Leçon 113.     Intelligence et pensée et non-verbale      

    La philosophie contemporaine s’est beaucoup inspirée de la linguistique. Assez curieusement, parfois plus pour accepter certains de ses a priori que pour en reprendre et commenter les résultats. La théorie de l’arbitraire du signe de Saussure été reçue comme un dogme indiscutable. (texte) Sans véritable interrogation sur la relation du nom et de la forme. Mais, plus étrangement encore, c’est le caractère indissociable de la relation entre signifiant et signifié qui est devenu un dogme. L’intellectualisme que l’on rencontre chez Hegel est un modèle dont l’autorité est incontestée. Il admet qu’il ne saurait y avoir de pensée sans langage. Sans le langage, la pensée resterait dans un état de confusion complète et ne saurait être intelligente. On tire aussi facilement argument des piètres performances des chimpanzés et des gorilles pour soutenir qu’ils sont visiblement inaptes au raisonnement, parce qu’ils ne parviennent pas à acquérir le maniement de la syntaxe d’un langage conceptuel complexe. La cause est donc entendue, la pensée est inséparable du langage. De là on dérive communément vers la théorie du relativisme linguistique soutenant que, non seulement la pensée est enclose dans le langage, mais elle est aussi enfermée dans le système que constitue la langue.

    Pourtant le seul recours à l’observation nous montre qu’il existe un grand nombre de situations dans lesquelles la compréhension est possible indépendamment du langage. Une mère le sait très bien, dans la relation qu’elle entretient avec son enfant. Ce qui est assez nouveau sur cette question, c’est aussi la lumière que peut apporter l’étude de l’aphasie. Un malade atteint d’aphasie ne devient pour autant une brute, une souche dépourvue de toute pensée, même si l’usage du langage lui fait défaut.

    Il est donc important de reprendre la question de la relation entre la pensée et le langage à nouveaux frais en s’interrogeant maintenant sur la nature de la pensée et de l’intelligence non verbale. En quel sens sommes-nous en droit de parler de pensée non-verbale ?

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A. L’aphasie et la pensée

    Partons directement de témoignages sur l’aphasie. La définition de l’aphasie classique est d’être un trouble qui se traduit par une dissociation du signifiant et du signifié. Nous allons pour l’analyser suivre ici le remarquable travail de Dominique Laplane dans La Pensée d’outre-mot. Il existe plusieurs formes d’aphasie.

    1) Dans l’une d’elle, l’aphasie migraineuse, le trouble est de courte durée et le sujet retrouve ensuite la possession de ses moyens d’expression.

   a) Dominique Laplane cite le cas d’une de ses patientes. Cette femme de 58 ans souffrait depuis l’enfance de migraines ordinaires, donc de maux de tête associés aussi à des troubles comme des nausées. Ce jour là, elle part faire des courses dans une grande surface. Mais à un moment, elle se rend compte qu’elle ne parvient plus à lire la liste des commissions qu’elle avait faite. Elle a dit plus tard qu’elle entendait bien dans sa tête les mots : sel, huile, sucre etc. mais ils avaient perdu leur signification. Sentant qu’elle risque d’avoir encore une migraine, elle pense aussitôt qu’il lui faut d’urgence aller prendre de l’aspirine. Bien sûr, elle ne sait rien de l’aphasie et ne l’a jamais connue. Elle se rend donc à la cafétéria pour s’adresser à quelqu’un pour demander de l’eau... Impossible de parler, si ce n’est pour articuler « est-ce que ? Est-ce que ? ». L’hôtesse est attentive et compatit à ses difficultés. La dame comprend qu’elle est en train de lui dire « prenez donc votre temps Madame». Après plusieurs minutes, elle parvient à lui prononcer péniblement « à boire ». Elle obtient un verre de jus d’orange et le trouble disparaît au bout d’un quart d’heure. (texte)

    Pendant toute la durée de l’expérience ,elle percevait donc bien des mots, mais ils n’avaient plus de sens. « Les mécanismes de la lecture étaient conservés mais les mots n’avaient plus de signification. Elle ne pouvaient donc se servir d’un langage intérieur ».

    Ce qui est tout à fait frappant et que l’on retrouve souvent dans ces témoignages, c’est que le sujet ne s’en rend pas compte tout de suite, mais seulement au moment où il doit s’exprimer. « Les anciens aphasiques sont unanimes sur ce point : ils ne prennent connaissance de leur trouble du langage que lorsqu’ils essayent de parler ». Ce qui veut dire que leur sens intime n’est aucunement gêné et que vis-à-vis d’eux-mêmes, ils ont le sentiment de disposer de leur pensée comme d’ordinaire. Dans ce cas précis, la patiente a été capable d’avoir un raisonnement très complexe : elle a porté un diagnostic et s’est prescrite un traitement. Ce qui est un exercice de pensée abstraite d’un niveau plutôt élevé. La question que pose alors Dominique Laplane est celle-ci : « quelle pouvait bien être, chez cette femme, la représentation intérieure de la migraine alors qu’elle n’avait aucune possibilité de représentation symbolique, au sens linguistique du terme, ni d’image analogique, puisque les sensations mises en causes étaient entièrement nouvelles ? ».

    ---------------b) Autre exemple, cette fois-ci sur une durée bien plus longue, le cas de Lordat. Il était professeur à la faculté de Montpellier et il avait publié des travaux sur l’aphasie (alalie dans son vocabulaire), entre 1820 et 1823. Il fut atteint d’aphasie lui-même en 1825, mais le trouble régressa suffisamment pour qu’il put reprendre son enseignement et il publia ses mémoires en 1843. Il assista donc en clinicien averti à son propre malheur. Evidemment, l’analyse qu’il en a donné ensuite est un document de premier ordre. Or voici ce qu’il écrit :

    « Je m’aperçus qu’en voulant parler, je ne trouvais pas les expressions dont j’avais besoin… la pensée était toute prête, mais les sons qui devaient la confier à l’intermédiaire n’étaient plus à ma disposition. Je me retourne avec consternation et je dis en moi-même (sic) : il est donc vrai que je ne puis plus parler.

    La difficulté s’accrut rapidement et, dans l’espace de 24 heures, je me trouvais privé de la valeur de presque tous les mots. S’il m’en restait quelques uns, ils me devenaient presque inutiles parce que je ne me souvenais plus de la manière dont il fallait les coordonner pour qu’ils expriment une pensée…

    Lorsque je voulus jeter un coup d’œil sur le livre que je lisais quand la maladie m’avait atteint, je me vis dans l’impossibilité de lire le titre…

    Ne croyez pas qu’il y eût le moindre changement dans les fonctions du sens intime, je me sentais le même intérieurement. L’isolement mental, la tristesse, l’embarras, l’air stupide qui en provenait faisaient croire à plusieurs qu’il existait en moi un affaiblissement des facultés intellectuellesQuand j’étais seul, éveillé, je m’entretenais tacitement de mes occupations de la vie, de mes études. Je n’éprouvais aucune gène dans l’exercice de ma pensée… Dès qu’on venait me voir, je ressentais mon mal à l’impossibilité où je me trouvais de dire : Bonjour, comment vous portez-vous ? ».

   Ce témoignage est particulièrement impressionnant, d’autant plus que Lordat décrit un trouble aphasique avec beaucoup de précision, à une époque où il n’était pas encore très étudié. Ce qu’il dit, il n’a pas pu le trouver dans des livres. Il parle de son expérience. Il insiste sur deux point, chez l'aphasique : a) le sens intime du soi, la présence à soi de la conscience sont intacts. b) L’intelligence est intacte. Il reprochera d'ailleurs par la suite vivement à ses prédécesseurs d’avoir assimilé à tort la privation de la parole avec la perte de l’intelligence, alors que ce n’est visiblement pas le cas dans l’aphasie. Ce qui veut donc dire : que le sens intime précède la pensée verbalisé et n’est pas constitué par elle. D’autre part, selon lui il existe une intelligence non-verbale dont la complexité demeure, l’esprit ayant l’aptitude à percevoir et à penser intuitivement en l’absence des mots. Et soyons bien clair à ce sujet, il ne s’agit pas seulement d’une sorte de « pensée immédiate » liée à la seule adaptation pratique, mais bel et bien d’une pensée abstraite et complexe.

    2) Voilà de quoi scandaliser nos linguistes et philosophes dévotement acquis à l’intellectualisme. De fait, il existe bien chez certains sujets une « dissociation entre le signifiant et le signifié ». La perte du recours au signifiant langagier n’annihile pas l’aptitude à penser. La pensée continue d’entretenir son dialogue intérieur sur le plan du signifié. On voit mal, dans ces conditions, comment il serait possible de rendre compte de ce type de trouble sans admettre une indépendance de la pensée par rapport au langage. (texte)

    Il est tout à fait possible de démontrer que l’aphasie n’est pas en soi un trouble de l’intelligence. L’aphasie est une chose, un trouble de l’intelligence en est une autre. Il existe des troubles de l’intelligence sans aphasie. On observe que des malades atteints de troubles graves de compréhension verbale ont pourtant des performances élevées aux tests non-verbaux. Laplane mentionne plusieurs cas intéressants. Un scientifique de haut niveau, observé par Newcombe ne pouvait pas avoir de performances verbales au-delà de celles d’un enfant de quatre ou cinq ans. Mais il était très au-dessus de la moyenne pour les performances non-verbales. Ou encore ce pharmacien observé par Lecours et Lhermitte atteint d’une sévère jargonophasie qui était un redoutable joueur d’échec.

    « Il faut bien reconnaître que la perte de la faculté langagière laisse intacts beaucoup d’aspects de la vie mentale. La plupart des aphasiques sont capables de se comporter normalement dans l’existence courante, réagissent normalement aux divers événements de la vie. Leur affectivité est intacte. Ils n’ont pas perdu la capacité de saisir les situations concrètes ». On peut donc parfaitement être aphasique et intelligent ! (texte)

    Et puisque nous sommes en train de jeter des pavés dans la mare de la linguistique, revenons avec Dominique Laplane sur la question des couleurs. C’est un des exemples favoris des partisans du relativisme linguistique. Il consiste à montrer que la discrimination des couleurs dans le spectre lumineux est déterminée par la langue de celui qui perçoit (l’exemple du Gallois et de la confusion entre certaines couleurs dissociées dans d’autres langues). Le langage serait donc censé commander la discrimination dans le réel. Or il existe des troubles appelés anomie des couleurs, assez instructifs à ce sujet. Le sujet est incapable de nommer les couleurs. Quand on lui pose une question à ce sujet, il répond n’importe quoi : un jaune désigné comme du bleu, un rouge comme du marron, etc. « Mais si au lieu de demander au sujet de dénommer des couleurs, on lui demande de mettre de la couleur sur un dessin en noir et blanc, il choisira le crayon convenable pour colorier correctement le ciel en bleu, l’herbe en vert, la paille en jaune etc. De même, réussira-t-il parfaitement un test de classement des fils colorés les uns par rapport aux autres ». En dehors des couleurs, le sujet est aussi capable que n’importe qui. Ce qui montre sans ambiguïté qu’il est tout à fait possible de manipuler mentalement des éléments mentaux, « alors que les mots pour les dire sont complètement déconnectés de leur signifié ». L’intelligence ne puise pas la totalité de la signification qu’elle met en forme dans le langage, mais le langage intervient pour lui fournit des catégories pour s’exprimer devant autrui. Il existe une intelligence perceptive qui n'a pas de compte à rendre au langage. Je cite encore : « la pensée ne doit pas être déterminée par rapport au langage mais le langage par rapport à la pensée dont il ne paraît être qu’une activité, si importante soit-elle ».

B. De la communication à la formalisation

    L’argumentation est sérieuse, précise et détaillée et sa provocation est indéniable. Mais quel est alors le rôle du langage par rapport à la pensée? S’il y a bien une « pensée d’outre-mots » quel est son contenu ? Quel rôle joue le langage dans l’expression de la pensée ? (documents)

    1) Et c’est ici que les thèses classiques des linguistes retrouvent toute leur pertinence, car évidemment pour exprimer, il faut un langage. L’aphasique, comme le sourd-muet, vit un drame de non-communication, or le langage a évidemment pour vocation première la communication. L’aphasique souffre de son isolement. Le sourd-muet qui n’a pas encore pu apprendre à signer, a aussi ce sentiment de vivre comme emmuré vivant, enfermé dans un blockhaus, sans pouvoir signifier sa pensée à autrui. L’un et l’autre souffrent de l’absence du média que constitue le langage. Parler, c’est pouvoir dire et tout d’abord se dire, dire ses craintes, ses espoirs, ses désirs, son amour, c’est partager avec ses semblables. Comment donc être entendu par un autre, comment exprimer avec un tant soit peu de précision, si ce n’est avec un code commun, un langage ?

    Le besoin de communication est essentiel et il doit bien trouver son chemin dans le média social qui lui est offert, celui de la langue. Le besoin de communiquer n’attend pas la formation d’une pensée conceptuelle. Il n’est pasun artefact de la compétence linguistique. Il la précède, parce qu’il est déjà présent dans le sentiment. L’affectivité est la première relation et c’est d’abord la valeur de l’affectivité qui vient traverser le langage.

    La relation entre le bébé et sa mère est d’abord celle du sentiment. « Le langage maternel est, chacun le sait, peu informatif sur le monde extérieur : il est entièrement tourné vers la communication des sentiments. Il utilise un vocabulaire restreint, beaucoup d’onomatopées, d’interjection qui ne prennent sens qu’en fonction de l’attitude générale de la mère vis-à-vis de son bébé ». L’enfant, qui ne dispose pas du langage des mots, comprend le langage du cœur dans l’expression que sa mère lui adresse. Une puéricultrice qui s’occuperait d’un enfant sans ouvrir jamais la bouche créerait très vite une atmosphère irrespirable pour l’enfant. Névrotique. L’enfant a besoin d’être entouré de paroles qui n’ont pas besoin de dire beaucoup, en terme d’information. Il suffit que le sentiment d’affection y soit. (texte)

    Et ce type de pensée qui n’exprime que des sentiments ne disparaît jamais. Il reste présent toute la vie. Il est même sous-jacent à tout expression plus conceptuelle et abstraite. Aucune activité de la pensée et du langage n’est imaginable sans une affectivité première. Ce que Michel Henry démontre très bien au sujet de Descartes. Dominique Laplane écrit lui : « Le plus intellectuel des logiciens trouve néanmoins du plaisir à raisonner ; il tire une satisfaction de son activité intellectuelle qui est proche du plaisir esthétique ». Le plaisir fait référence à la dimension affective du vécu. Le logicien qui raisonne n’est pas un simple ordinateur qui calcule. Il est un être de sentiment. Le courant sous-jacent du sentiment est celui sur lequel la représentation de la pensée prend place. Il n’y a pas de pensée, ni de discours sans dimension affective. La pensée conceptuelle ne peut pas s’arroger la totalité de l’expérience vécue du sujet sans effectuer une mutilation. Vouloir le faire, serait un tour de passe-passe qui ne tromperait personne, ou ne tromperait que celui qui se prend tout d’un coup pour un « pur esprit spéculatif ». Ce qui n’est qu’une pure spéculation justement. Quand nous disons de Pierre ou Paul, « il avait besoin de parler » qu’est-ce que cela signifie ? Il a besoin d’être écouté, entendu. Ce qui veut dire qu’il a besoin de la relation interpersonnelle. Si la relation interpersonnelle n’est pas vivante, de toute manière, aucune communication intellectuelle n’est vraiment réussie. Même dans une discussion purement formelle, l’affectivité joue un rôle au moins aussi important que la rationalité. Elle oriente la compréhension, elle dirige la communication, comme elle peut aussi venir l’entraver en manifestant des signes qui contredisent ce que la rationalité du discours semble soutenir. Le ton de la voix, la puissance expressive du corps, comptent autant que ce qui est dit. Sinon plus. Le tort de la linguistique, c’est de négliger la puissance expressive de l’affectivité au profit du seul énoncé , parce que celui-ci seul est directement analysable. Le tort de la linguistique est de faire comme si la donation de soi à soi de l’affectivité n’était pas pourvoyeuse de sens ; comme si elle ne portait pas en elle une forme d’expression vivante de l’intelligence. Analyser la communication à partir du schéma bien connu locuteur-message-interlocuteur fait déraper la compréhension de la communication du côté de l’information conceptuelle. De ce côté, il est bien sûr évident que le langage joue un grand rôle. Les mots formatent la pensée. Mais ce déplacement de l’analyse linguistique vers la représentation est une manière de camper sur un terrain facile à défendre… en négligeant l’essentiel, l’affectivité. Sur le terrain de l’affectivité, les mots contribuent-il nettement à la pensée ? C’est évidemment le point faible de l’analyse linguistique. La parole exprimée a besoin d’un langage. Mais la parole jaillit de la pensée. La pensée est fille d’une intention première. Et le plus souvent nous n’avons pas conscience de l’intention mère de nos propres pensées. En cueillant la pensée à même son expression dans le langage, le linguiste arrive un peu tard. A la fin de la représentation. (texte)

    ---------------2) Le second point sur lequel insiste Dominique Laplane, qui est d’une importance capitale, c’est le rôle fondamental du langage dans la formalisation de la pensée. (texte) La thèse est celle-ci : « le rôle essentiel du langage est la formalisation de la pensée, ou mieux, le début de sa formalisation car on doit concevoir celle-ci comme un processus progressif qui va depuis son embryon dans le langage commun jusqu’à la perfection des logiques formelles ».

    Le concept de formalisation est habituellement employé dans les sciences de la Nature pour désigner le travail qui consiste à transposer une intuition théorique, dans une expression mathématique précise. C’est le génie d’Einstein d’avoir su passer d’une intuition brillante à sa formalisation mathématique. On sait, par exemple, qu’il y a très peu de formalisation en sociologie, aucune formalisation en histoire, mais par contre la physique contient des formalisations tout à fait remarquables.

    Or le sens premier de la formalisation nous ramène directement au langage. Formaliser, c’est tout simplement mettre en forme une pensée, en acceptant de ne se servir que d’un nombre limité de règles acceptables par tous, pour satisfaire aux conditions d’une communication universelle. Si le langage est bien indépendant de la pensée, c’est que sa vocation est de se mettre à son service, en lui permettant de transmettre une pensée qui, sans cela resterait confinée dans le for intérieur du sujet. (texte) Qui dit règles, dit aussi convention. Qui dit langage, dit aussi conventions sociales. Le concept de convention comporte une rigidité qui tient à une formalisation qui peut parfois devenir excessive. Cependant, le système de la langue est extrêmement souple. Il est suffisamment souple pour être capable d’envelopper l’ambiguïté d’un monde complexe. Les règles de la langue acceptent une fantaisie relative, à la différence d’un langage purement formel, comme celui de la logique où la fantaisie n’est plus de mise. Cependant, il n’y a pas de différence de nature entre la langue et le langage parfaitement formalisé de la logique. Il y a une différence de degré dans la rigueur. Le travail de formalisation de l’intellect opère dans l’un comme dans l’autre.

    a) Prenons l’exemple de la logique propositionnelle. Elle contient un certain nombre d’axiomes : principe d’identité, de non-contradiction, principe du tiers exclus. Le vocabulaire en logique, cesse d’être flottant comme dans une langue commune, il se limite à un nombre réduit de variables a, b, c, de symboles ( ), et d’opérateurs =,> ,± ,² dont la signification est strictement définie. Les règles d’inférence sont nettes : certaines opérations sont autorisées, d’autres ne le sont pas. Si on accepte de jouer le jeu, dans les limites des règles imposées, le calcul et la démonstration deviennent possibles. Il n’y a plus d’équivoque, il n’y a plus de méprise possible au niveau de l’interprétation. Plus d’interprétations différentes. La formalisation achevée de la pensée conceptuelle permet même de la rendre mécanique, au point que les opérations peuvent être confiées à un calculateur non-humain, l’ordinateur. La sécurité des opérations est donc totale. L’ensemble du système ne comporte pas d’ambiguïté.

   La contrepartie, c’est que ce discours très formel devient justement vide ! Il a balayé la richesse vivante des ambiguïtés présentes dans le réel. C’est une loi. Plus un langage est formellement achevé et moins il est capable d’envelopper d’ambiguïtés. Un système formel pur est ainsi dépourvu de signification. Il est, pourrait-on dire, en attente de sens. Si on remplace a, b, c, par des mots, si les propositions qui sont introduites renvoient à des observations directes, il reçoit une signification. Or dès l’instant où on commence à appliquer un langage formel au monde concret, on introduit très vite des ambiguïtés. Le langage devient moins maîtrisable. Mais ce qu’il dit devient de plus en plus riche. En résumé : «la formalisation parfaite permet une absence d’ambiguïté totale et une sécurité totale ; en revanche elle ne véhicule aucun sens, c’est une coquille parfaite mais vide ».  

    b) Passons de la logique aux mathématiques. Il est tout à fait remarquable que le seul déplacement de domaine de la logique vers les mathématiques, manifeste à la fois une forte tendance à la formalisation, mais aussi l’apparition d’ambiguïtés. Or on sait que le rêve d’une formalisation totale des mathématiques s’est évanoui avec Gödel.

    c) Si maintenant on considère les sciences physiques, la tendance à la formalisation par le langage est partout manifeste, mais toujours inachevée. Le propre d’un paradigme scientifique, c’est de tendre à instaurer un langage qui fixe notamment le sens de certains mots qui deviennent des termes techniques en usage dans la science. La physique a précisé les concepts d’atome, de force, de champ, de gravitation, etc. La biologie a donné au concept d’hérédité, d’évolution, d’adaptation, etc. un statut précis. Tout l’effort des sciences est de tenter d’articuler le mieux possible, avec une impeccable rigueur formelle, un certain nombre de résultats considérés comme acquis. Mais l’effort de formalisation se heurte de front à l’ambiguïté du réel. Et c’est lui qui doit finalement céder devant la complexité du réel. L’histoire des sciences n’est pas statique. Les concepts viennent à se modifier quand on change de paradigme explicatif. Les concepts de force, de gravitation d’atome se sont beaucoup transformés en physique. Aucun scientifique ne renoncerait pour autant à l’effort pour parvenir à formaliser au mieux son domaine d’investigation. Ce serait renoncer au savoir lui-même : la science est une connaissance en forme de système. Toute discipline scientifique développe un effort d’objectivation qui se traduit logiquement par la technicité du langage qu’elle adopte. L’approche objective de la connaissance tend à réduire le champ de la subjectivité et à amputer le savoir de la dimension affective. L’objectif peut se formuler dans la précision, tandis que l’affectif lui est toujours flou.

    Il serait donc tentant de disjoindre deux usages de langage : d’un côté celui qui tend vers la rigueur conceptuelle parfaite du concept – et qui élimine l’ambiguïté. De l’autre, le langage courant, qui enveloppe de l’ambiguïté, se développe dans le flou, mais manque de rigueur, tout en conservant intacte la puissance expressive de l’affectivité. Mais faut-il disjoindre complètement le langage des sciences et le langage courant ? Ne voir de formalisation que par les sciences ? Faut-il creuser un fossé entre la science et la raison commune ? N’est-ce pas une illusion ?

    Remarquons que le langage écrit est déjà nettement plus formel que le langage oral. A l’oral, nous pouvons nous permettre bien plus de flottement. Nous pouvons répéter, ce que nous ne ferions pas à l’écrit. L’écrit respecte plus nettement les règles du vocabulaire et de la syntaxe. Nous sommes habitués à trouver dans l’écrit plus de condensation de la pensée et l’expression d’une rigueur plus élevée. C’est pourquoi la transcription mot à mot d’une discussion orale est souvent énervante. L’écrit est aussi plus exposé, plus difficile à épauler que l’oral, où une méprise peut vite se corriger. L’écrivain a tendance à prendre ses précautions.

    Le langage oral comporte aussi une formalisation. Dans le seul souci de pouvoir communiquer et d’être compris, il est indispensable de se plier aux règles que comportent la langue. Jeter des mots pêle-mêle interdirait la compréhension commune. En tant que système, on peut aussi dire que la langue, comme tout langage formel, comporte un vocabulaire fini et des règles de syntaxe. La formalisation à l’oral est cependant très loin d’être achevée : le locuteur d’une langue peut augmenter indéfiniment son vocabulaire, la syntaxe est parfois imprécise. Ce qui n’interdit pas pour autant la compréhension. Fait de première importance : ce n’est pas parce que le sujet parlant forme mal ses énoncés, construit des phrases mal composées, que pour autant il ne fait pas sens. Il peuttrès bien laisser dans l’implicite les chaînons manquants de son discours. Celui qui l’écoute comprend très largement grâce au contexte, grâce à la situation d’expérience de la vie, de quoi il retourne. Il est aussi possible de rendre l’implicite explicite en dépliant sa formulation dans le langage. Cela correspond d’ailleurs à une expérience assez commune. Nous cherchons parfois la meilleure formulation d’une idée. L’idée doit être précisée devant autrui et nous devons faire des efforts pour déplier l’implicite. En d’autres termes, il y a un sens im-pliqué dans la pensée, un sens ex-pliqué dans l’expression de la parole. Afin d’éviter les mécompréhension, afin d’aboutir à une communication satisfaisante, l’explication va nécessairement nous orienter dans une direction formelle : nous allons tenter, en nous expliquant devant autrui, de limiter le nombre d’interprétations de ce que nous voulions dire. Ce qui est précisément l’effet d’une formalisation de la pensée.

    Et comme pour ce qu’il en est de la formalisation en logique, nous sentons aussi que le risque, c’est que la formalisation en vienne à emprisonner la pensée dans le langage. Il y a toujours possibilité d’en venir à des querelles de mots. Plus généralement, « le langage risque de prendre dans son gel la fluidité de la pensée, justement en l’enserrant dans des contraintes qui sont aussi des habitudes ». Ce que Bergson a rappelé de son temps. Il est impératif de ne pas oublier que le mot n’est pas la chose. Il est possible de raisonner à faux en se laissant prendre par des mots. Les esprits les plus brillants, les intelligences les plus déliées savent ne pas se laisser prendre aux mots. (texte)

    En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu'il n’y a pas de différence de nature entre le langage de la science et le langage commun. Il n’y a qu’un problème de fond qui est celui du passage subtil de la pensée à son expression.

C. La pensée et l’intelligence non-verbale

    Et c’est bien là que la difficulté est la plus vive. Ceux qui s’opposent à la thèse d’une indépendance relative de la pensée par rapport au langage, n’auront aucun mal à objecter qu’ils ne parviennent pas à s’imaginer ce que pourrait être une pensée sans support verbal. Mais comment pouvait donc faire ce philosophe, Erwin Alexander pour penser sans mot ?! L’intellectualisme tranche brutalement et prend le parti de dire qu’une pensée de ce genre doit être floue, vague et ne saurait avoir de réalité.

    Tout d’abord, concevoir une difficulté, ce n’est pas émettre une objection. Nous pouvons fort bien admettre l’existence d’une réalité, même si nous ne pouvons pas nous la figurer en image. De fait, c’est bien plutôt notre propre incapacité à voir ce qu’est une pensée sans mot, qui donne un caractère massif à l’objection ; pour une raison toute simple : nous avons une telle habitude de la verbalisation qu’il nous est devenu impossible de saisir quoi que ce soit d’intelligible sans les mots. En bref, nous avons été formés à être des intellectuels. Ce qui veut dire le plus souvent à brasser beaucoup de mots.

    ---------------1) Raison de plus pour garder une ouverture du côté de l’expérience directe. Si nous pouvons écouter les témoignages de l’aphasie, nous ouvririons déjà la voie vers la compréhension de la pensée comme intelligence non-verbale. Au moins, le chemin ne sera plus obstrué par des a priori théoriques. Ce qui fait obstruction, c’est le dogme linguistique de l’adéquation stricte entre signifiant et signifié, pour autant qu’elle a été dictée par la langue. Ce que l’aphasie nous apprend, c’est que cette relation signifiant-signifié est bien plus souple que ce qu’en dit la linguistique.   

    Pour nous y aider, prenons quelques témoignages :

    a) Celui d’Einstein tout d’abord, dans une de ses lettres. Einstein se situe immédiatement sur le plan de l’intelligence intuitive. Ce plan, ce qui est essentiel, c’est de voir des relations, entre des entités psychiques, ce que nous nommons nous des idées. L’idée est l’âme, mais, pour le besoin de la communication, elle doit s’incarner et s’incarner pour l’idée, c’est entrer dans un mot. Au niveau de la pure intelligence, la fluidité est complète, il y a un jeu vivant de l’intelligence avec elle-même qui n’est rien d’autre que la pensée intuitive. Ce qui est original chez Einstein, c’est l’insistance sur la présence quasi visuelle et motrice des idées. Einstein écrit ceci :

   « Les mots et le langage, écrits ou parlés, ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée. Les entités psychiques qui servent d’éléments à la pensée sont certains signes ou des images plus ou moins claires qui peuvent « à volonté » être reproduits et combinés. Il existe naturellement une certaine relation entre ces éléments et les concepts logiques en jeu. Il est également clair que le désir de parvenir finalement à des concepts logiquement liés est la base émotionnelle de ce jeu assez vague sur les éléments dont j’ai parlé. Mais du point de vue psychologique, ce jeu combinatoire semble être une caractéristique essentielle de la pensée productrice – avant qu’il y ait un passage à la construction logique en mots ou autres genres de signes que l’on puisse communiquer à autrui. Les éléments que je viens de mentionner sont, dans mon cas, de type visuel et parfois moteur. Les mots ou autres signes conventionnels n’ont à être cherchés avec peine qu’à un stade secondaire, où le jeu d’associations en question est suffisamment établi et peut être reproduit à volonté ».

    On ne saurait introduire mieux à la vie intérieure de l’intelligence que dans un tel texte. Et on voit que ce qui est dit ici confirme très largement ce que nous avons développé plus haut.

    b) Autre témoignage, celui d’un mathématicien, Galton :

    « C’est une gêne sérieuse pour moi quand je rédige, et plus encore quand je m’explique de ne pouvoir penser aussi facilement en mots qu’autrement... Il arrive souvent, après avoir durement travaillé et être arrivé à des résultats qui sont parfaitement clairs et satisfaisants pour moi, que quand je veux les exprimer en mots, je sente que je dois commencer par me mettre sur un plan intellectuel tout à fait autre. J’ai à traduire mes pensées dans un langage qui ne me vient pas facilement. Je perds donc beaucoup de temps à chercher les mots et les phrases appropriés, et je me rends compte que, lorsque l’on me demande de prendre la parole à l’improviste, je suis souvent obscur par maladresse verbale et non par manque de clarté dans la conception. » Ce genre de déclaration serait aisément tournée en dérision, si elle venait du tout-venant, au nom de l’intellectualisme. « Voyons, mon ami, mais vous avez tout simplement l’esprit très confus et c’est tout » ! Mais ce n’est pas un étudiant inculte qui dit cela, ou un abruti, c’est un esprit brillant dans son domaine. En l’affaire, justement, le génie mathématique consiste ici à être à ce point plongé dans l’idéation, dans un voir intuitif direct, que les mots sont inutiles. Ce qui fait problème, c’est bien le passage dans le langage, en raison de sa rigidité intrinsèque. Notre mathématicien, s’il pouvait directement transmettre sa pensée à son interlocuteur serait comblé et enthousiaste.

    c) De la même veine, le témoignage d’un mathématicien contemporain, Hadamar :

    « J’insiste pour dire que les mots sont totalement absents de mon esprit quand je pense réellement, et que j’identifierais complètement mon cas à celui de Galton, en ce sens que même après avoir lu ou entendu une question, tout mot disparaît au moment précis où je commence à y réfléchir... et je suis pleinement d’accord avec Schopenhauer quand il écrit : Les pensées meurent au moment où elles s’incarnent dans les mots. » La déclaration est fracassante, mais elle ne choquera que ceux qui vivent encore dans l’ancien dogme. Une intelligence éveillée n’est pas un intellect bourdonnant de mots. Elle est éveillée parce qu’immobile, elle est stimulée par une question. Pour que l’intelligence demeure éveillée, il est indispensable qu’elle demeure établie et rassemblée dans le silence. Il est donc important de pouvoir transcender la verbalisation, pour réintégrer le plan originel de l’intelligence qui est par nature non verbal. Ce qui ne veut pas tomber dans une sorte d’hébétude, bien au contraire. C’est entrer dans le dynamisme sous-jacent de la pensée intuitive.

    d) Dernier témoignage, celui de Penrose : « Presque toute ma réflexion mathématique se fait visuellement et en termes de concepts non verbaux, même si les pensées s’accompagnent très souvent d’un commentaire verbal vide et presque inutile, tel que ' telle chose va avec telle chose '. En fait je calcule souvent en utilisant des diagrammes spécialement conçus qui constituent une sténographie de certains types d’expressions algébriques et ce serait très lourd d’avoir à traduire en mots ces diagrammes, je ne le fais qu’en dernier recours s’il devient nécessaire de donner à autrui une explication détaillée.

    J’ai pu également observer qu’à l’occasion, si j’ai passé un certain temps à me concentrer intensément sur des mathématiques, et que quelqu’un m’entraîne soudain dans une conversation, je me trouve presque dans l’incapacité de parler, plusieurs secondes durant. »

    Sur cette fin du texte, on pourrait penser au joueur d’échec intensément rassemblé dans le voir englobant d’une partie, que l’on dérangerait en voulant introduire les mots d’une conversation. Il y a un état particulier qui correspond à l’éveil de l’intelligence. Ici, il va de pair avec une intense concentration dont il est presque difficile de sortir pour parler. Remarquons que Penrose, comme Einstein, insiste sur le voir des idées et note que la verbalisation est seulement un commentaire assez inutile. C’est un peu comme si l’intelligence entrait en état d’observation intense et l’intention d’une question spécifique l’orientait dans un champ d’investigation donné.

    Il est très clair, d’après les témoignages que nous venons d’examiner, que le langage n’est pas le lieu originaire de la pensée et encore plus clair que la pensée pure ne se confond jamais avec le langage. Le voir de l’intelligence n’est pas verbal. Encore une fois, le mot n’est pas la chose. Mais dès l’instant où il s’agit de communiquer le voir, il faut passer par les mots, et donc nécessairement formaliser. Le langage a ce mérite de pousser l’explicitation dans ses retranchements. Comme la pensée n’est pas le langage, sa formulation peut nécessiter une expression très développée, très longue et complexe.

    A la limite, on pourrait dire qu’il est parfaitement possible de concevoir un livre qui ne ferait qu’expliciter indéfiniment une seule idée. Une seule grande intuition. Et c’est ce qui se produit chez les grands penseurs. Prenons Michel Henry. D’aucun pourrait s’énerver de ce tout d’esprit qui ne cesse de revenir encore, encore et encore sur la dimension transcendantale de l’affectivité. Cela ressemble à une répétition et un ressassement. La lecture de Michel Henry se mérite. Mais c’est une boucle spéculative de retour sur le Soi. Vous tournez page après page et vous entrez en fait, comme par immersion, dans une seule intuition. Jusqu’à la pressentir en vous-même et qu’alors éclate la lumière qu’elle projette et qui se communique de proche en proche sur toutes les questions philosophiques. Et votre manière de voir est radicalement bouleversée. Prenez le génial Leibniz. Il donne, donne et redonne le même exposé d’une seule intuition extraordinaire, dans laquelle il fait voir comment le Multiple est donné dans l’Un, comment l’âme est en relation à toutes choses et ne peut avoir que son propre point de vue. C’est tout à fait fascinant et quand on a trouvé cette lumière, on a rencontré une intelligence admirable et on ne peut qu’être humble et reconnaissant. Mais là aussi, cela se mérite et la lecture n’est pas non plus facile. Par contre, elle ne devient plus facile si vous pouvez en saisir l’intuition. Une grande œuvre est toujours une cognition originale. Originale certes, mais ayant aussi une portée universelle

2) Si la pensée n’est pas emprisonnée dans des mots et sa nature véritable, comme son intuition, transcendent le langage le langage qui l’exprime, rien ne s’oppose par conséquent à ce qu’elle ait une portée universelle. Rien ne s’oppose à ce qu’une intuition soit véritablement métaphysique.

    Ce qui faisait obstacle, c’est la croyance dogmatique selon laquelle a) la pensée est enfermée dans les mots. Ce qui n’est qu’un préjugé assez sommaire, intenable si on est un temps soit peu attentif à l’expérience. b) La pensée est enfermée dans le système de désignations internes de la langue. Ce qui est loin d’être exact. Comme le montre Dominique Laplane, même les spécialistes de la traduction ont fait sauter le verrou officiel qui interdit de reconnaître une seule pensée dans un texte, indépendante des traductions dans différentes langues. Les philosophes contemporains se sont souvent fourvoyés se ce plan, en accordant un crédit excessif à des thèses dont la pertinence reste très limitée.

    Ce qui est maintenant ouvert, c’est le champ de l’intelligence et son exploration directe. Ce que nous venons de voir, c’est que le mot, aussi précis et fidèle que puisse être son usage, n’enferme pas l’essence de ce qu’il désigne. L’essence est vivante, vivante dans l’intelligence qui la communique.

    Or, en demeurant perpétuellement dans le discours, nous sommes soumis à une perpétuelle tentation, celle de prendre le mot pour la chose, celle de réifier le mot et celle de créer entièrement notre réalité sur des mots. Il est indéniable que nous sommes des adorateurs des mots, que le verbiage permanent constitue même une bonne part de ce que nous appelons « notre vie intérieure ». Nous sommes en permanence bombardés de discours. Nous avons fait de certains mots des totems : « démocratie », « liberté », « Dieu », « société », « libéralisme », « lutte des classe » etc. Nous sommes très habiles à nous payer de mots, nous avons même réussi à faire des mots seulement des outils de pouvoir. Mais il n’est pas certain que nous ayons une claire conscience de ce qu’ils désignent. Et nous avons encore moins conscience de la nécessité de les regarder seulement comme une formalisation de la pensée. Par contre, nous savons très bien utiliser, manipuler les mots comme concept, comme outils. Surtout de pouvoir sur autrui. Il est effectivement très facile de manipuler des mots, bien plus facile que de tenter de comprendre ce qui est à travers les mots. Sans y prendre garde, nous prenons constamment le mot pour la chose et de cette manière, nous construisons l’édifice de la représentation, à partir des outils conceptuels que sont les mots, qui ne sont que des outils permettant d’exprimer une pensée, sans plus. L’intéressant en cette affaire, c’est que la réification du mot engendre aussi l’illusion. L’illusion est étroitement liée à une représentation de la pensée liée à la seule manipulation des mots. Le Roi d’Andersen n’est pas nu pour tous ceux à qui on a seriné à force paroles qu’il était habillé d’un voile. Il est nu pour l’enfant qui n’est pas piégé par les mots. Une idéologie est l’art et la manière de faire passer des entités verbales, qui ne devraient être que des outils de la représentation, pour le réel lui-même. Nous pouvons dire que dans la pensée dans l’attitude naturelle, perpétue un fonctionnement assez mécanique de manipulation des symboles. Avec toutes les réserves qui s’imposent, nous devrons aussi noter que ce type de fonctionnement de la pensée tend aussi à se perpétuer dans le domaine du savoir. Nous savons qu’il y a dans les sciences un conservatisme et que le dynamisme de l’intelligence vient souvent se figer dans des oppositions au fond assez verbeuses. Les mots sont des coquilles vides sans la graine de l’intuition qui devrait les habiter, et les coquilles finissent par prendre une importance colossale, quand plus personne ne s’enquiert de ce qui a été à la source d’une découverte. Les coquilles se vident, l’esprit s’en va, mais les mots restent. Et on ne sait plus ce qu’ils veulent dire.

   Il est indispensable encore et toujours de savoir écarter les mots convenus pour revenir à l’observation directe, et à l’observation lucide. Il est indispensable de prendre conscience du fonctionnement total de la pensée. C’est la seule manière de redonner à l’intelligence sa vigueur. Et pour cela, il est essentiel de lui accorder la disponibilité qu’elle retrouve dans le silence. Cela n’a que rarement été remarqué, mais l’intelligence n’est pleinement éveillée que dans la suspension du silence. D’où l’importance de l’écoute. Quand l’esprit fait taire un moment ses constructions mentales, il retrouve la vacuité dans laquelle il est pleinement disponible. Un esprit qui entretient constamment en lui le vacarme des mots est confus, il s’étourdit et émousse l’acuité de son intelligence. Un esprit qui est libre de verbalisation continuelle est vif, extrêmement sensible, immédiatement apte à observer, à saisir, à comprendre. Très intelligent. Tout enseignant fait cette observation : l’étudiant le plus intelligent sait écouter avec une remarquable attention. C’est aussi la raison pour laquelle le public se trouve toujours dans une position où l’intelligence est bien plus aiguë que celle de l’orateur qui parle : parce qu’il est dans l’écoute. Dans une disponibilité qui est par essence une présence non-verbale. (texte) On a tort de déconsidérer le silence, en y voyant seulement un mutisme. Il existe un dynamisme du silence qui éveille l’intelligence. Le silence éveillé a une éloquence que jamais la linguistique ne sera à même de comprendre, car la compréhension qui naît du silence ne vient pas des mots, mais jaillit de l’espace vide entre les mots. La compréhension a besoin de la pause entre les mots. Un discours continu, qui mitraille des mots sans aucune pose, soûle et interdit la compréhension. On n’en retire rien. Un discours qui ménage des pauses laisse l’opportunité de comprendre, parce qu’il laisse un espace de silence et c’est dans cet espace que l’intelligence s’épanouit. Nous gagnerions beaucoup dans l’éducation, à ménager d’avantage d’espace au silence. Nous gagnerions beaucoup à apprendre à faire résonner des questions fondamentales dans le silence. Nous ferions cette découverte que nos étudiants sont bien plus intelligents que nous nous accordons à le penser. Tel était le secret de la maïeutique de Socrate.

    Ce qui est un premier pas pour comprendre qu’en réalité l’intelligence n’a jamais été entièrement verbale, c’est son expression dans la communication qui l’est nécessairement. Et cette expression, parce qu’elle est communication, passe nécessairement par le langage. Il n’est donc pas étonnant que l’aphasique puisse ne pas se rendre compte qu’il a perdu le langage et conserver tout à la fois la présence du sens intime et le mouvement vivant de son intelligence. Il n’est pas surprenant qu’il se rende compte de son trouble au moment où il doit s’exprimer devant autrui. Il n’est pas surprenant non plus qu’un enfant qui ne dispose pas encore de la maîtrise du langage soit pourtant capable de comprendre des situations complexes. La compréhension englobante par l’intelligence est une chose, l’analyse d’une situation dans le langage en est une autre. L’intelligence permet des raccourcis rapides qui peuvent court-circuiter le besoin de l’analyse verbale : un raccourci, ce n’est rien d’autre qu’un saut intuitif de l’intelligence au dessous du processus discursif (R) de l’expression dépliée longuement dans le langage.

    Il y a un talent particulier par lequel l’intelligence peut même parvenir à condenser le raccourci dans une parole intuitive, ce qui n’est rien de moins que l’éclat poétique de la parole. La parole poétique inspirée est tout à la fois très sensible et intuitive. Elle parle au cœur, tout en s’adressant à l’intelligence. Elle est riche de toute l’ambiguïté de ce qui est, elle supporte la tension des contraires que la logique évacuerait. Elle ne sépare pas l’objectif du subjectif. Elle déjoue la formalisation, tout en jouant avec la richesse de la langue, sans pour autant se laisser prendre au piège du verbalisme. Elle pointe vers l’indicible, mais sans avoir la prétention de l’expliquer. La linguistique s’est peu intéressée à la poésie. Son modèle tient plutôt au langage informatif, dont le codage signifiant-signifié est facile à analyser. Et pourtant, se tourner vers la poésie, c’est se tourner vers ce que la Parole a toujours été dans son essence. Mais que nous avons oublié.

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    Habitués à l’expression verbale, formés que nous sommes aux a priori de la linguistique, il nous est devenu très difficile de reconnaître la pensée non-verbale. Ce n’est pourtant pas vraiment un mystère. La pensée n’a jamais été entièrement verbale. Certains diront que de toute manière elle n’est pas non plus entièrement consciente. L’hypothèse de l’inconscient est effectivement commode. Elle permet de situer dans le non-verbal une bonne part des tendances que le sujet ignore, mais qui font pourtant pression en lui. Ce qui tire le non-verbal vers l’instinctif.

    La difficulté majeure vient des thèses de la linguistique. Contrairement à ce qui est admis, il semble bien que la relation entre signifiant et signifié ne soit pas stricte et rigide. La pensée n’est pas le langage et elle a une indépendance relative. Ce que démontrer très bien l’aphasie. Pour le dire autrement, le langage dépend très étroitement de la pensée dont il est l’expression, mais la pensée a sa vie propre. La vie de la pensée provient de l’intelligence et l’intelligence n’est pas verbale. C’est une erreur de les confondre, une erreur qui a par exemple pipé toute la discussion sur le langage, la pensée et l’intelligence de l’animal.

    Reconnaître le non-verbal est essentiel, car c’est mieux comprendre l’acte de l’intelligence et le processus de la compréhension. C’est aussi une manière de congédier les outrances du relativisme linguistique et de l’intellectualisme. Enfin, la prise en compte du non-verbal est indispensable dans la communication, car la plus grande part de ce que nous appréhendons d'autrui ne vient pas des mots qu'il prononce, mais surtout ce qu'il est, de ce qu'il exprime dans son corps et sa posture, de ce qu'il rayonne par-delà les mots.

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     © Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan.
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