Nous avons étudié plus haut l’illusion collective, l’illusion onirique et l’illusion individuelle. Nous avons suivi le processus par lequel naît l’illusion et qui fait qu’elle se perpétue. Tel le serpent vu dans la corde, l’illusion apparaît quand le mental surimpose à une perception une forme qui n’est que le produit de son imagination, de sorte que celui qui en est victime, ne voit plus dès lors que la forme surimposée et n’est plus conscient et lucide.
C’est donc qu’il se trouve comme envoûté par un fantasme et qu’en définitive, tant qu’il sera dans l’illusion, il continuera de rêver les yeux ouverts. Comme une lolita fashion victim en transe devant un défilé, le mental en ébullition, qui se raconte des histoires. En définitive, elle n’observe pas, elle ne voit rien, elle rêve, elle fabule, elle fantasme, elle s’excite émotionnellement, comme elle s’inventait des histoires de princesses quand, toute petite, elle s’endormait dans son lit. Le mental peut très facilement être sollicité dans cette direction. Surtout dans une société comme la nôtre qui, faute de religion, a instauré un culte du virtuel, de l’image et des apparences.
De fait, la mode est certainement la figure la plus remarquable de l’illusion dans la postmodernité. Son trait le plus apparent. Voir l’illusion en tant qu’illusion c’est déchirer le voile, voir l’illusion à travers l’expression de la mode, c’est précisément contempler en face le monde postmoderne dans sa réalité. Comme fiction auto-entretenue. En quoi la mode est-elle une illusion sociale ? Faut-il la considérer parmi d’autres comme une caractéristique de notre temps ? Faut-il la regarder comme une production originale de notre culture ? Comme une construction secondaire relevant simplement de la catégorie des illusions ? Ou bien faut-il prendre très au sérieux ce qu’elle nous révèle ?
* *
*
Commençons par quelques mises au point. Le terme mode est une catégorie générale souvent utilisée pour désigner ce que nous appellerons des effets de mode. Un objet, une opinion, une production artistique peuvent être à la mode pendant un certain temps, puis disparaître quelques temps après. Les scoubidous, les pins, la table pliante de chez I. etc. fonctionnent comme portés par une rumeur, sauf qu’en l’espèce, c’est une stratégie marketing qui les installe. Comme la consommation fonctionne sur la base de l’obsolescence rapide des objets, une mode chasse l’autre. Il existe aussi des effets de mode dans l’art, comme par exemple la folie des monochromes à la suite de Yves Klein. Il existe de même des modes intellectuelles, au sens où un courant d’idées s’installe un temps, connaît son apogée, puis disparaît. On dira que dans les années 70 il était de bon ton de se réclamer du situationnisme, du freudisme, du structuralisme, il y a eu un « effet de mode » et ces courants ont finalement très largement disparus. Ce n’est pas ce que nous allons considérer dans cette leçon qui portera exclusivement sur la mode vestimentaire. A ce niveau, il faut encore opérer des distinctions.
1) Il ne
faut pas confondre la mode, l’apparence, le costume et le cérémonial. Il va de
soi, nous l’avons vu, que l’être humain se donne à autrui dans une extériorité
qui est son apparence. Que l’apparence soit pour une large part une forme
de dissimulation, ou de
simulation, personne ne peut en
douter, mais c’est un
phénomène général, celui de l’expression, du passage de l’intériorité à
l’extériorité. La mode peut ou non y jouer un rôle instrumental, mais
l’apparence d’un homme ne se réduit pas à sa conformité à une mode.
Le
costume
n’est pas non plus la mode. Le costume traditionnel s’inscrit dans une culture,
il possède une symbolique, il fait partie des signes culturels qui mêlent tout à
la fois l’identification au sein d’une société, le sens d’une distinction, et
surtout une adaptation à des conditions de vie locales. Le sari, le
dhoti en Inde sont admirablement adaptés à un climat très chaud, assez
éprouvant pour un occidental. Il serait simpliste de ne les considérer que comme
des « modes ». Le touriste en voyage a tout à gagner à se défaire de son costume
à l’occidentale pour apprendre les leçons que lui donnent les costumes
traditionnels. Il serait ridicule de
relativiser dans la mode la burqua, le costume traditionnel des Lapons,
le chapeau tissé des porteurs de sel en Chine, ou même la tenue des bergers des
Landes. Ce qui sépare le costume traditionnel de la mode, c’est une
prolifération excentrique de l’artifice qui n’a
plus rien à voir avec une adaptation intelligente avec des conditions de vie.
Passons sur la symbolique, nous verrons plus loin. Le
montagnard rigole quand il
voit les fashion victim se tordre les pieds et souffrir de leur complète
inadaptation au milieu exigeant des vents glacés, des coulées de pierre, des
crevasses et des sommets. Plus un vêtement est déterminé par la mode, plus il
est… déconnecté du réel.
Le
cérémonial, c’est entendu, passe aussi par la tenue vestimentaire. La
robe des magistrats a quelque chose d’empesé, il faut bien l’admettre ; mais
replacée dans le cours de la justice, elle a un sens presque rituel. Elle fait
partie des grandes pompes qui doivent donner à la justice sa raideur
caractéristique et au droit son austérité imposante. Les prêtres en Occident ont
abandonné dans le civil leur tenue traditionnelle, mais ils la retrouve lors des
cérémonies religieuses. Signe que le profane
s’est séparé du sacré. Nous trouvons dans toutes les religions un apparat
surchargé de symboles. Même les couleurs sont codifiées avec précision. Voyez
les rites tibétains, le jaune, l’ocre, le mauve, la tenue des
lamas. Les emblèmes ne
sont pas de la « déco », ils ne sont pas pris au hasard. D’ailleurs rien n’est
laissé au hasard et il n’y a en fait aucun arbitraire, tout doit faire sens. De
fait, le cérémonial par définition ne tolère pas les écarts et il s’inscrit dans
une conformité reconnue, admise et fonctionnelle. Une fois de plus, il serait
ridicule de relativiser le cérémonial dans la mode et c’est une faute de tout
mélanger. La mode est par essence éphémère, le cérémonial est tout le contraire,
il s’inscrit dans la pérennité des rites et des institutions. Il porte des
valeurs ou il s’inscrit dans une doctrine. Y introduire artifice et fantaisie
serait déjà une menace interne, eu égard à la continuité qu’il doit
assurer. Eu égard à la tradition.
Et
puis, après tout, de même, l’uniforme porte
bien son nom, il donne une forme unique et identifiable et
pas une autre, une forme qui en impose par sa prestance et qui impose la
fonction sociale. Le gardien de la paix, le CRS, le haut gradé de l’armée,
doivent être identifiés comme tels. Même si, à tout prendre, l’uniforme ne
s’impose que par une sorte de fascination magique, il est là pour renforcer le
prestige de l’autorité. Il est socialement très
normatif. Pascal a, dans Les Pensées, fait des remarques très fines à ce
sujet. Le magistrat en chaire, même revêtu de sa robe, s’il bégaye, se rendra
ridicule, car l’humain qui ressortira et on oubliera la fiction sociale de son
rôle. Le Souverain ne possède qu’une
grandeur
d’institution (texte)
qui n’est pas une grandeur naturelle.
Pour la renforcer, il joue sur les apparences en portant le costume qui sied à
sa fonction. Il est nécessaire pour assurer la fiction sociale qu’il y ait
autour de lui tout un cérémonial, de sorte que le peuple ait tout loisir de
surimposer à la magnificence du souverain, la majesté
d’un pouvoir censé
provenir de Dieu. Alors qu’il
n’est établi que par les hommes. Les grandeurs d’institutions reposent sur une
fiction et ne sont pas les grandeurs naturelles qui seules sont réelles. Il est
donc logique qu’elles puissent d’autant plus user d’apparat pour réassurer leur
autorité. Il est assez amusant de constater que plus un régime est autoritaire,
plus il est éloigné de la légitimité populaire, plus il met l’accent sur le
culte de la personnalité. Alors les médailles et
les décorations fleurissent sur les poitrines et les généraux sont comme des
sapins de Noël.
2)
Second point. « La mode n’est ni de tous les temps ni de toutes les
civilisations ». C’est la première phrase de L’Empire de l’Éphémère de
Gilles Lipovetsky, affirmation à laquelle nous ne pouvons que souscrire, ainsi
que celle qui suit : « Contre une prétendue universalité transhistorique de la
mode », il faut bien entendu lui donner « un commencement repérable dans
l’histoire ». Bien sûr que de tous temps, il a existé des
parures, mais la mode est un phénomène récent dont l’apogée se situe
dans ce que nous avons appelé la postmodernité. « Pendant des dizaines de
milliers de millénaires, la vie collective s’est déroulée sans culte des
fantaisies et des nouveautés, sans l’instabilité et la temporalité éphémère de
la mode ». Ce qui ne veut pas dire sans qu’il y ait eu changement et devenir,
cependant personne ne pourra raisonnablement confondre changement historique et
hystérie de la nouveauté. Il serait simpliste de juger du devenir en partant de
l’excitation de la mode. De même « changer pour changer », ne veut en aucune
manière dire « progresser » et même peut signifier rester sur place sans
direction ni véritable décision. La mode n’est que changement volatile et elle
n’est pas l’histoire, cependant, elle prend place dans l’Histoire
et dans une histoire qui est celle de l’Occident. Nous n’allons pas parler de
mode au sujet des parures et de
l’ornement intemporel que
nous trouvons chez les oiseaux dans la Nature. Il faudrait l’éviter aussi chez
les peuples traditionnels tout en reconnaissant la richesse, la créativité dans
l’art des parures. Ils ont d’évidence « le goût très vif des ornementations » et
le sens de la recherche esthétique, « mais rien qui ressemble au système de la
mode. Même multiple, les types de décorations, les accessoires et coiffures,
peintures et tatouages restent fixés par la tradition, soumis à des normes
inchangées de génération en génération. La société hyperconservatrice qu’est la
société primitive interdit l’apparition de la mode parce que celle-ci est
inséparable d’une relative disqualification du passé ». Or nous ne pouvons pas
comprendre la mode sans une phénoménologie de la légèreté qui tend
précisément à couper la conscience du passé. Si la tradition est représentée
par le sens des racines, la mode c’est plutôt la feuille au vent de la fantaisie
renouvelée. La versatilité de la mode est sa banalité même, tant elle est
faite d’une « cascade ‘petits riens’ et petites différences… qui déclassent ou
classent la personne qui les adopte ou s’en tient à l’écart, qui rendent
aussitôt obsolète ce qui précède ». Quand bien même on pourrait repérer dans la
mode des innovations majeures, elles ne sont rien par rapport « aux
modifications de détail » qui caractérisent l’effervescence temporelle de la
mode.
Comment
comprendre que soit apparu dans le prolongement de la
Modernité un
système de la mode et
qu’il se caractérise simultanément par une sorte d’excitation temporelle qui
piétine dans le protéiforme, le frivole et l’immédiat ? La Modernité doit son
essor au triomphe prométhéen
dans la conquête technique de la nature. En apparence,
il semble que le technicisme n’était pas voué à autre
chose qu’à un empire austère sur le réel dans l’efficacité redoutable du
progrès. Mais c’est aussi lui qui a précipité
l’âge du consumérisme dans lequel nous vivons. On a
d’un côté « l’esprit moderne bourgeois
voué à l’épargne, à la prévision, au
calcul », de l’autre
« l’irrationalité des plaisirs mondains et de la superficialité ludique, (texte) à
contre-courant de l’esprit de la croissance et du développement de la maîtrise
de la nature ». A partir du moment où la
volonté de puissance s’est assurée
d’une suprématie incontestée sur la nature que lui
reste-t-il à conquérir à part la suprématie intégrale sur tout ce qui est
humain ? Après le triomphe dans l’orgie de la puissance sur le monde, la
rationalisation technique du travail
et de toutes les formes de l’activité humaine, il ne reste plus que le triomphe
de la déraison dans la vanité ludique. C’est tout un. Un seul et même processus.
Après l’âge de l’efficacité, l’âge des frivolités. « Domination rationnelle de
la nature et folies ludiques de la mode ne sont qu’apparemment antinomiques ; en
fait, il y a un strict parallélisme entre ces deux types de logique : de même
que les hommes se sont voués dans l’Occident moderne, à
------------------------------ l’exploitation intensive
du monde matériel et à la rationalisation des tâches productives, ils ont
affirmé, au travers de l’éphémérité de la mode, leur pouvoir d’initiative sur le
paraître. Dans les deux cas s’affirme la souveraineté et l’autonomie humaine
s’exerçant sur le monde naturel comme sur leur décor esthétique. Protée et
Prométhée sont de même souche ». L’un comme l’autre asservissent et éliminent le
naturel, génèrent et se reproduisent dans
l’artificiel. Entre la logique glacée de l’intelligence
artificielle, du monde des cyborgs, des fantasmes de
l’homme-machine et la profusion de
l’extravagance, des fanfreluches, des coiffures excentriques, des couleurs
criardes et des poses provocantes, il n’y a pas contradiction. On va de la
rationalité implacable sur le monde vers les bouffées délirantes dans
l’apparence dans la même logique. Sauf que dans la postmodernité cette montée
aux extrêmes devient explosive.
Laissons de
côté les considérations horizontales sur l’histoire et la sociologie de la mode
pour nous intéresser à ce qu’elle peut nous dire en tant que manifestation de la
conscience. Jung dirait que la mode est le type même d’objet qui fascine l’extraverti
et laisse plutôt indifférent l’introverti.
Plus l’ego vit au dehors et sous le regard des autres, plus il attache de
l’importance à l’apparence et plus il met d’identification
dans le paraître. Nous disions plus haut en riant que le plus souvent, dans une
classe de terminale, la question philosophique « qui suis-je ? » est
immédiatement remplacée par « de
quoi j’ai l’air ? » C’est
exactement cela l’extraversion, et nous avons toutes les raisons de penser que
l’emprise de la mode a pour effet de forcer l’extraversion jusqu’à projeter
l’identité dans l’image du corps. Une
image snob, sophistiquée et artificielle. Or nous avons aussi vu avec Douglas
Harding que l’image du corps est ce que j’offre à un autre, en
troisième personne et non la conscience de
soi qui est mienne, le Je, la première personne. Par définition, être
aliéné, c’est ne pas être soi, Je, être
autre. Il semble donc que la puissance de conditionnement contenue dans la mode
comporte dans son principe même une aliénation qu’il est indispensable
d’explorer.
1) Pour tout ce qui suit, nous recommandons, nous demandons avec insistance de lire Mona Chollet Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine. Il est extrêmement difficile d’observer avec lucidité le monde de la mode. Nous avons vu que la lucidité veut dire voir avec une très grande attention, en évitant soigneusement de tomber dans l’identification ou son contraire la condamnation. Or la mode possède un extraordinaire arsenal de moyens pour piéger l’identification, elle frappe directement là où l’illusion prend naissance, dans la fascination de l’apparence. D’où la difficulté d’une distance critique intelligente. Le plus souvent ne pouvant décrire et observer, nous risquons de basculer alors à l’autre extrême, celui de la condamnation, or comprendre, ce n’est pas condamner. Il y a dans le livre de Mona Chollet des percées remarquables que nous allons prolonger.
Nous avons
fait état dans une leçon précédente du complet
renversement de la contestation des années 70 avec l’insurrection du féminisme,
dans un conformisme intégral qui culmine dans l’adulation du consumérisme et de
sa figure de proue, la publicité. Le résultat est bien évidemment l’instauration
de la mode comme point unique de convergence de la mentalité
postmoderne. Témoin par exemple en 2009
le film de Géraldine Nakache, Tout ce qui brille. Nous avons vu que le
cinéma est devenu le plus grand pourvoyeur de mythes culturels de notre époque,
or que voyons-nous dans ce film ? « C’est la mode, et non les études, qui
cristallise les rêves d’ascension sociale des deux jeunes héroïnes
banlieusardes : elles dévorent Elle au pied de leur HLM, et Lila a
tapissé le mur de sa chambre de sacs des boutiques de luxe parisiennes ». Mona
Chollet ajoute plus loin que la comparaison avec L’étudiante de Claude
Pinoteau est parlante. Comment un personnage préparant l’agrégation pourrait-il
faire rêver aujourd’hui ? Ce qui fait rêver, c’est la mode ! Le reste est passé
au second plan. De quoi faire hurler les féministes. Alors que les garçons
semblent éjectés très vite du système scolaire et que la proportion de jeunes
filles entamant des études supérieures ne cesse d’augmenter, il semblerait
logique que l’on incite les femmes à accéder à des postes de responsabilités
élevés : or le contre-courant de l’idéologie ambiante suggère en permanence le
contraire : aux hommes la pensée, les affaires publiques, les responsabilités,
aux femmes « le corps, la parure, l’incarnation, le rôle d’objets de regards et
de fantasmes, l’espace privé, l’intimité ». Célébrons la représentation « de la
femme-objet, cantonnée aux tenues aguicheuses et aux rôles subalternes. » C’est
une observation très banale : dans une classe de secondaire, à quoi se destine
les jeunes filles quand elles n’ont pas d’auto-détermination ? « Je voudrais
travailler dans la mode ou dans la publicité » ! Celles qui sont un peu plus
déterminées diront par exemple : « j’aimerais devenir journaliste », avant de
glisser : « Si je n’arrive pas à percer là, j’ouvrirai une boutique de fringues
ou de déco » !! La suggestion inconsciente marche à fond. « Les stratégies de
séduction déployées par des industries étroitement imbriquées les unes aux
autres – mode, beauté, publicité, médias, divertissement – sont d’autant plus
irrésistibles que plus rien ne vient leur faire concurrence. Elles s’engouffrent
dans un vide abyssal. Les utopies politiques sont mortes, et on ne peut
raisonnablement pas attendre du travail autre chose que les moyens de la
survie ; le peaufinage de notre image est donc le dernier idéal à notre
disposition ». Nous ne comprendrons vraiment ce que l’empire de la mode signifie
que lorsque nous aurons vu en face le vide existentiel
que dissimule le foisonnement de la mode.
Pour l’heure, notons qu’alors que depuis 2007 la crise provoquait un effondrement général, mettait à genoux des pays entiers, ruinait les banques, laminait des secteurs productifs, on se ruait sur l’or et le secteur de la mode se portait… comme un charme. Ce qui n’est pas contradictoire. Au contraire, quand il n’y a plus de valeur refuge que l’investissement dans l’or et dans la mode, c’est que le monde va très mal. Au moment où coule le Titanic, la première classe fait la fête. Au moment où tout se délite, il faut de la frime, des paillettes et de la rigolade forcée. C’est dans ces moments graves que fleurent bon la décadence et le nihilisme chic, et la mode occupe le vide par des discours ludiques. En réalité, « le discours des magazines féminins a viré à l’entreprise de décervelage pur et simple » Désormais, c’est « … la tyrannie du look. On encourage l’idiote aguicheuse, la séduction de sous-douée, le regard de poisson mort. Fin de la sincérité. Enfuie l’audace. Début du grand formatage. Nouveau refrain : n’exister que par la beauté et ne survivre que par le regard des hommes ».
Bien sûr la presse féminine ressort à chaque fois le poncif « les lectrices ne sont pas idiotes », (texte) mais le problème c’est qu’il ne peut y avoir intelligence sans lucidité et que toute la ruse du discours ambiant consiste précisément dans une persuasion qui sape en permanence l’intelligence et la lucidité en jouant sur du pathos. Il s’exprime dans des discours qui « jouent sur des craintes et des failles très intimes, qu’ils ne cessent de titiller, d’entretenir : la peur de ne pas ou de ne plus être aimée, la peur d’être rejetée, la peur de vieillir dans une société qui semble ne concevoir les femmes que jeunes… En outre, les mots sont secondés par des légions d’images irréelles, encore plus redoutables qu’eux car elles se faufilent dans le cerveau à notre insu, précédant et déjouant toute réflexion, toute démarche critique ». « Il est à peu près impossible d’échapper à leur matraquage. Cette presse, enfin, doit une partie de sa puissance à sa façon de se placer au centre d’une communauté féminine – fictive, mais peu importe – dont elle se prétend le simple relais ».
2) arrêtons nous sur ce mot fictive. Mieux, communauté féminine fictive. En fait celle des stars et des top-modèles. Les images de la célébrité. Qu’est-ce que cela implique dans le développement mental d’une petite fille dont l’esprit est mouliné en permanence dans cette mixture ?
Devenir
femme, c’est dès huit, dix ans faire des rêves de beauté et des rêves de star.
Et elles ne vont pas dans cette direction toutes seules, elles y sont conduites.
Dès 1960 « des industriels lancèrent sur le marché des soutiens-gorge fortement
renforcés et des seins artificiels en mousse
de caoutchouc pour les
fillettes de dix ans… dans le New York Times un placard publicitaire pour
une robe d’enfant proclamait : “Elle peut, elle aussi, participer à la chasse au
mari » Conditionnement ambiant aidant, les petites filles doivent brûler les
étapes et souffrent d’une « déformation congénitale : elles n’ont pas
d’enfance ». Naomi Wolf : « Aujourd’hui [autour de 1990), donc, pour une petite
Américaine de sept ans, monter sur la balance et pousser un cri horrifié est un
rituel de féminité, indissociable d’une promesse de
gratification sexuelle, comme
l’était pour ma génération le fait de parader en talons aiguilles devant le
miroir, ou, pour la génération de ma mère, d’habiller sa poupée de satin
blanc ». Résultat : « une augmentation des cas d’anorexie
infantile. « Nous voyons des fillettes qui ont commencé un régime de leur
propre chef à neuf-dix ans, puis la maladie se déclenche ». On peut même
commencer le conditionnement chez les bébés, témoin les bodies roses pour bébé
avec écrit dessus : « « jolie, têtue, rigolote, douce, gourmande, coquette,
amoureuse, mignonne, élégante, belle ». Voir l’enquête de la chroniqueuse
américaine Peggy Orenstein, suivant le chemin de sa fille Daisy et ses
découvertes horrifiées. « Je n’aurais jamais pensé, en ayant une fille, que
l’une de mes tâches les plus importantes serait d’empêcher la société de
consommation de faire main basse sur son enfance ».
Susan Bordo, philosophe américaine, se demande, en voyant, en 2002, des hordes de mini-Britney Spears courir les rues la nuit de Halloween : « Se peut-il que nous trouvions désormais mignon d’habiller nos filles comme de petites prostituées ? » (texte) « En 2011, les soutiens-gorge et maillots de bain rembourrés pour fillettes proposés par certaines marques ont fait scandale aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France ». Les grandes enseignent on vite retiré les modèles des rayons en disant bien haut qu’on ne voyait pas dans le catalogue de petites filles porter ces vêtements, ce qui expliquait leur réaction ce n’était pas le rejet de la représentation de la petite fille. Non, non, ce qu’elles craignaient c’était la condamnation pour incitation à la pédophilie. Pas la moindre prise de conscience. D’aillieurs, à l’heure de la téléréalité, on ne se gène guère dans l’exhibitionnisme. « Mia, deux ans, dansait sur Like a Prayer de Madonna lors d’un concours de mini-miss aux États-Unis en arborant une réplique miniature du soutien-gorge doré, aux bonnets en forme d’obus, créé pour la star par Jean Paul Gaultier ». Tout un parterre de femme devant, sourire extatique, trouve ça « mignon ».
Et puis l’imitation des stars, c’est trop classe ! La petite fille pauvre peut même rêver d’imiter la petite fille riche. « Suri Cruise, fille de Tom Cruise et de Katie Holmes, tient le haut du pavé. Cette poupée à la frange brune et aux yeux bleus, arrivée en tête du classement Forbes 2008 des enfants les plus puissants (si, si), emploie une armée de coiffeurs et possède une garde-robe estimée en 2011 à 3,2 millions de dollars. Elle a porté des talons dès ses trois ans … « Même quand elle va jouer avec ses amis ou marcher sur la plage, elle pleure si [sa mère] ne choisit pas une petite paire de sandales à talons».
Et on peut donc inculquer très tôt aux petites filles les angoisses de leurs mères en leur faisant bien comprendre que « leur propre date de péremption approche à grands pas ». Elles vont donc intégrer l’idée que leur corps est imparfait, sale et qu’il faut le corriger. Heureusement (le monde de la consommation est vraiment le meilleur des mondes), il y a des produits destinés à « purifier », « gommer », « désincruster »… Certains instituts de beauté parisiens proposent des « mini-spas » et autres soins spécifiques destinés aux petites filles : « Comme ça l’enfant, après, prend soin d’elle, fait attention à sa peau, met des crèmes »… « le géant de la distribution Wal-Mart a lancé une gamme de maquillage antioxydants et antirides destinée aux 8-12 ans ». Commentaire ironique : on ne naît pas femme névrosée, on le devient.
Pour finir, ne résistons pas à ces paroles de journaliste : « que se passe-t-il dans la tête d’une fillette de neuf ans si on lui dit que grandir, c’est surtout vieillir et devenir moche ? ». Et de citer d’autres faits alarmants, comme ces écolières qui, à la cantine, « laissent le pain aux garçons afin de ne pas grossir ». « Sommes-nous si pressés de voir nos enfants se pourrir la vie avec ce qui gâche trop souvent la nôtre ? Veut-on vraiment faire de nos filles des mini-femmes obsédées par les apparences, écrasées par des canons de beauté normatifs ? »
3) Tout est
dit et juste là où cela fait mal, parce que les canons de beauté normatifs,
c’est la mode
elle-même et rien d’autre. Or il est extrêmement difficile de voir la
relation de cause à effet d’écrasement psychologique exercé sur une enfant.
Quand le poison est enrobé de tout l’appareil de séduction de la mode, on n’y
voit que du feu. Et les parents eux-mêmes en redemandent pour en gaver encore
les enfants. Et les concours de mini-miss se multiplient. « Vous comprenez nous,
on est ouvriers, alors on lui donne toutes ses chances… elle va devenir top
model, elle saura se présenter ». On aurait presque envie d’ajouter : elle
saura se vendre ? Ou se prostituer pour
y arriver? Pendant ce temps, « En coulisses, les concurrentes « comparent la
longueur de leurs cheveux, la hauteur de leurs talons. Beaucoup se trouvent
grassouillettes ». Mélissandre, dix ans, confie : « Tous les soirs, dans mon
lit, je pense à la beauté. J’aimerais me trouver belle, mais je n’y arrive
pas. » Une autre soupire : « Moi, je veux arrêter les Miss, je veux faire du
cheval, mais ma mère ne veut pas ».
Et le chemin
va être long et difficile. « Les petites filles rêvent d’être des
princesses. Si seulement quelqu’un pouvait leur dire la
vérité sur les princesses ». Il y a les images de la
télévision : « se lever, boire un jus de fruit et un café, se baigner,
bronzer en bikini, paresser sur les rochers, manger des glaces, se forcer à rire
pour un rien, faire les boutiques le nez en l’air, avant d’aller à prendre des
verres et finir par un long dîner et plein de cocktails. Aaaaaaah le
bonheur ! » (la journée idéale des stars). Totale
fiction. Une vie de privilégiés dans une bulle de luxe qui crachent sur la
plèbe. Gossip Girl : « Le métro, c’est pour les rats ». Les gosses de
riches ne se déplacent qu’en limousine avec chauffeur. Anecdote. Une princesse du Bahreïn
(certifiée, bombe sexuelle, fashionista, gourou du maquillage et fan
numéro un de Kim Kardashian) « Confrontée à la photo d’un homme tué dans son
pays par la police, le crâne explosé… commence par essayer de changer de sujet,
en répondant plutôt à l’un de ses pairs qui lui demande « quelle était votre couleur
préférée ? »
Mais au bout d'un moment, elle finit par
s’énerver contre le journaliste et lâche : « Retourne dans le trou du cul dont tu es sorti, et laisse
les gens de l’élite parler entre eux, pendant que vous nous enviez en silence ».
Bon. Là on revient au réel ! Mais ce n’est pas la bonne image. celle qui suscite l’envie, l’admiration dévote, le commentaire indéfini de la presse people. Les tartines de fiction. Le Soap opera. Du rêve du rêve et encore du rêve, sans le moindre contact, sans jamais la rencontre du réel. Du vide, encore du vide. Jusqu’à la nausée. Commentaire Mona Chollet : « On est vite écœuré par ces litanies d’adresses branchées, de filles cool, d’amitiés sans nuages, de fous rires, de fêtes, de farniente, de positivité forcenée ». L’actrice sexagénaire qui, racontant son quotidien, s’astreignait à « faire chaque jour une chose désagréable » avait sans aucun doute compris un secret qui échappe à ses consœurs ». L’épaisseur de la vie. Que nulle liberté n’a de prix et de saveur que lorsqu’elle affronte du réel. Quand, dans un éclair, nous le comprenons enfin, alors toute la fiction s’écroule. Etrange. Derrière les images léchées, derrières les photos photoshopées, il y a des êtres humains. Pas meilleurs ni plus heureux, parfois complètement suicidaires et désespérés (texte).
C’est le
moment de revenir sur ce que nous avons expliqué dans une autre leçon au sujet
de l’image de l’autre et l’image du moi. Nous avons vu qu’il ne pouvait y avoir
de relation authentique entre deux êtres humains que si nous pouvions
chiffonner l’image de l’autre pour rencontrer un être humain. Si nous ne
voyons que l’image nous ne rencontrons jamais la personne et tout ce qui est
construit à partir de là est fictif et illusoire. L’image de l’autre est une
construction mentale qui enveloppe aussi bien l’apparence, que la
fonction, les
jugements, l’histoire personnelle ou les
préjugés. Une relation faussée
est une relation qui est la rencontre non de deux personnes mais de deux images
et c’est là que nous pouvons voir l’étendue de la falsification de la relation
que la mode peut produire. L’égérie qui s’identifie à son apparence sent son ego
amplifié démesurément, elle se prend au jeu, jouit de son ascendant et de sa
puissance de séduction. L’admirateur en extase ne voit rien, il surimpose le
fantasme de la figure d’une déesse quasi inaccessible et se fait mousser dans
l’imaginaire. La fashion victim se raconte des histoires et rêve les
yeux ouverts. C’est magique, complètement hallucinatoire et totalement dans
l’illusion.
1) Comprenons bien. Pour que l’illusion se maintienne, le mental doit travailler sans relâche pour maintenir le voile qui recouvre la réalité, s’auto-persuader par exemple que la pose snob et le brillant des apparences donnent une profondeur à la personne, alors qu’il n’en n’est rien. Un esprit superficiel est nécessairement agité et bavard. Beaucoup de verbiage. Il doit faire des efforts constants pour rester à demeure dans une pose snob (texte) et sophistiquée. Pour nourrir une hallucination constante, il faut non seulement un aveuglement, mais une dépense d’énergie considérable. Pour un résultat nul. Un esprit superficiel peut se parer de tous les atours qu’il voudra, il restera superficiel ; pour qu’il gagne en profondeur, il faudrait qu’il s’arrête et qu’en un éclair il se voit tel qu’il est, qu’il soit foudroyé par sa propre vérité. Alors seulement il retrouvera une spontanéité qu’il a tué en s’identifiant à l’apparence. Tous les efforts de l’ego pour s’augmenter lui-même dans le paraître sont vains et ne font que maintenir son auto-fiction. Et si toute une société ou même tout un monde vivaient dans cet envoûtement, alors il faudra honnêtement reconnaître que cette société et ce monde vivent complètement dans l’illusion. Dans le règne des simulacres comme dirait Platon ; les images de la caverne.
Dans tous
ces magazines, tous ces blogs où les passionnata de la mode s’excitent,
la texture est complètement vide, ils font monter la chantilly dans le bol pour
qu’elle tienne. Ainsi, « on n’est plus incité à acheter un banal produit, mais
une histoire, un relais symbolique, un objet initiatique, un secret : un
« mythe ». Le sac que Marion Cotillard érige au rang de « partenaire », le
parfum promu par Audrey Tautou sont systématiquement qualifiés dans la presse de
« mythiques » ou « cultes » ». Et pour y arriver, il faut beaucoup de moyens, il
faut y aller avec le forceps du marketing, une armée de graphistes, de
stylistes, et de publicistes. La recette est connue. « C’est la fameuse formule
de Lewis Carroll dans La Chasse au Snark : « Ce que je te dis par trois
fois est vrai ». Avec force incantation, répétition, le désir mimétique est
entretenu. Le triomphe est là quand on arrive à mettre la réalité cul par-dessus
tête : « les grands noms du luxe doivent, en temps de crise, s’imposer dans
l’esprit du consommateur comme des produits de première nécessité ou
comme des valeurs sûres » ! La plus extrême futilité devient
vitale,
indispensable et il serait inimaginable de pouvoir vivre sans. Quand une sottise
ou une folie deviennent un « investissement » solide et sûr ! ! Un sac à main
de marque ou un parfum. La secrétaire intérimaire qui a l’impression d’être nue
sans son N°5 et qui, faute d’argent, écume les parfumeries pour se renouveler
avec des échantillons. Nous avons vu plus haut dans le cours la
démocratisation du libertinage et bien ici nous avons la
fashion
démocratisation. Mona Chollet traduit : « aliénation participative ». Ainsi,
sur Internet, « aidée par les innombrables outils aimablement mis à sa
disposition, la consommatrice se voit offrir l’occasion de prouver à quel point
elle a bien assimilé les messages publicitaires et les obsessions qu’on lui a
inculquées ». Bref, « nous sommes toutes des otaries : ce
doit être cela, la
« démocratisation » ».
C’est toute l’ambiguïté dans l’usage du mot « démocratisation » (que l’on peut reprocher à Lipovetsky) quand il rejoint purement et simplement le consumérisme de masse. Nous avons déjà expliqué ailleurs que consommateur-citoyen est un oxymore, mais là, nous avons des preuves accablantes. La convivialité euphorique de la mode. Dans le genre slogan d’un blog : What did you not buy today ? « Qu’est-ce que vous n’avez pas acheté aujourd’hui ? », « partageons sur Internet le plaisir de flâner sur les sites de fringues en essayant de s’imaginer dedans ».
En contre-pied, Mona Chollet cite les lignes de l’aventurière Isabelle Eberhardt : « J’ai toujours été très étonnée de constater qu’un chapeau à la mode, un corsage correct, une paire de bottines bien tendues, un petit mobilier de petits meubles encombrants, quelque argenterie et de la porcelaine suffisaient à calmer chez beaucoup de personnes la soif du bonheur. Toute jeune j’ai senti que la Terre existait et j’ai voulu en connaître les lointains. Je n’étais pas faite pour tourner dans un manège avec des œillères de soie ». Il y aurait beaucoup à dire sur ce « calmant », car son véritable nom est compensation. Mais qui n’aboutit jamais, parce que, si la compensation est en surface, le malaise lui est profond. Vide existentiel. Quand il remonte un peu trop, hop, on va faire les boutiques pour s’offrir un petit plaisir par compensation. Quand, il est toujours présent, mais recouvert, et qu’il y a un peu de gaieté, hop, on va faire les boutiques pour s’offrir un petit plaisir par compensation, histoire de l’oublier un peu plus. A tous les coups le consumérisme y gagne, parce que l’illusion demeure et qu’elle est fonctionnelle. Elle maintient la conscience en surface. Souvenons-nous de ce qui a été vu plus haut. Dans l’histoire du serpent et de la corde, il est incontestable qu’une fois l’illusion en place, ses effets deviennent parfaitement réels. Nous disions que la rumeur installée, toute une tradition de l’ignorance est instaurée au cœur de l’opinion. Tant qu’elle se prolonge, elle conserve sa puissance d’envoûtement.
Ce qui rend
ici l’illusion indécelable, c’est qu’elle est partout. Non seulement elle est la
vitrine de l’occident que le reste du monde envie, - pour l’ego, c’est très
flatteur - mais elle entretient une confusion constante autour de sa légèreté.
Parler de mode, c’est pas sérieux, c’est meubler la conversation. Sous-entendu,
la mode est sans effet, c’est un bavardage visuel sur les apparences. Le plus
grand snobisme des intellectuels, c’est de jouer à être superficiel, à mettre
leur intellect et à gaspiller leur culture au service de niaiseries
insignifiantes. Ce qui revient en réalité à être superficiel. Et avec la
mode on est servi, on peut réassurer le système dans une frivolité assumée.
C’est ici que se rejoignent les eaux troubles du
nihilisme chic. Implicitement c’est
« après moi le déluge » et
explicitement « totale indifférence à l’égard du
monde commun ». Toute la souffrance du monde peut hurler tant qu’elle veut, la
Terre peut craquer à toutes ses coutures, la faim peut
tuer un enfant toutes les dix secondes, des cinglés tirer au hasard dans les
rues, des cadres au bout du rouleau se pendre dans leur bureau, des ouvriers se
faire jeter dehors pour aller croupir au chômage… On n’en a rien à cirer. On
pourra toujours se gargariser en parlant de mode. Rien de tel pour s’installer
dans l’ébriété légère et l’irresponsabilité générale.
Pendant ce temps, dans les agences de mode, on en profite. Le mannequin
Christine Bolster raconte « le plateau de cocaïne sur la cheminée et les doses
d’injections contre les MST dans le frigo ». Une collaboratrice ajoute : « Un
jour, j’ai vu une fille horrible, très laide, et Gérald a quand même dit :
“Prépare-lui un contrat de trois ans, à trente mille francs par mois.” Huit
jours plus tard, il disait : “Annule-le.” Je lui ai demandé d’en discuter
d’abord avec le père de la fille. Mais il signait avec certaines filles
uniquement pour les mettre dans son lit. » Le sérieux dans la légèreté, la mode,
côté obscur.
2) S’illusionner, c’est, sous l’impulsion du désir, surimposer une création mentale à la perception au point de ne plus avoir dans l’esprit que la fabrication de l’imaginaire et ne plus rien voir de ce que qui est. Le processus de l’illusion est intemporel, il réside dans la nature du mental humain. Par contre, sous la forme de système d’une portée envahissante et quasiment totalitaire, la mode a une inscription historique très nette, une inscription au sein d’une mentalité, elle aussi historique, que nous avons appelé postmodernité. Son omniprésence, l’emprise extraordinaire qu’elle exerce sur les esprits, la débauche prodigieuse de moyens techniques mis à sa disposition, la quantité phénoménale d’argent qu’elle absorbe, font de la mode une puissance d’illusion tout à fait remarquable. Pascal disait de l’imagination (texte) qu’elle est la puissance trompeuse qui règne sur les hommes. Il parlait en fait d’illusion. Il ne pouvait entrevoir que dans le futur, la techno-science, ayant acquis un pouvoir incontesté, donnerait à foison de quoi produire et reproduire des puissances trompeuses. Tellement qu’à l’orée du XXIème siècle l’homme finirait par mener ce que Günter Anders appelle une existence fantomatique, n’ayant plus d’autre choix que de vivre par procuration dans un théâtre d’ombres.
Second point. Nous avons fait une différence entre l’illusionniste et le charlatan, disant que le premier est tout à fait honnête, au sens où le public est parfaitement averti que pendant le spectacle il va être soumis à des illusions. A l’inverse, le charlatan, lui, fait montre de prouesses qui n’existent pas et abuse de la crédulité, il se sert en douce de l’illusion pour en tirer un maximum de profit.
Si on en croit les discours ambiants, le système de la mode serait plutôt du côté de l’illusionniste et ceux qui tombent sous sa fascination, des spectateurs assumant leur frivolité dans une sorte de « pseudo-lucidité ». C’est le refrain que nous entendons en permanence sur le mode ludique, servi avec plein de petites mimiques, dans un langage bourré de superlatifs. Genre « je suis complètement accro à la mode,… mais je me soigne ». Le tour de passe-passe consiste, moyennant toutes sortes de justifications verbeuses, à faire semblant que l’on est conscient de l’illusion alors qu’en réalité on est en plein dedans. C’est « tellement classe, tellement glamour, tellement fun, tellement sexy ! J’adoooooore ! » La soi-disant pseudo-lucidité est illusoire et la ruse du système consiste justement à jouer sur cette ambiguïté, donnant à croire que vous n’êtes pas stupide, que vous contrôlez votre vie, que vous avez un libre-arbitre,… tout en mettant systématiquement en place des stratégies contraires.
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Si on force le trait, en suivant la méthode de la paranoïa critique de Beigbeder dans 99 F, (doc) la prosopopée du marketing de la mode, pourrait donner ceci :
« Vous
êtes une idiote très facile à manipuler, vous ne contrôlez pas du tout votre
vie, tous vos désirs sont fictifs et résultent des stratégies marketing, vous
n’avez pas le moindre libre-arbitre, toutes les
options sont en permanence
décidées pour vous et vous y obéissez avec un conformisme qui laisse pantois.
Vous n’avez aucune lucidité, aucun recul critique, vous gobez des images et des
mots de la mode à la volée et vous les répétez ensuite à foison. Votre esprit
n’est qu’un courant d’air, et vous dites d’ailleurs qu’être à la mode, c’est
être dans le vent ! Votre esprit est corvéable et manipulable à l’infini. Comme
vous laissez hypnotiser, on peut vous mener dans n’importe où; il suffit de
quelques pages de magazines ou d’un clip vidéo pour planter dans votre
subconscient des suggestions. Vous allez ensuite en extase acheter des bouts de
cuir assemblés, des chiffons colorés ou des petites bouteilles parfumées. Vous
êtes tellement conditionnés que vous adorez les moyens de votre aliénation. Le
comble de l’esclavage, c’est quand l’esclave redemande des chaînes. Des chaînes
en or et de marques bien sûr. Tout ce que l’on fait miroiter devant vous n’a pas
le moindre rapport avec la vie réelle et encore moins avec votre vie et votre
conscience de vous-même. Ce sont des illusions. En fait, des incitations à vous
comparer à des modèles parfaits, pour vous déprécier tel que vous êtes et vous
faire sentir que vous n’êtes pas assez bien. Des incantations à fuir dans un
ailleurs idéal que vous n’atteindrez jamais. Des contes de fées postmodernes,
qui ont tout à voir avec les histoires que vous vous racontez dans votre tête et
qui ne sont… même pas vos histoires, mais les nôtres ! Vous menez une vie
d’emprunt, vous ne faites que rêver votre vie et nous vous apprenons en
permanence à faire semblant en vous donnant des airs sophistiqués. Ce que vous
faites très bien. Vous êtes devenu une fiction sur patte. En y mettant de la
musique cool, des séquences vidéo léchées et une bonne dose d’humour, c’est un
jeu facile à produire et à reproduire en série. Comme les poupées babies des
magasins de jouets. Vous êtes tellement enfoncés dans l’inconscience que vous
voulez ressembler à des idoles de plastique. Tout ce à quoi vous aspirez, c’est
rester les yeux écarquillés devant un spectacle à vous gaver d’images des
défilés imaginant quel effet sur le regard des autres vous auriez avec ces hauts
et ces bas, ces dessus et ces dessous !
Nous sommes votre dernière religion ! Nous avons nos temples partout dans les villes. Alors que la crise vous assassine, nos boutiques sont bien fréquentées. Nos écritures sacrées sont disponibles dans tous les lieux publics dans des magazines. Vous dites vous-mêmes « les icônes de la mode » ! Notre doctrine est dévotement étudiée dans toute l’échelle sociale par toutes les têtes sans cervelle mais… toujours bien coiffées. Nous pouvons lever des armées de fanatiques et les faire se ruer en masse… au moment des soldes. Nous avons nos grands prêtres (les couturiers). Notre théologie est enseignée dans toutes les écoles de commerce (le marketing). Notre catéchisme est dans tous les journaux (la publicité). Comme bien des religions, nous enseignons la haine de soi (quand tu n’oses plus te regarder dans la glace), la pénitence (quand tu t’imposes un régime anorexique obligatoire), nous promettons le paradis (quand tu crois que la vraie vie une vie de luxe et de farniente). Mais bien sûr chez nous, les marchands sont dans le temple… et ils y restent ! C’est Dieu qui s’est fait jeter dehors ».
Bref, pour
qui sait voir, la mode relève plus de la figure du
charlatan que de celle de
l’illusionniste. Mais pour voir, il faut cesser de croire, être tout à la fois
dans le monde, tout en n’étant pas de ce monde. Un peu
comme Mila dans La Belle verte de Coline Serreau, contemplant étonnée le
folklore dans lequel vivent les humains : « Pourquoi est-ce qu’ils ont tous
des sacs ? Et c’est quoi ces
choses qu’ils s’accrochent aux oreilles ? Ce doit
être des insignes religieux... Le rouge à lèvre, c’est un médicament ? … « euh,
non,… enfin… Disons que c’est pour être sexy… pour qu’on vous aime ». Ah !...
Sexy ? Pour qu’on vous aime ? Et si vous n’en mettez pas, on ne vous aime pas ?
« Euh… euh… non, enfin c’est compliqué... » ». La femme du médecin à
laquelle Mila s’adresse est un peu perdue. Égarée. Elle
vivait dans le système des signes de la mode, mais ils ont perdu leur attrait,
elle commence à se désidentifier. (Dans le film le mot c’est
« déconnectée »). Elle est en train de
sortir de l’illusion. Au
restaurant, sur le quai de la gare, elle voit, elle est fascinée par l’arbre de
vie sur la feuille de salade ; elle découvre pour de vrai, combien la vie
est profonde, magnifique et belle. Qu’il n’est pas nécessaire de la décorer
artificiellement pour qu’elle prenne un sens et révèle sa beauté. Dans son
naturel retrouvé, dans son innocence délivrée, notre héroïne est belle, comme
toutes les femmes sont belles, chacune à leur manière, car il y a de la beauté
dans tous les êtres. Les êtres humains sont attendrissants quand ils
retrouvent leur naturel, quand ils redeviennent eux-mêmes, car lorsqu’ils sont
spontanés, la beauté intérieure refait surface et elle n’a rien à voir avec les
canons de la mode.
* *
*
Notre travail partant de l’illusion abordait la mode comme domaine privilégié d’investigation. Ce qui en valait le détour : surprenant comme un objet d’apparence futile recèle de sens. Nous comprenons mieux ce que peut signifier l’expression « illusion sociale ». Pascal avait fort bien compris que les grandeurs d’établissement (texte) reposaient sur une fiction partagée, mais avec la mode nous en avons une figure presque hallucinatoire. Qui n’a rien de gratuite ni de légère, quoiqu’on en dise. Il fallait un livre au vitriol comme celui de Mona Chollet pour en appréhender les conséquences dans l’aliénation féminine. Nous avons besoin de comprendre, pour en sortir, comment une illusion auto-entretenue produit de l’aliénation et l’aliénation de la souffrance.
Le détour est aussi très utile, car il nous permet de jeter un regard neuf ce que représente le matérialisme ambiant, au final, une vie vécue tout en surface. Beigbeder dit (doc) que les surfeurs de Lacanau savent que la vague qui porte la planche enroule du vide. En ce sens précis, bien que limité, surfer, c’est surfer sur du vide. De même, le mental agité qui rebondit sans arrêt par excitation émotionnelle d’un site à l’autre sur Internet, surfe sur du vide. De même, la mode qui maintient l’attention à la surface de la vie, de saison en saison, glisse sur du vide, ignorant tout de sa profondeur. Ignorant l’esprit. Le paradoxe est fascinant : là où le matérialisme prétend être une conception de l’existence « solide » et « les pieds sur terre », au moment où il pousse sa logique au paroxysme, il met en lumière pleinement son essence : évaporée, vide, sans substance, d’une « mystique » fumeuse et illusoire. La drôlerie, c’est que ce sont exactement ces mêmes mots qu’emploient les matérialistes pour dénigrer la spiritualité ! ! Alors ? Qui est dans l’illusion ? Seul l’éveil de la dimension spirituelle fait sentir à l’homme la solidarité profonde de tout ce qui est au sein de la Vie et comprendre que la manifestation de surface n’est que l’écume des choses. L’éveil de la dimension spirituelle seule permet à l’homme vivre réellement les pieds sur Terre et la spiritualité, c’est ce qui a toujours manqué au matérialisme.
* *
*
Questions:
1. Suivre la mode, n'est-ce pas porter un uniforme?
2. Négliger son apparence, n'est-ce pas aussi inconscient que de vivre seulement dans une apparence fictive?
3. Doit-on considérer la mode comme un art?
4. Faut-il croire ceux qui disent que la mode est une forme de libération vis-à-vis de la laideur du monde technique?
5. Si toute culture comporte des rituels et du cérémonial, faut-il pour autant penser que la mode est le reflet d'une culture?
6. Dire que la mode est superficielle nous interdit-il pour autant de poser des questions sur son influence?
7. Que faut-il penser du "nihilisme chic"?
© Philosophie et spiritualité, 2012, Serge Carfantan,
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