Depuis le début de notre scolarité, nous avons appris et récité des poésies ! L’exercice était parfois fastidieux et difficile pour l’enfant que nous étions. Nous n’avions pas vraiment d’appréciation esthétique du poème. Ce qui importait c’était la déclamation devant un parterre d’admirateurs. Les parents n’étaient pas non plus très sensible au texte, car ils venaient écouter l’enfant plus que le texte. Nous avons grandi au milieu de ces étranges objets de langage qu’étaient les poèmes. ...
le rapport au langage sur un mode empirique - et on oublie cet étrange voix de la poésie, pour entrer dans le monde du langage pratique qui n’a que faire de la création de la parole.
Tout au long de cette histoire des mots, avons nous compris ce qu’était la poésie ? Est-ce une affaire sérieuse ? Est-ce une affaire tout court ? En quel sens est-elle un art ? Et
qu’est-ce que la poésie ?* *
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Le poète travaille sur un matériau qui semble a priori bien ingrat, le langage. Les mots dans leur usage empirique sont comme la monnaie que l’on se passe de main en main, qui s’use et à laquelle on ne prête guère d’attention. La monnaie n’est qu’un intermédiaire de l’échange. Les mots sont usés par le bavardage, usé dans la communication, usés pas la boulimie de paroles des média, usés par le discours commercial, la rhétorique politique, enrégimentés dans le discours scientifique. Alors comment pourrait-il y avoir une « autre » parole, une parole poétique ?
1) La frontière ...Un document administratif est écrit dans langage strict dans son usage, sans fioriture. Froid et glacial est le règlement intérieur, à moins que le caprice d’un employé n’y glisse, comme par mégarde, une jolie tournure. Ce qui se remarque immédiatement. Nous disons, « c’est bien dit », « c’est joliment exprimé ». Un instant, le langage empirique a été suspendu et s’est éclairé comme d’une lueur de beauté de la forme. Nous sommes comme arrêtés et notre attention s’est déplacée depuis l’objet technique vers l’expression esthétique. Nous dirons alors que l’expression a du style. Le style c’est la manière très personnelle qu’a une personne d’investir la langue en lui donnant une forme expressive. Bien sûr il y a le style des écrivains. Le style de Giono n’est pas du tout le style de Saint-Exupéry qui est très différent du style de Proust. Giono a le don de la métaphore brillante et puissante. Saint-Exupéry cisèle son expression dans une intimité retenue dans la pudeur. Proust invite au retour sur l’intimité et respire dans une phrase longue, chargée de détail. Le style c’est la manière de l’écrivain, la touche reconnaissable d’un artiste. C’est un peu comme sur une partition : une vingtaine de mesures et l’esthète reconnaît que c’est du Bach, cela doit être du Mozart on reconnaît le style. De même, une page écrite signe son auteur : c’est du Proust, c’est visiblement du Céline ou du Gide. Comme le grand peintre, le grand écrivain trouve son style et s’épanouit dans une forme qui est la sienne. Le basculement de la prose vers le style peut se produire partout, dès qu’il y a un souci de perfection de la forme. La rigueur académique un peu sèche de Kant ne laisse que peu de place à marque d’un style d’écrivain. Par contre, la phrase ample, souple, balancée de Bergson est immédiatement la marque d’un style et d’un beau style. Ce n’est pas un hasard si on lui a offert un prix Nobel de littérature. ______________________
La poésie n’est pas essentiellement dans certains textes sur lesquels nous pourrions coller une étiquette « poèmes », par rapport à d’autres qui ne seraient que « prose », comme si on pouvait mettre en boîte le discours poétique ou le discours politique par exemple. C’est une illusion de la pensée fragmentaire que de vouloir ériger des séparations abruptes entre toutes les formes d’expression dans le langage. Il y a plutôt une Parole poétique, qui de loin en loin se manifeste dans l’expression commune, mais ne trouve toute sa liberté d’expression que dans l’écriture des poèmes. Le dire poétique est latent dans toute expression parce que la Parole, délivrée de toute prescription extérieure, est originellement poétique. C’est nous qui oublions la poésie de la Parole en la dévalant vers son usage ordinaire. Notre surprise de rencontrer çà et là de la poésie quand on ne l’attend pas ne fait que trahir notre ignorance de la profondeur poétique de la Parole, ainsi que notre mentalité fragmentaire consistant à croire que la poésie doit être enfermée dans des livres dit « de poésie » et y être assignée à résidence, tandis que le langage ordinaire doit être « exact », « sérieux », « communiquant », comme si la poésie était un genre parmi d’autres dans la catégorie des discours. Le rapport que l’homme entretient à la poésie n’est pas horizontal, comme s’il était possible de passer d’un discours à l’autre, le rapport de la Parole à la poésie est vertical, signe de la dimension de l’intériorité qui habite l’être humain et ne saurait le quitter un seul instant. La poésie n’est pas un « autre » parole, elle est la Parole revenue à son expression la plus intime, la Parole délivrée des contingences de l’action, des contingences d’une volonté de démontrer, de persuader, de convaincre à tout prix, délivrée de la volonté d’avoir raison à tout prix, pour se contenter de dire ce qui est, de laisser le soin à la Parole de se révéler à elle-même. (texte)
2) Le linguiste répondrait bien sûr, que l’écriture doit tout au langage, qu’elle ne peut rien sans des ressources qui sont inscrites dans la langue. Il est vrai qu’il en est ici du style comme du rapport du talent au génie dans l’art. Sans la compétence linguistique, donc de maîtrise de la langue, il ne pourrait y avoir de style. Il faut aussi avouer que la langue n’est pas matériau strictement individuel, mais appartient à la conscience collective d’un peuple. Mais enfin, ce n’est pas avec de la compétence linguistique que l’on fait la beauté d’un style, même s’il est évident qu’un grand écrivain la possède nécessairement. De même que le génie survole des ailes de son inspiration le simple talent et l’enveloppe, le style survole de son inspiration la seule compétence linguistique et l’enveloppe. (texte)
------------------------------La linguistique aurait aussi tendance à vouloir nous montrer que la langue forme système et que toute signification se déploie seulement dans un réseau conceptuel de mots qui appartiennent d’abord à la langue. A la limite, nous ne parlons pas, nous sommes parlés par la langue ! Entre l’enfant qui découvre le langage et le poète qui le chante, il n’y aurait de différence que dans la compétence linguistique en sommeil chez l’un et achevée chez l’autre. Mais cela voudrait dire aussi que la pensée a en quelque sorte été endoctrinée par la langue et se trouve prise dans le réseau serré de ses catégories. Il en résulterait alors l’idée selon laquelle, la poésie serait « sociale », car expression d’une entité sociale qui est la langue. Si le matériau du langage n’est pas une nomenclature utilisable par les sujets parlant, mais un réseau serré de signes, qui tous ensemble se répondent et forme un tout vivant, un tout en devenir dans l’Histoire ; l’usage du langage ne fait que jouer sur les possibilités internes de la langue. La parole n’a pas de référent réel dans le sentiment, ni dans une réalité qu’elle
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S’il en était vraiment ainsi la poésie n’aurait guère de sens, car elle ne prend son sens que dans son élan vers l’indicible, dans l’expression vivante de la pensée. La vie biologique se réduit mal à des mécanismes dont on se sert pour l’expliquer. La vie de la pensée ne se réduit pas non plus aux mécanismes du langage dont elle se sert pour s’exprimer. Bien sûr que le poète a acquis une maîtrise sur le langage, et même une maîtrise qui nous éblouit, nous autres qui sommes encore maladroits à parler. Mais la poésie n’est pas seulement une « technique ». Elle l’expression même de la Vie qui se donne à soi, s’éprouve au sein du sentiment, si proche d’elle-même dans cette étreinte que le langage n’y a pas vraiment accès. La parole poétique est d’abord sensible, et d’une sensibilité qui n’est pas une « propriété » du langage. L’intelligence qui se donne à soi dans la parole poétique est fondamentalement plus large que l’intellect ...
3) I... création poétique en disant que ce n’est jamais qu’un effet de miroir de la « société » qui ne fait que se renvoyer à elle-même, par poète interposé, ses propres préoccupations. On a souvent dire que la poésie était « sociale » entendant par là qu’elle devait être « populaire » comme langage du peuple se renvoyant sa propre condition. La poésie serait un reflet de la conscience collective d’une époque et rien de plus. Un matériau « social ». On a même soutenu que la poésie, travaillant une langue appartenant à une société historique, se devait de porter avant tout un « message ». Bref, on écrit pour faire de la propagande ; soit pour dénoncer un régime, soit pour le porter au sommet de l’idéal. Le sonnet à la gloire du régime, le poème de la dénonciation de la guerre deviendrait alors l’essence de l’acte poétique, car en eux la conscience d’une époque se retrouverait elle-même, éclipsant par là même toute Parole singulière et devenant un « phénomène social » parmi d’autres. Nous savons que les mots peuvent blesser, que les mots peuvent exprimer de la révolte, un appel, une angoisse : violence d’une époque, révolte d’un temps, appel d’une jeunesse éperdue, angoisse d’une existence sans repères et voilà toute l’essence de la poésie ! La socialisation de la poésie a des avantages indéniables pour l’interprétation. On met dans le même sac tout le bruit social du discours, le chaos d’un monde et il ne reste plus qu’à désigner l’écho médiatique de la société comme la substance de la parole. Cela nous donne les clés d’interprétation d’une sorte de « discours » qui n’a donc rien de spirituel, mais n’est rien moins que le bruit du monde précipité dans des mots choisis. Cela démocratise à l’infini le discours poétique pour le confier à n’importe quelle expression. Il suffit d’en faire le porte-parole d’une revendication sociale. La chanson engagée est alors l’essence de la poésie, le rap est donc poésie brute, comme les tags sur les murs sont de l’art brut. « Tout est poésie », parce que tout est « social ». Ou aussi, et de préférence, toute expression est « poétique », dans la mesure où elle tranche avec le discours convenu du conformisme ambiant. Les mots sont comme des balles, il faut savoir sur qui on tire, dit Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? Si on regarde effectivement ce que la littérature devenait aux temps de triomphe idéologique du marxisme, il semble bien que la valeur d’un écrit se mesurait à l’époque à sa vigueur à tirer sur les bourgeois à d’exalter la ferveur révolutionnaire.
Tournons la page et laissons la « société » aux sociologues et rendons la poésie aux poètes. Le dévalement de la poésie vers le langage empirique et sa boulimie de communication dénature son sens. La parole, dans le discours ordinaire, est bien trop tournée vers l’utilité, pour que nous percevions sa puissance poétique. Comme l’écrit S. Aurobindo dans La poésie future : « Dans le discours ordinaire, le langage sert surtout de moyen pratique et limité de communication ; il nous sert dans notre vie pour exprimer les idées et les sentiments nécessaires ou utile à la vie. Ce faisant, nous traitons les mots comme des signes conventionnels représentants certaines idées et ne prêtons qu’une attention superficielle à leur force inhérente. Nous nous en servons comme de n’importe quelle machine ordinaire, comme d’un simple outil. Tout en reconnaissant leur utilité dans la vie, nous les traitons comme s’ils étaient eux-mêmes privés de vie ». Pourtant, continue S. Aurobindo, un regard en arrière dans le temps, nous montre que dans le passé, dans les traditions les plus anciennes, l’homme ne vivait pas le rapport à la parole sur un mode seulement utilitaire. Aux sources de la poésie grecque, aux sources de la tradition indienne, jusque dans l’antique Rig-Veda,« les mots possédaient non seulement une vie propre, une vie intense et bien réelle, mais celui qui les prononçait en était plus conscient que nous ne saurions l’être nous-mêmes, avec nos intellects mécanisés et sophistiqués. Cela provenait de la nature primitive du langage_____________
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© Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan.
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