc indépendamment de « moi ».
Ce qui est donc remarquable, c’est que l’expression tend d’elle-même vers l’universel. L’expression - à condition qu’elle ne soit pas un simple bavardage - porte vers ce qui est permanent et essentiel. Le seul fait d’entrer dans l’ascèse de la parole invite à laisser tomber l’accessoire. Les premières paroles échangées ne sont d’ailleurs le plus souvent qu’un premier pas pour en venir à ce qui importe réellement. Devoir s’exprimer dans une langue oblige la pensée à établir des rapports réels entre les concepts. L’expression nous oblige à renoncer à lier les idées selon des rapports fantaisistes qui ne vaudraient que pour nous. Nous devons trouver des rapports acceptables pour tous. Le langage est en ce sens la première des connaissances. Inversement, une connaissance digne de ce nom est aussi une langue bien faite.
---------------1) La
langue, de par sa nature a beaucoup à nous apprendre. Elle fixe des acquisitions. La pensée individuelle serait condamnée à de perpétuels recommencements, si elle ne pouvait pas fixer ses acquisitions dans des mots. Chacune de nos expériences peut recevoir une forme consistante dans les mots du langage, quand nous avons été capables de la nommer. Le langage joue le rôle essentiel d’une mémoire des idées. La langue permet de fixer les acquisitions de générations antérieures. Tout ce que l’humanité a vécu auparavant se retrouve condensé dans les formules du langage populaire. La pensée individuelle, en déployant les ressources de la langue, recueille la moisson d’une expérience ancienne. La langue nous communique une manière de s’exprimer. Ainsi deux adjectifs différents renvoient à deux expériences différentes. Ce n’est pas la même chose que de dire d’un tableau qu’il est « beau » ou qu’il est « joli ». Les possibilités variées du langage nous invitent à raffiner notre pensée et à aiguillonner notre sensibilité pour donner aux distinctions conceptuelles un contenu intuitif précis. La langue permet à la pensée de se mesurer, de se contrôler elle-même dans son expression. Trop souvent
une opinion qui n’est pas formulée restera vague, à l’état d’idées confuses. Le fait de l’exprimer à autrui oblige la pensée à détailler les idées. Or une pensée qui se précise de cette manière se délivre des fausses évidences, des convictions sommaires. Le fait même d’exprimer met à jour l’obscurité. Nous pouvons donc résumer en disant que la langue permet l’éducation, l’instruction de la pensée et son contrôle. Sans maîtrise de la langue, pas de culture digne de ce nom.
2) Ce qui ne veut pas dire que le langage soit lui-même la pensée. Une langue se parle. La Parole est l’expression vivante de la conscience qui donne une âme au langage. L’intention de signification qui donne naissance au cours de la Parole n’a pas son origine dans le langage et elle déborde aussi de beaucoup la seule élocution verbale. Je signifie avec la parole, comme je signifie par ma posture, mon regard, avec tout mon corps. Autrui signifie avec la moindre de ses attitudes corporelles, le moindre de ses regards. Non seulement cela, mais chacun d’entre nous signifie autant consciemment que nous pouvons aussi signifier inconsciemment. L’être humain par sa seule existence exprime du sens à la fois dans le champ verbal et dans le non-verbal. La subjectivité forme une totalité non scindée qui enveloppe le corps et signifie en lui. L’expression humaine est comme une gestuelle, une danse qui emporte avec elle son sens. « La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien ». Si nous communiquons les uns avec les autres, c’est que nos paroles ne sont pas de simples mots. Ce qui est reçu par autrui, ce ne sont pas des mots, c’est une signification dans une totalité que forme le mot et son sens. Mais cette totalité n’est pas seulement celle du signifiant et du signifié, elle a sa provenance originelle dans la totalité de soi donnée à même l’expression. Le mot peut-être répété et enregistré par un magnétophone comme un simple son. Mais le magnétophone ne comprend pas. Il n’appréhende pas la signification, il n’est pas sensible au sens, à la vibration d’une voix, à sa chaleur et à ce qu’exprime une présence à travers les mots. Il faut une intelligence pour constituer le signe et lui donner un sens, il faut une conscience sensible pour appréhender une présence. C'est la Présence qui est intelligente et qui se communique dans les mots.
Certes, la pensée abstraite et le langage se constituent simultanément et non l’un après l’autre, mais ils sont ensemble portés par une intention de signification qui émane de la présence consciente. Une intelligence doit être là pour qu’une pensée abstraite puisse s’exprimer et elle a besoin du support des signes. S’il y a interdépendance entre la pensée et le langage, il n’y a pourtant pas identité. La pensée n’est pas le langage. Et il faut encore ajouter que la présence n’est ni la pensée ni le langage, elle est ce qui rend possible l’un et l’autre. La présence se pense elle-même à travers le langage en se donnant une représentation du réel. La Parole vivante est ce mouvement qui est une entrée dans l’univers du dicible et de la communication.
A y regarder de près, nous verrons que la formulation de la pensée dans la Parole est le lieu d’une véritable expérience.La Parole est une expérience vivante quand elle est portée par une inspiration. Étrangement, la pensée n’existe pas de manière entière avant que d’avoir été exprimée. Elle se découvre elle-même dans le mouvement de la Parole. « C’est en effet une expérience de penser, en ce sens que nous nous donnons notre pensée par la parole intérieure ou extérieure. Elle progresse bien dans l’instant et comme par fulgurations, mais il nous reste ensuite à nous l’approprier et c’est par l’expression qu’elle devient nôtre ». La pensée inspirée marche dans l’inconnu. Elle ne sait pas entièrement ce qui sera au bout d’un projet d’écrivain, d’un discours prononcé, d’une phrase même que l’on commence. La pensée se révèle à elle-même tout en se formulant dans le langage. Auparavant, le sujet pouvait fort bien être dans l’ignorance de ses propres pensées.
L’inspiration est précisément cet état particulier où le sujet voit en lui se manifester un débordement de sens qu’il n’avait qu’à peine entrevu avant l’expression. Il peut même s’étonner de ce qu’il a pu dire et avouer l’avoir découvert à ce moment là !
3) Cela ne veut pas dire pour autant que la pensée soit le langage. Il existe un plan du mental dans lequel se déploie une pulsation intuitive de l’intelligence qui peut se passer de mots. C’est par exemple ce que découvre un aphasique qui perd l’usage du langage sans pour autant perdre sa pensée. Témoin un professeur de médecine de la faculté de Montpellier qui en 1825 fut atteint d’aphasie, alors même qu’il était spécialiste de cette maladie. Lorsque plus tard son trouble régressa il a pu publier ses mémoires, lui qui savait analyser mieux que personne ce mal dont il souffrait. Il écrivait ceci : « Ne croyez pas qu’il y eut le moindre changement dans les fonctions du sens intime. Je me sentais toujours le même intérieurement… Quand j’étais seul, éveillé, je m’entretenais tacitement de mes occupations de la vie, de mes études. Je n’éprouvais aucune gêne dans l’exercice de ma pensée… Le souvenir des faits, des principes, des idées abstraites, était comme dans l’état de santé… Il fallut donc bien apprendre que l’exercice de la pensée pouvait se passer de mots ». C’est un cas rare certes, mais qui n’est pas isolé. Un philosophe qui fut sujet au même trouble, Edwin Alexander va même jusqu’à dire : « Je possédais encore les concepts, mais non le langage. J’avais la compréhension du monde, de moi-même et des relations sociales, sans rien savoir, en fait, de la grammaire, ni du vocabulaire que j’avais utilisé tout ma vie ».
Ces cas sont très étranges et choquent l'intellectualisme, ils nous invitent à éviter tout dogmatisme rigide dans l’assimilation de la pensée au langage. Ils nous interrogent sur la possibilité d’une intelligence non-verbale qui serait en quelque sorte la texture fluide de l'Intelligence créatrice que le mental s'approprie dans la pensée. Cela nous permettrait de mieux cerner l'idée d'une intelligence chez l'animal qui lui aussi ne dispose pas de langage conceptuel.
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La pensée, sous sa forme abstraite de concept ou d’idée ne peut se définir indépendamment du langage. Sans les mots la pensée resterait dans sa propre confusion. Il n’en reste pas moins que l’idéation n’est pas toute la pensée, le flux de la conscience, sous son aspect immédiat d’émotions, de sentiments, d’associations vagues, d’images, de souvenirs, de pensées non-réfléchies est aussi de la pensée. Il y a dans cette pensée non-réfléchie une intelligence, mais la prise de conscience de cette pensée latente ne peut s’effectuer qu’à travers la verbalisation dans un langage. Il serait simpliste de croire que la pensée perd d’elle-même en s’exprimant dans le langage. Elle y gagne en clarté, en distinction. C’est au contact de la langue que la culture est acquise et seul un esprit cultivé peut développer en lui toutes les richesses de la pensée. Cependant, nous ne devons pas perdre de vue la menace que représente le verbalisme à l’égard de l’intégrité de la pensée.
Il ne suffit pas de savoir parler et de parler beaucoup pour savoir penser. Le déluge verbal peut refléter une pensée confuse et délirante. Tout dépend donc de la clarté de la conscience qui s’exprime, de la motivation de son intention de signification. La pensée de toute manière n’est pas le langage et on ne peut les confondre, même si leurs liens sont intimes.
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Questions :
1. Si on admet que chez l'animal la conscience immédiate comporte une intelligence non-verbale, ne faut-il pas en faire de même chez l'homme?
2. L'idée que tout peut doit être exprimé dans le langage pour qu'il y ait connaissance a une valeur. Dans quel cas?
3. La confusion de l'esprit est-elle liée aux sensations ou bien aux contradictions des représentations dans le langage?
4. Comment comprendre l'affirmation selon laquelle 70% de la communication passerait par le corps et seulement 30% par les mots?
5. D'où vient que certaines personnes ont besoin de tout verbaliser et même de répéter un énoncé pour arriver à comprendre?
6. Comment expliquer le bavardage si l'expression du concept est l'achèvement normal du langage?
7. Pourquoi l'expérience mystique pose-t-elle nettement le problème des limites du langage?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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