Le temps marque notre naissance, la durée de notre vie et inscrit aussi la date de notre mort. Nous voyons que notre corps est de part en part travaillé par le temps. Sans une continuelle régénération dans le temps, il ne pourrait même pas se maintenir dans la durée. Non seulement cela, mais nous voyons aussi que nos opinions changent, que nos pensées vont et viennent. Le monde change, rien n’y demeure. Où donc est la permanence ? Si tout change, si dans le monde relatif tout ce qui a existence est emporté dans le changement, est-ce à dire que rien n'est éternel ? Faut-il, parce que la condition humaine est temporelle, se laisser aller à penser que la vie humaine est seulement temporaire ?
Il y a pourtant des moments dans la vie d'un être humain où le temps semble s’arrêter, ou le temps semble comme suspendu dans un instant de grâce. Dans ce que l'homme produit de plus grand dans l'art, il y a parfois des sommets, où nous pouvons sentir quelque chose comme un contact avec l'intemporel. N'y a-t-il pas dans la porte de notre présent une ouverture vers l'éternité? L'homme vivant dans le temps peut-il avoir un contact avec l'éternité ?
* *
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Que veut dire ce mot "éternité"? Tout d'abord, ne confondons pas les notions. Temporel veut dire qui est pris dans le temps, que nous interprétions le temps comme un temps de la Nature, un temps objectif, ou une Durée subjective, à la manière de Bergson. Nous pouvons dire que les processus de la conscience dans l'état de veille sont dans l'ensemble soumis au temps, de même que les processus qui se déroulent dans la Nature. Le mot éternel veut dire qui n'est pas soumis au temps, qui est en-deçà du temps. L'éternité n'est pas une durée indéfinie en longueur, mais la condition de ce dont l'être se situe en-deçà du temps. (texte) Certains auteurs ont inventé le terme de sempiternel pour qualifier une Durée qui n'aurait ni début ni fin. Une durée sempiternelle serait analogue à une droite qui se prolonge indéfiniment d'un côté, celui du passé et de l'autre, le futur. Ce qui n'est pas l'éternité. C'est la même confusion qui apparaît autour du terme immortel. Est immortel ce n'est pas soumis à la mort, mais qui pourtant vit dans la durée. Dans notre interrogation, toute la question est de savoir si nous prenons pour référence une Durée indéfinie ou bien le statut de l'éternel au-delà même du temps. Comment penser l’éternité ?
1) L'éternité et son rapport avec le Temps est exprimée par la voix de l'élaboration des mythologies. Le
mythe est une figuration dans laquelle prenne placent les forces de la Nature dans leur déploiement à partir de l'Origine de la Manifestation. Le mythe raconte l'expressionde l'éternité dans le temps. Chez les grecs, par exemple, le domaine des
dieux est le plan de l'intelligence éternelle des choses (le
Monde intelligible)
(texte). Les dieux symbolisent les Perfections et les Personnalités du Divin s'exprimant sur la Terre et dans la Création. Se situant hors du temps, ils ne communiquent pas directement avec les hommes, les mortels. Ils passent par l'intermédiaire des demi-dieux, tel
Eros, le dieu de l'amour. Ainsi, Platon présente l'amour, en tant que demi-dieu, comme un mixte de perfection achevée (Poros son père) et d'imperfection en réalité liée au temps (Pénia sa mère). Il fait le lien entre le monde des dieux et des humains, entre le monde éternel, le monde céleste et le monde temporel, (le
monde sensible), le monde terrestre, la Terre sur laquelle l'homme marche, mange, vit et meurt. Les dieux s'adressent aux hommes à travers les
oracles. La Pythie à Delphes entrait dans un état de
possession, Apollon descendait en elle. La Force divine
la faisait entrer en transe et elle prononçait des mots que les prêtres du
temple pouvaient interpréter. Les dieux choisissent parfois de s'incarner parmi
les hommes, mais ils ne renoncent pas pour autant à leur condition qui les rend immortels. Il y a ainsi une distinction entre le plan céleste et le plan humain et un passage de l'un à l'autre. L'éternel dans le mythe n'est pas pour une abstraction ; il a un visage, il a même une multitude de visages. Les visages de l'éternel sont figurés par les personnalités différente des dieux.
---------------C'est dans la mythologie indienne qu'est poussée le plus loin cette figuration mythique du rapport entre le temps et l'éternité. La Réalité ultime est l'Englobant, Brahman, l'Englobant contient à la fois un aspect non-changeant, éternel, de l'Être et la puissance du changement du Devenir. Brahman est un terme qui est un neutre, il n'est ni féminin ni masculin, il est non-duel, enveloppant la dualité de la Nature (féminin, prakriti) et du Principe créateur (masculin : Brahma, dans la trinité indienne est le Créateur).
L'Englobant est aussi à la fois statique et dynamique. C'est ce qui le rend insaisissable pour l'intellect.
L'Absolu est décrit comme l'immuable, l'akshara. Le terme employé pour désigner l'aspect immobile, éternelle du divin est purusha, l'Ame du monde.
Dans un texte très ancien du Rig Veda dédié au Soi suprême, il est dit qu'à l'Origine, l'Un indifférencié contenait toutes choses dans l'indistinction, l'Un était seul et la Manifestation était repliée en lui, le temps dormant dans l'éternité.
Au Soi suprême (parâtman),
par le rishi Pradjapati, mètre trichtoub.
1.
Rien n'existait alors, ni visible, ni invisible. Point de région supérieure, point d'air, point de ciel. Où était cette enveloppe du Monde? Dans quel lit se trouvait contenue l'onde? Où étaient ces profondeurs impénétrables de l'air?2.
Il n'y avait point de mort, point d'immortalité. Rien n'annonçait le jour ni la nuit. Lui, seul, respirait, ne formant aucun souffle, renfermé en lui-même. Il n'existait que Lui.3.
Au Commencement, les ténèbres étaient enveloppées de ténèbres; l'eau se trouvait sans impulsion. Tout était confondu. L'être reposait au sein de ce chaos, et ce grand Tout naquit par la force de son Ardeur (tapas).4.
Au Commencement, l'Amour fut en lui, et de son esprit jaillit la première semence. Les sages de la Création, par le travail de l'intelligence, parvinrent à former l'union de l'Être et du non-être.5.
Le rayon partit en s'étendant en haut comme en bas. Ils étaient grands, ces sages, ils étaient plein d'une semence féconde, tel un feu dont la flamme s'élève au-dessus du foyer qui l'alimente.6.
Qui connaît ces choses? Qui peut les dire? D'où viennent les êtres? Quelle est cette création? Les dieux ont aussi été produits par Lui. Mais Lui, qui sait comment il existe?7.
Celui qui est le premier auteur de cette création la soutient. Et quel autre que Lui pourrait le faire? Celui qui du haut du ciel a les yeux sur tout ce monde, le connaît seul. Quel autre aurait cette connaissance?Texte en nagari et langue romane
C'est un des plus anciens mythe de l'Origine que l'humanité possède (certains spécialistes lui accordent 6000 ans avant J.C. ). Le Soi suprême est décrit ici comme reposant en lui en dehors du temps. On dit le "sommeil de Vishnu". Les Éléments (le Vent, l'Eau) sont contenus en lui. La dualité entre monde supérieur et inférieur n'existait pas encore. Comme le Temps n'était pas entré en scène, il n'y avait ni mort, ni immortalité. La création à venir reposait, virtuelle, dans le sein du Soi. D'où vient cette Création avec laquelle le Temps apparaît? C'est l'Amour qui éveille la Création, l'amour qui fait jaillir la première semence du Monde à venir. La semence du monde est formée par l'intelligence des sages qui président à la Création. Le rayonnement temporel de la Création se diffuse, faisant apparaître avec lui les dimensions de l'espace dik (haut, bas).
Le texte s'arrête devant le Mystère de cette proto-création. La Création a ce stade n'a pas encore pris une forme matérielle. Elle est encore toute intérieure. Elle est en germe. Le texte nous dit que les Pouvoirs cosmiques (devata noter la parenté de lexique avec divinités en français) soutiennent la Manifestation. (noter aussi que la racine DIU donne deva, divinités, divin, Dieu en français). Les dieux qui supportent la création sont eux-mêmes engendrés par le Soi unique. Il est dit que le Soi qui a initié la Création la soutient perpétuellement de l'intérieur. Cf. Arthur Avalon (texte) C'est le pouvoir protecteur de préservation de Vishnou.
Ce texte est élaboré par la suite dans la philosophie indienne avec un langage plus précis. C'est en se voyant en lui-même que le Soi crée la différence qui fait naître la création entre les mains de la Nature, Prakriti. Le sujet pose un objet et pose une relation et la multiplicité apparaît en son sein. Purusha, tout en restant lui-même, initie la création par son pouvoir féminin, Prakriti, la Nature, et la création reste soutenue par l'Un. Et ce qui est étonnant dans cette présentation, c'est que l'Absolu contient en lui le pouvoir de création Brahma, le pouvoir de préservation Vishnu, mais aussi le pouvoir de destruction, Shiva. Il n'y a pas ici de dualisme brutal entre le Bien/mal, l’opposition dieu/diable. La destruction étant impliquée dans l'expansion de la Manifestation autant que la création. L'Englobant dont il est question dans les mythes des Puranas est simultanément l'Eternité et le Temps sous tous leurs aspects, y compris celui de la résorption des effets dans la cause sous forme de destruction. Dans la Bhagavad Gita, Krishna dit de lui-même, "je suis le Temps" et il dit aussi que sa demeure est en deçà du Temps. L'Un englobe le multiple et le fonde. L'éternité supporte le temps. Les déités, les devata, sont comme autant de Pouvoirs du Divin qui est Un, un peu comme dans une entreprise, le président délègue de ses pouvoirs à des collaborateurs efficaces. Indra symbolise le pouvoir de l'intelligence, Agni le feu intérieur, Saraswati la sagesse etc. Les myriades de divinités du panthéon indien sont en fait une sorte de figuration des lois de la Nature, des lois qui président à l'Ordre cosmique (le dharma). La Manifestation, elle, se déroule suivant les rythmes en spirale du Temps, de révolution cosmique en révolution cosmique (les kalpa). Le Principe ultime à partir duquel naissent toutes choses reste Transcendant à la création, situé dans l'éternel. De ce point de vue, il est possible de dire que toute existence se trouve dans le Temps, mais que le Temps lui-même est la fluctuation d'une Réalité qui ne change pas et dans laquelle toute existence reste située. Tel est, rapidement tracée, la représentation mythique des rapports du temps et de l'éternité dans la mythologie indienne.
1) Bien sûr, le problème que nous pose la mythologie, c'est qu'elle se place surtout sur le plan des images et que son langage est propre à une culture donnée. Le philosophe voudrait lui entendre le langage de la raison plus que celui du mythe. Mais l'intelligence peut elle, par la seule voie de la spéculation tenter de comprendre la relation de l'éternité au temps ?
Prenons un cadre d'analyse précis. Platon, dans la République présente les Idées comme éternelles, tandis que les choses, elles, sont soumises au Devenir. Le monde intelligible est le siège des Idées qui sont les matrices de tout ce qui est présent ici bas : l'Idée de l'Homme, de la Beauté, du Courage, de la Vertu, du Nombre etc. Dans le monde sensible, il n'y a que le relatif, il n'existe que des choses concrète, il n'existe que des faits (tel, homme, telle beauté, tel acte courageux, tel acte vertueux, cinq osselets etc.). Nous pouvons comprendre ce que Platon veut dire en nous appuyant sur les spéculations de Pythagore sur les objets mathématiques. En géométrie, la relation qui existe entre la circonférence du cercle et le diamètre soit de
p , soit un nombre irrationnel : 3,14116… n'est en fait l'invention ni la création de personne. C'est une relation intelligible que personne n'a créé, elle est dans l'essence même du cercle, elle est éternelle. Qu'il y ait ou non des hommes pour la découvrir ne changera pas cette propriété. Elle sera la même dans mille ans comme elle pouvait l'être il y a un milliers d'années. Elle tient à l'essence du cercle, dans le langage du Platon à l'Idée du Cercle. De même, dans l'ordre de l'arithmétique, 54+54 = 108. Je ne peux pas changer cette relation des nombres. Un nombre pair a des caractéristiques que n'a pas le nombre impair. Cela implique que les mathématiques constituent de véritables recherches, pour autant qu'elles portent sur des essences, dont nous pouvons découvrir les propriétés. Platon va plus loin encore, en soutenant que la Vérité est de la nature des Idées, parce que la Vérité exprime la relation entre les Idées et si les Idées sont éternelles, la relation l'est aussi. Par nature, la Connaissance atteint des Idées qui sont éternelles. Que les Idées soient éternelles, impliques qu'elles ne sont pas soumises au changement, l'éternel est immuable, non-changeant.Il est possible d'étendre ce point de vue, en disant par exemple qu'il y a une Idée du vivant, une matrice du vivant. L'Idée du dauphin ne disparaît pas, elle se maintient en tant qu'espèce, mais cette fois-ci dans un processus qui au lieu d'être éternel, comme pour les nombres, tend à être immortel. La génération imite l'éternité par la perpétuation, elle est un processus par lequel la Nature maintient une sorte d'immortalité du vivant. Platon dit que le Temps est l'image mobile de l'éternité. Dans la Nature, ce sont les individus qui meurent, l'espèce elle se maintient indéfiniment. (Sauf bien sûr quand l'homme finit par massacrer des espèces entières !) En un sens l'Idée du dauphin existe éternellement, mais se maintient dans l'espèce à travers le temps. Le monde dans lequel le Temps fait son œuvre, Platon l'appelle le monde sensible. C'est dans ce monde sensible que nous vivons de part notre corps de chair, c'est le monde du changement, le monde du relatif où tout est soumis au temps. C'est le monde de la naissance, de la vie et de la mort, le monde de la transformation permanente des choses, le flux sans fin du Devenir. C'est aussi le monde des opinions fluctuantes, du savoir limité, de l'imparfait et de l'approximatif. Le monde du Devenir est atteint par la sensation fuyante, l'Être lui n'est atteint que par la pure Intelligence, la pensée qui saisi dans l'Idée ce qui fait la réalité d'une existence fuyante.
"C'est au moyen du corps, dites vous, que par l'entremise de la perception nous communiquons avec le devenir, tandis que c'est par l'entremise du raisonnement que, au moyen de l'âme, nous nous mettons en relation avec la réalité de l'existence".
---------------A partir de
là nous pouvons avoir une vision de la relation entre le Temps et l'Éternité, mais comme il s'agit de saisir une unité paradoxale, des métaphores peuvent nous aider. C'est un peu comme
l'océan. A la surface, le mouvement est continuel, les vagues se forment et se défont sans cesse, le changement est la règle. Plus nous descendons dans les profondeurs, plus l'eau devient tranquille. Nous pouvons imaginer la Nature comme composée de couches successives depuis le domaine du changement le plus grossier, vers le champ le plus subtil où le temps se ralentit et s'arrête, le domaine de l'Être. Mais attention, c'est la même eau qui est présente, la même Réalité, mais qui prend des formes différentes.
On a ainsi :
Le Devenir : monde sensible,
où règne le Temps :
Échelle des transformations physiques : l'évolution de l'univers
des transformations de l'Histoire : devenir de l'humanité
des changements biologiques : le changement dans le corps
des changements psychologiques : états de conscience et vécu
____________________________________________________________
L'Être : monde intelligible
demeure de l'Éternité
lieu des essences, les Idées, mais aussi
Principe de la Manifestation de toutes choses
Entre les deux, il y a le processus de la Manifestation qui fait que l'Intelligence éternelle des choses gouverne de l'intérieur et ordonne le monde physique du changement. (texte) Dans La République Platon prend la métaphore du Soleil, disant que c'est le Soleil qui fait tout exister dans le monde sensible, qui fait se mouvoir toute chose, alors qu'il reste en quelque sorte immobile. Le premier Principe est le moteur immobile de toutes choses. Depuis l'éternité, il ordonne le temps et manifeste la création, sans jamais pour autant s'y perdre. "C'est lui qui fait les saisons et les années et qui manifeste tout dans le monde visible" dit Platon. Aussi peut-on dire que l'éternel gouverne le Temps et l'engendre, dans un mouvement circulaire, mouvement circulaire qui est une imitation, qui fait du Temps une image mobile de l'éternité.
Mais, dira-t-on, la mythologie est magnifique de suggestions, la spéculation a sa profondeur et sa beauté, mais cela ne nous dit pas concrètement comment nous pourrions avoir une sorte de contact avec l'éternité ! Ce qui fait problème, c'est que l'homme vit dans le temps et que cette expérience n'est pas celle de l'éternité. Notre expérience habituelle est celle d'une identification complète au temps psychologique. Quitter le temps, ce serait quitter la condition humaine. Est-il vraiment possible de donner une forme humaine au désir d'éternité?
1) L'attitude naturelle vit dans une croyance, celle de la fuite du temps. Essayons d'écouter un moment tout le pathétique de cette conscience du temps psychologique.. voici la prosopopée de la fuite du temps:
"Tout passe, tout s'en va, on ne peut rien retenir : la beauté, la jeunesse, la gloire, l'amour, l'argent, la réputation, les honneurs, etc. Le temps nous file entre les doigts, parce que notre existence s'en va. En d'autre terme, c'est le pessimisme qui est dans le vrai : que l'homme soit un être temporel veut dire qu'il est seulement temporaire. Il est une petite chose au milieu d'une Nature qui le déborde de toutes parts. Sa vie n'est
même pas un battement de cils dans la Vie de la Nature. Le temps imprime en nous le regret, le sentiment de la précarité, de la vanité de
notre existence.
(texte) Le temps ne nous laisse que des souvenirs et encore, il nous les vole aussi, nous faisant sentir cruellement qu'il compte notre moindre respiration, comme un grain de sel d'un sablier qui s'évide. Quand le sablier sera vide, ce sera la mort :
quelques pelletées de terre sur la tête et tout est fini !.. nous ne pouvons plus que compter sur quelques souvenirs et à essayer de faire avec cette amertume d'une vie qui restera insatisfaite et inaccomplie, car le temps d'une vie humaine est trop court pour remplir la foule de nos désirs. Nous ne pouvons jamais revenir sur les déceptions du passé, nous sommes obligés de nous y
résigner. ...
nous ne vivons jamais que pour
l'avenir : de nos attentes, de projets, de nos ambitions. C'est l'espoir qui fait vivre.
Mais cela ne marche jamais. Le présent, ce n'est qu'un passage long, douloureux, vers un futur espéré, attendu et parfois craint...
Et quand ce temps de l'accomplissement de nos désirs arrive, il est trop tard,
on s'est épuisé à la tâche pour un gain médiocre. On s'offre une petite joie et
la vie recommence, avec ses déchirements, son insatisfaction, sa poursuite d'une plénitude qui se retire au fur et à mesure que l'on s'en approche. Tout ce que notre vie temporelle peut nous dire, c'est que la condition humaine n'a qu'une fin, la mort. Le but de la vie humaine, c'est cette mort qui se profile à son horizon. Notre présent
n'est rien qu'un petit instant qui passe".
Telle est la rengaine du temps psychologique. Le discours de l'homme identifié au temps est violent, mais nous devons prendre conscience qu'il est au fond de la conscience commune. Dans l'attitude naturelle, l'homme souffre d'être la proie du temps. La conscience qui apparaît dans la vigilance est celle de l'ego qui d'abord s'identifie au corps. Or, je vois bien que mon corps est soumis à la loi du temps. La conscience qui s'identifie à la projection de la pensée dans le temps ne peut qu'en suivre la logique. Si je suis mon corps, si je suis le défilé de mes pensées et leur tiraillement dans le temps, alors je ne suis qu'un être jeté, perdu dans le temps. Telle est la condition de déréliction sur laquelle la philosophie contemporaine a tant insisté, la considérant comme un fait primitif.
2) Mais peut-on mettre en cause ce fait? Par quelle voie serait-il possible de dépasser cette condition temporelle? Ce que la pensée contemporaine propose à titre de réponse, c'est d'abord la voie de l'art en tant que création, autant que l'expérience esthétique.
A quoi aspire un artiste qui souhaite une reconnaissance? A exister éternellement à travers les œuvres qu'il a produit. L'individu appelé Shakespeare a été emporté par le temps. il est mort, mais son œuvre est toujours là. Nous avons Hamlet, nous pouvons retrouver Comme il vous plaira, Roméo et Juliette, dans une bibliothèque. L'auteur a disparu, l'œuvre s'est installé dans l'éternité des créations humaines. Ainsi, les personnages que l'art a produit ont une durée indéfinie et ils sont des modèles dans lesquels les hommes pourront de tout temps se reconnaître. L'art à sa manière touche à l'éternité. La Toccata en ré mineur de Bach est comme une présence éternelle du génie de Bach. Créer, c'est en ce sens trouver une immortalité auprès des hommes, c'est s'installer dans la mémoire des hommes qui continueront de se souvenir de ce l'artiste a produit de plus beau, de plus grand, de ce qu'il a pu exprimer de divin sur la Terre. C'est pourquoi Platon, dans le Banquet place l'amour des créations humaines sur un plan plus élevé que l'amour d'un corps, que la passion amoureuse. Ce qu'un artiste peut exprimer dans son art transcende les limites de sa personne et les limites de son époque. Si une grande œuvre résiste au temps, si le temps lui-même sait très bien départager ce qui mérite d'être retenu, - ce qui n'est que phénomène de mode de ce qui est essentiel et grand - c'est parce que l'art est divin dans son essence. Il communique par son inspiration avec l'Intelligence créatrice qui soutient le monde. Il communique avec l'éternité. Le dernier degré de l'amour dans le Banquet, c'est celui où l'initié contemple l'essence de la Beauté, l'océan de la beauté éternelle présente en toutes choses. Aussi envions-nous un peu l'artiste, dont le désir d'éternité a enfin trouvé une réalisation, tandis que nous autres mortels, ne trouvons pas cet grandeur dans notre brève durée. Pourtant, même si nous n'avons pas fait œuvre de création, il reste que l'art, quand il atteint un somment de génie, propulse l'esprit aussi dans une dimension qui transcende le temps. Il y a des extases musicales qui nous élèvent bien au-dessus du temps et nous laisse comme suspendu dans un instant d'éternité. Le ravissement des premières mesures de La Traviata de Verdi a ce pouvoir, comme toutes les grandes œuvres de l'histoire de la musique, pour peu que nous y soyons sensibles. Schopenhauer disait à ce propre que seul l'art nous délivre de l'ennui et de la souffrance qui sont le lot d'une créature emportée par le temps.
Et si nous ne sommes pas artistes, le désir d'éternité est pourtant aussi en nous, il est encore là dans notre animalité même. C'est le sens même de la génération. Les hommes qui sont fécond par le corps engendre dans le corps d'une femme et font des enfants. L'enfant est pour le couple une manière de se perpétuer au-delà de ses limites individuelles, des limites du corps. Le vieillard en voyant ses petits enfants se rassure en pensant que, certes il va s'en aller de se monde, mais il laisse derrière lui une lignée. Ceux qui sont féconds selon l'esprit, réalisent ce même dépassement de la fuite du temps en laissant derrière eux une œuvre, ou, dit Platon, en semant dans l'esprit des hommes des graines de sagesses appelées à pousser après eux. Dans Le Banquet, Platon dit ainsi qu'aimer, c'est de la part de l'amant, faire naître la vertu, l'élévation du cœur, c'est faire naître la flamme de l'inspiration amoureuse capable de produire les plus beaux discours et les plus belles sciences.
L'émotion esthétique est un moment exceptionnel, un instant rare de suspension du cours du temps. Elle ne touche l'âme qu'en ces occasions où nous nous laissons charmer par un paysage, ou à baigner dans la musique, dans un ravissement où la beauté nous emporte. Est-ce un privilège qui n'appartient qu'à l'art que de suspendre le temps? Mais n'est-il pas possible qu'au sein de la vie quotidienne, une conscience de l'éternité puisse apparaître?
Il nous faut interroger l’instant et la présence au présent. Louis Lavelle fait une distinction importante : "l’éternité est un présent qui se maintient stable, un permanent, un pur «maintenant»; s'il fallait pour la toucher embrasser une existence infinie tout entière également présente, seule le Divin aurait le privilège d'un jouissance de l'éternité (texte). Cette définition a l’inconvénient de laisser croire que l’on s’aventure à penser l’éternité par-delà le temps, comme si la conscience pouvait cesser d’être temporelle, même lorsqu’elle domine et juge le flux de la durée ». Ce qui nous importe donc c'est surtout d'envisager une corrélation possible temps-éternité. C'est ce que réalise l'intemporel.
---------------1) Pour Louis Lavelle, dans La
Présence totale, l’éternité est bien un présent intemporel un pur «maintenant», mais qui ne devient accessible que par négation de ce qu’il y a de négatif dans le temps. Pour rencontrer l'éternité dans le maintenant, nous devons rencontrer la Présence, ce qui veut dire être, être au sens plein, être
ici et maintenant.
Mais pour cela il faut nier le temps psychologique. Qu'est-ce qui m'empêche d'être ici et maintenant ? C'est l'activité du mental qui sans cesse me tiraille ailleurs, dans le passé de mes souvenirs, dans le futur de mes attentes. Le suprêmement positif, c'est de nier la négation, nier la négation du temps psychologique. En niant les modes de la fuite du temps, en désinvestissant le passé et le futur, ma conscience peut revenir vers le présent, elle peut se donner la Présence. Être ne requiert aucune ek-stase dans la durée. Être, c'est être là et dans la porte de l'instant, il y a une communication avec l'intemporel. Cela veut dire que la négation qui est à opérer contre le temps ne concerne en réalité que le temps psychologique, sans que cette négation soit celle du Temps lui-même. C’est à l’intérieur de la Durée qu’on retrouve l’éternel présent, dont le temps n’est qu’une expression affaiblie, une expression qui ne va pas sans perte.
Selon Louis Lavelle Trois expériences constituent de l'intérieur la dialectique vivante qui rencontre l'éternité :
a)
La découverte de soi tout d’abord. La découverte de soi, "c'est cette découverte extraordinaire d'un être qui participe à l'être du tout, mais de telle manière que cet être, il l'est au lieu de le voir". Comprenons bien : Le Soi n'est pas coupé de l'être, mais en est le pur sujet. Il y a une émotion très fine dit Lavelle dans cette conscience que Je vis dans l'être et qu'il n'est pas au-dehors. Je participe du Tout, sans être seulement une partie. Exister, c'est laisser s'épanouir le Je suis au sein de l'Être, sans être séparé. Il y a dans la conscience de soi une porte ouverte sur l'éternité de l'Être et cette porte est la Présence. "Quand on est présent à soi-même, dit Porphyre, on possède l'être qui est présent partout. C'est seulement cette absence à nous-même que naît notre vie temporelle et par conséquent notre faiblesse et tous nos malheurs". Pascal avait déjà noté à quel point la déréliction dans le temps était le signe de la misère de l'homme. Il entendait par là que son salut passait par la religion, mais la religion, si elle est lien avec le divin, signifie aussi en un sens retour à la Présence.b)
"La seconde expérience était celle du telos où ma vie s'écoulait et qui était non nié, mais enraciné dans un présent coextensif à l'être et où ce temps fondait sa propre réalité". Lavelle veut dire ici que le temps qui mesure ma vie n'est pas le décompte de minutes ou d'instants de l'horloge. Je ne suis pas jeté dans le temps, c'est le temps s'écoule en moi dans le berceau de la Présence. Le présent me relie à l'Être, comme l'arbre prend racine dans la terre, cette terre qui donne ses fruits à travers l'arbre. L'Être se manifeste à soi et perpétuellement s'épanche dans une réalité qui ne se distingue jamais d'elle-même. La Manifestation est auto-référente : elle est la Vie et surtout je suis cette Vie. Quand la fulgurance de cette identité me saisit, je pressens immédiatement que l'éternité est là à chaque instant.c)
"La troisième expérience était cette expérience de ce que Platon a faite sans doute de très bonne heure, à savoir que le monde dans lequel nous vivons n'est pas le monde des choses que nous voyons, mais me monde des pensées que nous avons". Le Monde de la vie est donné dans la conscience et pas en dehors d'elle. Dans la vigilance ordinaire, le règne de la dualité s'impose, si bien que notre conscience est seulement conscience de choses. Ainsi, je me représente moi-même comme une chose jeté dans le temps. Quand se produit le très fin déplacement de la conscience depuis l'objet vers elle-même, la conscience est appréhendée comme le berceau de la perception. Dans la conscience de soi, réside la position du Témoin. Toute représentation est posée par la Conscience. Si le monde est dans la Conscience, le sujet pur lui n'est pas dans le monde. Il y a toujours dans la conscience une possibilité d'appréhender la verticalité intemporelle qui permet le déploiement horizontal du temps. C'est un peu comme si, dans la métaphore du fleuve, nous pouvions non seulement nous représenter dans le flux qui coule, mais aussi nous placer sur la rive du fleuve pour le voir s'écouler, dans la position du Témoin du Temps. Trouver cette expérience du Témoin, c'est être dans la verticale intemporelle, tout en percevant le mouvement infini, le mouvement horizontal du temps dans le Devenir. Or cette expérience, Lavelle considère qu'elle est donnée à l’être humain dans l'acte, dans l'acte parfait. 2) Dans Le Temps aboli, Krishnamurti suit un cheminement du même type, mais de manière plus abrupte, pour dénoncer l'irréalité du temps psychologique, sans pour autant nier la réalité du temps de la Nature. Tuer la négativité du temps, c'est comprendre dans toute sa radicalité que hier n'existe plus. Le
passé n'est plus et ne reviendra pas. Tout ce que nous faisons pour le ressusciter est chimère et rien de plus. Illusion. De même, demain n'existe pas. N'existe que maintenant dans lequel le passé vient s'achever et dans lequel le
futur commence. C'est le sens le plus vrai du désespoir : si demain n'existe pas, l'espoir n'a pas de sens existentiel. On ne vit pas d'espoir, l'espoir a sa réalité seulement dans le futur et le futur n'est rien encore. Or vivre sans espoir, c'est être libre de toute attente, être ici et maintenant et pas dans un ailleurs séduisant, ou un "demain" imaginaire. Que reste-t-il, si dans la
lucidité au maintenant, nous brûlons l’ek-stase du passé et l’ek-stase du futur ? Ce qui est, ce qui est sans passé et sans futur. La Plénitude la Vie. La
Plénitude de la Vie est ici et maintenant, dans la Manifestation de ce qui est. Entrer dans la Plénitude de la
Présence, c'est passer au-delà du temps psychologique, sentir l'éternité dans un
silence qui est toujours présent dans le mouvement même du changement.
Enfin, c'est peut-être dans cette direction qu'il faut chercher pour comprendre les paroles étranges de Spinoza dans L'Éthique : "nous sentons et nous savons par expérience que nous sommes éternels". (texte) Certains spécialistes ont avoué leur perplexité devant une telle affirmation ! Pourtant le texte est assez clair à condition de retrouver le sentiment intemporel qui le traverse. Spinoza présente la Réalité ultime sous le nom de Substance de laquelle il dérive les attributs de l'étendue (la matière) et de la pensée (l'esprit). Des attributs découlent des modes spécifiques et l'homme en participe par le corps et par l'esprit de manière nécessaire. Si la Substance qui est Dieu, ou la Nature, enveloppe la totalité de ce qui est, elle enveloppe à la fois la durée, tout en demeurant elle-même en deçà du temps. Par le corps, l'homme est saisi dans la durée. Par la pensée l'homme s'élève à l'ordre des essences qui résident dans la Pensée de Dieu, ce qui veut dire que l'homme, dans la rencontre de la vérité de ce qui est connaît l'ordre éternel des choses. Il est dans la nature de la raison de connaître sous l'angle de l'éternité, car connaître, c'est connaître ce qui est, tel qu'il est de toute éternité. Ainsi de l'essence du cercle et de ses propriétés. Notre esprit, en connaissant dans l'ordre éternel éprouve, dans son élévation au-dessus du temps, sa participation à l'éternité. Nous "sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels", à chaque fois qu'abandonnant à elle-même la fuite du temps, nous nous élevons à la vérité éternelle des choses. Nous sentons alors que nous participons de cette éternité qui nous est ouverte, parce que nous ne sommes pas seulement un corps périssable, mais aussi une essence dans l'entendement infini de la Substance divine.
Or, notons le bien, ce n'est pas exactement "l'homme", en tant qu'individualité corps-esprit, qui peut entrer en contact avec l'éternité, mais c'est l'esprit en tant que Présence qui peut connaître l'intemporel. Cela ne veut pas dire que l'homme se place en dehors du Temps, mais que dans le temps, il peut transcender le temps psychologique et se retrouver le maintenant-éternel du présent. Cf. Jean Klein (texte)
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Rien n'est plus facile que de souligner que l'homme est emporté dans le temps : c'est une banalité que nous rencontrons dans la conscience ordinaire. Y ajouter des raisons philosophiques en plus ne change rien. Mais peut-être que la déréliction dans le temps est la marque même de notre ignorance. Le défi que le temps demande de relever, c'est celui par lequel la conscience appréhende non seulement le temps comme son propre déploiement, mais aussi sa propre intemporalité en deçà du temps. Il existe des moments privilégiés dans lesquels le temps se suspend. Il existe un art de vivre qui fait du présent le point d'ancrage de toute réalité et où l'homme trouve son axe intemporel dans l'éternel. Ce n'est certainement pas un hasard si la spiritualité vivante recommande constamment d'accorder à l'instant toute sa place. Un être qui retrouve son assise dans le présent remet les pieds dans le réel, et le présent vécu dans sa pureté est l'intemporel. Si l'éternité est la résidence du Divin comme source de la Manifestation, l'intemporel est pour l'homme la fenêtre ouverte vers l'éternité, au sein même du Temps.
Nous ne devons donc pas considérer avec trop de cynisme les efforts que l'homme a pu déployer pour dépasser le temps : à travers l'art, la contemplation esthétique, la contemplation philosophique. L'ancrage dans l'éternel est ce qui fait la grandeurs des œuvres humaines. Le sens de l'éternité réside dans la Présence et la vraie question n'est en fait pas de se demander comment être présent, mais comment ne pas quitter la Présence dans l'agitation de nos pensées, agitation qui nous propulse dans le temps.
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Questions:
1. Comment se fait-il que l'on confondre le plus souvent l'éternité avec l'immortalité?
2. Est-ce bien certain que la motivation de l'artiste soit la quête de l'immortalité?
3. Ce qui est difficile, est-ce que c'est de se tenir dans le présent, ou le fait ne toujours chercher à s'en éloigner dans une lutte continuelle?
4. L'ego peut-il accepter l'impermanence?
5. En quel sens le désespoir pourrait-il contenir une sagesse?
6. Est-ce un argument que de dire que quand on est jeune, on a du temps devant soi et que l'on peut donc ne pas se poser la question du temps?
7. La présence n'est-elle qu'une sorte de suspension esthétique?
© Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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